Mémoire de fin d'études
La valorisation du patrimoine
culinaire à Roubaix
Présenté par Eloïse THEBAUD
Année Universitaire 2019-2020
Université de Lille - Master RICI option Francophonie
Enseignante référente : Gabriella MARONGIU Tutrice
de stage : Zaïa BOUSLAH
Mémoire de Master Relations Interculturelles et
Coopération Internationale mention
Francophonie
Année universitaire 2019-2020
La valorisation du patrimoine culinaire
à
Roubaix
Présenté par Eloïse
THEBAUD
N° étudiant : 41904559
Sous la direction de Gabriella Marongiu, enseignante
anglais & français langue
étrangère,
et le tutorat de Zaïa Bouslah, Chargée de
mission événements culturels et vie associative.
Mémoire présenté devant
:
- Gabriella Marongiu - Delphine
Chambolle
Déclaration anti-plagiat
Je, soussignée THEBAUD ELOISE, étudiante
inscrite en L.E.A parcours Master 2 - Relation Interculturelle et
Coopération Internationale, déclare être pleinement
consciente que la reproduction de tout document ou de toute partie d'un
document, quel que soit le type de support (papier, électronique,
enregistrement) sans en citer explicitement la source, relève du plagiat
et constitue une violation des droits d'auteur ainsi qu'une fraude
caractérisée. Ceci vaut pour les contenus cités
directement comme pour les contenus ayant fait l'objet d'une reformulation.
Par conséquent, je m'engage à citer, dans le
corps du texte ainsi que dans la bibliographie en fin de rapport,
l'intégralité des sources qui ont été
consultées, y compris les sites internet, afin de rédiger ce
rapport de stage.
Je reconnais être informée que tout plagiat,
quelle qu'en soit l'ampleur, pourra entraîner l'annulation de la
soutenance.
Fait à : Lille
Le : 17 décembre 2020
2
Signature
3
Remerciements :
Tout d'abord, je souhaite remercier Gilles Guey de m'avoir
accueillie au sein du service culture de la Ville de Roubaix. Je tiens
également à lui témoigner ma reconnaissance pour sa
confiance et sa disponibilité. Monsieur Guey m'a
considérée dès le début de mon stage comme une
salariée à part entière, m'a donné des missions
importantes et n'a eu de cesse de me donner des opportunités de faire
valoir mon travail. Pour toutes ces raisons, cela a été pour moi
un véritable honneur de travailler au sein de la Mairie de Roubaix.
Je tiens également à remercier ma tutrice
Zaïa Bouslah, chargée de mission événements culturels
et vie associative, de m'avoir toujours accompagnée dans mon travail
tout en me laissant mon autonomie pour pouvoir progresser davantage. Madame
Bouslah a mis un point d'honneur à me faire découvrir le plus de
facettes de son métier afin que je puisse être en capacité
de m'insérer dans le monde du travail une fois mon stage terminé.
Pour cela, et pour l'adaptation et l'attention dont elle a su faire preuve
à mon égard malgré la situation sanitaire, je la remercie
encore.
Je remercie ma collègue Elodie Réquillart, pour
sa bienveillance et sa volonté à partager une réflexion
commune tout au long du stage. J'aurai beaucoup appris de ce travail conjoint
et cela n'aura fait qu'améliorer cette expérience
professionnelle.
En outre, je souhaite remercier ma responsable de stage et de
master, Marie-Véronique Martinez, de m'avoir donné la
possibilité d'écrire ce mémoire malgré le contexte
et d'avoir pu m'aiguiller au début de ma réflexion.
Finalement, je remercie toutes les personnes qui ont
directement ou indirectement contribué à la rédaction de
mon mémoire de stage (mes professeurs, mes collègues, mes ami.e.s
et ma famille) qui ont bien voulu relire mon mémoire et me donner leurs
précieux conseils.
4
Sommaire
Liste des acronymes 5
Introduction 6
I - Le patrimoine au coeur de la ville 13
Qu'est-ce que le patrimoine ? 13
Les différentes approches de patrimonialisation 16
II - Le contexte interculturel 25
Roubaix, terre de migration 26
Pratiques culturelles des groupes migratoires 31
L' action municipale 35
III - La cuisine, pratique complexe et centrale
38
Une pratique identitaire 38
Retour sur les entretiens 42
Quelles solutions à Roubaix ? 45
Conclusion 51
Bibliographie 55
Sitographie 59
Table des annexes 60
Annexe 1 : Copie d'écran de la barre de recherche «
Roubaix, ville ... » 60
Annexe 2 : Recensement des épiceries, supermarchés
et restaurants roubaisiens,
Document non publié, 2020. 61
Annexe 3 : Organigramme de la Ville de Roubaix mis à jour
en septembre 2020 62
Annexe 4 : La population immigrée à Roubaix, 2016
63
Annexe 5 : Répartition des immigrés à
Roubaix 64
Annexe 6 : Les stratégies d'acculturation de Sam et Berry
64
Annexe 8 : Entretien avec Beatriz de Sousa Figueiredo 66
Annexe 9 : Entretien avec Laurène Boulaud 74
Annexe 10: Entretien avec Yingjie Weng 80
Résumé 84
5
Liste des acronymes
ANMT : Archives Nationales du Monde du Travail
CEMPE : Commission Extra-Municipale des Personnes
Étrangères CNCDH : Commission Nationale Consultative des Droits
de l'Homme CRIC : Conseil Roubaisien de l'Interculturalité et de la
Citoyenneté EAC : Education Artistique et Culturelle
EDHEC : Ecoles Des Hautes Etudes Commerciales
ENSAIT : Ecole Nationale Supérieure des Arts et Industries
Textiles ESAAT : Ecole Supérieure des Arts Appliqués et
Textiles
IMMD : Institut du Marketing et du Management de la Distribution
INSEE : Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques IUT :
Institut Universitaire de Technologie
LEA : Langues Etrangères Appliquées
RICI : Relations Interculturelles et Coopération
Internationale UFR : Unité de Formation et de Recherche
6
Introduction
Roubaix éveille toujours une multitude de sentiments.
Une simple recherche sur un moteur de recherche nous permet déjà
de voir l'ambivalence qui existe. Ville « la plus pauvre de France »,
ville « arabe », ville « dangereuse » pour certain.e.s...
Mais Roubaix est aussi décrite comme ville « étudiante
», « zéro déchet », ou plus opposé encore,
ville « idéale » par d'autres 1 .
Ce qui est marquant, pourtant, est l'absence de
référence à la diversité de la ville. Roubaix,
ville-monde comme le disait la municipalité2 , est un
territoire où cohabitent un grand nombre de communautés diverses
et variées et qui compte une grande ouverture internationale
(échanges transfrontaliers, migrations, projets européens,
événements sportifs internationaux).
La ville dispose d'un patrimoine extrêmement riche et
complet. On retrouve une variété architecturale avec ses
bâtiments Art Déco et le street art qui s'est installé dans
les rues, mais aussi une diversité naturelle avec les jardins et squares
de la ville. Plus récemment a également été
valorisé le patrimoine industriel 3 . Cependant, les
éléments concrets et le bâti ne reflètent pas la
complexité et la diversité des cultures qui cohabitent à
Roubaix, ni la diversité des histoires de vies des habitants et
habitantes, et par conséquent de leurs mémoires. Pour cela, on
peut se tourner vers l'ensemble des commerces et associations interculturelles
et communautaires qui illustrent de par leur existence et les projets
menés la dimension internationale de la ville.
En effet, on ne compte pas moins de 6 grands
supermarchés et épiceries de tous les continents sur le
territoire de la Ville, et 51 restaurants de cuisine du monde4 . Et
c'est de cet aspect qu'a aussi souhaité s'emparer la municipalité
en mettant en place un festival annuel interculturel pour valoriser le
patrimoine humain de Roubaix.
La municipalité est représentative de l'histoire
de Roubaix et s'est toujours occupée des politiques culturelles de la
ville dans leur dimension interculturelle. Elle est chargée d'une partie
de l'animation culturelle et il semble donc logique qu'elle s'associe à
la promotion de cette mixité qui compose la ville. Elle doit s'appuyer
en permanence sur l'histoire et le
1Annexe 1 : Copie d'écran de la barre de
recherche « Roubaix, ville ... »
2Mathilde, WYBO, Cultures, Patrimoines et
Migrations à Roubaix. Une exploration de l'identité de
«
ville-monde » , Mémoire non
publié, 2009, <
https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-ethnologique/Soutien-a-la-recherche/Travaux-de-rec
herche/Liste-des-travaux-de-recherche-par-mots-cles/Migration >,
consulté le 15 juin 2020
3Roubaix Tourisme, Office de Tourisme de Roubaix,
Le Patrimoine Industriel, <
https://www.roubaixtourisme.com/avoir/patrimoine-industriel/
>, consulté le 22 septembre 2020
4Annexe 2 : Recensement des épiceries,
supermarchés et restaurants roubaisiens, Document non publié,
2020
contexte politique et économique pour proposer des
politiques pertinentes.
Roubaix, c'est une ville meurtrie au niveau économique.
La fermeture progressive et massive des usines textiles et minières au
cours de la seconde moitié du XIXème siècle a
été fatale pour les emplois ouvriers, et a laissé la ville
dépeuplée de sa classe moyenne et dans une très grande
précarité. C'est aussi une ville qui a su se renouveler et qui
s'est également redynamisée avec l'implantation d'un bon nombre
de formations de l'enseignement supérieur telles que l'EDHEC, l'ENSAIT,
l'ESAAT, ou encore une partie de l'Université Lille 3 avec l'UFR de
Langues Etrangères Appliquées et l'IMMD, ainsi que l'IUT. La
Ville de Roubaix a soumis sa candidature pour obtenir un certain nombre de
labels et se donner une visibilité au niveau national. En effet, la mise
en place du zéro déchet dans la municipalité a par exemple
permis d'attirer des entreprises innovantes, ce qui est positif pour l'image de
la ville. En se renouvelant économiquement et à travers un
ensemble de programmes culturels, elle a pu apporter de nouvelles perspectives
au territoire même si de fortes problématiques sociales continuent
d'exister.
Concernant la réalisation de mon stage, c'est de par
l'implantation du Master RICI (Relations Interculturelles et Coopération
Internationale) à Roubaix que j'ai eu la volonté de rechercher un
stage dans cette ville. Tout au long du master, nous avons été
formé.e.s à analyser et comprendre les enjeux interculturels qui
pouvaient exister sur des territoires. En parallèle, un travail
était mené sur notre capacité à monter et
gérer des projets culturels dans ces contextes. Travailler à
Roubaix prenait alors tout son sens puisque si la dimension internationale
existe forcément à l'étranger, il me semble
intéressant de valoriser la diversité sur un territoire
finalement si proche et qui, dans l'imaginaire, n'y est pas forcément
rattaché. A priori, c'est une ville de migration pauvre, dans laquelle
réside une violence sociale issue de l'histoire coloniale et
économique. Mais sa richesse culturelle existe et la valorisation qu'il
est nécessaire de mettre en place me semblait tout à fait
correspondre à mon envie de travailler localement sur des
problématiques internationales.
De fil en aiguille, me voilà chargée de
production pour le festival de l'Année Thématique organisé
par la municipalité, avec comme thématique 2020, Année
des Saveurs du Monde. Le travail de production est complété
par un travail autour de la communication pour lequel a été
recrutée une autre stagiaire, Elodie Réquillart, en master 2
d'Art et Responsabilité Sociale à l'Université de Lille.
Nous avons donc travaillé en équipe pour mener à bien le
projet, sous la tutelle de notre encadrante Zaïa Bouslah.
Ce festival a pour objectif la mise en valeur de
l'interculturalité au sein de la ville de Roubaix
7
à travers différentes thématiques (par le
passé, il y a eu les langues, le sport, les femmes, les histoires...).
Un des marqueurs de ce festival est qu'il tend à proposer des
manifestations culturelles qui incluent une participation citoyenne. En effet,
les projets présentés sont portés par des partenaires
associatifs qui organisent des ateliers, des conférences ou encore
programment des spectacles. Dans le cadre de ce projet, j'ai été
chargée d'assurer l'accompagnement des porteurs de projet pour mener
à bien l'Année Thématique, ainsi que de gérer les
demandes techniques de ces mêmes partenaires. Avec l'arrivée de
l'épidémie de COVID-19 dès février 2020, au sein de
la Mairie, il nous a vite été communiqué que les premiers
événements qui devaient avoir lieu, à savoir deux
conférences, ne pourraient être tenus. Par la suite, nous avons
dû prendre la décision de reporter l'ensemble des projets
associatifs et de les reprogrammer, afin de maintenir une certaine
cohérence pour les habitant.e.s. Ce temps de préparation des
événements qui devait nous occuper étant
libéré, nous avons pu recentrer notre travail sur la
détermination de la perception qu'a la Ville de cet aspect
interculturel, et de quelle façon nous pourrions améliorer la
gestion de cette problématique, tout en y incluant les habitant.e.s.
Faisant le lien avec la thématique
déterminée par le Conseil Roubaisien de l'Interculturalité
et de la Citoyenneté (CRIC) pour l'année, à savoir les
saveurs, j'ai commencé à me questionner sur la perception que les
collectivités peuvent avoir de ces « cuisines du monde ».
L'intérêt porté à la question
culinaire est survenu suite à une observation simple : il existe
à Roubaix une multitude de restaurants et fast-foods proposant de la
nourriture de tous les continents. Les associations communautaires, nombreuses,
sont également sollicitées de façon
régulière par la Ville pour proposer des buffets lors
d'événements. La cuisine serait-elle donc une valeur importante
à Roubaix ? Que signifie cette diversité et en quoi est-elle
liée à l'histoire de la ville ?
Parallèlement, la question de la définition des
pratiques culinaires se posent. Selon l'Unesco, « [le] patrimoine culturel
immatériel, transmis de génération en
génération, est recréé en permanence par les
communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction
avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment
d'identité et de continuité, contribuant ainsi à
promouvoir le respect de la diversité culturelle et la
créativité humaine. » Peut-on considérer la cuisine
comme du patrimoine ? Si en effet on considère que la cuisine fait
partie du patrimoine culturel, la Ville en tant que municipalité
doit-elle s'en emparer ? Quels seraient les enjeux de la patrimonialisation ?
Comment les habitants et habitantes perçoivent-ils cette question ?
Ces questions ont été la base de ma
réflexion au cours de mon stage, et ont pu être approfondies par
les différents travaux de recherche que nous avons
réalisés de mars à juillet
8
9
au sein de la Mairie. Au vu du contexte sanitaire, la
possibilité d'aller à la rencontre des habitants et habitantes
pour recueillir leur parole aura été contrariée.
Cependant, les quelques entretiens que j'ai pu réaliser m'auront
malgré tout apporté des réponses.
Dans le cadre du festival et des réflexions qui ont pu
être menées, nous allons donc nous intéresser plus
particulièrement aux questions de valorisation et de patrimonialisation
dans le sens où les institutions, telles que les municipalités,
orientent leurs politiques culturelles selon les courants idéologiques
officiels qui entourent la migration. Cela se reflète dans les choix
culturels. Nous questionnerons l'essence même du patrimoine culinaire et
comment ce patrimoine est devenu central dans les villes. Nous
réfléchirons également aux questions d'immigration,
à savoir comment on définit une personne immigrée et
quelle a été l'histoire de Roubaix concernant l'immigration.
Cette thématique questionne aussi l'interculturalité et les
usages de cette notion, parfois utilisée à tort.
L'interculturalité comme concept peut exister dans tous les domaines de
recherche et du quotidien. Elle symbolise simplement un type d'interaction, de
politiques culturelles, de pratiques éducatives... A partir du moment
où plusieurs cultures sont invitées à cohabiter et
à évoluer dans un environnement commun, on peut parler
d'interculturalité. A Roubaix donc, dès lors que les politiques
culturelles construites par la municipalité s'emparent de la question de
la diversité dans la réalisation de leurs programmes, elles
deviennent interculturelles.
La ville de Roubaix, gérée par une
municipalité socialiste jusqu'en 2014, est aujourd'hui
présidée par M. Guillaume Delbar, étiqueté divers
droites, qui a été renouvelé pour un second mandat au
second tour des élections municipales du 28 juin 2020. Malgré les
différentes orientations politiques des municipalités qui se
succèdent, on observe une certaine continuité dans les politiques
culturelles et sociales mises en place.
La municipalité est organisée en
différents services 5 :
- une direction générale du Centre Communal
d'action sociale, qui comprends dix
sous-directions,
- une direction générale des services avec treize
sous-directions,
- une direction générale de la qualité de
vie avec cinq sous-directions,
- une direction générale du développement
des territoires avec cinq sous-directions dont la direction de la culture,
5Annexe 3 : Organigramme de la Ville de Roubaix mis
à jour en septembre 2020
- une direction générale de l'éducation,
jeunesse et sport qui compte elle aussi cinq
sous-directions.
Le service culture, dirigé par Gilles Guey depuis
plusieurs années, est inséré dans la direction du
développement des territoires dirigée par Jean-François
Broutèle. Il est composé de 6 chargé.e.s de missions. Deux
sont en charge du patrimoine, un travaille aux cultures urbaines et à la
musique, un autre aux arts plastiques, une s'occupe des jeunes publics et enfin
une personne est chargée des événements culturels et de la
vie associative. Ces différents chargé.e.s de mission sont
amené.e.s à travailler conjointement sur certains projets et en
autonomie sur d'autres. Le service culture travaille conjointement à
plusieurs équipements culturels : le conservatoire de Roubaix, la
bibliothèque municipale et le musée La Piscine. Le service a pour
vocation de promouvoir l'ouverture de la culture à tous les publics
à travers la mise en place de dispositifs pédagogiques, de
valoriser le patrimoine à travers les Journées du Patrimoine, le
label Ville d'art et histoire ou encore de proposer des
événements musicaux ou d'art plastiques pour mettre en avant la
diversité des pratiques artistiques.
Zaïa Bouslah, chargée de mission
événement culturels et vie associative, travaille chaque
année à la réalisation du festival interculturel
l'Année Thématique qui fonctionne en plusieurs temps forts sur
l'année. Pour 2020, Année des Saveurs du Monde,
Zaïa Bouslah a donc sollicité les associations roubaisiennes et les
centres sociaux pour valoriser les projets qui les inspiraient sur cette
thématique. Il s'agit ainsi de permettre aux associations de mettre en
avant les réalisations des habitants et habitantes et de favoriser la
création de liens au sein de la ville. Pour travailler à la
réalisation des divers projets et venir en soutien aux associations,
nous avons réalisé un travail de recherche sur la situation des
cuisines du monde dans la ville : recensement des restaurants, épiceries
et associations travaillant autour de la cuisine dans la ville ; rencontre avec
l'Office de Tourisme pour la mise en place d'un partenariat pour valoriser les
cuisines du monde... Au cours de ces démarches, j'ai pu me questionner
sur la forte présence de ces cuisines du monde, sur leurs racines et
pourquoi elles continuaient d'occuper une place si importante à Roubaix.
En travaillant en parallèle avec mes collègues chargés de
mission patrimoine sur ces questions, ma problématique est devenue
évidente.
Dans ce mémoire, nous tenterons de répondre
à la problématique suivante « la cuisine est-elle un
patrimoine pertinent à valoriser sur le territoire roubaisien ? ».
Cette problématique est en lien direct avec les événements
culturels sur lesquels j'ai été amenée à travailler
au cours de mon stage et fait également de lien avec les travaux de
recherches menés autour de l'interculturalité et du patrimoine au
cours du stage, après que mes missions aient été
réorientées suite au confinement national lié à
l'épidémie de COVID-19. La volonté de la
10
11
Ville de s'intéresser à ces thématiques
et de chercher à comprendre quelles actions seraient efficaces à
la création de lien social et de valorisation des différentes
mémoires nous montre la pertinence de cette réflexion.
L'événementialisation récente des activités
culinaires ainsi que le changement de paradigme dans la conception de ce qui
relève du patrimoine apportent des nouvelles opportunités dans la
réflexion autour de la valorisation et les solutions qui peuvent
être apportées.
Pour parvenir à répondre à ces
différentes questions, je m'appuie sur les travaux de recherche qui ont
été réalisés tout au long de mon stage et m'ont
permis de tracer les contours des politiques interculturelles et des
manquements existants dans les pratiques actuelles de la municipalité.
