Le nouveau paradigme économique turcpar Jonathan Martinez Université Jean Moulin Lyon 3 - Master 2 Relations internationales : Sécurité internationale et Défense 2020 |
Annexe 2 : Budget des administrations, 1887-1912 (Millions de piastres ottomanes).17 Owen R., op. cit., p. 197 (Table 37) ; SHAW S. J., « Ottoman Expenditures and Budgets in the Late Nineteenth and Early Twentieth Centuries », International Journal of Middle East Studies, vol. 9, 1978, p. 373-8 ; Id., « The Nineteenth-Century Ottoman Tax Reforms and Revenue System », International Journal of Middle East Studies, vol. 6, 1975, p. 421-459 ; Shaw S. J. & Shaw E. K., History of the Ottoman Empire and Modern Turkey, vol. II, Cambridge, Cambridge University Press, p. 225-226, 285-286 ; Pamuk ., The Ottoman Empire and European capitalism, 1820-1913 : Trade investment and production, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 61. 20 Les « Jeunes-Turcs » portent au pouvoir le Sultan Mehmed V, après la déposition de Abdülhamid II en 1908 et le rétablissement de la constitution de l'Empire ottoman de 1876. Le Sultan étant alors dépourvu d'un réel pouvoir, il ne peut empêcher les dérives et l'ultra violence des nationalistes au pouvoir. Ces derniers s'opposent à la menace de l'Occident et des menaces portées sur leurs territoires, notamment au Proche-Orient, mais également sur leur économie. Les multiples traités de libre-échange conclus avec la Grande-Bretagne et les autres puissances européennes dans la période (1838-1841) ont affaibli l'Empire. L'ouverture des marchés ottomans, en contrepartie d'un soutien militaire des occidentaux pour protéger l'Empire, n'était en aucun cas signe de prospérité. Si un droit de douane interne de 8% existait pour les Ottomans, les commerçants étrangers étaient quant à eux exemptés d'impôts. L'ouverture du marché a par ailleurs contribuée au déclin de l'industrie de manufacture, ainsi qu'à une forte concurrence sur les produits agricoles18. En réaction à l'Occident, les jeunes-turcs mettent en place une politique plus protectionniste : les droits de douanes internes sont totalement supprimés en 1909, tandis que les droits de douanes sur les importations sont portés à 15 % en 1914-191619. Mais il était trop tard pour réformer l'imposant système, protéger les manufactures, rétablir un équilibre budgétaire. B. L'archaïsme du Sultanat révélé dans son incapacité à s'imposer politiquement face aux puissances étrangères L'Empire se morcèle et s'isole. La multiplication des menaces entraîne de nouvelles dépenses militaires qui creusent d'avantage les déficits. La situation avant le déclenchement de la Première guerre mondiale peut ainsi être comparée à celle ayant précédé la faillite de 187520. Les puissances européennes menacent d'envahir le Liban et la Syrie, la Russie se fait plus menaçante au Nord en proposant de créer une grande région arménienne autonome, les britanniques souhaitent internationaliser Constantinople21,É Affaiblie, l'Empire Ottoman n'a d'autres choix que de s'engager dans la Première guerre 18 ISSAWI C., The Economic History of Turkey, Chicago, The University of Chicago Press, 1980, p. 76. 19 ISSAWI C., An Economic History of the Middle East and North Africa, New York, Columbia University Press, 1982, p. 22 ; PAMUK ., « The Ottoman Economy in World War I », in S. Broadberry & M. Harrison (éds.), The Economics of World War I, Cambridge University Press, Cambridge p. 112-136. 20 SUVLA R., « Debts during the Tanzimat period », in C. Issawi (éd.), The economic History of the Middle East, Chicago, The University of Chicago Press, 1966, p. 106 21 REISSER Wesley J., « The Black Book: Woodrow Wilson's Secret Plan for Peace », Lexington Books, p.143 mondiale au cotés de l'Allemagne. L'issue n'en demeure pas moins funeste pour l'Empire. Celui-ci est ravagé par les appétits occidentaux : français et britanniques désirent appliquer les accords Sykes-Picot de 1916, partageant le Moyen-Orient entre les deux puissances, le nationalisme grec revendique dans le cadre de la « Grande idée » l'unification de tous les Grecs dans un seul Etat-nation avec pour capitale Constantinople. Le 30 Octobre 1918 est signé