Sécurité et liberté chez Thomas Hobbespar Jacob Koara Université Joseph Ki Zerbo - Master 2022 |
INTRODUCTION GÉNÉRALENotre monde est en crise. La violence se perçoit, au quotidien, dans les rapports intersubjectifs. L'homme vit dans une inquiétude permanente : il ne se passe plus un seul jour sans que les informations lui parvenant des médias ne fassent cas d'actes de violence. Ici et là, aux quatre points du globe terrestre, des viols, des cambriolages, des braquages, des histoires de meurtres, des tueries sauvages, des attentats à la bombe font le quotidien de l'humanité. Ainsi, le XXIe siècle semble avoir noué des liens inextricables avec la violence. Il fait le lit de la violence désordonnée qui se déploie inexorablement. Ces actes violents sont tels que l'on courrait pour ainsi dire le risque de retourner à l'état du chaos originel, tel que décrit par le philosophe anglais Thomas Hobbes1(*)dans ses ouvrages majeurs que sont Léviathan etDe Cive. Le citoyen côtoie le spectre de la mort au quotidien. Il sait qu'il n'est guère à l'abri de cette violence. Elle plane sur sa tête comme l'épée de Damoclès. À défaut d'en être l'acteur principal, l'individu en devient par la force des choses une victime potentielle. Vu cette situation délétère que cette violence multiforme instaure partout, l'État parait avoir échoué dans son rôle de maintien de la sécurité publique, nationale. Et quoi de plus normal que le citoyen soit animé par un réel sentiment d'insécurité. Eu égard à cette occurrence complexuelle, le besoin de sécurité se fait sentir, aujourd'hui, avec acuité. Aussi s'observe-t-il partout un culte de la sécurité2(*), une véritable idolâtrie de la sécurité qui ne dit pas son nom. Si la sécurité, pour les hommes, est synonyme de stabilité, d'ordre et de paix, alors ce désir de sécurité dénote d'un souci de conservation de soi. En clair, les hommes ne peuvent se réaliser que, quand règnent l'ordre, la sécurité, la paix. Le souci de sécurité prend largement le pas sur la liberté, ainsi que sur toutes les autres valeurs. Au nom de l'impératif sécuritaire, l'État, instance suprême de régulation de la vie des citoyens, peut se permettre certaines dérives. Pour preuve, des actes, tels le terrorisme, d'une horreur inouïe, qui suscite la psychose font que certains États n'hésitent plus à recourir à certaines mesures coercitives et/ou liberticides3(*), avec l'aval tacite des citoyens pour garantir leur sécurité. Kumar Bose Pradip, écrit à ce propos que : « Tous les moyens sont bons pour la préservation de soi, « le peuple » c'est « le soi » qui doit être préservé, et l'État est « l'agence » du peuple qui doit être renforcée pour le protéger »4(*). Face aux dérives de l'État dans l'implémentation des politiques de sécurité nationale, des ONG de défense des Droits de l'Homme montent au créneau pour dénoncer ces exactions. Pour les défenseurs des Droits de l'Homme, s'il est vrai que la sécurité tient une place de choix pour la survie de l'État lui-même, qu'elle demeure la condition sine qua non pour pouvoir asseoir tout programme politique viable de développement, la sécurité en elle-même ne saurait être une fin en soi. Celle-ci ne devrait qu'être un préalable pour pouvoir accéder à un bien supérieur : la liberté. Par conséquent, la sécurité devrait pouvoir s'exercer comme un moyen, par lequel un État fort et soucieux des droits des citoyens peut émerger. La sécurité devrait en tout état de cause se saisir comme l'ordre qui permette la consolidation d'un État fort qu'on pourrait qualifier de libéral, et à même de garantir les droits des citoyens et les libertés publiques. L'État doit toute sa légitimité à sa capacité à garantir la sécurité des citoyens. Et l'État ainsi que la liberté ne peuvent véritablement prospérer que dans la sécurité. En retour, le citoyen attend de l'État qu'il lui garantisse sa sécurité et sa liberté. Aussi des recommandations et des assignations sont-elles faites aux États pour assurer la sécurité publique dans le strict respect des libertés