Au-delà de ce travail réalisé conjointement avec ma
collègue et ma tutrice sur ce projet, j'ai également
réalisé des entretiens sociologiques avec des personnes issues de
l'immigration, des deuxième et troisième
générations de migration. Ces entretiens, s'ils n'ont pu
être réalisés dans les conditions initialement
prévues du fait de la pandémie de COVID-19, me permettent
malgré tout de réaliser des comparaisons entre les lectures
réalisées et les expériences individuelles vécues.
Ils m'ont également permis de souligner des aspects de certaines
pratiques qui sont liés à des dynamiques sociales et sont propres
aux groupes étrangers. Enfin, j'ai lu de nombreux travaux portant sur
les questions historiques et migratoires, la gestion du patrimoine en France et
à l'étranger ainsi que la place de la cuisine dans
l'identité et la construction sociale.
Ce mémoire de stage cherche à porter un regard
sur ce que sont les politiques culturelles municipales à Roubaix et ce
qui les constitue au vu de l'histoire de la ville. Dans une optique d'ouverture
de la municipalité à de nouveaux types d'événements
culturels et à une meilleure intégration de l'ensemble des
groupes sociaux ; il devient intéressant de proposer une analyse de ce
que représente la pratique culinaire et de voir en quoi elle pourrait
contribuer à dynamiser la ville. Aussi, nous cherchons à voir
comment il est possible de valoriser ce patrimoine de façon inclusive,
en évitant une appropriation culturelle pour permettre aux
communautés détentrices de ce patrimoine de le faire vivre, et en
s'assurant de proposer des supports et événements suffisamment
divers pour toucher les publics de différentes façons.
Nous allons donc chercher à répondre, tout au
long de ce travail, à la question de savoir s'il serait pertinent de
valoriser le patrimoine culinaire à Roubaix. Aussi, dans l'optique
où la réponse serait positive, nous réfléchirons
à des manières de donner une place à ce patrimoine sans se
l'approprier et dans une dynamique inclusive.
12
Pour répondre à cette question, nous
commencerons dans un premier temps par observer la place du patrimoine dans la
ville en commençant par redéfinir la notion de patrimoine en
elle-même. En effet, nous traiterons ses différentes acceptions et
les différentes conceptions de valorisation qui en découlent.
Nous nous demanderons également en quoi la cuisine peut trouver sa place
dans la réflexion patrimoniale. Dans un second temps, nous reviendrons
sur les courants migratoires qui ont pu avoir lieu à Roubaix au cours du
siècle dernier, et nous redéfinirons la situation
démographique de la ville aujourd'hui. Nous verrons pourquoi la
migration peut être vectrice de tensions et quelles actions la Ville a
mis en place pour pallier le manque de dialogue entre les communautés et
les difficultés sociales créées par la
précarité. Enfin, dans un troisième et dernier temps, nous
nous questionnerons sur le lien qui existe entre pratique culinaire et
identité. Nous nous intéresserons donc à la portée
politique de la cuisine et aux problématiques raciales qui s'y
entremêlent. Nous terminerons par proposer des actions qui pourraient
être menées par la ville pour pallier le manque d'action sur cette
thématique dans une démarche inclusive et sociale.
13
I - Le patrimoine au coeur de la ville
Les Villes peuvent avant tout s'appuyer sur les ressources
institutionnelles internationales pour orienter leurs politiques culturelles et
patrimoniales. Des organismes tels que l'Unesco produisent de la recherche et
concentrent des retours d'expériences concernant l'implémentation
de certaines politiques culturelles. Nous allons donc nous intéresser
à ces structures et à la conception qu'elles ont du patrimoine,
pour comprendre comment le patrimoine culinaire pourrait être
valorisé. Le patrimoine de la ville de Roubaix est multiple et
abordé de différentes façons par la municipalité et
par les citoyens comme nous l'observerons par la suite. Il y a le patrimoine
valorisé, et le patrimoine que l'on vit au quotidien, celui que l'on
découvre... Mais au fond, qu'est-ce que le patrimoine ?
A) Qu'est-ce que le patrimoine ?
Pour Le Petit Robert, le patrimoine, c'est « ce qui est
considéré comme un bien propre, comme une
propriété, une richesse transmise par les ancêtres »
avec, comme exemples cités, le patrimoine archéologique,
architectural et historique 6 . Cette définition est
représentative du fait que dans le langage courant, on ne prend en
compte que le patrimoine matériel. Sans bâti, sans moyen de
toucher, d'assurer l'existence, il n'y a pas de patrimoine. Ainsi les
patrimoines architectural et naturel sont ceux qui sont systématiquement
mis en avant. Les biens mentionnés dans cette définition
appartiennent à une famille donnée et sont transmis de
générations en générations, et ce patrimoine est
générateur d'identité pour les familles en
question7 . C'est au XVIIIème siècle que le premier
élargissement de la notion de patrimoine a eu lieu avec la
création d'un patrimoine collectif et commun à la
société. Il est lui aussi perçu comme un ensemble de biens
transmissibles entre les générations, ce qui conserve la
dimension filiale 8 .
Comme le souligne Guy Di Méo, spécialiste en
géographie sociale et culturelle, le patrimoine « touche aux mythes
fondateurs et cristallise l'affect collectif, le religieux et le sacré
». Il souligne également la perspective « future » qui
existe à travers le patrimoine, et en cela met en avant son
caractère stratégique. Là où son analyse semble
pertinente et nous permet de faire le lien avec les procédés de
patrimonialisation de l'Unesco, c'est qu'elle rappelle en quoi la
patrimonialisation et ses procédés relèvent de
critères économiques, idéologiques, culturels et
politiques. En cela, il faut toujours prendre en compte le contexte de la
naissance de la patrimonialisation d'une pratique. Dans le cas de Roubaix et de
la question de la
6Josette, REY-DEBOVE, Alain, REY, Le Petit Robert
de la langue française, Paris, Le Robert-SEJER, 2016, p. 1831.
7Guy, DI MEO, « Processus de
patrimonialisation et construction des territoires », Colloque «
Patrimoine et
industrie en Poitou-Charentes : connaître pour valoriser
», 2007, Poitiers-Châtellerault, France.pp.87-109 .
8Ibid
14
patrimonialisation de la cuisine, on peut faire un
parallèle avec la patrimonialisation antérieure du patrimoine
industriel. Si, dans les débuts de la valorisation, le patrimoine
industriel était considéré inintéressant, la
disparition progressive de l'activité industrielle dans la région
Nord a mené à une reconsidération de cette
activité. Cela couplé à des actions politiques dans les
années 1980 a abouti à une valorisation d'objets industriels.
Aujourd'hui, il n'est plus étonnant de trouver dans les institutions
culturelles des expositions sur le travail industriel. A Roubaix avait encore
lieu jusqu'à début octobre une exposition intitulée «
Bleu de Travail » dans les locaux d'une ancienne usine textile
9 . Comme le présente l'association le Non-Lieu, initiatrice
de l'exposition, en partenariat avec la Ville de Roubaix, les ANMT, la Villa
Cavrois, et l'ESAAT : « Historiens, anthropologues, fabricants, stylistes,
se penchent sur la valeur symbolique et la paradoxale longévité
de ce vêtement de travail. Interventions aux ANMT, évocations
poétiques à la Villa Cavrois » 10 .
La valorisation du patrimoine industriel est la reconnaissance
du travail réalisé par les ouvriers dans les usines textiles. Les
conditions de travail sont aujourd'hui considérées comme
insoutenables avec la dure réalité quotidienne qui était
la leur et les maigres salaires. Le prisme politique a changé et c'est
cette évolution qui a permis de mettre en lumière ces objets et
pratiques aujourd'hui disparus. Le procédé de valorisation du
patrimoine étant une construction sociétale, il peut donc avoir
lieu avec le patrimoine culinaire.
Un événement majeur dans l'évolution de
la conception du patrimoine est la mutation du matériel à
l'idéel. La dématérialisation et l'intégration au
patrimoine de concepts virtuels reflètent un changement de
société plus profond. Depuis les années 1980, plusieurs
auteurs et autrices parlent de « prolifération patrimoniale ».
Ce phénomène peut en partie s'expliquer par une mutation des
sociétés dans leurs rapports à la collectivité,
à la nature, et au monde de façon plus générale.
Parmi les éléments de patrimonialisation, les institutions
internationales, dont l'Unesco, ont par exemple commencé à
distinguer le patrimoine culturel comme un patrimoine existant pour
lui-même, version élargie du patrimoine bâti.
Mais la définition du patrimoine culturel est
évolutive et peut être compliquée à
déterminer dans le sens où le patrimoine comprend une multitude
d'objets et d'activités. Il est fréquent de trouver des
conceptions distinctes du patrimoine, pour autant elles ont tendance à
se superposer et à se recouper. Dans notre réflexion, nous allons
reprendre la définition de l'Unesco, qui se trouve être
l'organisme qui définit le champ du patrimoine et établit les
conventions mises en place par les Etats. Cette définition
elle-même est critiquable et peut
9Actualités, Le Non-Lieu, 2020, Exposition Bleu
de Travail,
<
http://non-lieu.fr/exposition-bleu-de-travail-dernier-week-end
>, consulté le 2 octobre 2020 10Annexe 7 : Programme
de l'exposition Bleu de Travail au Non-Lieu, à Roubaix
15
poser quelques questions, comme nous le verrons
ultérieurement. Selon cet organisme donc :
« Le patrimoine culturel est, dans son sens le plus
large, à la fois un produit et un processus qui fournit aux
sociétés un ensemble de ressources héritées du
passé, créées dans le présent et mises à
disposition pour le bénéfice des générations
futures. Il comprend non seulement le patrimoine matériel, mais aussi le
patrimoine naturel et immatériel. »11
L'Unesco parle d'emblée de patrimoine culturel,
impliquant que le patrimoine est relatif aux aspects intellectuels des
sociétés humaines. Cela s'applique donc au patrimoine culinaire
qui serait une ressource fondamentale dans le lien
intergénérationnel et qui pourrait être une ressource
intéressante pour les habitant.e.s et donc par corrélation pour
la Ville.
Selon Denis Cerclet, anthropologue, le patrimoine est «
une idée à travers laquelle on exprime une conception du monde
», ce qui vient rejoindre l'idée de l'Unesco concernant son lien
à la société. Dans cette perspective, on ne peut pas
vraiment définir ou délimiter le patrimoine à part en
interrogeant les groupes sociaux pour observer ce qu'ils déterminent
eux-mêmes comme étant important et à transmettre.
L'Unesco exprime également dans ses définitions
le fait que :
« Ces ressources constituent des « richesses
fragiles » et nécessitent comme telles des politiques et des
modèles de développement qui préservent et respectent la
diversité et le caractère unique du patrimoine culturel, car une
fois perdues, elles ne sont pas renouvelables. » 12
Ce rappel de la précarité du patrimoine nous
permet de voir pourquoi il est si important de mettre en place des politiques
pour le valoriser et permettre sa transmission. C'est d'ailleurs dans cette
dynamique que cet organisme met en place des conventions pour faciliter la mise
en place de programmes de transmission et de conservation.
Pour l'Unesco, le patrimoine culturel est un moyen de
transmission de l'expertise, des savoirs, et des connaissances entre les
générations. Mais au-delà de ça, il permet aussi
d'inspirer les jeunes générations pour créer, innover et
produire les oeuvres et les pratiques contemporaines et futures 13 .
Il doit aussi être valorisé car les impacts positifs qui y sont
liés sont nombreux, comme le fait de favoriser l'accès de la
diversité culturelle, enrichir le capital social et contribuer à
soutenir la cohésion sociale et territoriale (ce qui correspond à
des
11Patrimoine immatériel, UNESCO, date inconnue,
Qu'est-ce que le Patrimoine culturel immatériel ?, <
https://ich.unesco.org/fr/qu-est-ce-que-le-patrimoine-culturel-immateriel-00003
>, consulté le 30 août 2020 12 Dimension patrimoine,
UNESCO, date inconnue, Indicateurs Unesco de la culture pour le
développement , <
https://fr.unesco.org/creativity/sites/creativity/files/digital-library/cdis/Dimension%20Patrimoine.pdf
>, consulté le 30 août 2020
13Patrimoine immatériel, UNESCO, date
inconnue, Qu'est-ce que le Patrimoine culturel immatériel ?, <
https://ich.unesco.org/fr/qu-est-ce-que-le-patrimoine-culturel-immateriel-00003
>, consulté le 30 août 2020
16
problématiques territoriales roubaisiennes). Enfin, un
dernier impact qui est souvent négligé est l'apport
économique. En effet, le patrimoine culturel peut générer
des flux touristiques et être un apport important pour la ville, et par
conséquent pour certain.e.s habitantes et habitants. Roubaix
étant déjà un pôle attractif avec ses divers
musées et ses circuits touristiques, y ajouter des attractions
culinaires et des actions de valorisation ne ferait que renforcer et dynamiser
ses activités touristiques.
La définition du patrimoine culturel englobe donc le
patrimoine culturel immatériel, aussi appelé patrimoine vivant.
Toutes les étiquettes de définition se superposent ce qui peut
mener à une difficulté de compréhension de l'organisation
de l'Unesco. Nous allons nous intéresser à présent
à la distinction matériel/immatériel si souvent
employée et aux approches de protection qui entourent ces
patrimoines.
B) Les différentes approches de patrimonialisation
Le patrimoine vivant est assimilé au patrimoine
immatériel et a été encadré pour la première
fois en 2003 dans une Convention qui en a délimité les contours
14 . C'est donc au début des années 2000 que les
organismes internationaux ont commencé à questionner quelles
actions devaient encadrer les activités et pratiques du patrimoine
vivant 15 . Comme nous l'avons mentionné
précédemment, en passant au patrimoine idéel, on arrive
dans quelque chose qui n'est pas palpable, et donc difficilement
définissable ou quantifiable. Comment alors mettre en place des actions
définies pour quelque chose d'impalpable ? Dans sa Convention pour la
sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de 2003, l'Unesco a donc
commencé par essayer de délimiter les contours de ce patrimoine
dans l'article 2 en insistant sur l'importance de ne pas hiérarchiser
les pratiques culturelles, et de mobiliser les collectifs dans la
détermination du patrimoine, en en donnant la définition suivante
:
« On entend par « patrimoine culturel
immatériel » les pratiques, représentations, expressions,
connaissances et savoir-faire - ainsi que les instruments, objets, artefacts et
espaces culturels qui leur sont associés - que les communautés,
les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme
faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel
immatériel, transmis de génération en
génération, est recréé en permanence par les
communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction
avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment
d'identité et de continuité, contribuant ainsi à
promouvoir le
14Notice, UNESCO, 2003, Convention pour la
sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, <
https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000132540_fre
>, consulté le 30 août 2020
15Culture, UNESCO, date inconnue, Sauvegarder le
patrimoine vivant des communautés, <
http://www.unesco.org/new/fr/culture/resources/in-focus-articles/safeguarding-communities-living-heritage/#to
pPage >, consulté le 30 août 2020
17
respect de la diversité culturelle et la
créativité humaine. Aux fins de la présente Convention,
seul sera pris en considération le patrimoine culturel immatériel
conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de
l'homme, ainsi qu'à l'exigence du respect mutuel entre
communautés, groupes et individus, et d'un développement durable.
» 16
Les exemples de patrimonialisation cités
précédemment font seulement référence à la
valorisation par des collectifs et par les Etats. Mais le patrimoine n'est pas
seulement valorisé par les institutions, il peut également
être mis à l'honneur par des individus privés qui
possèdent les moyens de le valoriser, et crée donc des
musées ou autres lieux de valorisation. Au Bénin par exemple,
dans la ville de Porto-Novo, un musée de valorisation de l'histoire de
l'esclavage et des liens entre le Bénin et le Brésil a
été ouvert en 1998 par Urbain-Karim-Elisio da Silva. Ce sont la
notoriété de cette personne et ses moyens financiers personnels
qui ont rendu possible la création de cette structure 17 .
A Roubaix, il existe également des initiatives
associatives et privées pour valoriser l'histoire de l'immigration
18 . On retrouve des associations qui regroupent la parole des
habitants et habitantes dans une démarche de conservation des paroles et
mémoires, et également des particuliers qui cherchent à
valoriser l'histoire de l'immigration (principalement au sein de la
communauté de harkis algériens de Roubaix) 19 . On se
retrouve donc avec deux cas de figure : dans le premier, c'est le discours
officiel des institutions qui est traduit dans les infrastructures
muséales et les expositions, de l'autre celui d'individus privés.
Dans les deux cas, on est face à un rapport biaisé aux
événements, et qui questionne la possibilité même
d'un discours objectif. Chaque partie apportera sa lecture propre d'une
époque, d'un événement avec sa grille d'analyse
particulière. En France, de façon globale, la mémoire tend
à être nationalisée comme le souligne Olivier Lazzarotti,
géographe qui travaille sur les liens entre le patrimoine et la
géographie. Cela implique une certaine construction de la mémoire
avec un choix fait selon les envies et besoins politiques. La
16Notice, UNESCO, 2003, Convention pour la
sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, <
https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000132540_fre
>, consulté le 30 août 2020
17Ana Lucia, ARAUJO, « Patrimoine de
l'esclavage, mémoire reconstituée : le Musée da Silva
», Africultures ,
vol. 70, no. 1, 2007, pp. 75-80 .
18Mathilde, WYBO, Culture, patrimoine et
migrations à Roubaix. Une exploration de l'identité «
ville-monde » , Mémoire non publié, 2009,
<
https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-ethnologique/Soutien-a-la-recherche/Travaux-de-rec
herche/Liste-des-travaux-de-recherche-par-mots-cles/Migration >,
consulté le 15 juin 2020
19D'un monde à l'autre ,
répertoire des actions autour de la mémoire dans la région
nord. Association Service Social Familial Migrants (Assfam) , projet
Mosaïque de vie, Mémoires d'immigrés à
partager. Laisse ton empreinte, écriture d'une chanson comme
récit d'un parcours d'exil. Riquita , réalisation du
documentaire Roubaix-Tourcoing. Vidéorème,
production du film Les jardiniers de la rue des martyrs.
Association Tam Tam 59 , réalisation de douze portraits
d'immigrant.e.s. Association Fatima Zohra, réalisation de
l'ouvrage De fil en Aiguilles. Liste non exhaustive.
18
conséquence de ce fonctionnement est qu'il peut
être difficile d'effectuer un travail de mémoire local, et qu'il y
a peu de place pour la parole des populations. Cela contribue également
à la construction d'une mémoire unique. En parlant de « la
» mémoire, on exclut la possibilité qu'aient pu coexister
plusieurs réalités sur une même temporalité, sans
qu'elles soient contradictoires. Lazzarotti définit la mémoire de
l'Unesco comme « négociée et élective » pour
souligner les biais qu'elle comporte20 . Même si d'autre
facteurs comme le fait d'être un produit marchandisé sont à
prendre en compte, cela peut expliquer pourquoi certains éléments
patrimoniaux comme la cuisine ou d'autres pratiques locales ne soient pas du
tout valorisées et qu'il soit difficile de mettre en place un travail de
mémoire alors que l'organisation même des institutions
établit une hiérarchie et un certain contrôle sur ce qui
est présenté.
Aussi, les méthodes de valorisation peuvent amener
certaines difficultés. En effet, plusieurs problématiques
s'opposent : traditionnellement, les municipalités et l'État
valorisent le patrimoine dans les structures muséales. De nombreuses
études menées sur la question critiquent l'exoticisation des
objets étrangers. C'est le cas des objets pratiques du quotidien, comme
des objets de cuisine ou d'habillement qui n'ont rien de spécifique en
soit pour les communautés et sont présentés comme des
objets rares et beaux comme au Musée des arts premiers à Paris.
Cela ne fait que conforter les idées préconçues des
visiteurs et visiteuses sans replacer les objets dans leur
contexte21 . Certains musées africains comme le musée
national du Mali, la fondation Zinsou ou l'Ecole du Patrimoine Africain, tous
deux au Bénin, tentent de remédier à cette
problématique en se réappropriant les objets et en les
présentant de façon différente. Ce renouvellement de la
muséographie peut nous amener à penser que le patrimoine
culinaire doit être valorisé et montré hors des
institutions et hors du cadre classique, la volonté sous-jacente
étant de stimuler le dialogue interculturel et de motiver les plus
jeunes générations héritières de l'histoire.
Enfin, il semble essentiel d'aborder la problématique
de la labellisation du patrimoine. Avant la mise en place de la Convention en
2003, il existait un label appelé « trésors vivants »
dont Gérard Derèze redonne dans ses travaux la définition
suivante :
« Les trésors vivants sont des individus ou des
collectivités qui exercent des activités d'une valeur remarquable
sur le plan culturel, utile pour
20Olivier, LAZZAROTTI, « Le patrimoine, une
mémoire pas comme les autres », L'Information
géographique, vol. 81, no. 2, 2017, pp. 12-31.