l'armistice de Moudros. Les conditions de la reddition sont particulièrement humiliantes pour les Ottomans. Les alliés obtiennent la reddition de toutes les garnisons turques en dehors de l'Anatolie, la démobilisation de l'armée ottomane, un libre passage par les détroits du Bosphore et des Dardanelles, ainsi que la possibilité d'occuper le territoire ottoman en cas de révolte. Istanbul est occupée par les Français et par les britanniques le 13 Novembre 1918, qui rétablissent les conditions tarifaires d'avant-guerre. Désireux d'obtenir l'accord le plus favorable possible, Mehmed VI mène alors une politique de coopération avec les occupants, à la plus grande consternation des nationalistes. Le traité de Sèvres du 10 août 1920 vient déposséder l'Empire de ses territoires et d'une partie de son assise territoriale en Anatolie par les États coloniaux européens. 22 21 Annexe 3 : Découpage prévu par le Traité de Sèvres, néanmoins jamais appliqué (1920). Alors que l'armistice se confirme par la signature du traité, une partie de la population se joint au républicain Mustafa Kemal dans une guerre d'indépendance. Refusant la domination étrangère, la guerre-gréco-turque de 1919-1922 oppose la Grèce 22 http://www.conflicts.rem33.com/images/Armenia/sevres.htm, consulté le 9 décembre 2020 22 aux révolutionnaires turcs kémalistes et aboutit sur une victoire des armées turques, et la proclamation de la république de Turquie. Ceci s'explique notamment par le refus des puissances de poursuivre et de s'engager dans un nouveau conflit visant à faire appliquer le traité de Sèvre, ces derniers étant encore marqués par quatre années d'un conflit sanglant. Cette victoire des indépendantistes rend ainsi caduque l'humiliant traité de Sèvres de 1920, jamais ratifié, sinon par le Parlement grec, et ouvre la négociation du traité de Lausanne signé le 24 Juillet 1923. Ce traité, outre la reconnaissance du régime de Mustafa Kemal au niveau international et l'indépendance de la République de Turquie, régit la redistribution démographique et le règlement des pertes territoriales de l'Empire Ottoman. Le traité de Lausanne prévoit également une série de mesures intéressant le domaine économique. D'une part, il supprime le contrôle des Alliés sur l'armée ainsi que sur les finances de la Turquie, notamment les traités de libre-échange. D'autre part il organise une zone de démilitarisation des détroits des Dardanelles et du Bosphore, qui ne se verront soumis à aucunes restrictions aériennes ni maritimes. Le traité met également un terme au régime des capitulations : ces capitulations venaient réguler le statut des étrangers au sein de l'Empire, conférant ainsi des droits particuliers aux ressortissants concernés (tribunaux spéciaux) et offrant des conditions favorables aux institutions étrangères Ð notamment dans le domaine économique. Du déclin de l'Empire ottoman émergent une série d'éléments permettant de mieux appréhender les positions et enjeux politiques affectant la Turquie contemporaine. La fin de l'Empire ottoman se caractérise par son incapacité à conduire ses réformes, ses « Tanzimat », à termes. L'appareil politique et administratif ne correspond plus aux réalités, ni aux besoins, ni aux nécessités d'un État affaiblie par un siècle de revers militaires. Affaiblie, « l'homme malade de l'Europe », pour reprendre le terme du tsar Nicolas Ier en 185323, s'ouvre à l'Europe Ð mais cette ouverture ne s'accompagne d'aucune adaptation. Durant cette période, l'Empire s'est intégré dans l'économie mondiale, ses échanges commerciaux ont augmentés, les investissements directs étrangers se sont multipliés Ð mais la rigidité de sa structure a rendu les mesures prises et l'introduction de nouvelles mesures insuffisantes pour résorber le profond déficit budgétaire. Plutôt que de conduire des réformes radicales dans les secteurs financiers et 23 GEORGEON, François. « L'Empire ottoman et l'Europe au XIXe siècle. De la question d'Orient à la question d'Occident », Confluences Méditerranée, vol. 52, no. 1, 2005, pp. 29-39. 