Sécurité et liberté chez Thomas Hobbespar Jacob Koara Université Joseph Ki Zerbo - Master 2022 |
2. Le contrat hobbesien : un contrat léoninTout comme l'état de nature, l'idée de contrat n'est pas une nouveauté qui se concevrait ex-nihilo. Elle n'est pas spécifique à Thomas Hobbesétant donné qu'elle était d'ordre religieux. Les Monarchomaques estimaient que Dieu avait signé un pacte avec le peuple. Une fois encore, Thomas Hobbes, le premier de tous les théoriciens de l'absolutisme, récupérera cette idée puis lui donnera une nouvelle orientation123(*). Cette manière de formater ledit concept pour l'adapter à sa pensée politique a pu faire dire à Simone Goyard-Fabre, que Thomas Hobbes « ne répugne pas aux bouleversements sémantiques »124(*). Il reprend des termes qui existent avant lui et leur confère un sens tout à fait nouveau. Le contrat hobbesien, a contrario de celui des Monarchomaques n'est pas un contrat entre les hommes et Dieu. Un tel contrat est pour lui inimaginable125(*). Le contrat ne peut s'établir qu'entre humains, des êtres possédant la raison, capables d'un calcul rationnel et à mesure d'exprimer leurs opinions. En conséquence, un contrat avec les bêtes n'est nullement possible non plus126(*). Contrairement au contrat social lockéen127(*), le contrat social dont parle le philosophe de Malmesbury, à l'instar de l'état de nature, relève de la pure théorie, c'est-à-dire d'un simple abrégé du mécanisme. À aucun moment de l'histoire de l'humanité, les hommes ne se sont retrouvés pour discuter des modalités d'un tel pacte. L'idée de contrat social est donc une fiction méthodologique. Elle a pour but de rendre compte de la légitimité de l'autorité politique. Il existe plusieurs approches du contrat social en philosophie politique128(*). Cependant, tout comme pour l'idée de l'état de nature, c'est l'auteur du Léviathan qui, le premier, procède à une systématisation de l'idée de contrat social. Il en explicitera les prémisses. Le contrat social hobbesien est un contrat, qui de par ses caractéristiques, est bien particulier. Pour mettre fin au chaos originel, au désordre qui prévaut à l'état de nature, chacun renonce au droit naturel illimité qu'il possède de faire ce qu'il veut, mais avec la condition que les autres en fassent autant129(*), et cela pour accéder à une vie sociale organisée. Il n'y a pas de contrat si un seul individu refuse de se dessaisir de son droit. L'abandon des droits est mutuel, réciproque et non unilatéral. Si l'individu A transmet son droit, les individus B, C, D doivent en faire autant. Comme telle, « la transmission mutuelle du droit est ce qu'on nomme CONTRAT »130(*). L'abandon réciproque par les particuliers de leurs droits naturels est un préalable à l'établissement du contrat. C'est une condition sine qua non du pacte. Sans cela, point de contrat possible. Par ailleurs, le contrat social hobbesien a un caractère individualiste. Il est scellé entre particuliers. Ce sont des individus pris individuellement, dans une singularité absolue qui souscrivent au contrat. C'est un contrat « de chacun avec chacun »131(*). Ce n'est pas une somme d'individus, par exemple une multitude ou un peuple, dont les membres passeraient le contrat ou encore un contrat de type roi et gouvernés. Car à l'état de nature, il n'y a pas encore de notion de peuple, ni de multitude. Il faut dire que les individus sont à l'état de nature dans une irréductible solitude. Pour reprendre les mots de Janine Chanteur, « chacun reste une individualité insulaire qui n'entretient avec quelque autre ou quelques autres que des rapports sans garantie »132(*). Aussi la multitude ne peut-elle avoir une synergie d'action, mieux encore nul membre d'un tel regroupement ne peut se prévaloir du droit de parler et d'agir au nom du groupe. « Car une multitude est incohérente, divisée, en état de séparation constant »133(*).C'est le contrat social qui donne naissance et consistance à la notion de multitude au sens de peuple qui peut désormais agir de manière