21Alban, BENSA, Malik, NDIAYE , « Quel
renouveau pour la muséographie ? », Africultures , vol.
70, no. 1, 2007, pp. 169-173.
19
l'exercice d'un art majeur, caractéristique (d'un
mode de vie, d'une localité). Le statut de trésor vivant est
assorti de mesures permettant de perpétuer les techniques, savoirs et
pratiques d'intérêt ethnologique et d'assurer leur transmission
par la formation de nouveaux détenteurs,
22
ainsi que la connaissance scientifique
détaillée. »
La définition mentionne le fait que ce soit aux
collectifs d'individus de déterminer ce qui est utile et remarquable sur
le plan culturel. Comme nous le mentionnions précédemment, il
peut être intéressant pour les villes de compter sur leur
patrimoine pour se développer et devenir plus attractives. Mais,
paradoxalement, ce patrimoine touche à la réalité et
l'histoire de certaines communautés, et est donc très personnel.
Comme le souligne Christine Douxami, les labels « [mettent] en jeu les
identités nationales et la construction de la mémoire collective
à l'aune d'un regard transnationalisé23 ». Nous
avons déjà souligné la nécessité de ne pas
figer ce patrimoine pour en faire une vitrine de l'histoire alors qu'il est
lui-même en constante évolution. Se pose alors la question des
« bonnes pratiques » et cela reste sans réponse, l'Unesco
ayant fait face à ces problématiques sans pouvoir
déterminer de liste précise, chaque situation ayant ses enjeux
propres.
Cependant, on a pu constater qu'au niveau matériel, des
bâtiments ou lieux classés Site mondial de l'Unesco se sont
retrouvés endommagés par l'affluence touristique. Au niveau
immatériel, des pays ont fait vitrine de certaines traditions, les
sortant complètement du réel pour en faire un folklore à
touristes. Le risque d'exoticisation des pratiques et de dépossession
des communautés est un enjeu fort qui mérite d'être
traité avec intelligence et responsabilité. Un des exemples
positifs qui peut être cité dans des démarches de
réappropriation du savoir et de transmission concerne le cas des danses
traditionnelles khmères. En effet, le Cambodge a vu une partie de son
histoire effacée avec la dictature de Pol Pot entre 1975 et 1979
24 . A la fin du régime autoritaire et meurtrier des Khmers
Rouges, la société cambodgienne a dû se reconstruire. Les
accords de paix n'ayant été signés qu'au début des
années 1990, on peut voir que les préoccupations culturelles sont
relativement récentes. La tentative de destruction d'une partie de la
société et de ses pratiques culturelles rend encore plus
importante la nécessité de transmettre les pratiques en question.
Dès lors, la volonté de transmettre aux jeunes
générations les pratiques artistiques traditionnelles se
manifeste et sont créées des écoles d'arts traditionnels
et modernes. Ainsi, les jeunes y sont formé.e.s aux techniques de danses
anciennes par une formation à la fois traditionnelle et contemporaine.
Les spectacles et
22Gérard, DERÈZE, « De la culture
populaire au patrimoine immatériel », Hermès, La
Revue, vol. 42, no. 2,
2005, pp. 47-53 .
23Christine, DOUXAMI, « Circulation et
transmission des savoirs issus des patrimoines immatériels : le cas
afro-brésilien », Autrepart, vol. 82, no. 2, 2017, pp.
51-67.
24Ben, KIERNAN, The Pol Pot regime: race,
power, and genocide in Cambodia under the Khmer Rouge, 1975-79, Yale
University Press, 2002
20
représentations attirent évidemment bon nombre
de touristes, ce qui permet de valoriser ce patrimoine tout en créant
des bénéfices pour les communautés locales et en
transmettant aux jeunes. Ce type de dispositif pourrait se
révéler pertinent dans le contexte de la valorisation du
patrimoine culinaire, avec un enseignement adapté dans les milieux
scolaires spécialisés. Une certaine transmission des pratiques
traditionnelles et classiques permettrait aux jeunes d'être
formé.e.s et de disposer librement de ces savoirs multiples. Le cas du
Cambodge n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'autres, mais il est pertinent car
les actions instaurées pourraient se voir implémentées
à Roubaix.
Il a été ici question du patrimoine vivant et de
son périmètre ainsi que des écueils à
éviter, nous allons à présent voir comment la cuisine
s'inscrit dans le champ du patrimoine immatériel, et comment elle a
trouvé sa place comme pratique culturelle. En effet, la perception du
grand public autour de cette pratique a grandement évolué et ce
phénomène est important à souligner.
C) Quelle place pour la cuisine ?
Les différents auteurs et autrices ayant
travaillé sur la question du patrimoine culinaire nous permettent de
voir qu'il s'agit d'une pratique sociale qui joue un rôle de
mémoire important. Fatéma Hal, cheffe d'un restaurant marocain
à Paris, souligne d'ailleurs le fait que si cette transmission est en
partie orale, elle compte pourtant beaucoup de littérature. Simplement,
cette littérature n'est pas toujours accessible en France. De plus, les
sociétés occidentales ont parfois une image erronée des
sociétés maghrébines, axée sur la tradition
ancienne « orale ». Pourtant, la réalité contemporaine
est que le savoir se transmet également à l'écrit dans ces
sociétés, et que de très nombreux ouvrages contemporains
et plus anciens abordent la question culinaire.
Dans sa déclaration de 2002, l'Unesco écrivait :
« Le patrimoine culturel immatériel constitue
un ensemble vivant et en perpétuelle recréation de pratiques, de
savoirs et de représentations, qui permet aux individus et aux
communautés, à tous les échelons de la
société, d'exprimer des manières de concevoir le monde
à travers des systèmes de valeurs et des repères
éthiques. Il comprend les traditions orales, les coutumes, les langues,
la musique, la danse, les rituels, les festivités, la médecine et
la pharmacopée traditionnelle, les arts de la table et savoir-faire.
»25
25Observations générales, Unesco, 17
septembre 2002, <
https://ich.unesco.org/doc/src/00072-FR.pdf
>, consulté le 30 août 2020
21
Le problème vis-à-vis de ces définitions
est qu'elles ne prennent pas en compte l'évolution des pratiques
liées à la migration et excluent le réel. On se retrouve
alors dans une situation où seule la cuisine traditionnelle est
considérée légitime alors que c'est la cuisine
contemporaine qui est issue de tous les métissages qui sera finalement
transmise aux générations futures.
Ne pas prendre en compte la contemporanéité
contribue à fragiliser le patrimoine dans le sens où cela exclut
les pratiques quotidiennes, et comme les populations n'ont pas accès
à des événements promouvant la tradition ou ne sont pas
intéressées, on érige un mur entre la tradition et le
monde contemporain. Certes, sans préservation, la tradition pourrait
disparaître. Mais sa protection absolue peut également mener
à sa réduction, un intermédiaire est donc
nécessaire. Christian Bromberger, dans un écrit sur les
ambiguïtés du patrimoine, alerte sur les dérives de la
patrimonialisation en arguant du fait que la mise en place d'un inventaire
patrimonial et le souhait de protection des traditions festives et culinaires
peut finalement être vu comme une folklorisation de certaines pratiques.
Aussi, à trop vouloir patrimonialiser, on peut tomber dans des
excès qui font que l'on préserve des pratiques qui n'ont plus
aucun ancrage dans le monde actuel. Christine Douxami ajoute même que
figer une pratique ou une manifestation culturelle et essayer de la faire
revenir à une certaine authenticité serait une vision «
primitiviste » et c'est un écueil à éviter. Cela est
d'autant plus problématique que l'Unesco est une organisation
supra-nationale qui consulte les Etats et donc pas directement les groupes
concernés.
La cuisine n'a pas toujours été valorisée
comme elle peut l'être aujourd'hui, ce qui lui a valu d'être une
pratique sociale intime, partagée uniquement dans des cercles
fermés à l'exception de quelques cuisines reconnues comme ayant
un intérêt gustatif. Certaines gastronomies se sont peu à
peu développées avec l'ouverture de restaurants, comme ce fut le
cas de la cuisine marocaine à Paris. Les restaurateurs et restauratrices
deviennent des « porte-drapeaux » de cette cuisine et permettent
d'apporter de la visibilité à une certaine culture26 .
C'est pour cette raison qu'il est important de les rendre visibles et de les
faire connaître, dans une démarche d'intégration de
l'ensemble des communautés.
Plusieurs éléments expliquent le manque
d'intérêt pour la cuisine. D'abord, les différentes
cuisines sont des éléments d'identification par
communauté, et donc par conséquent de catégorisation de
l'« étranger ». La cuisine se retrouve ainsi présente
dans les manifestations xénophobes par exemple. Lors de l'arrivée
des Italiens au début du XXème siècle, ils
étaient
26Marie, POINSOT, Fatéma, HAL, «
Partage et transmission de la cuisine marocaine en France », Hommes
& Migrations, vol. 1283, no. 1, 2010, pp. 24-31.
22
qualifiés de « macaronis », de façon
dépréciative. Aussi, les stéréotypes racistes
comptent
27
entre-autre les « fortes odeurs » qui sont dites
représenter les étrangers . La cuisine peut donc être un
moyen d'exclusion.
Enfin, la cuisine était jusqu'à il y a peu une
activité principalement domestique et attribuée aux femmes. Par
conséquent, elle n'était pas considérée digne
d'intérêt ou complexe, du fait des stéréotypes de
genre qui construisent la société et se répercutent dans
tous les domaines. Pendant longtemps donc, la gastronomie a pu être
valorisée lorsqu'elle était considérée comme une
pratique de qualité et de luxe (principalement alors aux mains des
hommes) mais pas la cuisine quotidienne (alors perçue comme le devoir
des femmes). Les liens culinaires qui rattachent les individus à leur
pays d'origine restent très forts et très importants en
dépit de toutes les hybridations qui peuvent se mettre en place, il est
absolument nécessaire de cesser de les négliger et de leur donner
la place qui leur revient. La reconnaissance des pratiques permettrait alors
une valorisation des savoirs détenus par les femmes et faciliterait leur
émancipation.
Au début de cette réflexion autour de la
cuisine, un parallèle a été fait avec la valorisation
tardive et pourtant cruciale du patrimoine industriel. Comme l'industrie, la
cuisine est une pratique banale en soi. C'est une pratique du quotidien,
intérieure aux foyers. Pourtant, elle est pratiquée par tous et
toutes, elle est essentielle à la vie et elle comporte une forte
composante identitaire et émotionnelle.
Pour citer de nouveau Denis Cerclet :
« Ce sont les groupes eux-mêmes qui
doivent déterminer ce qu'il est essentiel de transmettre et typiquement,
la cuisine et les pratiques qui y sont liées sont vues comme des liens
avec les pays d'origine, ont beaucoup de valeur pour les groupes
détenteurs de ces pratiques et,
28
par conséquent, mériteraient d'être
valorisés. »
Comment alors cette pratique intime de la cuisine a-t-elle pu
prendre sa place dans l'espace public et devenir une pratique sociale commune ?
Pour traiter de ce point, nous pouvons nous pencher sur le
phénomène d'événementialisation de la gastronomie.
En partant des grands restaurants reconnus pour leur cuisine qui ont
commencé à faire des événements centrés sur
eux, on en arrive finalement au développement de la street food, et la
découverte de nouvelles cuisines devient une activité, reconnue
notamment parmi les plus jeunes. A Roubaix, la municipalité fait le
choix d'inviter les associations communautaires à se charger des
buffets
27Jacky, DURAND, « Le goût de la migration
», Libération, 30 novembre 2015, <
https://next.liberation.fr/culture/2015/11/30/le-gout-de-la-migration_1411385
>, consulté le 15 juin 2020 28Gérard,
DERÈZE, « De la culture populaire au patrimoine immatériel
», Hermès, La Revue, vol. 42, no. 2, 2005, pp. 47-53 .
lors de divers événements organisés par
la Ville. Cette habitude s'est installée depuis plusieurs années,
trouvant son public et une résonance parmi les habitants et les
habitantes. Ces dernier.ère.s sont souvent ravi.e.s de pouvoir
découvrir une cuisine ou profiter d'un repas qu'ils apprécient
particulièrement. Ce premier pas permet de faire connaître leur
cuisine et de dynamiser la transmission et le partage. Pour aller plus loin, il
pourrait être intéressant d'organiser des événements
purement culinaires qui permettraient de mieux parler de cette question et
d'aborder les processus de réalisation ou l'histoire de certains
plats.
Actuellement, à Roubaix, ce sont les associations qui
sont dépositaires des savoirs culinaires et de leur transmission
à travers les ateliers qui existent au sein des centres sociaux ou par
la nourriture vendue lors de diverses manifestations culturelles. Au Centre
Social des 4 Quartiers par exemple, des ateliers culinaires ont lieu
régulièrement au sein de la structure. Ces ateliers ont plusieurs
visées : d'une part, ils permettent à des personnes de se
retrouver et donc à un groupe de femmes de créer du lien social
(en l'occurrence, le groupe rencontré était exclusivement
féminin). D'autre part, ils permettent de réaliser une action de
solidarité. Les repas préparés sont vendus à bas
prix et les fonds collectés sont utilisés pour réaliser
des actions auprès de personnes en difficulté sociale. Enfin, ces
ateliers sont des espaces d'échanges qui permettent de partager des
savoirs et de faire appel aux connaissances des unes et des autres pour
proposer des repas de qualité (ce sont exclusivement des femmes qui y
participent). La valorisation des savoirs individuels contribue à la
réinsertion quand les personnes se retrouvent en situation de
marginalisation sociale, et apporte de la reconnaissance.
Rendre le champ de la pratique culinaire culturel redonnerait
de la voix à certains groupes et pourrait permettre la création
de dialogue entre les groupes marginalisés. La cuisine fait partie de
ces pratiques exclues des arts classiques car considérée comme
subalterne, d'où la nécessité de lui attribuer un
processus de valorisation particulier qui mette en avant son hybridité.
La patrimonialisation de la cuisine est donc un processus de valorisation et de
conservation et de transmission de savoirs, au croisement de la
patrimonialisation sociale et de celle de l'immatériel comme le
rappellent Amaia Errecart, Philippe Fache, Marien Paris dans leur article
intitulé La gastronomie : de l'institutionnalisation à
l'événementialisation publié en 2019 dans la revue
L'Harmattan. Dans le même article, ils donnent la parole au
sociologue Jean Davallon pour qui il est clair que la mise en avant
récente de la cuisine exprime la nécessité de «
reconstitution d'un lien avec le passé ». Sa puissance serait donc
de réussir à toucher les jeunes, à travers lesquels elle
pourrait devenir une pratique tout à fait commune et globale. Cela dit,
il peut être intéressant de souligner les limites de ces
discours.
23
24
La cuisine étant un aspect vital de nos vies, elle
permet de créer du lien sans chercher à comprendre l'autre dans
son entièreté, ou d'autres pratiques quotidiennes qui pourraient,
dans les discours politiques, être montrées du doigt. Elle est un
premier pas vers l'autre qui ne présume pas pour autant une
réelle réflexion autour des questions migratoires.
En conclusion, on peut noter qu'à l'heure actuelle, les
Etats signataires de la Convention de l'Unesco ne sont pas contraints à
la mise en place d'actions de valorisation ou au respect de la mobilisation de
ressources attribuées à cette protection. Thierry Garcia et Anne
Héritier le soulignent dans leur analyse de la Convention établie
en 2003, toutes les « obligations » ont été
modifiées pour employer le terme « mesures », ce qui
dédouane les Etats de tout caractère contraignant. Comment alors
s'assurer que les Etats mettent des moyens à disposition ? Et pour les
Etats et collectivités qui s'en emparent, quelles sont les
stratégies utilisées ?
L'étude des groupes de populations et de leurs
activités sur le territoire que nous allons à présent
réaliser nous apportera des éléments de
compréhension des actions municipales, et constituera la base de
réflexion sur les actions de valorisation du patrimoine à mettre
en place. Pour mieux comprendre comment le patrimoine a pu être
structuré à Roubaix et comment les dynamiques actuelles se sont
instaurées ; nous allons réaliser une rétrospective
non-exhaustive des migrations sur le territoire du Nord-Pas de Calais, des
pratiques à l'oeuvre et des actions instaurées par la
municipalité.
25
II - Le contexte interculturel
La valorisation du patrimoine interculturel est pertinente
à Roubaix, « ville des 100 nationalités29 ».
En effet, le nombre de groupes ethniques est plus élevé à
Roubaix que sur le reste du territoire, de façon générale,
comme nous avons pu le mentionner précédemment. Selon les
enquêtes et recensements réalisés par l'INSEE, en 2016,
21,9% de la population roubaisienne est une population immigrée, pour
une moyenne nationale de 9,7% 30 . Par « population
immigrée », on entend une personne née
étrangère à l'étranger et résidant en
France. C'est le pays de naissance qui définit l'origine
géographique d'une personne immigrée. Elle inclut donc les
personnes ayant acquis la nationalité française comme celles
étant étrangères en France 31 . Cette
définition adoptée par le Haut Conseil à
l'Intégration est celle utilisée par l'Insee. La
multiculturalité de Roubaix est donc établie, et au-delà
des chiffres on retrouve à travers la diversité de commerces,
lieux de cultes, et le tissu associatif les traces de cette
réalité.
Mais pourquoi peut-on parler de « contexte interculturel
» ? L'interculturalité, comme définie par Abdelhafid
Hammouche, est « un mouvement par la pensée comme par le geste -
d'échange, d'opposition ou de rapprochement, mais se fondant et se
redéfinissant relationnellement32 ». Le fonctionnement
et les dynamiques établies sur un territoire varient selon les
interactions qui s'établissent entre les groupes, les individus et
identités. D'après le travail de recherche réalisé
au sein de la municipalité sur le second trimestre 2020, nous avons pu
constater que cette interculturalité transparaît aux niveaux
politique, économique, et sociologique dans les politiques municipales.
Au niveau politique, elle s'illustre par un ensemble de politiques municipales
qui ont été mises en place selon les mandats, autour de la
question migratoire notamment (création de commissions municipales sur
la question migratoire, développement culturel des langues de
migration). Au niveau économique, on peut lier activité
professionnelle et immigration, reconnaissant le fait que les bassins textile
et minier ont été la raison première de l'arrivée
des populations étrangères comme main d'oeuvre. Aujourd'hui, les
jeunes générations de roubaisiens et roubaisiennes sont aussi le
fruit de cette histoire et des dynamiques spécifiques s'appliquent. Au
niveau sociologique, on voit que la structure de population à Roubaix
est issue d'une histoire ouvrière et compte parmi ses
29Sylvie, BRIET, « Roubaix a
décollé », Libération, 11 décembre
2004, <
https://www.liberation.fr/villes/2004/12/11/roubaix-a-decolle_502484
>, consulté le 7 septembre 2020
30Démographie , L'internaute, 2018,
Population à Roubaix, <
http://www.linternaute.com/ville/roubaix/ville-59512/demographie
>, consulté le 10 juin 2020
31Définitions, INSEE, 2020,
Immigré, <
https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1328
>, consulté le 10 juin 2020
32Abdelhafid, HAMMOUCHE, « Définir
l'interculturalité par les situations, les rapports pratiques et
symboliques », Hommes & Migrations, hors série, 2008,
pp. 4-8.
26
habitants et habitantes des populations très diverses
et inégales en termes de richesse, d'accès aux équipements
municipaux, à l'éducation, à la culture. Cela a d'ailleurs
amené la ville à créer la Commission Extra Municipale des
Populations Etrangères (CEMPE) en 1977 pour pallier certaines
difficultés.
La Ville de Roubaix a été et reste un terrain
d'expérimentation au développement de politiques
interculturelles, réunissant une diversité européenne,
africaine, mais aussi asiatique. En cela, ce territoire me paraît
pertinent pour parler de la nécessité de valoriser le patrimoine
culinaire et tenter de voir quelles actions pourraient être mises en
place pour pallier l'absence d'action qui existe actuellement. Roubaix
regroupant une multitude de communautés avec des histoires
singulières, nous allons commencer par retracer de façon
synthétique les migrations majeures qui ont construit le paysage
roubaisien tel que nous le connaissons aujourd'hui.