23 secteurs de productions clés, l'Empire a privilégié l'apport facile généré par la contraction de nouvelles dettes24. Enfin, s'il a pu être relevé une ingérence flagrante et anémiante des puissances européennes dans l'appareil étatique de l'Empire, l'issue de la première guerre mondiale a clairement donné à celles-ci l'opportunité de déposséder l'Empire de ses dernières possessions économiques, territoriales, et géostratégiques. II. Une République kémaliste volontaire et désireuse de relever le défi de la modernisation La paix turque, conclu avec le Traité de Lausanne, met un terme au despotisme du Sultanat Ottoman tout en mettant fin aux prétentions hellénique en Asie mineure. L'enjeu, pour la jeune république kémaliste, porte sur la nécessité de rompre avec le modèle ottoman et de moderniser l'appareil étatique, tant au niveau administratif qu'économique. Dans son ouvrage « La civilisation à l'épreuve », Arnold J. Toynbee explique que : « L'''hérodien" est l'homme qui agit en appliquant le principe suivant : la meilleure façon de se défendre contre l'inconnu est d'en maîtriser le secret. Et quand il est placé dans le cas difficile d'affronter un adversaire plus entraîné et mieux armé, il riposte en abandonnant son art militaire traditionnel et en apprenant à combattre avec la tactique et les armes de son ennemi. Si le "zélotisme" est une forme d'archaïsme suscitée par une pression étrangère, l'''hérodianisme" est une forme de cosmopolitisme suscitée, précisément, par le même agent extérieur... »25. A. La mise en place de réforme marquée par un déracinement en profondeur de la l'héritage ottoman Pour Mustapha Kemal, la structure de la nouvelle république répond à six principes, précédemment énoncés : Républicanisme, Populisme, Laïcité, Révolutionnarisme, Nationalisme et Étatisme. Conscient des causes et des éléments extérieurs ayant conduit à « l'archaïsme » de l'ancien système ottoman, l'élaboration d'une Turquie nouvelle ne peut passer que par un effort tendant à se moderniser et s'occidentaliser. Kemal ne rejette pas l'Islam, mais désire séparer l'espace public du religieux, considérant pour reprendre les 24 BLAISDELL D. C., «European Financial Control in the Ottoman Empire», p. 38-39 25 KRICHEN, Aziz, « La fracture de
l'intelligentsia : Problèmes de la langue et de la culture 24 termes de S.P Huntington que « la modernisation requiert l'occidentalisation ». Ce déracinement et cette éradication de la culture ottomane, soit la place prépondérante de l'Islam au sein de la société, passe par une série de réformes radicales prises par le régime kémaliste entre 1925 et 1935. Parmi ces réformes, on peut noter qu'à partir de 1926, le calendrier musulman est remplacé par le calendrier grégorien. Faisant appel à un collège de juristes occidentaux, il entreprend également de moderniser le système juridique turc. Il adopte en 1926 le code civil suisse26, le code commercial allemand, ainsi que le code pénal italien27. Dès 1928, dans le cadre de la « Révolution des signes » tous les turcs âgés de 6 à 40 ans doivent apprendre l'alphabet occidental, qui remplace l'alphabet arabe. Cette réforme est riche de sens, puisqu'elle extrait la Turquie de la sphère culturelle arabo-musulmane pour l'introduire dans la sphère occidentale. En effet l'un des objectifs poursuivi par les kémalistes tend à ce que la jeunesse turque ne soit plus en capacité de se tourner vers l'ancienne littérature ottomane, et soit contrainte de se tourner vers des sources occidentales. Enfin, en 1936, la laïcité turque est inscrite dans l'article 1 de la Constitution. Sur l'aspect économique, les valeurs du Kémalisme répondent aux leçons tirées du déclin progressif de l'Empire ottoman. « L'Étatisme » prôné par Atatürk est à contresens de la dépendance de l'Empire ottoman vis à vis des occidentaux, et de la dette extérieure contractée qui lui a été fatale. La Turquie a en effet hérité de la dette souveraine de l'Empire ottoman, et la jeune république ne dispose pas des ressources nécessaires. On retrouve l'aspect « Nationaliste » du Kémalisme au travers de la volonté du gouvernement de ne pas avoir recours aux capitaux étrangers, capitaux qui pourraient influer sur la souveraineté de la jeune nation28. Au contraire L'État devient interventionniste29, l'économie nationale dirigée par le gouvernement entreprend le développement de plusieurs banques, notamment la « Sümer Bank », la « Banque industrielle », et la Eti Bank, la « Banque des Mines » en 193530, toutes deux patronnées par la « Merkez 26 ELBIR A.K. La réforme d'un code civil adopté de l'étranger. In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 8 N°1, Janvier-mars 1956. pp. 53-64. 