individuelles. Jouir de la sécurité tout en conservant la liberté ou savourer à sa juste valeur la liberté dans un État stable, tel se décline manifestement ce que veut le citoyen. Comme tel pour le citoyen, il n'y a guère de choix clair à opérer entre la sécurité et la liberté. La sécurité ne peut être sacrifiée sur l'autel de la liberté et vice-versa. Mais à appréhender objectivement la réalité politique ambiante, un tel voeu paraît utopique. Les citoyens ne sauraient « avoir le beurre et l'argent du beurre, la sécurité et la liberté »5(*). Souvent, les impératifs sécuritaires entrent ouvertement en contradiction avec les libertés et les droits du citoyen. La sécurité a un coût, en cela qu'elle implique par moment la mise entre parenthèses ou le renoncement à certaines libertés individuelles pour la sécurité collective. Comment permettre alors au citoyen de jouir à la fois de la sécurité et de la liberté ? Sont-elles incompatibles ? Le désir de sécurité et le désir de liberté peuvent-ils être conciliés ? Thomas Hobbes, précurseur en la matière dans l'histoire de la philosophie, semble avoir entrevu le problème et tenté de le résoudre. Il avait compris que la sécurité est un bien essentiel. Le philosophe anglais est celui qui accorde le plus d'importance à la sécurité dans son approche du pouvoir politique. Mieux, tout le système politique hobbesien est entièrement fondé sur le besoin de la sécurité et de la paix6(*). « D'après Hobbes, la sécurité permet aux gens de vivre ensemble et former une société. Hobbes considérait la sécurité comme l'opposé de la peur, et la voyait efficace dans la promotion de la cohésion de la société »7(*). À cet effet, la philosophie hobbesienne répond à cette préoccupation qui est contemporaine, l'incessant besoin de sécurité, la mise en oeuvre d'un ordre politique durable et fiable à tous égards. La philosophie politique du penseur anglais ouvre pour ainsi dire une voie d'analyse qui continue d'alimenter des controverses parce que le problème de la sécurité reste, de nos jours, quelque chose d'important. Nous sommes dans un contexte qui rappelle Thomas Hobbes notamment pour ce qui concerne le sens de la sécurité pour l'État. La sécurité est le support de l'ordre libéral. Elle est garante de la stabilité. Sans elle, naissent la violence, le désordre, la chienlit, l'anarchie, le chaos. Sans la sécurité, c'est l'échec programmé pour l'État. Ce dernier courrait inéluctablement à sa perte. Il faut qu'il maintienne l'ordre politique, vaille que vaille, sinon comment pourrait-il assurer la liberté des citoyens, ainsi que ses autres missions régaliennes quand il y a absence criante de sécurité ? Une lecture herméneutique du hobbisme politique permet d'affirmer que Thomas Hobbes réinvente, à son époque, une nouvelle intelligence de la philosophie politique en réconciliant dans un mouvement dynamique la liberté et la sécurité ; et cela pour enraciner la liberté dans un contexte de paix et de droit, et par la même occasion éviter de construire un édifice concentrationnaire de sécurité, un État`'sécurocrate''. Mais l'auteur anglais reste malheureusement une grande victime des lectures subjectives, des mésinterprétations8(*) qui se sont faites à sa charge. Elles empêchent de voir quelle est l'actualité du hobbisme politique. Pour répondre à cette question d'intérêt crucial, on est bien obligé de se poser la question des différentes réceptions et lectures dont cette oeuvre a fait les frais dans la mesure où ces lectures ont contribué fortement à faire ombrage à la pensée politique de l'auteur du Léviathan, voire de les déconstruire9(*). C'est ici que se justifie notamment l'intérêt de relire à nouveau frais la philosophie politique de Thomas Hobbes pour y puiser les nouveaux types de rapports qui existent entre la sécurité et la liberté dans sa pensée, quand on sait que ce sont les deux objectifs poursuivis par l'État, le but étant de réaliser la sécurité pour que la liberté puisse prospérer. La revue littéraire et scientifique permet, par ailleurs, de