A) Roubaix, terre de migration
La région des Hauts de France anciennement Nord-Pas de
Calais et la ville de Roubaix sont des terres de migrations depuis plus d'un
siècle de par le développement industriel précoce de la
région qui a nécessité une main d'oeuvre nombreuse, comme
nous allons le voir ci-après. L'histoire des migrations à Roubaix
s'étale sur plusieurs siècles et est composée de courants
migratoires spécifiques. Sa population et sa structure ont
été définies par les groupes qui ont établi leurs
foyers dans la ville. Certaines populations sont plus notables que d'autres en
nombre d'individus, et ont donc plus ou moins influencé les habitudes,
la structure et le fonctionnement de la ville.
La migration roubaisienne est documentée de
façon plus ou moins abondante selon les périodes, mais
suffisamment pour que l'on puisse établir une chronologie. Depuis la
définition des frontières en 1815 lors du Congrès de
Vienne, les mouvements interrégionaux qui existent avec certaines
régions belges ont pu être qualifiés et quantifiés.
En effet, à la fin du XIXème siècle, la moitié de
la population de Roubaix est belge et provient du Hainaut, de Flandre orientale
ou de Flandre occidentale 33 . Cette main d'oeuvre est connue pour
être d'abord tournée vers le milieu agricole avec des migrations
qui peuvent être durables mais aussi hebdomadaires et
journalières. Les micro-migrations belges permises par le
développement du chemin de fer durent jusqu'au début du
XXème siècle. Avec la révolution industrielle et le
développement du bassin industriel du Nord, cette main d'oeuvre sera
reconvertie au textile (premier bassin d'emploi à l'époque) et
à l'extraction minière. Cependant, l'organisation de ces
migrations avec des déplacements quotidiens reste une
33Judith, RAINHORN, « Le Nord - Pas-de-Calais,
une région frontalière au coeur de l'Europe », Hommes
& Migrations , no. 1273, 2008, pp. 18-34.
27
réalité jusque dans les années 1950-1960.
Au-delà de la migration belge, la majorité des
courants migratoires se sont mis en place pour des raisons géopolitique
et économique. On observe donc une augmentation des arrivées dans
le nord de la France à des périodes critiques comme la fin de la
première guerre mondiale, avec une arrivée massive
d'immigrés polonais et italiens dès 1919. Les reconstructions
d'après la guerre nécessitaient beaucoup de main d'oeuvre, et les
Etats (européens dans un premier temps) ont mis en place des accords
politiques pour faciliter la gestion des travailleurs. On peut par exemple
citer les accords entre la France et la Pologne mis en place dès 1919
pour organiser le recrutement collectif d'ouvriers dans des régions
polonaises dévastées (entre-autre la Silésie)
34 . La majorité des Polonais sont des hommes recrutés
pour réaliser les travaux d'extraction minière. Dans les
années 1930, le taux d'immigrés dans la population roubaisienne
avoisine 11%, pour une moyenne nationale autour de 6.6% 35 .
Dans les années 1930, on note une migration politique
des juifs polonais qui viennent s'installer en France pour se protéger
d'un climat de tension et fuir les persécutions. Cette migration
diffère de la première principalement de par l'origine sociale
des migrants. En effet, les arrivants polonais de cette période
étaient majoritairement commerçants indépendants. Ils
vivaient une réalité différente de celle de leurs
compatriotes arrivés précédemment car ils étaient
peu intégrés au groupe communautaire et cherchaient à
construire des relations commerciales avec les catholiques aisés de la
région. Au niveau géographique ils n'étaient pas
installés dans les mêmes quartiers que leurs compatriotes.
Comme la première guerre mondiale, la seconde guerre
mondiale est initiatrice d'une nouvelle vague migratoire vers la France,
formée de populations italiennes. En effet, on observe clairement un
courant migratoire italien entre 1945 et 1962, en partie dû à un
accord négocié là aussi entre les deux Etats 36
. Parallèlement aux Italiens, la population algérienne devient
importante à Roubaix à partir de 1945. Les Algériens
peuvent, à l'époque, venir sans contraintes sur le territoire,
comme les Martiniquais, Guadeloupéens ou Réunionnais puisque
l'Algérie est encore un département français. Les jeunes
arrivant sur le territoire sont, pour la plupart, des hommes travailleurs de
l'industrie lourde. En 1948, le recensement compte 9500 Algériens. Par
la suite, entre 1962 et 1983, la population algérienne va tripler
à Roubaix, soit 23400 en 1962 37 .
34Judith, RAINHORN, « Le Nord - Pas-de-Calais,
une région frontalière au coeur de l'Europe », Hommes
&
Migrations , no. 1273, 2008, pp. 18-34.
35Ibid
36Ibid
37Ibid
28
Le bassin méditerranéen devient une
région de migration à partir des années 1960. En effet, ce
sont principalement des personnes originaires du Maroc, d'Espagne et du
Portugal qui viennent s'installer à Roubaix à cette
époque. Ils viennent en nombre assez important pour que se créent
des communautés définies. Dans le cas des Marocains, un accord
d'immigration mis en place en 1963 facilite leur venue.
Cette rétrospective sur les migrations n'est qu'un bref
aperçu de toutes les dynamiques qui se sont mises en place, et ne prend
en compte que les migrations durables, alors que des migrations temporaires
européennes et avec le Maghreb continuent d'exister. Néanmoins,
elle présente les courants migratoires qui ont formé la culture
du Nord-Pas de Calais et influencé durablement le territoire.
Aujourd'hui, on ne peut plus considérer en termes
démographiques que la France soit toujours un pays d'immigration (sauf
pour les réfugié.e.s). Comme l'explique Georges Rochcau, en
termes démographiques il existe bien un « stock » de personnes
immigrées, mais les « flux » sont tellement faibles par
rapport à la population qu'ils ne sont pas notables. Le seul flux encore
actif est celui lié au regroupement familial, mais ce dernier ne
concerne que moins de 1% des étrangers 38 .
Depuis les années 1970, on a assisté à
une forte transformation migratoire avec un changement de la structure
sociologique des communautés. L'arrivée des familles dans le
cadre des programmes de regroupement familial a favorisé un
rajeunissement et une féminisation de la population. Cette
évolution est à l'origine d'une dispersion géographique
des groupes anciennement implantés (belges, polonais et italiens)
39 . Au dernier recensement de l'Insee en 2016, on compte 21,9%
d'immigrés à Roubaix, avec parmi eux 49,7% d'hommes et 51,3% de
femmes, une relative égalité entre les sexes40 . Ces
chiffres restent supérieurs à la moyenne nationale, cette
dernière étant en 2016 à 9,7% d'étrangers sur le
territoire national41 . La présence de ces groupes sur le
territoire a été plus ou moins critiquée,
controversée ou acceptée. La volonté de la Mairie et de
l'Etat d'accueillir ces populations a évolué, s'est construite
avec les différentes théories et doctrines qui sont nées
des recherches menées à la même époque. Nous allons
maintenant voir quelles ont été ces doctrines et pourquoi le
patrimoine et les savoirs dont disposent les groupes étrangers, dont la
cuisine fait partie, ont été invisibilisés et
sous-estimés si longtemps.
38Georges, ROCHCAU, « Intégration ou
assimilation. Migration et patience », Hommes & Migrations,
no. 1100, 1987, pp. 38-42.
39Judith, RAINHORN, « Le Nord - Pas-de-Calais,
une région frontalière au coeur de l'Europe », Hommes
& Migrations , no. 1273, 2008, pp. 18-34.
40Annexe 4 : La population immigrée à
Roubaix, 2016
41Annexe 5 : Répartition des immigrés
à Roubaix
29
L'arrivée d'un groupe de population sur un territoire
apporte inévitablement des adaptations et des évolutions, que la
population d'accueil le souhaite ou non42 . John W. Powell,
anthropologue états-unien, parle dès 1880 de «
phénomènes d'acculturation » pour qualifier les
transformations culturelles induites par l'arrivée de ces nouveaux
groupes de population43 . L'Etat, et à plus petite
échelle les collectivités, mettent en place un certain nombre
d'actions lorsqu'ils souhaitent contrôler ces flux et gérer
l'intégration des populations sur leurs territoires. L'organisation des
flux de populations est donc fortement liée aux réflexions
politiques et sociologiques qui entourent la question migratoire. En France, on
observe plusieurs théories concernant les étrangers, de
l'assimilation à l'interculturalité. Cette évolution de la
pensée ainsi que l'évolution des contextes politiques va
évidemment définir en partie la relation des Français
nés en France aux populations étrangères.
Près d'un siècle après les travaux
réalisés par Powell, les auteurs John W. Berry et David L. Sam
ont mis en place, dans les années 1990, un modèle qui permet de
distinguer quatre situations d'acculturation pour des personnes
étrangères arrivant dans un nouvel environnement. Ce
modèle questionne la volonté et la capacité des individus
ainsi que des groupes à garder et développer leur culture
d'origine, et la volonté et l'envie d'adopter les codes de la culture
d'accueil 44 .
La première situation évoquée par Berry
est l'assimilation : l'individu abandonne son identité et sa culture
d'origine. Il doit devenir un citoyen « comme les autres », si
toutefois il existe une culture standard, et tout semblant de marque
d'appartenance à une autre culture devient critiquable et facteur de
rejet.
Une autre stratégie définie par Berry et Sam est
celle de l'intégration, qui est une dynamique dans laquelle l'individu
maintient des aspects de sa culture d'origine tout en ayant des contacts avec
la société d'accueil et en adoptant certaines pratiques. Dans
cette situation, il devient possible pour les groupes de transmettre des
connaissances, des savoirs et des traditions liés au pays d'origine
à leurs enfants, comme les savoirs culinaires. Pour Georges Rochcau,
l'intégration des étrangers est un phénomène
inéluctable, il varie simplement dans sa rapidité à se
mettre en place selon les groupes étrangers et selon les pratiques de
chaque groupe. Pour cet auteur, un des éléments observables est
entre autres l'augmentation des mariages mixtes au fil des
générations, ce qui favorise une forte intégration
sociale. L'intégration est très variable selon les groupes
communautaires ce qui peut expliquer certaines différences selon les
régions d'accueil.
42Georges, ROCHCAU, « Intégration ou
assimilation. Migration et patience », Hommes & Migrations,
no. 1100, 1987, pp. 38-42.
43INCONNU, « Acculturation et
interculuralité », Ancrages, no. 11, 2016
44Annexe 6 : Les stratégies d'acculturation de
Sam et Berry
30
Il reste encore deux situations évoquées par
Berry qui elles sont toutes les deux des situations d'éloignement de la
société d'accueil, de façon volontaire ou non. La
première est celle de la séparation, les communautés
d'individus évitent volontairement les interactions avec la
société d'accueil. On parle alors de « repli communautaire
». La dernière situation est similaire avec une exclusion des
populations qui vient, cette fois, de la part de la société
d'accueil. On parle alors de marginalisation. Dans ce cas, la
société d'accueil enlève aux individus le droit de
participer au fonctionnement des institutions et à la vie sociale. Cette
dernière situation s'accompagne de confusion identitaire collective et
individuelle, d'angoisse et de stress45 . Dans ces deux situations,
il semble évident que le patrimoine culturel et humain qu'apporte ces
groupes n'est pas source de dialogue et que la société d'accueil
est hermétique à leurs pratiques.
Dans la réalité, ce modèle s'applique de
plein de façons et on ne peut choisir une situation précise
à laquelle la France corresponde. La variété des
situations et des possibilités est réelle car la mise en place
d'une situation dépend de facteurs politiques mais aussi de choix
individuels. Avec une même politique publique, tous les individus d'un
même groupe social ou ethnique n'adoptent pas les même
stratégies ou comportements. De même, les stratégies
employées par les groupes communautaires sont en retour impactées
par les politiques publiques.
Cela dit, on peut observer la situation en France sous le
prisme de ce modèle. On identifie alors certains fonctionnement qui
révèlent des situations générales. L'assimilation a
été pendant longtemps ce que la France attendait de ses
populations étrangères. La France a toujours été
réfractaire au modèle multiculturaliste de par sa tradition
philosophique universaliste, et son refus de prendre en compte les
spécificités des communautés vivant sur son territoire.
Rapportée à notre questionnement sur la question du patrimoine
culinaire, cette situation nous permet de voir que dans certaines situations
où l'Etat incite les groupes à se départir de leurs
pratiques culturelles, il peut être difficile pour les groupes de
transmettre leurs savoirs et ces derniers ne seront pas du tout
valorisés dans l'espace public et dans les institutions, compliquant le
travail de mémoire et de transmission.
On peut aussi observer des situations de séparation et
de marginalisation de certaines communautés. Il peut être
difficile de distinguer ces deux situations car chaque partie va en tirer une
lecture différente. Là où la classe politique voit un
« repli communautaire » (comme le disait le président Emmanuel
Macron dans de récentes interventions pour désigner les groupes
musulmans), les communautés arguent qu'il s'agit d'une situation
volontaire de
45INCONNU, « Acculturation et
interculturalité », Ancrages, no. 11, 2016
31
marginalisation de la part de l'Etat. Il est alors
nécessaire d'observer les politiques publiques et de chercher à
voir si un recul des droits a eu lieu pour comprendre la situation et
déterminer s'il s'agit d'une exclusion volontaire ou d'un rejet. Dans
tous les cas, les situations d'éloignement du groupe communautaire avec
la société d'accueil sont encore une problématique
contemporaine forte.
Dans les années 1980, la France assimilationniste a
tout de même vécu un tournant interculturaliste . Divers facteurs
ont mené à cette ouverture, comme l'augmentation des mariages
mixtes, mais aussi l'arrivée à l'âge adulte de la
première génération de français et
françaises né.e.s de parents issus de l'immigration.
L'élection de François Mitterrand en 1981 et les
événements politiques contestataires comme la Marche pour
l'égalité et contre le racisme de 1983 auront été
autant d'événements décisifs.
Le terme d'interculturalité est apparu dans les
années 1975 dans l'environnement scolaire. Selon Martine
Abdallah-Pertceille, historienne et professeure en science de
l'éducation et français langue étrangère, le
préfixe « inter- » du terme « interculturel »
indique une mise en relation et une prise en considération des
interactions entre des groupes, des individus, des identités
46 . Selon elle, l'interculturel opère une démarche :
une éducation interculturelle, une communication interculturelle. Cela
implique des actions menées en ce sens. Dans le cas de la ville de
Roubaix, la politique municipale a donc mis en place un ensemble de mesures
pour permettre de générer une culture commune dans la ville tout
en respectant les particularismes et en appliquant l'interculturalité
à l'école, à la communication, à l'action
culturelle... Ce changement de paradigme permet aux groupes étrangers
d'exister plus simplement dans l'espace et de voir reconnues leurs pratiques
culturelles lorsqu'elles diffèrent, ainsi que leurs
spécificités, tout en existant dans la société
d'accueil dont ils ont finalement adopté les codes. Alors, quelles sont
les pratiques les plus courantes et identifiables parmi les groupes, lesquelles
ont marqué durablement la ville et le territoire et sont susceptibles
d'être à l'origine d'un nouveau patrimoine local ? Pour
répondre à ces questions, nous reprendrons des ouvrages
sociologiques dont celui de Michèle Tribalat, ainsi que des observations
réalisées sur le territoire de Roubaix.
B) Pratiques culturelles des groupes migratoires
Suite à la lecture des travaux de Michèle
Tribalat, on peut affirmer qu'il n'existe pas de mode de vie typique commun
à tous les groupes étrangers. Au-delà des immigrés,
les régions
46Martine, ABDALLAH-PRETCEILLE, « Chapitre III
- L'interculturalisme en perspective », Martine Abdallah-Pretceille
éd., L'éducation interculturelle. Presses Universitaires
de France, 2017, pp. 45-80.
32
de France ont leurs propres pratiques culturelles et sociales
qui se distinguent les unes des autres. Comme le prône
l'interculturalisme, il est essentiel de mettre en valeur tant les points
communs que les différences pour cohabiter. Les sociologues
s'étant intéressés à la question nous permettent de
dresser un tableau des pratiques des groupes immigrés en France.
Tous les groupes de population viennent chargés de leur
histoire et leurs habitudes. Dans le cas de l'immigration belge de la fin du
XIXème siècle par exemple, de nombreux estaminets et commerces
alimentaires ont été ouverts par des Belges, ce qui leur a permis
d'importer leur habitudes alimentaires et sociales47 . Chaque groupe
va apporter à la ville de Roubaix une identité, une façon
d'exister sur le territoire, et de le vivre au quotidien. Cela se confronte
toujours à la réalité sociale du moment de
l'arrivée en France.
D'après les enquêtes menées par
Michèle Tribalat dans son ouvrage De l'immigration à
l'assimilation paru en 1996 aux éditions La Découverte, on
peut dégager des tendances claires de fonctionnement par courant
migratoire et par thématique. Dans notre cas, il est intéressant
d'observer dans quelle mesure l'intégration sociale et les interactions
se mettent en place. On s'intéressera aux groupes d'Europe du Sud
(Espagnols et Portugais) et aux groupes issus d'Afrique subsaharienne, ainsi
qu'aux Turcs.
Les pratiques sociales de ces groupes sont analysées
à travers des questionnaires réalisés au sein des
familles. Les thématiques sur lesquelles ils sont interrogés vont
du fonctionnement familial à la relation au milieu scolaire en passant
par les relations entretenues à l'extérieur du foyer. Il s'agit
de dégager des tendances sans qu'il soit pour autant possible de
définir des fonctionnements définitifs, les habitudes de ces
groupes étant amenées à évoluer et à se
construire au fil des générations et selon divers facteurs tels
que le niveau d'études ou la classe sociale.
Concernant les pratiques culinaires, l'autrice a
identifié des traits communs aux différents groupes. En effet, la
cuisine au sein des foyers tend à être très traditionnelle
et liée au pays de départ. Les habitudes culinaires sont
d'ailleurs qualifiées d'« extrêmement persistantes
»48 . Globalement, tous groupes réunis, les foyers
réalisent tous majoritairement de la cuisine traditionnelle du pays
d'origine plutôt que de la cuisine française. Les Espagnols sont
le groupe au sein duquel le plus de personnes cuisinent selon les traditions du
pays d'accueil (47 % du groupe prépare les deux types de cuisine et
39%
47Mathilde, WYBO, Culture, patrimoine et
migrations à Roubaix. Une exploration de l'identité «
ville-monde » , Mémoire non publié, 2009, <
https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-ethnologique/Soutien-a-la-recherche/Travaux-de-rech
erche/Liste-des-travaux-de-recherche-par-mots-cles/Migration >,
consulté le 15 juin 2020
48Michèle, TRIBALAT, De l'immigration
à l'assimilation, Enquête sur les populations d'origine
étrangère en France, Paris, La Découverte, 1996
surtout de la cuisine française). Cela s'avère
presque similaire chez les Portugais, parmi lesquels 29% des individus
préparent de la cuisine française. La proximité
géographique et culturelle est ici l'élément principal de
cette adaptation.
Il faut aussi prendre en compte la présence des
ingrédients sur le territoire. En effet, les groupes asiatiques
cuisinent très fortement leurs plats traditionnels, parce qu'ils
arrivent à retrouver les produits nécessaires à leur
préparation sur le territoire français. Le recensement des
épiceries à Roubaix révèle en effet une forte
présence des épiceries asiatiques (5 magasins dans la ville, et
un supermarché) ce qui facilite la préparation de plats
traditionnels.
De ces enquêtes on peut également souligner une
tendance de l'ensemble des groupes à réaliser des
activités au sein de leur communauté, quelles qu'elles soient,
cela étant nécessaire à l'entretien du niveau de langue et
de certaines pratiques sociales. Au-delà de ce facteur, les groupes
auront plus ou moins tendance à sortir et aller au café que les
groupes français mais font somme toute des activités similaires.
Là où l'on note une différence, c'est dans le
fonctionnement des familles face aux institutions et à l'offre
culturelle. A part les groupes espagnols et portugais, les autres groupes
disent très peu participer aux actions culturelles qui peuvent avoir
lieu sur leur territoire. Cela s'avère surtout vrai pour les groupes
avec la plus faible maîtrise de la langue française comme les
Turcs.
L'autrice analyse également l'importance de la langue
maternelle dans le processus d'intégration. Pour des populations
étrangères, la maîtrise du français a une fonction
stratégique car elle permet d'accomplir les actions du quotidien. Le
niveau de maîtrise du français à l'entrée en France
était supérieur pour les Espagnols, les Portugais, et les
personnes issues d'Afrique subsaharienne. Elle souligne également que
plus un groupe compte d'enfants dans sa communauté, plus la
maîtrise du français est élevée (entre autres
grâce à la scolarisation). La langue permet de ne pas avoir une
socialisation avec exclusivement des membres de la communauté, ce qui
contribue à une meilleure intégration. La maîtrise du
français couplée à la proximité des pratiques
sociales explique par exemple que l'intégration soit beaucoup plus
aisée pour les Espagnols et les Portugais que pour d'autres groupes.