27 http://www.ceri-sciencespo.com/publica/cemoti/resume19.htm, consulté le 11 Décembre 2020 28 TEZEL Yahya, Cumhuriyet döneminin iktisadi tarihi (1923-1950) (Histoire économique de la période républicaine (1923-1950)), Yurt Yayõnlarõ, Ankara, 1982, pp. 170-205 29 VAN NESTE, Dominique. «La Situation Politique, Économique Et Sociale En Turquie Depuis La Révolution De 1922 Jusqu'à Nos Jours / THE POLITICAL, ECONOMIC AND SOCIAL SITUATION IN TURKEY SINCE THE 1922 REVOLUTION.» Civilisations, vol. 14, no. 4, 1964, pp. 317-330. JSTOR, www.jstor.org/stable/41230831. Accessed 1 Mar. 2021. 30 SMORTKINE Henri. « Aspects économiques de la Turquie contemporaine ». In: L'information géographique, volume 18, n°1, 1954. pp. 1-10. 25 Bankasõ », la banque centrale turque. Kemal exprime ce principe en affirmant que : « le meilleur moyen de perdre son indépendance, c'est de dépenser l'argent qu'on ne possède pas ». Ce repli est toutefois nécessaire, la jeune république de Turquie ne disposant alors que d'une économie fragile. Selon Deniz Akagül, « Le repli des années 1930 est un repli subi. La contrainte était d'autant plus forte que les remboursements de la dette publique ottomane qui revenait en partie à la Turquie nécessitaient un excédent commercial. Entre 1924 et 1944, ces remboursements ont correspondu en moyenne à 2,2 % du PIB turc. Face à l'impopularité d'une telle politique qui exigeait un effort d'épargne domestique important ou en d'autres termes un renoncement à la consommation, le discours du pouvoir en place a favorisé l'argument de l'indépendance nationale, en rappelant le « passif ottoman » avec les capitulations et l'administration de la Dette publique »31. Ce repli, s'explique notamment par la mise en place au niveau mondiale de mesures protectionnistes consécutive à la crise économique de 1929. B. Une intégration au bloc occidental légitimée par l'évolution du contexte géopolitique international A partir de 1950, la Turquie intègre toutefois un nouveau paradigme économique. Si la république kémaliste tient une politique étrangère caractérisée par sa neutralité et sa non ingérence dans les affaires internes des États-voisins, celle-ci intègre l'OTAN le 18 février 1952, soit la même année que la Grèce. Elle est ainsi projetée dans le camp occidental durant la guerre froide. Dans ce contexte, on assiste à une plus grande souplesse quant à la contrainte du financement externe. On peut par ailleurs noter durant cette période l'accord d'association, dit « accord d'Ankara » signé le 12 septembre 1963, faisant du pays un État tiers associé à la Communauté économique européenne, et ouvrant la perspective d'une intégration future. En effet malgré la neutralité de la république kémaliste durant la seconde guerre mondiale, celle-ci se trouve, idéologiquement, rattaché au bloc occidental. Ce rattachement n'est toutefois pas surprenant du point de vue kémaliste. Au cours d'un discours en 1930, Kemal avait ainsi déclaré : « Je ne mourrai pas en laissant l'exemple pernicieux d'un 31 AKAGUL Deniz, « Nouvelles orientations de la politique commerciale turque : entre pragmatismes et ambitions « néo-ottomanes » », Anatoli, 5 | 2014, p. 259-281. pouvoir personnel. J'aurai fondé auparavant une République libre aussi éloignée du bolchevisme que du fascisme »32. La situation géographique de la Turquie comme de la Grèce présente en effet un intérêt particulier, dépeint comme un élément indispensable de la planification stratégique de l'OTAN. Stratégiquement, la Turquie représentait une barrière naturelle capable d'endiguer toute progression soviétique en direction du bassin méditerranéen, et donc des voies de communications maritimes, mais également et surtout du Moyen-Orient, riche en pétrole. 33 26 |
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