unitaire, rationnelle, cohérente et ordonnée. En outre, le contrat social hobbesien se fait de manière volontaire, vu que « sans acceptation mutuelle, il n'est pas de convention »134(*). Ce n'est pas sous le coup de la contrainte d'un tiers que les individus décident de s'associer pour créer le corps politique. Ce sont des sujets conscients, qui après avoir éprouvé les difficultés de la vie à l'état naturel, en toute liberté, et après un calcul utilitaire des avantages qu'ils pourraient engranger d'un tel contrat, décident de le passer. La société n'existe alors que parce que les individus en ressentent la nécessité. Elle serait le résultat des volontés particulières puisque « c'est volontairement que la société est contractée, on y recherche l'objet de la volonté, c'est-à-dire, ce qui semble bon à chacun de ceux qui y entrent »135(*). En conséquence, il apparaît une théorie volontariste de l'État chez Thomas Hobbes. Enfin, un autre trait d'occurrence de ce contrat, le plus fondamental sans doute, et qui a fait couler beaucoup d'encre, tant cet aspect du contrat hobbesien a été décrié d'autant qu'il se fait au profit d'un tiers : le Léviathan (le souverain). Il s'observe ici notamment un transfert mutuel des droits à un tiers à qui la multitude abandonne de façon tacite tous ses droits. En ce sens, le souverain hobbesien ne fait guère partie intégrante des contractants.136(*) Il n'est pas cosignataire. Le contrat s'établit entre contractants à son avantage. En droit moderne, on parlerait d'une stipulation pour autrui137(*). La stipulation pour autrui s'entend comme la convention par laquelle il est convenu entre les parties comparant à l'acte que c'est une tierce personne et qui n'en est pas le signataire, qui bénéficiera des avantages du contrat. Dès son acceptation, qui est le plus souvent tacite, le tiers dispose d'une action directe contre le promettant pour le contraindre à exécuter son obligation138(*). Par exemple, un contrat d'assurance vie est une stipulation pour autrui dans la mesure où le bénéficiaire n'est pas co-contractant mais en tire tous les bénéfices. Le contrat hobbesien sort ainsi de l'ordinaire : il est différent de tous les types de contrat édifié par ces contemporains139(*). En ce sens, « on peut donc dire que Hobbes fait figure de novateur et qu'il est singulièrement en avance sur la science juridique de son temps »140(*). Le contrat social hobbesien est une délégation de pouvoir. Précisément, il s'y observe une autorisation d'actions et de représentation des contractants en faveur du souverain. Un mandat lui est conféré pour parler, décider et agir en leur nom. Le souverain se substitue aux contractualistes. Les moyens d'actions sont mis à sa disposition. La force rassemblée des contractants devient sienne et sa volonté la leur. Le contrat est pour ainsi dire l'acte de naissance de la souveraineté141(*). C'est de lui que l'autorité politique tire toute sa légitimité. Le souverain « n'est qu'un tiers à qui est confiée la puissance de commandement. Aussi, une fois le contrat réalisé, il dispose d'un pouvoir indivisible, illimité et irrévocable »142(*). Il n'est nullement possible de contester son autorité, car ce serait une remise en cause du contrat social. On peut arguer que le contrat hobbesien est un contrat de type léonin qui fait seulement la part belle au souverain. Dans les faits, le contrat hobbesien crée plus d'obligations pour les sujets qu'il n'accorde de prérogatives exorbitantes au souverain. Ce contrat des sujets envers le souverain se fait de manière unilatérale. Dans le partage des obligations, les sujets se retrouvent avec la quasi-totalité des devoirs. Ils sont tenus de se plier à la volonté du souverain. Ils doivent répondre de leurs actions devant lui, alors que ce dernier n'est pas tenu de leur rendre des comptes. Il répond de ses actes devant Dieu seul. S'il en est ainsi, c'est parce qu'il n'est pas un membre contractant. Sans être demandeur, « il reçoit son pouvoir sans condition, sans engagement de