Globalement, la majorité des étrangers arrivant en France parlent
des bases de français dans les enquêtes menées par
Michèle Tribalat dans les années 1980.
L'enjeu de l'intégration pourrait donc être
d'avoir une bonne maîtrise des deux langues, de la langue maternelle
ainsi que de la langue du pays d'accueil. Pour les enfants qui doivent faire
cohabiter deux cultures, maîtriser les deux langues leur permet
d'acquérir des codes spécifiques et de se faire transmettre
l'histoire de leur pays d'origine tout en pouvant connaître celle de la
société d'accueil. Ces situations fréquentes sont
compliquées pour les familles et
33
34
les jeunes. C'est d'ailleurs pour cette raison que la Ville de
Roubaix a mis en place des cours pour des langues arabes qui ne sont pas
enseignées pas à l'école publique, afin de permettre aux
jeunes de comprendre leur histoire, d'apprendre la culture du pays d'où
leurs familles viennent, et de faire le lien avec le lieu où ils vivent.
Il a d'ailleurs été montré que les personnes
immigrées ayant réussi à transmettre leur « culture
d'origine » à leurs enfants ont mieux réussi en termes
d'ascension sociale49 .
Cependant, dans la récente loi NOTRe sur les droits
culturels 50 , il y est spécifié que chaque
minorité devrait pouvoir assister à des manifestations
culturelles dans sa langue maternelle. Dans le cas de Roubaix où les
groupes existent dans des grandes proportions, il serait intéressant de
réussir à valoriser des actions dans des langues maternelles.
Cela permettrait non seulement de faire participer et d'intéresser des
populations éloignées des manifestations culturelles, mais
également de permettre aux enfants de voir la culture familiale et la
langue pratiquée au sein du foyer valorisées dans l'espace
public, ce qui permet de leur accorder une certaine légitimité et
favorise la réussite. Certains pays comme le Canada ou la Belgique ont
l'habitude de faire coexister plusieurs langues sur leur territoire. Dans les
deux cas, ce sont des langues officielles donc la configuration est
différente, mais on voit qu'il est tout à fait possible de
proposer des actions en plusieurs langues sans que cela soit
problématique.
Permettre une participation des groupes étrangers aux
actions culturelles serait une première étape à
l'inclusion des connaissances et savoir-faire des populations dans la culture
locale. Ces pratiques et savoir-faire sont des outils qui se perdent si leur
transmission n'est pas organisée. Comme nous l'avons mentionné
précédemment, les pratiques culinaires jouent un rôle
essentiel de transmission et conservation de la mémoire, et participent
à l'intégration. Etant importantes pour les communautés et
perçues comme créatrices de liens avec le pays d'origine, et
représentatives de valeurs ; il est impératif de les
considérer au même titre que d'autre pratiques culturelles au sein
du patrimoine immatériel. On peut donc se demander dans quelle mesure,
au-delà du réseau associatif qui participe déjà
à leur transmission, la collectivité devrait s'emparer de cet
enjeu et s'appuyer dessus pour valoriser l'image de la ville.
La Ville a-t-elle, en tant que municipalité, fait face
à ces questions d'intégration ? Comment a-t-elle, ou non,
valorisé le patrimoine divers qui s'y trouvait ? La valorisation du
49Mathilde, WYBO, Culture, patrimoine et
migrations à Roubaix. Une exploration de l'identité «
ville-monde » , Mémoire non publié, 2009, <
https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-ethnologique/Soutien-a-la-recherche/Travaux-de-rech
erche/Liste-des-travaux-de-recherche-par-mots-cles/Migration >,
consulté le 15 juin 2020
50Journal Officiel, Legifrance, 2015, LOI n°
2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la
République, <
https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000030985460/
>, consulté le 3 octobre 2020
35
patrimoine tel que le patrimoine culinaire apparaît
aujourd'hui comme une nécessité. Serait-ce le résultat
d'une démarche politique d'intégration démarrée il
y a des décennies ?
C) L' action municipale
La politique municipale roubaisienne est orientée
depuis les années 1970 vers la gestion du vivre-ensemble et la mise en
place d'une démocratie culturelle, le tout accompagné de
programmes locaux de développement des quartiers 51 . Cela
s'est avéré nécessaire après que la Ville a
constaté un réel besoin d'amélioration du contact entre
les générations et une restructuration familiale 52 .
La tradition politique de Roubaix est de mener des politiques socialistes
d'inclusion et de rapprochement entre les différentes cultures qui
cohabitent. Pour autant, il est nécessaire de préciser que dans
le cas de Roubaix et plus largement dans le bassin industriel du Nord-Pas de
Calais, ce ne sont en aucun cas les pouvoirs publics qui ont organisé
les flux migratoires mais principalement les patrons industriels 53
. Les municipalités gèrent alors les communautés et leurs
relations après que ces flux aient eu lieu (à partir des
années 1970). Un exemple parlant est la création de la Commission
Extra-Municipale des Populations Etrangères (CEMPE) en 1977 au cours du
mandat de Pierre Prouvost, maire socialiste ayant dirigé la Ville de
1977 à 1983. La création d'un organisme qui a pour but de
répondre aux difficultés que rencontraient une partie des
immigré.e.s, avec pour volonté plus globale d'améliorer
leurs conditions de vie et donc leur intégration à la ville,
était novateur et ambitieux. Si le débat général
était tendu en France dans les années 1980 avec une remise en
question très forte des pratiques des communautés musulmanes et
étrangères en générale, la ville se devait
malgré tout de répondre aux besoins de sa population et d'apaiser
les tensions.
Comme le montrent de nombreux écrits dont ceux de
Mickael Grelet et Elsa Vivant sur la régénération d'un
territoire par la culture 54 , ou celui de Michel David sur la
gestion de la diversité culturelle à Roubaix55 , la
ville a su profiter de sa situation démographique et de son patrimoine
pour se redynamiser. Nous avons précédemment mentionné les
diverses stratégies d'accueil des populations, en soulignant le fait que
la France avait un modèle assimilationniste. Dans le cas de la Ville de
Roubaix, sous le premier mandat d'André Diligent (14 mars 1983 - 27 juin
1994), on observe une nette rupture avec ce modèle et une
51Mathilde, WYBO, Culture, patrimoine et
migrations à Roubaix. Une exploration de l'identité «
ville-monde » , Mémoire non publié, 2009, <
https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-ethnologique/Soutien-a-la-recherche/Travaux-de-rech
erche/Liste-des-travaux-de-recherche-par-mots-cles/Migration >,
consulté le 15 juin 2020
52Ibid
53Ibid
54Mickael, GRELET, Elsa,VIVANT, « La
régénération d'un territoire en crise par la culture : une
idéologie mise à l'épreuve », Belgeo ,
2014
55Michel, DAVID, « Les enjeux de la
diversité culturelle : l'exemple de Roubaix »,
L'observatoire, no. 29, 2006, pp. 56-57.
36
volonté d'inverser les dynamique
d'intégration56 . Par cela on parle notamment des actions
telles que les rencontres interreligieuses qui favorisent le dialogue social et
la connaissance des populations entre elles, par exemple.
L'interculturalité est perçue comme étant
seulement liée à l'immigration étrangère et la
ville se doit de valoriser toutes les diversités qui existent dans la
ville (régionale, européenne, internationale). Le problème
que rencontre Roubaix aujourd'hui, et qui s'applique à bien d'autres
territoires, est lié à la conception même de cette version
de l'interculturel. Le manque d'ouverture des structures institutionnelles sur
la diversité de ce que peut être l'interculturalité se
traduit dans les actions culturelles mises en place.
Le patrimoine mis en avant par la Ville a eu tendance à
s'ouvrir pour élargir son périmètre. Si l'obtention du
label Ville d'art et d'histoire en 2001 a permis de valoriser un ensemble de
monuments architecturaux et de lieux représentatifs de l'histoire du
territoire, il n'en reste pas moins que le patrimoine qualifié d'«
immatériel » est dur à encadrer, d'autant plus dans une
ville qui compte tant d'histoires et d'influences. Les cultures
maghrébines ont pu être valorisées dans certaines
institutions culturelles comme récemment à l'Institut de Monde
arabe de Tourcoing, ville voisine de Roubaix, où était accessible
une exposition sur le Maroc traditionnel et contemporain, pratique et
artistique 57 . Les structures permettant de faire le lien entre des
cultures étrangères et le pays d'accueil sont essentielles. Il
est également essentiel de valoriser les cultures
étrangères contemporaines et pas uniquement traditionnelles, pour
montrer comment elles évoluent et sont vivantes.
Dans le cas du patrimoine culinaire, la Ville a mis en place
un certain nombre de mesures pour valoriser ses structures. L'office de
tourisme y a contribué en réalisant un guide des restaurants
à Roubaix pour permettre à tous et à toutes de mieux
connaître la multitude d'offres. Cependant, ce guide a une vocation
commerciale et non informative. Il est donc désormais intéressant
que la ville valorise le patrimoine dont disposent les familles et qui, faute
d'exposition publique et de travail de recherche et de capitalisation, pourrait
être amené à disparaître et à ne plus
être transmis. Il continuerait dans tous les cas d'être
présent car de nombreuses hybridations se sont mises en place et
existent dans la vie quotidienne.
On oppose souvent les cuisines françaises
traditionnelles et les autres. Mais la cuisine des territoires du nord est
riche d'hybridations depuis plus de deux siècles et cela constitue en
soit
56Mathilde, WYBO, Culture, patrimoine et
migrations à Roubaix. Une exploration de l'identité «
ville-monde » , Mémoire non publié, 2009, <
https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-ethnologique/Soutien-a-la-recherche/Travaux-de-rech
erche/Liste-des-travaux-de-recherche-par-mots-cles/Migration >,
consulté le 15 juin 2020
57Exposition, IMA Tourcoing, 2020, Maroc, une
identité moderne, <
https://ima-tourcoing.fr/institut-monde-arabe/exposition-maroc-une-identite-moderne/
>, consulté le 20 mai 2020
37
la tradition du lieu : sa capacité à
évoluer.
Les actions interculturelles doivent être
appliquées à des champs donnés pour apporter une
évolution des dynamiques sur le territoire. Elles ne concernent pas
uniquement les groupes de populations étrangères ou les
générations issues de l'immigration. Le travail de mémoire
est essentiel pour assurer une compréhension respective des groupes. Au
niveau des institutions et de ce qu'elles proposent, on devra donc observer des
actions culturelles contemporaines reflétant des hybridations
créées par la diversité. Ainsi, le type de production ou
les thématiques choisies reflètent la multitude d'histoires qui
composent la ville. Dans le cas de la création du festival de
l'Année Thématique, il s'agit de permettre à toutes les
personnes de partager leurs savoirs et leur histoire dans des
événements gratuits en accès libre. Le choix d'une
thématique large comme les histoires du monde ou les saveurs du monde
permet de mettre à l'honneur à la fois les histoires locales, les
histoires européennes et de plus loin encore, apportées par les
personnes arrivées à Roubaix. La diversité est donc
soulignée par la ville non seulement en montrant ce que les populations
étrangères ou avec des origines étrangères
connaissent, mais surtout en croisant les histoires qui ont construit la ville,
les histoires françaises classiques traditionnelles, les histoires
traditionnelles et contemporaines étrangères. C'est cet ensemble
qui permet à la municipalité de valoriser les savoir-faire et les
hybridations. Cette valorisation tend généralement à
améliorer le sentiment d'appartenance des habitant.e.s et favorise
l'investissement sur le territoire. Concernant les pratiques culinaires, nous
allons à présent voir comment les habitants et habitantes de
Roubaix ayant une histoire internationale perçoivent cette
réalité de l'hybridation au quotidien, et comment la Ville en
tant que dépositaire de l'autorité peut s'inscrire dans le
processus de valorisation.
38
III - La cuisine, pratique complexe et centrale
A) Une pratique identitaire
La cuisine est au coeur d'enjeux identitaires et politiques
à l'échelle des individus et des sociétés. Sa place
grandissante dans le patrimoine a fait entrer cette pratique culturelle dans la
liste des outils non-coercitifs d'influence culturelle (« soft power
»), et en a fait une thématique politique moderne. Le soft power
tel que le définit Jessica Some dans son article Hard power, soft
power : quelles différences ? est « [la capacité] d'un
acteur politique à influencer le comportement d'un autre par des moyens
non coercitifs [...] comme l'opinion, la culture ou la diffusion
d'idéologie 58 ». Que ce soit à travers la
gastronomie française ou la valorisation des hybridations culinaires, la
cuisine est désormais une pratique culturelle synonyme de pouvoir et
d'influence.
Comme le souligne le sociologue Jean Davallon59
à propos de la portée du patrimoine culinaire, on peut parler
« d'une reconstitution d'un lien avec le passé, qui affecte le
statut de l'objet, ainsi que la pratique que l'on va en avoir dans le
présent ». Il ajoute également « cette façon de
relier le passé au présent, et pose en horizon
l'avenir60 ». Ce lien avec le passé est fortement
politique. Nous avons déjà abordé la question de la
multiplicité des mémoires et de la production des discours
historiques qui portent toujours un ou plusieurs biais. Dans le domaine
culinaire, le poids historique qui lie cette cuisine contemporaine aux
migrations est sensible.
Pour illustrer cette affirmation, j'ai choisi de partager le
témoignage de Deb'bo, cheffe cuisinière à Rennes qui allie
poésie et cuisine et propose une cuisine qui s'inspire de multiples
cultures. Cette femme témoignait récemment à l'occasion du
festival Dangereuses Lectrices de Rennes, invitée au podcast Kiffe Ta
Race #53 intitulé Cuisine et préjugés : on continue de
déguster. A cette occasion, ses origines et sa relation à la
cuisine ont été abordées. Elle y fait un lien
évident entre la migration, l'histoire mondiale et le patrimoine
culinaire. Elle se base sur son histoire familiale : son grand-oncle, militaire
français nommé au Sénégal était marié
à une vietnamienne rencontrée au Sénégal. Les
conflits au Vietnam ont fait que la famille de cette femme est venue la
rejoindre. Cette histoire liée à la géopolitique mondiale
a donné naissance à la famille de Deb'bo, mixte, complexe. Son
arrivée en France s'inscrit dans la perpétuation de cette
histoire. Comme elle le souligne, nombre de familles mixtes voient leur
histoire liée à des faits historiques et politiques.
58Jessica, SOME, « Hard power, soft power :
quelles différences ? », Les Yeux du Monde, 14 novembre
2013, <
https://les-yeux-du-monde.fr/ressources/17131-hard-power-soft-power-quelles/>,
consulté le 5 novembre 2020 59Amaia, ERRECART, Philippe,
FACHE, Marien, PARIS, « La gastronomie : de l'institutionnalisation
à l'événementialisation », L'Harmattan , no.
35, 2019, pp. 51-72.
60Ibid
39
La portée politique de la thématique culinaire
s'est encore illustrée récemment dans la politique
française. Le contexte actuel est celui d'une montée forte des
groupes politiques extrémistes et, dans leur sillage, une augmentation
des actes racistes, antisémites et islamophobes en France depuis 2015.
Pour rappel, les chiffres pour l'année 2020 ne sont pas encore
disponibles mais ceux pour 2019 étaient déjà alarmants.
Pour les faits racistes, la Commission Nationale Consultative des Droits de
l'Homme (CNCDH) constate une hausse des actes racistes de 11% en 2019 par
rapport à 2018 61 . Le ministère de l'intérieur
indique également que les actes antisémites ont augmenté
de 27% et les actes antimusulmans de 54% en 2019 par rapport à 2018
62 .
Les cuisines des mondes juif et musulman ont récemment
fait l'objet de vives critiques de la part du ministre de l'Intérieur
actuel, Gérald Darmanin. Ce dernier est familier des villes mixtes avec
une forte histoire migratoire, ayant été maire de Tourcoing, Nord
(59) pendant trois ans, de 2014 à 2017. Il est également premier
adjoint au maire depuis 2017, et sa liste a été
réélue au premier tour lors des élections de 2020
63 . Suite au dramatique assassinat à motif terroriste du
professeur d'histoire-géographie Samuel Paty, nombre de
déclarations ont été faites sur les problèmes
causés par le supposé communautarisme des groupes musulmans en
France. L'ancien maire de Tourcoing avait alors déclaré :
« Ca m'a toujours choqué de rentrer dans un
hypermarché et de voir qu'il y avait en arrivant un rayon de telle
cuisine communautaire et de telle autre à côté, [...] c'est
comme ça que ça commence le communautarisme. [...] Qu'on aille
dans un hypermarché casher ou hallal pour acheter des produits, chacun
peut le faire où est le problème ? Je dis juste que des grandes
entreprises françaises [...] ont eu envie de gagner de l'argent sur le
communautarisme. » 64
Cette déclaration publique ne représente pas la
politique de l'Etat mais souligne comment
61INCONNU, « « Le racisme est
sous-évalué en France, il y en a mais il est caché »,
selon Jean-Marie Burguburu, président de la CNCDH », France
Info, 18 juin 2020, <
https://www.francetvinfo.fr/societe/justice/le-racisme-est-sous-evalue-en-france-il-y-en-a-mais-il-est-cache-selo
n-le-president-de-la-cncdh_4013143.html >, consulté le 20
novembre 2020
62Frantz, DURUPT, « Le Collectif contre
l'islamophobie alerte sur une aggravation du racisme antimusulman en 2019
», Libération, 25 février 2020, <
https://www.liberation.fr/france/2020/02/25/le-collectif-contre-l-islamophobie-alerte-sur-une-aggravation-du-rac
isme-antimusulman-en-2019_1779563 >, consulté le 2020 novembre
2020
63Rédaction de LCI, « Résultats
Municipales 2020 à Tourcoing : Gérald Darmanin
réélu au premier tour », LCI, 15 mars 2020, <
https://www.lci.fr/elections/resultats-municipales-2020-a-tourcoing-gerald-darmanin-reelu-au-premier-tour-214
7715.html >
64Hugo, CAPELLI, « Gérald Darmanin : une
déclaration polémique sur les rayons communautaires des
supermarchés », France Info, 21 octobre 2020, <
https://www.francetvinfo.fr/societe/justice/le-racisme-est-sous-evalue-en-france-il-y-en-a-mais-il-est-cache-selo
n-le-president-de-la-cncdh_4013143.html >, consulté le 20
novembre 2020
40
l'alimentation et la cuisine peuvent être
instrumentalisées pour servir des idéologies. Si les
alimentations casher et hallal sont particulièrement visées, cela
stigmatise l'ensemble des groupes consommant des cuisines asiatiques, arabes...
Cela remet en cause leurs pratiques personnelles et individuelles. On notera
également que les autres cuisines européennes qui font maintenant
partie des produits quotidiennement consommés par les français et
les françaises comme la cuisine italienne ne sont nullement
problématiques. Cela confirme l'intention de viser les groupes avec des
pratiques issues de l'immigration extra-communautaire et de faire de la cuisine
un outil de discrimination. Gérald Darmanin insiste sur le
communautarisme mais il me semble ici important de souligner que si la cuisine
est en effet une pratique communautaire, elle est loin d'être
communautariste et tend plutôt à être créatrice de
liens et d'hybridations.
La relation des groupes minoritaires à la cuisine a
été analysée sur plusieurs continents et dans plusieurs
contextes. Il en résulte une hybridation systématique et
inéluctable des pratiques culinaires dès que les milieux sont en
contact, d'autant plus dans les milieux où les populations
étrangères travaillent pour le compte des familles locales plus
aisées (on parle entre autres du travail domestique). C'est par exemple
le cas au Brésil, comme nous l'explique Jacques Barou65 ,
où les recettes traditionnelles issues d'Afrique sont devenues des plats
quotidiens pour les familles blanches brésiliennes qui employaient des
personnes afro-descendantes. Les employées domestiques (majoritairement
des femmes) préparaient en effet les repas qu'elles connaissaient, ce
qui leur avait été transmis. La transmission est double : celle
du patrimoine culinaire et celle du sacré au profane, car les recettes
transmises dans les familles afro-descendantes le sont souvent en ce qu'elles
représentent des traditions 66 . Enfin, au Brésil,
où l'on compte environ 215 ethnies et plus de 180 langues
parlées, on peut observer une grande nécessité de
transmission des savoirs dans une démarche de préservation de
l'identité. En effet, puisqu'il existe une multitude de groupes aux
histoires de vie particulières, il est nécessaire d'organiser et
d'assurer la transmission par l'apprentissage. Ainsi, les politiques publiques
se sont emparées de cette problématique. Des programmes
spécifiques ont été lancés, dans lesquels les
associations et des entreprises travaillent à la gestion mixte du
patrimoine. Des ateliers d'apprentissage ont par exemple été mis
en place pour transmettre la cuisine et les traditions qui y sont
attachées. La pérennisation des savoirs et la transmission aux
jeunes générations assurent la continuité des pratiques,
sans en exiger un maintien absolu et rigoureux. Les jeunes
générations se réapproprieront évidemment ces
65Jacques, BAROU, « Alimentation et migration :
une relation révélatrice », Hommes &
Migrations, no. 1283,
2010, 6-11. 66Ibid
41
pratiques par leurs prismes et les lieront à leurs
propres histoires, mais cela permet d'ouvrir un dialogue et une perspective
globale autour de pratiques ethniques exclusives 67 .