soutenir que les commentateurs les plus illustres du philosophe anglais, notamment Léo Strauss, Simone Goyard-Fabre, Yves Charles Zarka ont passé sous silence cette dimension du hobbisme politique. L'idée selon laquelle Thomas Hobbesest plus préoccupé de la sécurité des hommes que de leur liberté est certes évoquée par ces analystes, mais c'est à peine si cette analyse fait l'objet d'un développement systématique. Ainsi, n'ont-ils pas jugé nécessaire d'accorder plus d'attention à l'analyse du concept de sécurité, surtout en son rapport à la liberté. Pour toutes ces raisons et celles qui n'ont pu être alléguées ici, notre thème de recherche s'intitule comme suit : « Sécurité et liberté chez Thomas Hobbes ». Tel que formulé supra, ce thème de recherche induit, in fine, une problématique d'ensemble qui, tout en posant la nécessité de la sécurité pour les citoyens, suggère également la question tout aussi essentielle de leur liberté. L'insinuant à mots couverts avec Thomas Hobbes, quelle serait alors la meilleure articulation entre sécurité et liberté ? Autrement dit, le philosophe anglais voit-il la sécurité comme le fondement idoine de la liberté et des droits du citoyen, ou fait-il le culte excessif de la sécurité pour la consolidation du pouvoir du souverain ? Mieux, l'auteur du Léviathan se saisit-il comme le théoricien d'un étatismepolitique outrancier, comme certains ont tenté de le faire croire, ou est-il plutôt le penseur froid de la liberté citoyenne ? Y-a-t-il véritablement un étatisme politique exacerbé chez le philosophe de Malmesbury qui contredirait les droits humains ? La concentration du pouvoir entre les mains du souverain était-elle une fin en soi pour Thomas Hobbes au point d'en faire le mécène attitré de l'État liberticide ? En recherchant ainsi la sécurité, n'est-ce pas pour lui une stratégie inespérée pour poursuivre d'autres objectifs, notamment la liberté ? En outre, dans la lutte contre l'insécurité actuelle, et face au désir manifeste de sécurité et de liberté du citoyen, comment la philosophie hobbesienne pourrait-elle aider à concilier les impératifs sécuritaires avec les exigences de l'État de droit ? Bref, dans les pages qui vont suivre, nous ambitionnons de procéder à une relecture de la philosophie politique de Thomas Hobbes pour démontrer, d'une part, son actualité et qu'elle pourrait avoir de la valeur pour la crise sécuritaire actuelle à laquelle se trouvent confronté les États ; et qu'elle n'est peut-être pas si liberticide comme on tend souvent à le faire croire, d'autre part. Pour une bonne intellection de notre démarche, notre analyse s'énoncera en trois (03) grandes articulations qui s'imbriquent harmonieusement. Concrètement, chaque grande partie se déclinera en des sous-parties, en l'occurrence en deux (02) chapitres, chacune. La première grande partie sera consacrée à l'apport de Thomas Hobbes à la philosophie politique, avec en soutien deux chapitres : l'un mettant en relief les critiques qu'il formule contre les classiques, ainsi que sa démarche novatrice dans le champ épistémologique de la philosophie politique, et l'autre montrant comment, chez l'auteur du Léviathan, les hommes par le contrat social passent d'un état de nature où règne le danger à un état civil, censé leur garantir la sécurité et la paix, de même ce que signifie la politique à ses yeux. Dans la deuxième partie, il s'agira de faire ressortir le lien qui existe concrètement entre la sécurité et la liberté dans le hobbisme politique : au chapitre III, nous analyserons les concepts de sécurité et de liberté à la lumière de la philosophie hobbesienne; puis, dans le chapitre IV, nous analyserons la thèse selon laquelle la sécurité, chez le penseur anglais, n'est pas une fin en soi, mais juste une étape dans le processus d'émergence, de consolidation de l' État de droit, susceptible de garantir les libertés individuelles et collectives. En clair, Thomas Hobbes reste en son for intérieur soucieux du bien-être des citoyens, en cela qu'il formule pour eux des droits