sa part »143(*). Dès lors, rien ne l'engage ni l'oblige devant les citoyens. Le souverain tire un plus grand profit du contrat que les contractants. C'est en somme un contrat de domination sans bornes qu'il exerce sur ses sujets. Les termes d'un tel contrat pourraient offusquer les laudateurs de la démocratie et des Droits de l'Homme144(*), mais il n'en est rien pour les sujets du souverain hobbesien, en cela que « les termes de ce contrat sont dictés par la nécessité de constituer une union durable, capable de substituer les bienfaits de la paix civile aux risques d'une guerre générale »145(*). En d'autres termes, le contrat social à l'initiative de Hobbes se présente comme la construction d'un ordre rationnel pour échapper aux calamités de la guerre de l'état de nature. Aussi les sujets du Léviathan sont-ils prêts à tout consentir. Cet état de fait laisse entrevoir ce que sera la politique pour Hobbes. Si l'état de nature est un état de cruauté et de malheur, et que le contrat social seul permet d'y échapper, alors la politique ne peut que se présenter comme la quête de rapport pacifié au sein de la société. Et nous allons à présent consacrer notre énergie discursive à l'analyse de cette interprétation hobbesienne de la politique. * 123 Olivier Nay, Histoire des idées politiques. La pensée politique occidentale de l'Antiquité à nos jours, Paris, Armand Colin, 2016,p. 269. * 124 Thomas Hobbes, Le Citoyen, trad. Samuel Sorbière, Paris, GF Flammarion, 1982,p. 38. * 125 Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971,p. 137. * 126Thomas Hobbes,Ibidem. * 127 Parmi les philosophes contractualistes, John Locke se démarque en cela qu'il estime que le contrat social est une réalité historique. Il a effectivement eu lieu. Il évoque les gouvernements de Rome, Venise et Tarente pour illustrer son propos. La théorie du contrat social serait conforme à « la pratique de l'humanité ». Cette thèse est développée tout le long du chapitre VIII. Cf. John Locke, Traité du gouvernement civil, trad. David Mazel, Paris, Flammarion, 1992. Voir aussi Jean Terrel, Les Théories du pacte social. Droit naturel, souveraineté et contrat de Bodin à Rousseau, Paris, Seuil, 2001, p. 242. * 128 Nous avons notamment ceux formulés par John Locke, Samuel Pufendorf, Baruch Spinoza, Jean-Jacques Rousseau. Cf. Simone Goyard-Fabre, Philosophie politique XVIe-XXe siècle, Paris, PUF, 1987. * 129 Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971,p. 135. * 130 Thomas Hobbes, Op. Cit., p. 132. * 131 Olivier Nay, Histoire des idées politiques. La pensée politique occidentale de l'Antiquité à nos jours, Paris, Armand Colin, 2016,p. 270. * 132 Janine Chanteur, « Nature humaine et pouvoir politique chez Hobbes et chez Rousseau », in Revue européenne des sciences sociales, t. 20, n° 61, 1982,p. 192. * 133 Janine Chanteur, Idem. * 134 Thomas Hobbes, Op. cit.,p. 137. * 135Thomas Hobbes, Le Citoyen, trad. Samuel Sorbière, Paris, GF Flammarion, 1982,p. 92. * 136 Thomas Hobbes, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971,p. 181. * 137Robert Derathé dans une note de bas de page à la page 219. Cf. Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1995, p. 219. * 138 Serge Braudo, « Définition de la stipulation pour autrui », in www.dictionnaire-juridique.com , consulté le 24/06/2021. * 139 Robert Derathé, Op. cit., notes de bas de page, p. 219. * 140 Robert Derathé, Idem. * 141 Franck Tinland, « La Souveraineté et la modération des pouvoirs selon Th. Hobbes et J. J. Rousseau », in Revue européenne des sciences sociales, t. 20, n° 61, 1982, p. 210. * 142Olivier Nay, Histoire des idées politiques. La pensée politique occidentale de l'Antiquité à nos jours, Paris, Armand Colin, 2016, p. 270. * 143 Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1995, pp. 220-221. * 144 Notamment pour des philosophes épris de la liberté des citoyens tels Spinoza, Locke, Montesquieu, Rousseau. * 145 Robert Derathé, Op. cit., p. 221. |
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