A Roubaix, la configuration est évidemment
différente puisque le travail domestique n'a absolument pas la
même proportion et que la taille et l'histoire de la France font que le
nombre d'ethnies est moindre. Cependant, on constate une adaptation des outils
au sein de la communauté maghrébine. Une enquête
sociologique révèle que la cocotte-minute est devenue un outil
indispensable chez bon nombre de familles car elle permet d'avoir le même
mode de cuisson que dans la tradition, mais avec des outils adaptés au
gaz en France 68 . La thématique culinaire semble importante
pour la population au vu du nombre de projets proposés lorsque
l'Année Thématique a été choisie pour valoriser les
saveurs du monde.
Quant à la dimension émotionnelle de la cuisine,
elle est rendue visible dans le travail de synthèse mené par
Mariagrazia Margarito. Son étude a été
réalisée sur un corpus dans les langues romanes (espagnol,
français, italien, portugais) qui regroupe des textes qui parlent de la
cuisine. Il nous permet de voir les représentations des individus et du
collectif, en faisant appel à la mémoire, au sentiment, et
à ce que la cuisine a de l'enfance 69 . Globalement donc, ce
corpus qui renvoie par son lexique à l'enfance et aux origines est un
exemple de plus montrant pourquoi la cuisine est un facteur de construction de
l'identité et en quoi il est important de la valoriser.
Les ateliers d'écriture du centre social des 4
quartiers sont un autre exemple d'action permettant de conclure que la cuisine
a une valeur identitaire forte. Ce centre, pour lequel nous avons
déjà évoqué des ateliers de cuisine, a
également mis à contribution son atelier d'écriture
hebdomadaire pour proposer une action culturelle dans le cadre du festival
2020, Année des Saveurs du Monde. L'atelier d'écriture,
composé de 7 femmes au cours de l'année 2019-2020 et d'une
intervenante qui vient les accompagner dans leur travail, a
décidé de participer au festival en proposant un projet autour
des souvenirs culinaires. Leur idée a été d'interroger des
personnes de Roubaix en leur demandant de raconter un souvenir d'enfance ou
quelque chose qui les ramenait au lieu où ils et elles avaient grandi,
et que ce souvenir soit lié à la cuisine. Les personnes
interrogées sont d'origines diverses et ont donc des expériences
personnelles différentes. Dans leur édito, les participantes de
l'atelier présentent le projet avec ces mots :
67Jacques, BAROU, « Alimentation et migration
: une relation révélatrice », Hommes &
Migrations, no. 1283, 2010, 6-11.
68Aurélie, BRAYET, « La Cocotte-minute
entre la France et le Maghreb. Regards de femmes sur un objet culinaire »,
Hommes & Migrations, no. 1283, 2010, pp. 128-134.
69Mariagrazia, MARGARITO, « Cuisines
identitaires : remémoration et déclaration d'identité
», Éla. Études de linguistique appliquée,
vol. 150, no. 2, 2008, pp. 245-255.
42
« Nous avons donc réuni sous forme de « je me
souviens » les réminiscences de personnes de notre entourage venues
de différents pays du monde et avons écrit des récits
à partir de fictions, comme la création d'un musée des
saveurs à Roubaix...ou sur des échanges avec des amis
étrangers. Ce livret est donc tout à la fois, recueil de la
parole des habitants et produit de notre imaginaire. »70
Dans le livret de restitution que l'atelier a construit autour
de la thématique, on retrouve un vocabulaire intime et lié aux
émotions : « les odeurs de l'enfance », « je me souviens
», « ce repas en famille », « le manque », «
retrouver ce plaisir », « ce plat me rend nostalgique ». Ce
livret présente une illustration de la portée émotionnelle
et identitaire de la pratique culinaire 71 .
Pour confirmer ou infirmer ces constatations
réalisées sur le terrain sur la dimension identitaire de la
cuisine et la place de la famille dans la transmission des pratiques, j'ai
cherché à comparer les études sociologiques
réalisées parmi les groupes étrangers (notamment celles
mentionnées en première partie réalisées par
Michèle Tribalat) et les pratiques quotidiennes chez les personnes de la
région Nord avec lesquelles j'ai eu la chance de m'entretenir.
B) Retour sur les entretiens
Ce qui m'intéresse dans la réalisation des
entretiens est de voir si des personnes issues de diverses origines, et qui
vivent hors du foyer familial, ont des expériences ou des pratiques
similaires dans la cuisine. Pour pouvoir comparer leurs réponses
à celles que j'ai analysées précédemment, je les
questionne sur les mêmes thématiques. Il s'agit donc de la
structure familiale, du rôle de l'école dans leurs apprentissages
de la cuisine du pays d'accueil, de l'apprentissage de la cuisine du pays de
départ au sein du foyer, des relations autour de cette pratique entre
les frères et soeurs et de leurs pratiques quotidiennes après le
départ du foyer familial.
Pour avoir un retour de terrain sur le Nord avec des personnes
concernées par un parcours migratoire personnel ou familial, j'avais
prévu de travailler avec le centre social des 4 quartiers de Roubaix. Ce
centre dont j'ai déjà analysé plusieurs activités
en lien avec la cuisine, accorde une place à cette question du
patrimoine et permet de rassembler un public qui est concerné par mes
recherches. En effet, j'avais eu l'occasion de les rencontrer au cours de mon
stage et nous avions prévu de réaliser les entretiens à la
rentrée 2020 avec des
70Edito du livret de recueil de l'atelier
d'écriture, Centre Social des 4 Quartiers, Non publié, juin 2020,
disponible au cours de l'édition 2021 de l'Année
Thématique.
71Atelier d'écriture, Centre Social des 4
Quartiers, Non publié, juin 2020, disponible au cours de
l'édition 2021 de l'Année Thématique.
43
personnes plus ou moins proches du centre social. Ces
personnes étaient toutes soit françaises avec des origines
étrangères dans leur famille, soit étrangères
elles-mêmes et résidentes du Nord.
La mise en place du projet et les explications de mes attentes
ont été laborieuses. En effet, le centre social a fermé
avec le confinement de mars 2020 puis par la suite pour les vacances
d'été. A la rentrée de septembre, la reprise des ateliers
d'écriture a été repoussée pour des questions
sanitaires. Les rencontres prévues sur le temps des ateliers ont donc de
nouveau été annulées. L'instauration d'un second
confinement national suite à la reprise de l'épidémie de
COVID-19 à la mi-octobre 2020 a définitivement mis fin à
la possibilité de réaliser les rencontres. La majorité des
personnes que je devais interroger sont des personnes en situation
précaire, et pour lesquelles il était très inconfortable
et compliqué de réaliser des entretiens au
téléphone ou à distance. J'avais décidé de
rencontrer ces personnes pour apporter de la diversité dans les
situations personnelles. Cela m'aurait permis d'avoir des témoignages en
dehors de mon cercle de connaissance et donc d'échanger avec des
personnes ayant une histoire, un style de vie et des origines sociales
différentes des miennes.
Constatant que je n'aurai pas cette possibilité, j'ai
décidé de réaliser trois enquêtes malgré
tout. Toutes avec des personnes de ma connaissance, trois femmes qui vivent
depuis quelques années dans le Nord. L'une est Portugaise de parents
portugais et brésilien et a grandi en
73
France 72 , la seconde est Française, d'un
père Creusois et d'une mère Algérienne , et la
troisième est Chinoise et est venue seule en France pour étudier
à Lille 74 . Trois histoires différentes mais qui se
recoupent sur certains aspects, et qui révèlent que les
dynamiques identifiées précédemment sont bien
réelles.
Le premier élément que j'ai trouvé
intéressant suite à la réalisation de ces entretiens est
le lien que ces enquêtées entretiennent avec la cuisine familiale.
Comme cela avait été montré par l'étude des corpus,
elles y font référence comme à une pratique autour de
laquelle existe un sentiment de nostalgie, un rattachement à l'histoire
familiale. L'une d'entre elles exprime clairement l'idée que c'est une
part évidente de son identité, ce qui corrobore les articles et
études sociologiques menées. Pour celles qui ont grandi en
France, le lien à la cuisine française est fortement lié
aux parents. Dans le premier cas, Laurène a un père
Français qui lui a transmis un savoir-faire et une mère
Algérienne avec qui elle a pu apprendre des recettes basiques et
quelques connaissances. Elle a, au sein du foyer familial,
72Annexe 8 : Entretien avec Beatriz de Sousa
Figueiredo 73Annexe 9 : Entretien avec Laurène Boulaud
74Annexe 10 : Entretien avec Yingjie Weng
une alimentation classique française, son père
étant celui qui s'occupe en majorité de la préparation des
repas. A l'inverse, Béatrice a deux parents étrangers (l'un
Brésilien, l'autre Portugais). Cette réalité implique que
la cuisine du foyer est exclusivement portugaise. C'est d'ailleurs significatif
puisque sa mère est brésilienne et non portugaise. Elle a donc
appris la cuisine portugaise dans un souci de conformation et pour
répondre aux attendus sociaux. La découverte de la cuisine
française passe alors par les structures publiques comme l'école,
qui devient un lieu d'apprentissage très important. Dans ce genre de
situation, on observe une forte rupture entre la nourriture consommée au
sein du foyer et à l'extérieur. C'est alors la cuisine
française qui n'est pas forcément maîtrisée à
l'âge adulte. La troisième situation est celle de Yingjie, qui,
ayant grandi en Chine, a complètement changé d'environnement et
de style de vie au quotidien. Malgré tout, de par la présence de
magasins asiatiques dans la métropole lilloise, elle peut consommer
à la fois de la nourriture chinoise et française. Dans son cas,
son apprentissage a été spontané et lié à
ses relations amicales en France. L'intérêt apporté
à la culture française a favorisé son envie de
maîtriser les plats et de consommer des produits locaux.
Dans l'enquête de Michèle Tribalat,
l'accès aux produits était un élément important
dans la continuité de la pratique culinaire d'origine. Cet
élément m'a été confirmé par ces trois
enquêtées. Elles sont chacune à la recherche de
différents produits (maghrébins, portugais et chinois). Toutes
disent avoir accès facilement à des épiceries ou magasins
proposant les produits de leur pays d'origine à des prix accessibles.
Cela leur permet de pouvoir continuer à cuisiner, sans quoi il serait
compliqué de conserver certaines pratiques.
Cependant, elles confirment toutes les trois avoir vu
évoluer leur pratique de la cuisine avec l'âge. La distinction qui
pouvait exister à un âge plus jeune tend à
disparaître puisque étant indépendantes, elles consomment
de l'une ou l'autre cuisine à leur rythme, ne dépendant plus du
foyer familial. Aussi, l'apparition de pratiques hybrides se fait avec le
temps. Ajout d'épices et de condiments étrangers ou
français à un plat traditionnel de la culture inverse,
modification des parties de viande ou des légumes utilisés
à la réalisation de certains plats, changement du rythme du
repas... Tous ces éléments surviennent et se
répètent, permettant à chacune de faire vivre des
patrimoines différents qui font tous partie de leur identité.
La notion de transmission s'est révélée
ambiguë et parfois sensible pour ces trois enquêtées. Il
s'agit principalement de Laurène et Béatrice, qui disent toutes
deux avoir pu observer la préparation des repas à la maison,
parfois participer, mais pour qui il existe un sentiment de
méconnaissance, encore aujourd'hui alors qu'elles sont adultes.
Béatrice souligne une indifférence à l'adolescence, et un
intérêt renouvelé pour cet héritage familial
44
survenu à l'âge adulte. L'éloignement du
foyer familial n'a pas facilité cette transmission. Mais la pratique
communautaire permet de continuer à apprendre et à partager ce
patrimoine culinaire. Les trois enquêtées soulignent avoir un
grand plaisir à cuisiner avec des personnes ayant des origines communes,
tout le processus d'apprentissage étant partagé, ainsi que les
références culturelles. Laurène souligne même
être en recherche de temps de partage, trouvant cela difficile de
cuisiner seule. Elles expriment un plaisir évident à faire
partager leur cuisine à leurs ami.e.s et relations qui ne connaissent
pas, mais la pratique en communauté est plus liée à un
confort, une habitude.
Nous avons aussi abordé la question de l'importance des
relations amoureuses et de leur influence sur les pratiques culinaires. Selon
leurs expériences, elles concluent que si la ou le partenaire est
d'origine française ou étrangère, les pratiques seront
différentes. Béatrice souligne une facilité à
partager son savoir de la cuisine portugaise lorsque la personne en question
est également étrangère. S'ajoute donc à l'habitude
la nécessité de trouver des personnes qui comprennent cette
dualité, avec qui il est possible d'exprimer cette part
étrangère et souvent méconnue.
Dans l'ensemble, la relation au patrimoine culinaire est
complexe mais souhaiterait être développée par
Laurène, Yingjie et Béatrice. Toutes se disent favorables
à assister à des événements culturels sur des
thématiques culinaires et prendraient plaisir à entendre parler
de l'histoire de certains plats, à voir leur cuisine valorisée et
rendue plus accessible.
De façon générale, il semblerait que le
patrimoine culinaire soit une thématique forte et qui serait
fédératrice si elle était développée et
valorisée dans l'espace public. Reste alors à établir
quelles modalités pourraient être mises en place pour favoriser la
transmission et développer l'accès aux ressources autour de ces
questions.
C) Quelles solutions à Roubaix ?
Au-delà de l'événement 2020,
Année des Saveurs du Monde qui aura lieu en 2021 sur la question
des saveurs et de la diversité culinaire, il existe peu de
réflexion et pas de ressources sur cette question culinaire au sein de
la municipalité et pour les habitants et habitantes. La Ville de Roubaix
tend à adresser des thématiques comme le patrimoine culinaire de
façon partielle et souvent dans une dynamique d'inclusion des
populations éloignées de la culture. Cela touche les personnes en
précarité sociale, peu intégrées ou alors avec des
difficultés intellectuelles.
45
Avec un souhait récent de sortir des anciens
modèles de démocratisation culturelle
46
élitiste pour amener à une plus grande autonomie
des groupes communautaires dans la construction du programme culturel,
l'Année Thématique proposée par le service culture fait
par exemple partie des programmes à vocation interculturelle qui
prônent une participation citoyenne. Ce type d'événement
est nécessaire dans un milieu où certains groupes ont parfois du
mal à exister dans l'espace public et à faire de leurs pratiques
des pratiques légitimes. Mais cette façon de procéder en
fait des événements créés à la marge qui
sont dénués de recherche de qualité et d'exigence
artistique, et qui se basent sur l'oralité sans prendre en compte les
écrits et les ressources locales. On peut regretter des
événements orientés vers des populations en marge qui ne
donnent que peu accès aux structures culturelles, et ne permettent donc
pas de valoriser ces savoirs dans les institutions officielles. Cette absence
ne permet pas aux publics traditionnels habitués des musées et
autres lieux de culture de découvrir les environnements culturels de
leurs compatriotes ni de les comprendre. On pourrait attendre de la part de la
Ville des expositions dans les musées, ou encore des
événements thématiques dans la bibliothèque.
Par ailleurs, la politique culturelle pourrait
s'intéresser à créer des événements selon
les âges des participants. Selon les observations de la CEMPE dans les
années 1980 75 , les jeunes étaient très
intéressés pour apprendre l'histoire, les pratiques culturelles
et la langue du pays d'origine de leurs parents ou grands-parents. Encore
aujourd'hui, proposer des expositions, des films ou des séances de
pratique aux jeunes qui mêlent traditions culinaires et pratiques
contemporaines serait un moyen pour la ville de recréer du dialogue tout
en favorisant les liens familiaux et en ayant une approche interculturelle qui
facilite le dialogue sur le territoire. Cela permettrait également de
donner aux personnes issues de l'immigration et à leurs descendants
différentes perspectives sur les pratiques et les productions
culturelles du pays donc ils et elles sont issu.e.s. Ces actions apportait des
outils d'autonomisation pour les groupes, offrant par là une possible
comparaison entre les cultures qui les nourrissent sans les
hiérarchiser.
La municipalité est un acteur fondamental qui doit
s'emparer de la question interculturelle car elle représente le pouvoir
décisionnaire et l'autorité. Quand la Ville en tant que
municipalité crée la CEMPE ou les festivals interculturels comme
les Transculturelles et l'Année Thématique, quand elle monte un
Conseil Roubaisien de l'Interculturalité et de la Citoyenneté,
elle revendique un message de tolérance. Cette revendication de
l'importance du vivre ensemble et de la place accordée à toutes
les populations est un message fort et
75Mathilde, WYBO, Culture, patrimoine et
migrations à Roubaix. Une exploration de l'identité «
ville-monde » , Mémoire non publié, 2009, <
https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Patrimoine-ethnologique/Soutien-a-la-recherche/Travaux-de-rech
erche/Liste-des-travaux-de-recherche-par-mots-cles/Migration >,
consulté le 15 juin 2020
47
valorisant, et qui a toujours un impact positif sur le
territoire et pour la population.
Si le cas de Roubaix est particulier compte tenu de l'ensemble
des facteurs politiques, économiques et culturels évoqués
auparavant, il n'est pourtant pas unique. La question interculturelle se pose
dans de nombreux départements où il existe des langues
régionales et une multiplicité des patrimoines. Il est
intéressant pour nous d'observer ce qui y a été mis en
place et de s'inspirer des outils créés ailleurs en France pour
repenser la valorisation du patrimoine culinaire à Roubaix.
La première action que je suggère de mettre en
place est le développement d'un centre de documentation et la
création de partenariats avec des acteurs privés (acteurs du
numérique, restaurateurs et restauratrices, associations) au sein de la
ville. Cela serait une façon d'inciter les habitants et habitantes
à découvrir les lieux de restauration du monde et les cuisines
régionales en faisant un travail d'information sur la question. L'outil
numérique ne doit pas être négligé dans les
processus de valorisation. Il a une portée large et permet de
diversifier les supports pour toucher un ensemble de publics. La région
Aquitaine, dans sa « mission de « sauvegarde et transmission du
patrimoine oral 76 » » a utilisé l'outil numérique
à travers une plateforme appelée « sondaqui ». Comme
cela est défini dans l'article de Jean Casteret, Le numérique
comme « lieu » de sauvegarde du Patrimoine culturel
immatériel, le site sondaqui, mis en ligne en décembre 2006,
« aborde des archives à partir du vivant77 ». On
peut également lire :
« [Le site] prend pour ligne éditoriale « la
fête » sous toutes ses formes comme cadre d'expression
privilégié de savoir-faire et de pratiques musicales,
chorégraphiques, chansonnières, contées... Le site met
alors en regard pratiques contemporaines et illustrations sonores
puisées dans les fonds archivistiques. Un double mouvement est ainsi
produit. Un document d'archives jusqu'alors inaccessible vient illustrer la
pratique contemporaine qu'elle nourrit aussi, tout particulièrement au
plan stylistique (modalité musicale, rythmique, ornementation,
phrasé...). Et le contemporain restitue la densité sociale perdue
du document d'archives, l'éclairant par son contexte et rendant aussi
parfois plus agréable l'écoute de ces enregistrements
anciens collectés auprès de personnes
âgées. » 78
Le site internet Sondaqui est une bonne illustration de
l'importance de valoriser des fêtes et événements qui
unissent les habitants et habitantes. Mis en oeuvre sur le territoire
roubaisien,
76Jean-Jacques, CASTERET, « le
numérique comme « lieu » de sauvegarde du Patrimoine culturel
immatériel », In Situ, no. 33, 2017
77Ibid 78Ibid
48
on pourrait penser une plateforme qui permette de valoriser
les fêtes religieuses des différents groupes communautaires et,
plus largement, les fêtes particulières qui donnent lieu à
des célébrations. Informer sur les pratiques autour de ces
fêtes, qu'elles soient culinaires ou vestimentaires, cela permettrait
là encore de créer du dialogue et de démystifier les
pratiques des groupes communautaires. Cela permettrait de regrouper ces
informations sur une seule plateforme et en simplifierait l'accès.