inaliénables. Dans la troisième et dernière grande partie, nous allons analyser quelques lectures qui furent faites du hobbisme politique ainsi que les possibles conséquences qui pourraient résulter d'une application du hobbisme politique dans la quête de sécurité et de liberté. À cet effet, au chapitre V, nous allons interroger l'aspect liberticide du hobbisme politique. Relativement au chapitre VI, nous aborderons les éléments qui font du hobbisme politique une propédeutique à une philosophie des Droits de l'Homme en matière de politique sécuritaire. * 1Thomas Hobbes est un philosophe anglais du XVIIe siècle. Il voit le jour, de façon prématurée, à Wesport, en Angleterre, le 05 Avril 1588. Abandonné très tôt par son père, il sera éduqué par son oncle. Ce dernier l'envoie, à quatre ans, à l'école de Wesport où il apprit à lire, à écrire et à compter. À huit ans, Hobbes intégra l'école de Malmesbury. Il y apprendra le latin et le grec avec Robert Latimer. Hobbes entre, à l'université d'Oxford en 1603, qu'il quittera en 1608 après avoir obtenu son diplôme Bachelier-ès-Arts. Il est recommandé à William Cavendish, baron de Hardwick, qui sera plus tard Comte de Devonshire. Il devient le précepteur du fils aîné du Comte. Grâce à son rôle de précepteur, il fera de nombreux voyages sur le continent européen avec son jeune maître. En 1610, tous deux partent pour un premier voyage, puis en 1629, un deuxième voyage. Hobbes côtoiera les plus grands savants de son époque : il fut le secrétaire de Bacon. Il fréquente Descartes, Gassendi, Digby... Il rencontrera Galilée à Florence (avril 1636), Mersenne à Paris (en 1634 et 1635). En raison de la guerre civile que connait l'Angleterre, Hobbes s'installe en France, précisément à Paris, en 1640. Il restera, en exil, en France, pendant 11 ans. Ce n'est qu'en 1651, qu'il retournera en Angleterre. En 1642, Hobbes fait paraître De Cive à Londres, en 1651, paraît Léviathan, en 1658, De Homine. Hobbes meurt, à Hardwick Hall, en Angleterre, le jeudi 4 Décembre1679. * 2Kumar Bose Pradip, « Sécurité, terreur et paradoxe démocratique », trad. MountahaKobsi, in Rue Descartes, Vol. 4, n°62, 2008, p. 29. * 3Après les attentats terroristes dont ont été victimes les États-Unis, le 11 Septembre 2001, plusieurs États dans le monde, sous couvert de la Raison d'État, ont fait voter des lois pour renforcer les pouvoirs de l'État en matière de sécurité nationale. Nous avons aux États Unis, le « PatriotAct » qui fut voté par le Congrès Américain et promulgué par le président George W. Bush le 26 octobre 2001. En témoigne, en France, la loi n0 2001-1062, en Angleterre, la loi Anti-terrorism, crime and Security Act 2001, au Canada, le Projet de loi c-36. Des lois que beaucoup d'organisations de défense des Droits de l'Homme jugent liberticides. Plus récent et près de nous : après l'attaque terroriste du village de Solhan, perpétré dans la nuit du 03 Juin au 04 Juin 2021, l'État burkinabè a décidé de la création d'une unité des Forces Spéciales au sein de son armée. L'article 10 du Décret n°0481/PRES/PM/MDNA/ portant Statut Particulier des Forces Spéciales stipule expressément : « Les personnes des Forces Spéciales ne peuvent être poursuivies pour des actes accomplis dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions ». Un article qui a d'ailleurs suscité de vives polémiques. * 4 Kumar Bose Pradip, Op. cit.,p. 25. * 5 Jean-Pierre Zarader, Petite histoire des idées philosophiques, suivi d'un essai : Le Statut de l'oeuvre d'art chez André Malraux, Paris, Ellipses, 1994, p. 47. * 6 Roger Labrousse, « Hobbes et l'apologie de la monarchie », in Revue française de science politique, Vol. 3, n°3, 1953, p. 478. * 7Kumar Bose Pradip, Op. cit., p. 27. * 8Justine Bindedou, « Le Sens de l'humanité dans l'absolutisme de Thomas Hobbes », in Revue Ivoirienne de Philosophie et de Culture, Le Korè, n°37, Abidjan, Éditions Universitaires de Côte d'Ivoire, 2006, p. 124. * 9 Justine Bindedou, Op. Cit., p. 138. |
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