Relier les réseaux sociaux à la plateforme permettrait de toucher
les populations les plus jeunes pour les informer et les sensibiliser. Comme le
soulignent les résultats d'utilisation de Sondaqui, « le croisement
des ressources de tous les acteurs permet aux spécialistes actuels de
certaines pratiques de consulter régulièrement le site pour
préparer leurs cours, nourrir leurs pratiques 79 ». Dans
le cas de Roubaix où l'on compte de nombreuses écoles de
l'enseignement supérieur portées sur l'international et
l'interculturalité ainsi que des formations professionnalisantes en
cuisine, cela semblerait tout à fait pertinent. Transmettre le savoir
est un prérequis pour qu'il puisse être matière
d'apprentissage et de création.
D'autre part, la municipalité participe au dispositif
EAC (Education Artistique et Culturelle), mis en place par le ministère
de l'Éducation nationale et de la Recherche avec l'appui du
ministère de la Culture et de la Communication depuis 2005. Ces
ministères décrivent l'EAC de la façon suivante :
« L'éducation artistique et culturelle (EAC) a
pour objectif d'encourager la participation de tous les enfants et les jeunes
à la vie artistique et culturelle, par l'acquisition de connaissances,
un rapport direct aux oeuvres, la rencontre avec des artistes et professionnels
de la culture, une pratique artistique ou culturelle. La
généralisation de l'EAC implique la mobilisation de l'ensemble
des acteurs ministériels, artistiques, culturels, associatifs,
territoriaux pour développer des actions au plus près des
territoires. » 80
Dans la perspective où l'EAC doit valoriser les
pratiques artistiques, c'est en se basant sur les pratiques culturelles des
foyers que l'on amène les enfants à s'intéresser au
culturel. Puisque la cuisine fait partie du patrimoine culturel et est une
pratique légitime et quotidienne, elle pourrait être une porte
d'entrée à la sensibilisation à la culture. Un lien peut
être établi entre les ressources mises à disposition sur
une plateforme en ligne et ce qui est transmis aux enfants à
l'école. Leur donner le goût de la curiosité, des bases
d'apprentissage, cela peut
79Jacques, BAROU, « Alimentation et migration
: une relation révélatrice », Hommes &
Migrations, no. 1283, 2010, 6-11.
80Sites Thématiques, Ministère de la
Culture, date inconnue, Education artistique et culturelle, <
https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Education-artistique-et-culturelle
>, consulté le 21 octobre 2021
49
permettre qu'ils continuent à s'y intéresser
à l'adolescence. Cela permet également de faire connaître
et de légitimer les différentes pratiques intra-communautaires ou
intra-familiales qui existent. Rendre des enfants fiers.ères et en
possession d'une culture les aide par la suite à s'ouvrir aux
différentes pratiques artistiques et aux pratiques des groupes
présents sur le territoire
Quant à l'enseignement spécifique de la cuisine,
les établissements scolaires proposent un apprentissage très
classique de la cuisine française. Si cela est cohérent dans la
construction d'un programme d'apprentissage, il serait aussi tout à fait
intéressant d'y ajouter un apprentissage de techniques de cuisines
traditionnelles ou contemporaines étrangères. Bien sûr,
cela impliquerait de trouver des intervenants avec ces connaissances, de
pouvoir délimiter quelles pratiques sont pertinentes à enseigner.
Ce travail serait pourtant une clé essentielle dans la
légitimation des savoirs et la création de liens entre les
groupes communautaires.
En lien avec la pratique culinaire et les enseignements dans
les établissements scolaires, la municipalité pourrait favoriser
un travail d'éducation sur le patrimoine, sa définition, son
existence. Expliquer aux plus jeunes de façon simple comment
fonctionnent les systèmes d'inventaires, de labels, et comment l'on
détermine si une pratique est patrimoniale ou non leur apporterait une
meilleure compréhension des cultures qui les entourent. Par la suite,
cela leur permettrait de déterminer ce qui leur semble important comme
faisant partie de leur identité et de l'identité du groupe auquel
ils appartiennent, même si cette conscience de l'identité et du
groupe survient dans une temporalité postérieure à celle
de l'apprentissage.
Toutefois, il est très important de souligner les
écueils que la municipalité doit absolument éviter, qui
sont l'exoticisation et la folklorisation des pratiques ainsi que
l'appropriation culturelle. Comme nous l'avons évoqué
précédemment, l'exoticisation consiste à présenter
des objets seulement sous le prisme exotique et la folklorisation rend
marginales et anecdotiques des pratiques culturelles. Ces deux mises en
scène sont problématiques et donc à proscrire.
Pour l'appropriation culturelle, on peut s'appuyer sur la
définition donnée par Deb'bo, cheffe cuisinière à
Rennes, invitée dans le podcast Kiffe ta Race pour parler de la question
du patrimoine culinaire. La cheffe reprend un élément basique qui
s'applique à tous les champs culturels lorsque l'on veut
déterminer si une action est de l'appropriation culturelle ou non :
« est-ce que ceux qui retirent les bénéfices de cette
cuisine sont de la communauté à laquelle ils
50
ont emprunté ces pratiques et recettes 81 ?
» Pour illustrer sa réponse, elle prend l'exemple suivant : «
lorsque des restaurants vendent des bo bun hors de prix à Paris, qui
n'ont aucune saveur commune aux saveurs traditionnelles et sont plus chers car
supposément « meilleurs », et qu'en plus ils ne
bénéficient à personne de la communauté
vietnamienne, on est clairement dans de l'appropriation culturelle ». En
effet, il est fréquent que des plats d'origine étrangère
qui sont revisités par des chefs soient qualifiés de «
supérieurs » aux plats d'origine, ce qui revient à rabaisser
les traditions culinaires en question. Franciser une cuisine ne la rendra
jamais « meilleure ». La cheffe cuisinière contrebalance ses
propos en partageant son expérience personnelle : lorsqu'elle apprend
à cuisiner des plats traditionnels qu'elle maîtrise moins bien,
elle change leur nom et fait quelque chose qui s'en approche sans chercher
à revendiquer la maîtrise de ce plat. Cela laisse plus d'espace de
création et évite la prétention de maîtriser une
culture qui n'est pas sienne 82 .
Pour l'exoticisation et la folklorisation, il est important
que les programmes mis en place comptent à la fois des
éléments théoriques historiques et des
éléments contemporains. Ne pas ramener des pratiques à
leur seule caractéristique esthétique est également
important. Aussi, dans le cas où des expositions et autres
événements seraient présentés dans les structures
cultuelles, il serait nécessaire de veiller à ce que des
personnes spécialistes des questions aient été
consultées et que les groupes communautaires concernés aient voix
au chapitre.
En définitive, la municipalité dispose d'une
multitude d'outils et de ressources déjà existants desquels elle
pourrait s'inspirer pour développer un travail de reconnaissance et
d'intégration à long terme du patrimoine culinaire sur le
territoire. Les outils se déclinent et se rejoignent, traversant les
milieux scolaires, les pratiques individuelles, et s'appuyant sur des
écrits comme sur le numérique. Ce travail devra
nécessairement être évolutif et prendre en compte les
besoins et envies des divers groupes, pour être le reflet de la
réalité des pratiques et rester conscient des attentes des
citoyens et citoyennes. Une modernisation des outils sera également
nécessaire pour toucher un public jeune et permettre de maintenir un
lien hors des structures municipales (centres sociaux,
médiathèque, écoles).
81Kiffe Ta Race, Youtube, 19 octobre 2020, #53 -
Cuisine et préjugés : on continue de déguster, <
https://www.youtube.com/watch?v=_3El3xfmfaA
>, consulté le 25 octobre 2020
82Kiffe Ta Race, Youtube, 19 octobre 2020, #53 -
Cuisine et préjugés : on continue de déguster, <
https://www.youtube.com/watch?v=_3El3xfmfaA
>, consulté le 25 octobre 2020
51
52
Conclusion
Pour conclure ce mémoire de stage, je peux dire que mon
expérience au service culture de la Mairie de Roubaix en tant que
chargée de production sur l'événement 2020,
Années des Saveurs du Monde m'a permis d'aborder des domaines
très variés et très enrichissants. J'ai pu
appréhender le fonctionnement d'un événement culturel
à chaque étape, de l'appel à projet à
l'organisation des événements. Les différentes
étapes de construction des projets et de suivi des partenaires m'ont
permis de découvrir les acteurs de la vie culturelle roubaisienne et les
personnes impliquées par divers biais dans la vie associative. J'ai pu
comprendre le fonctionnement des équipements municipaux
(médiathèque, musée La Piscine, conservatoire) et leur
rôle dans la valorisation du patrimoine local.
Mon stage m'a permis d'en apprendre davantage sur la situation
roubaisienne et de mieux comprendre les enjeux qui existent dans le
département du Nord. J'ai également eu l'opportunité de
constater quels moyens d'action peuvent être mis en place, comment ils
sont implémentés, quel est leur rôle. Cette base de
réflexion me donne des outils réutilisables par la suite dans
d'autres contextes, ce qui s'avère fort utile.
Aussi, les missions qui m'ont été
confiées sont en total accord avec mon projet professionnel. Souhaitant
travailler dans des associations en tant que chargée de mission à
l'interculturalité et à l'organisation d'événements
culturels, mon stage m'a complètement préparée au
métier que je souhaite exercer. Suite à l'épidémie
de COVID-19 et au confinement, les missions de production ont été
réorientées vers des missions de recherche, ce qui m'a
également beaucoup apporté. La réflexion nécessaire
à la construction de documents synthétiques sur la
thématique interculturelle et l'importance de chercher des solutions aux
problématiques identifiées est un exercice de longue haleine. Mes
capacités de synthétisation et de transmission ont
été renforcées et me permettent d'être plus efficace
et pertinente dans le travail que je réalise désormais.
Ayant pu travailler sur les questions de mobilisation des
divers publics, de valorisation des pratiques culturelles ou de l'impact des
migrations sur le territoire, j'ai été confortée dans
l'idée qu'il est fondamental de prendre en compte la parole des citoyens
et des citoyennes dans les processus de création et qu'il est de la
responsabilité des structures culturelles de valoriser les pratiques
contemporaines diverses et variées.
Finalement, j'ai découvert grâce à mon
stage que la valorisation du patrimoine et la prise en compte des questions
interculturelles restent des questions larges auxquelles aucune solution fixe
et générale ne peut être apportée. La construction
de mesures pertinentes selon
les territoires y apporte une réelle dimension
réflexive et la diversification de ces mesures en fait une question tout
à fait contemporaine et évolutive.
Mes recherches m'ont permis de mesurer à quel point la
question des migrations intra-nationales et internationales devrait toujours
être prise en compte dans les réflexions liées aux
politiques culturelles mises en place sur un territoire. Les
éléments décisifs qui mènent aux
déplacements des populations sont souvent liés à des
questions économiques ou politiques et donc, par conséquent,
marquent les foyers de façon importante. Ces éléments sont
à souligner dans la construction des mémoires locales et les
identifier de façon claire permet de donner des éléments
de compréhension à l'ensemble de la population. Dans le cas du
Nord, j'ai pu observer que le territoire était particulièrement
riche en diversité de population et que son histoire migratoire forte
impactait encore aujourd'hui la réalité des villes et la vie
culturelle. A Roubaix, cela s'illustre notamment par la diversité de
restaurants et de cuisines proposées, ainsi que par la présence
d'épiceries et supermarchés de tous les continents. Avoir une
bonne connaissance des mouvements migratoires et de l'histoire et des pratiques
des populations est essentiel pour s'inscrire dans une dynamique
d'intégration. Les pratiques culinaires par exemple peuvent être
synonymes de rejet lorsqu'elles sont méconnues, alors qu'une
reconnaissance et un travail autour de ces dernières peut apporter de la
richesse culturelle et financière au territoire. Il est clair que les
dynamiques politiques influencent la place accordée aux groupes
étrangers et peuvent générer des situations d'accueil ou
de rejet. Accepter l'arrivée de nouveaux groupes avec leurs pratiques
culturelles propres et leurs histoires permet de créer des territoires
plus inclusifs et donc, par la suite, de favoriser une société
fonctionnelle et dynamique où chacun vit en toute
légitimité.
Par ailleurs, j'ai pu constater que la gestion du patrimoine
devait prendre en compte les questions migratoires. La complexité dans
la mise en valeur du patrimoine est de réussir à valoriser des
cultures différentes avec des besoins et des techniques de valorisation
spécifiques. Aussi, les labels ou programmes de reconnaissance mis en
place par les organismes internationaux comme l'Unesco ne correspondent pas
forcément aux problématiques locales. La question du discours
utilisé dans la production des mémoires est également un
élément important autour duquel se questionner. Mes recherches
m'ont amené à conclure que la gestion du patrimoine, pour qu'elle
soit complète, doit nécessairement être mixte et pas
seulement gérée par les municipalités. Les Villes devant
produire un discours compatible avec les attentes de l'Etat et du pouvoir en
place, elles ne peuvent pas promouvoir n'importe quel discours et doivent
respecter certaines limites imposées par les élu.e.s. Les
associations ou acteurs privés peuvent, à l'inverse, exprimer un
discours plus tranché ou qui leur est propre sans avoir à se
caler sur les discours officiels portés par l'Etat. Il ne s'agit pas
53
de considérer que les municipalités apportent
des discours qui soient systématiquement problématiques, mais de
rappeler qu'il faut avoir conscience des biais provoqués par la
valorisation officielle et de l'importance d'une diversification des opinions
et des mémoires. Concernant le patrimoine culinaire, son histoire et
l'usage de certaines pratiques ou certains outils est corrélé
avec des faits historiques et des histoires extra-nationales. Il s'agira alors
de réussir à familiariser un public avec ces pratiques en
fournissant aussi un ensemble d'informations historiques et politiques sur les
pays en question. Les expériences de patrimonialisation sur divers
territoires ont elles-mêmes subi des évolutions, il n'est pas
forcément aisé de mettre en place d'emblée les bonnes
pratiques. Cela dit, il existe suffisamment d'expériences et de
diversité dans les actions de valorisation pour réussir à
construire des politiques ou des actions inclusives et qui soient en mesure
d'informer, valoriser et promouvoir sans déposséder les groupes
concernés, les exoticiser ou les folkloriser.
Enfin, il est nécessaire de souligner la volonté
des individus de travailler à la question du patrimoine et notamment du
patrimoine culinaire. Mes recherches sur la question m'ont
démontré par de multiples actions l'importance de la
thématique culinaire et la volonté de la mettre en avant. Que ce
soit à travers les témoignages récoltés par les
centres sociaux, les témoignages au cours d'émissions ou les
enquêtes que j'ai pu réaliser, la conclusion est sans appel : la
cuisine est un marqueur identitaire fort qui évoque des sentiments
multiples et qui relie les individus à leur histoire familiale. Elle est
une question fondamentale pas seulement sur le territoire roubaisien mais de
manière globale, et elle est le reflet incontestable des histoires
politiques et migratoires d'un territoire. En ces termes, elle apparaît
comme une pratique centrale qu'il devient nécessaire de valoriser. Les
enjeux sont toujours les mêmes, éviter les mécanismes
d'appropriation culturelle, et permettre une délégation des
actions pour ouvrir la parole aux habitant.e.s. Grâce aux actions
menées par d'autres départements sur les questions culturelles,
il apparaît que l'outil numérique peut être un bon moyen de
concentrer des ressources et de les rendre accessibles au plus grand nombre.
Aussi, il est important de sensibiliser les enfants aux questions culturelles
et de les familiariser à la reconnaissance des pratiques culturelles
pour leur donner une certaine autonomie dans la compréhension de ces
pratiques et leur transmission.
Ces observations ouvrent la réflexion sur les
évolutions futures du concept de patrimoine et la prise en compte du
fait que le patrimoine n'est pas un concept figé mais dépend bel
et bien de ce qui compte pour les groupes de populations. On pourra
s'intéresser aux évolutions des concepts des institutions
internationales qui évoluent avec les nouvelles
54
55
pratiques développées localement. Le rôle
des municipalités et des acteurs privés dans la construction du
patrimoine apparaît primordial dans le sens où la normalisation de
certaines actions peut entraîner des changements conceptuels de grande
ampleur.
Il sera intéressant de réaliser des
études poussées et à long terme sur les populations plus
jeunes pour pouvoir observer si, lorsque des politiques inclusives concernant
le patrimoine sont mises en place, elles ont un impact dans la construction
mentale des enfants et leur relation à leur propre patrimoine. On
pourrait enfin tenter d'élargir le champ d'étude autour des
questions culinaires et observer les liens qui peuvent exister entre les enjeux
de santé publique et la valorisation du patrimoine culinaire. En effet,
des études menées sur les populations immigrées font
état de problèmes métaboliques liés à un
changement d'alimentation et de mode de vie au cours des migrations
(ulcères, diabète, cancers des voies digestives, problèmes
dentaires...) 83 . Pourtant, il n'y a pas de place dans l'espace
public pour montrer la récurrence du phénomène,
prévenir et éduquer les individus. Une meilleure connaissance des
besoins alimentaires liés à une présentation plus
poussée des pratiques culinaires pourrait favoriser
l'amélioration de la santé globale. L'interconnexion entre ces
questions reste complexe et à approfondir mais semble être un
premier pas vers une meilleure compréhension des enjeux sociaux et
culturels de la question culinaire.
83Rémi, GALLOU,. « Le vieillissement
des immigrés en France. Le cas paroxystique des résidants des
foyers », Politix , vol. 72, no. 4, 2005, pp. 57-77.
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61
Table des annexes
Annexe 1 : Copie d'écran de la barre de recherche
« Roubaix, ville ... »
62
Annexe 2 : Recensement des épiceries,
supermarchés et restaurants roubaisiens, Document non publié,
2020. Réalisé par Elodie REQUILLART et Eloïse THEBAUD.
63
Annexe 3 : Organigramme de la Ville de Roubaix mis
à jour en septembre 2020
64
Annexe 4 : La population immigrée à Roubaix,
2016
http://www.linternaute.com/ville/roubaix/ville-59512/demographie
65
Annexe 5 : Répartition des immigrés à
Roubaix
http://www.linternaute.com/ville/roubaix/ville-59512/demographie
X
|
Hommes
|
Femmes
|
Ensemble
|
- de 15 ans
|
779
|
707
|
1486
|
15 à 24 ans
|
995
|
1095
|
2090
|
25 à 54 ans
|
5324
|
5562
|
10886
|
Plus de 54 ans
|
3464
|
3299
|
6763
|
Ensemble
|
10562
|
10663
|
21225
|
Statistiques issues du graphique :
10562/21225*100 = 49.7% d'hommes parmi les immigrés
10663/21225*100 = 50,3% de femmes parmi les immigrés Annexe 6 :
Les stratégies d'acculturation de Sam et Berry
66
Annexe 7 : Programme de l'exposition Bleu de Travail au
Non-Lieu, à Roubaix
67
Annexe 8 : Entretien avec Beatriz de Sousa
Figueiredo
Béatriz est une amie que je connais depuis 3 ans
maintenant. Je connaissais un peu son
histoire familiale, ce qui m'a donné envie de
l'interroger pour mieux comprendre ses ressentis
sur la question de la migration, de la transmission des
savoirs. Beatriz est Portugaise, elle y
est née et n'a pas l'identité
française sur ses papiers. Pour autant, elle a grandi en France,
considère être française car elle vit
dans ce pays depuis 24 ans et en a appris la culture et le
mode de vie. Ce qui va suivre est donc la transcription
donc notre conversation autour de son
histoire.
E : J'ai écrit des questions, à la fois sur qui
tu es pour situer les données « pratiques »
quelques questions sur tes parents puis, globalement, sur vos
habitudes, les trucs de bouffe
etc... Ok ?
B : Ok!
E : Je te connais donc c'est différent mais on va les
poser quand même. Alors pour
commencer redonne moi ton nom complet... Du coup,
j'écris ton nom en portugais ?!
B : Ouais ! Maria Beatriz De Sousa Figueiredo.
E : Age, bon je vais mettre ta date de naissance
B : 15 septembre 1995
E: Alors, activité ou profession, du coup vu que tu
viens d'avoir la thèse t'es en contrat
doctoral c'est bien ça ?
B : Ouais, contrat doctoral.
E : Ton lieu de naissance et de résidence ?
B : Viseu
E : Tu es née à Viseu ?? Donc Portugal, et tu
vis à Lille depuis ...
B : Depuis janvier 2019.
E : Donc tu es née à l'étranger, et du
coup tu es arrivée en quelle année en France ?
B : 1996
E : Et tu es arrivée direct dans le sud ouest, à
Viella ?
B : Oui, Viella, dans le Gers.
E : Et tes parents, ils sont nés où ?
B : Alors, mon père il est né à Viseu. Il
s'appelle Julio, il est né le 02 février 1949
E : Et pour ta mère ?
B : Maria Eunice, née à Rio de Janeiro le 5
novembre 1964
E : Et donc ils sont arrivés quand en France tes
parents ?
B : En 1996, on est arrivés tous ensemble.
E : Et ta mère a fait une double migration, elle est
arrivée quand au Portugal ?
68
B : Elle est partie du Brésil pour venir au Portugal en
1994, pour rejoindre mon père.
E : Et ils font quoi comme activité tes parents ?
B : Mon père il est toujours ouvrier agricole, ma
mère maintenant elle est handicapée donc
sans profession mais avant elle était ouvrière
agricole, elle a aussi été assistante familiale
pendant un temps...
E : On va parler maintenant de comment ça fonctionnait
chez vous. Par exemple, qu'est-ce
que tu mangeais au petit déjeuner quand tu étais
petite ?
B : Franchement au petit déjeuner on mangeait des
gâteaux avec ma soeur, des croissants et
des chocolatines. On mangeait plutôt Français.
Ben après en fait c'était français en France et
portugais au Portugal.
E : Est-ce que toi tu pouvais voir une distinction entre la
nourriture que tu allais manger à la
maison et ce que tu mangeais à l'extérieur ?
B : Oui oui oui, clairement.
E : Et tu dirais que certains repas étaient typiques ou
non ?
B : Ben disons que le petit déjeuner donc on le prenait
français, après le déjeuner et dîner
quand on était à la maison oui c'était
cuisine portugaise, par contre le goûter à la française.
E : Pourquoi tu dis que c'était plus portugais ? Les
ingrédients ? Des plats qui n'existent pas
chez nous ?
B : ah bah clairement c'était de la morue et des
patates (rigole).
E : D'accord ( en rigolant)... Pour toi
c'était préparé façon portugais ou c'était
juste des
ingrédients de là-bas ?
B : Non non ma mère préparait à la
portugais, avec l'huile, les sauces...
E : Et est-ce que dans la cuisine vous aviez ramené du
Portugal des ustensiles spécifiques ?
B : Des plats en terre cuite, on les ramenait tous du
Portugal.
E : Et donc après quand tu sortais à
l'extérieur tu consommais de la cuisine française ? Et
quand vous alliez au restau ?
B : On n'allait pas au restau, en France on allait jamais au
restau.
E : Par contre au Portugal oui ?
B : Ouais, pour manger de la bonne cuisine portugaise.
E : Et sur tes goûts, est-ce que tu as un plat
préféré ou est-ce que tu aimes des choses vraiment
différentes dans les deux cuisines ?
B : Je distingue les deux, en France je peux raffoler du
Bourguignon et au Portugal c'est
cozida portugesa.
E : Y'a vraiment des trucs que tu trouves pas en France ?
B : Bah je trouve toujours dans les magasins portugais mais
ouai sinon c'est galère.
E : Bon en l'occurrence on est allées à Nosso
l'autre jour, mais y'a d'autres magasins spécialisés dans la
région lilloise ? T'arrives à trouver ton bonheur ?
B : Y'a Carlier aussi qui a des produits portugais. Mais Nosso
c'est plus vraiment supermarché tout portugais alors que Carlier c'est
la petite épicerie, y'a aussi des trucs espagnols, italiens... E : Et tu
y vas régulièrement dans ces magasins ?
B : Ouais, ça dépend... En fait c'est plus quand le
Portugal me manque, mais vraiment. E : Au quotidien, tu consommes portugais
?
B : Non c'est justement par phase, mais au final ça
reste anecdotique. Là je viens de rentrer du Portugal donc je vais pas y
aller avant un moment...
E : Ok, et quand on te parle de cuisine française ou
portugaise, tu l'associes à deux choses différentes ou bien toi
dans ta vie tu mélanges tu manges les deux...
B : Pour moi le contexte fait tout. Après ça se
ressemble puisque les ingrédients sont quasiment les mêmes. Mais
le contexte change tout. Quand c'est portugais, c'est plus convivial, tu vas
faire en grande quantité, etc...
E : Sur la convivialité, est-ce quand dans la vie
à Lille tu es en relation avec des gens portugais ou brésiliens
avec qui tu vas pouvoir partager ça ? Je pense au groupe de
brésiliens que tu as connu au labo, est-ce que la nourriture a une place
importante dans votre groupe ? B : Ah bah clairement ! Le premier truc qui a
fait qu'on est devenus potes, c'est la langue. Ils parlent brésilien, je
parle portugais, c'était cool. Mais oui tu vois je suis allée
à son pot de départ l'autre fois, ben y'avait que de la bouffe
brésilienne !
E : Donc tu dirais que dès qu'il y a une occasion de se
retrouver, la cuisine est présente ? B : Mais c'est aussi tu vois
finalement c'est peut être bête à dire mais je vais pas du
tout faire de cuisine portugaise quand je suis que entourée de
français. Alors que j'ai les compétences, juste je le fais pas.
Et tu vois quand j'étais encore à la coloc de Fives je cuisinais
pas du tout portugais, et puis sur la fin comme ça me manquait j'ai
commencé à ramener des produits et à faire des plats de
là-bas et tout.
E : Et comment tu l'expliques?
B : Je pense que spontanément, tu te brides, tu fais
des trucs qui ressemblent aux autres. Enfin peut être plus dans le sens
ou perso les idées de trucs à préparer me viennent aussi
de ce que je vois autour de moi donc forcément quand je vis avec 5
français qui font que de la cuisine française, ben je vais moins
être inspirée à cuisiner portugais. Et pareil tu vois c'est
ça pour tout genre par exemple toi t'es végétarienne, et
ben les phases où on mange ensemble tout le temps après à
la maison je vais avoir plus tendance à cuisiner végé.
E : Les influences des autres jouent beaucoup du coup ?
B : Oui, et d'ailleurs quand je traîne beaucoup avec des
portugais en France je cuisine tout
69
portugais.
E : Et je pense à un truc, typiquement quand t'es
allée faire ton stage à Porto y'a deux ans, t'étais au
Portugal tout ça, tu mangeais quoi ?
B : Je mangeais tout portugais, j'ai jamais fait un seul plat
français. Le seul truc qui me manquait c'était les gnocchis mais
c'est même pas français (rigole).
E : Et tu cherchais pas à consommer des viennoiseries ou
quoi ?
B : Non, mais ça me manquait. Mais comme je savais que
c'était temporaire, je ne cherchais pas particulièrement à
compenser.
E : Est-ce que tu considères que le Portugal a sa propre
gastronomie ou ça c'est vraiment réservé à la
France ?
B : Nan pour le Portugal je parle de cuisine, le
côté convivial fait que ça n'est pas très
élaboré mais très bon. Ici en France on fait plus mijoter,
c'est plus sophistiqué quoi.
E : Et depuis que tu vis seule, est-ce que toi personnellement tu
vas aller au restau pour consommer des plats portugais ?
B : Oui mais à Lille y'en a pas... Mais quand on se
retrouve avec ma soeur bah tu vois la dernière fois on a mangé
brésilien quoi, et quand je vais là-bas ( en région
parisienne), on va bouffer portugais.
E : Ok... Pour en revenir à toi qui cuisine, comment
est-ce que tu as appris ? Tu considères que tu sais préparer mais
qui t'as appris ?
B : Euh... Bah déjà je pense que je suis encore
débutante sur la cuisine portugaise, mais c'est vraiment par mes parents
à la maison que j'ai appris. Là par exemple justement en y allant
au Portugal je me suis dit pourquoi je fais pas plus de portugais, j'ai envie
d'apprendre vraiment. E : Et pour le faire, tu comptes t'y prendre comment ?
Grâce à ta famille ?
B : Non je pensais... Enfin si en vrai des fois je demande
à ma mère pour faire les acras de morue etc je lui demande
conseils. Mais sinon oui pour faire des trucs portugais je vais choper des
livres de cuisine.
E : Et ton père, il ne cuisine pas du tout ?
B : Oh, non.
E : Mais attend je viens de penser que chez toi il y a donc une
double migration de ta mère puisqu'elle est brésilienne, mais tu
dis qu'elle fait de la cuisine portugaise?
B : Portugaise oui.
E : Parce que en « bonne épouse » on lui a
appris à cuisiner portugais pour son mari tu crois ? B : Oh c'est vrai
que j'avais jamais pensé à ça...Mais oui sûrement.
C'est ouf hein ! (rigole). Après de temps à autre elle
peut cuisiner brésilien quand même.
E : Après, elle a vécu un certain temps au Portugal
non ? Je veux dire ça peut être cohérent si
70
71
elle a vécu là bas qu'elle ait adopté
cette cuisine.
B : Bah que quelques années hein, trois ans en vrai
c'est pas beaucoup. Il faudrait que je lui
demande...
E : Est-ce que toi ça t'intéresserait si des
événements culturels autour de la cuisine portugaise
existaient ? Ca te plairait d'y aller ?
B : Moi je pense ça me plairait vraiment, ça me
permettrait d'apprendre des choses sur le
Portugal parce que ben...comme j'y ai pas vécu y'a
pleins de choses que je connais pas.
E : Tu penses que tu cuisinerais plus portugais et que tu
partagerais plus ça s' il y a avait plus
d'événements autour de cette cuisine? Si
c'était plus valorisé par des ateliers, des expos etc...
B : Je pense que oui. Parce que ça serait ancré
que la cuisine portugais existe et donc ça
donnerait de l'inspiration. C'est comme cette année
quand on mangeait beaucoup de sushis, on
s'est intéressées à la cuisine asiatique
bah j'ai plus tendance à en faire chez moi. Donc au-delà
de mon lien avec le Portugal je pense que oui dans tous les
cas ça jouerait.
E : Chez toi, est-ce que il y a des plats d'origine
brésilienne ou portugaise que ta mère fait
avec des ingrédients français ?
B : Non je pense pas, même les épices et
condiments en fait comme le Portugal est proche
genre géographiquement ben on fait des stocks. Du coup
ils ont tout ce qu'il faut. Après ça je
pense aussi qu'ils le font parce que comme ils vivent à
Viella c'est tout petit y'a pas de
magasins où ils peuvent acheter portugais.
En vrai regarde même moi là je me suis fait un
stock de vin portugais, j'en ramène à ma soeur,
on ramène toujours les produits qu'on veut pour
l'année.
E : Monique (soeur de Beatriz) et toi, vous avez la
même relation à la cuisine portugaise ?
B : Pas du tout.
E : Tu saurais me dire pourquoi ?
B : On n'est pas attachées au pays de la même
façon. Elle, elle va très peu faire de morue. Ça
lui ferait même pas tant plaisir d'aller manger dans un
resto portugais. Par contre brésilien ça
lui fera plus plaisir.
E : Juste pour repréciser, ta soeur Monique est
née au Brésil ?
B : Oui, elle y a vécu 10 ans (rigole).
E : Elle est née en 1985 ?
B : Oui, elle est née à Rio le 15 mars 1985.
E : Et elle n'a pas de même nom non plus c'est ça
?
B : Non, elle elle s'appelle Monique Marques de Sousa.
E : Et donc elle a un plus fort attachement au Brésil
?
B : Oui, elle aura plus tendance à faire des trucs
brésiliens.
72
E : Et maintenant qu'elle a un enfant ( Yaël,
née en décembre 2018), est-ce qu'avec Yaël il y a un
désir de transmission ?
B : Alors oui elle lui parle en portugais, après pour
la cuisine Yaël est un peu jeune elle a un an et demi, donc pour l'instant
c'est pas le cas mais il y a une intention oui.
E : Toi, tu penses quoi de cette transmission ?
B : Pour moi clairement ça fait partie de
l'identité. De mon côté je l'associe au style de vie donc
indissociable. Et puis la cuisine ça nous fait penser à notre
enfance. On a des forts souvenirs autour de ça.
E : Mais du coup tu dis que Monique est plus attachée
à la cuisine brésilienne donc tous ces souvenirs sont liés
au Brésil, mais pour autant elle en consomme peu.
B : Mais c'est biaisé parce que Monique elle est avec
Vincent (son mari).
E : Et Vincent il est « franco-français » ?
B : Ben oui, vraiment toute sa famille est française.
Du coup euh... Je pense tu vois je serais avec quelqu'un qui est d'origine
étrangère, genre ta volonté de faire de la cuisine
portugaise elle est....voilà
E : Je ne sais pas ce que tu veux dire, quand tu étais
avec Norbert ( une ancienne relation, il est d'origine camerounaise)
tu cuisinais plus portugais ?
B : Bah c'est que je sais que lui aussi il faisait des trucs de
son pays.
E : Et du coup pour toi comme Monique est avec Vincent qui est
français et qui cuisine français, elle ne va pas partager
ça. Mais c'est marrant parce que justement vu que Vincent mange
seulement français, on pourrait penser qu'il y aurait un certain plaisir
à diversifier la cuisine à la maison, non ?
B : Bah pour moi c'est pas la question de diversifier, c'est
juste que tu partages et l'autre il partage aussi alors que là tu as pas
ce partage réciproque.
E : Ok je comprends c'est intéressant ça.
B : Je pense que le lieu change beaucoup. Tu vois pendant le
confinement où j'étais à la coloc avec Adèle, c'est
elle qui m'a demandé de préparer brésilien car elle s'est
rendue compte que je faisais jamais rien de portugais ou quoi. Mais parce que
j'ai pas la même envie quoi, alors que pourtant quand je le fais
ça me fait plaisir.
E : Et donc dans tes relations passées c'est quelque chose
de systématique ?
B : Oui, assez !
E : Après bon j'ai fini avec les questions là
dans l'immédiat y'a rien d'autre qui me vient à l'esprit, mais
l'autre jour je lisais que l'UNESCO classait le patrimoine immatériel
etc... Et du coup je me disais est-ce que tu penses que la cuisine portugaise
pourrait être classée ? Est-ce que ça aurait un
intérêt ? Evidemment c'est subjectif hein...
73
B : Moi je pense que les traditions culinaires sont
extrêmement importantes, que tout le
monde bouffe pas des burger...
E : Oui mais si on réfléchit, regarde la
dernière fois qu'on a mangé burger ensemble on a pris
des burgers aux produits français donc c'est une
hybridation...
B : Oui, mais du coup ça ne fait pas partie des
traditions culinaires françaises ni de la
gastronomie. On a juste revisité un plat
étranger.
E : Oui, t'as raison ! Bon ben merci Béa d'avoir
répondu à mes questions en tout cas c'est cool
!
B : Bah j'suis contente, mais après fais gaffe tu vas
en savoir trop sur moi (rigole).
Le lendemain de notre entretien à la relecture, je
trouve qu'il manque des éléments. En plus,
je reçois un appel de Beatriz qui me dit
qu'après avoir rediscuté avec sa soeur, elle a
repensé
à de nouvelles choses. Nous décidons donc
rapidement de compléter notre première
conversation.
E : Pour être sûre, avec tes parents tu parles en
quelle langue ?
B : Euh alors eux me parlent en portugais, mais moi je leur
réponds en français.
E : Et avec ta soeur ?
B : Avec elle je parle en français.
E : Et même quand vous êtes au Portugal ?
B : Oui, même là-bas. Après là tu
vois j'y suis restée un mois et demi cet été, clairement
au
bout de trois semaines je leur réponds en portugais.
E : Ok ça marche. Et donc pour en revenir à la
cuisine, du coup ta mère t'explique les recettes
en portugais ?
B : Oui c'est ça.
E : Mais toi dans ta tête, tu les assimiles en quelle
langue ?
B : En français ! Je pense en français
même quand je cuisine portugais.
E : Est-ce que tu étais volontaire pour apprendre
à cuisiner ?
B : Ma mère faisait toujours à manger, elle nous
apprenait pas spécialement, mais maintenant
j'ai plus personne qui va le faire pour moi donc j'ai envie
d'apprendre (rigole).
E : Mais ça veut dire que quand tu étais
adolescente, t'étais jamais sollicitée pour faire les
tâches de pelage, découpage etc... ?
B : Ah si si bien sûr, mais jamais une recette
entière, non.
E : Et tu le prenais comment ?
B : Alors là clairement ça me faisait chier,
parce que j'étais ado et que je voyais pas l'intérêt,
comme pour le jardin. Alors que maintenant j'adore.
E : Et concernant le Brésil, du coup t'as appris aucune
recette ?
74
B : Bah si tu vois la feijoada que je prépare pour ce
soir c'est brésilien. C'est ma mère qui nous a appris mais ma
soeur l'a francisée.
E : Elle a fait quoi ?
B : Elle met pas les mêmes pièces de viande. Ma
mère elle met du pied de porc, des oreilles de porc, ça me
dégoûte ! Monique elle met de la saucisse de Morteau, des
pièces qu'on trouve meilleures quoi.
E : Et je repensais à l'école, est-ce que pour
toi ça a été un lieu d'apprentissage ?
B : Ouai, carrément. Bah par exemple au Brésil
on mange l'avocat sucré. Du coup la première fois où je
suis arrivée à la cantine et j'ai vu de l'avocat avec de la sauce
j'étais là genre « vraiment, vous avez pas compris que c'est
un fruit ? » (rigole). Du coup oui j'ai beaucoup appris à
l'école. Par exemple ma mère elle a très rarement fait du
bourguignon, et la blanquette alors là jamais. Du coup c'est des plats
que j'ai mangé à l'école quoi.
E : Ok je comprends. Une dernière question, est-ce que
dans la transmission des plats, est-ce que le fait que tu sois une fille tu
dirais que ça a changé quelque chose (s'occuper du mari ?)
B : Oui, si il y a cette idée même sur le
ménage etc... mais comme on a grandi en France ça a vraiment fait
la différence, même par exemple au Portugal nos cousines ne
boivent jamais de vin alors que nous oui... Du coup nous on est plus
indépendantes et on s'en fiche un peu plus. Nos parents ils ont beaucoup
évolué sur ça, ma soeur elle n'avait pas le droit de boire
etc car c'est une fille alors que moi mon père m'a appris, je le
conseille sur des vins etc... Aujourd'hui moi j'ai envie d'apprendre la cuisine
juste parce que voilà j'adore partager la culture, c'est vraiment
agréable.
E : Ok super ben écoute merci d'avoir partagé
tout ça avec moi et puis bah écoute je te tiens au courant de
l'avancée de mon mémoire, et je t'envoie l'entretien transcrit
quand c'est prêt !
75
Annexe 9 : Entretien avec Laurène Boulaud
Laurène est une jeune femme que j'ai
rencontrée dans le cadre professionnel. Son histoire m'a
intéressée car elle est différente de celle des personnes
que j'avais pu interroger jusque là. Nous avons donc pris le temps de
discuter, pour que je puisse retracer son parcours personnel et familial en
lien avec la cuisine. Voici la retranscription de nos échanges :
E : Au début, ce sont des questions sur toi, ton
âge etc pour que je puisse resituer et après on
passer à des questions plus personnelles sur toi
comment tu cuisines, ta relation à ta famille
etc.
L : D'accord super
E : Alors pour commencer est-ce que tu peux me redonner ton nom
complet parce que c'est
vrai que je ne le connais pas.
L : Oui donc c'est Laurène Boulaud, aud à la fin
!
E : Et tu as quel âge ?
L : 22, je suis de 1998
E : Et tu es née où ?
L : A Pau, dans le 64 ! Pyrénées Atlantiques.
E : Ok, et donc en ce moment tu fais quoi comme activité
?
L : Je fais mon service civique, mais avant j'ai fait des
études. J'ai commencé par quelques
mois de prépa éco et puis une année de LEA,
et après au final deux ans de Sciences Politiques
mais j'ai arrêté en cours de route, ça ne me
plaisait plus.
E : D'accord je comprends. Et dans ta famille tes parents ils
sont nés en France ?
L : Oui, ma mère est née à
Courcelles-lès-Lens et mon père il est né, je suis
incertaine
(rigole), mais je dirais Montluçon.
E : Donc on est d'accord dans ton cas c'est tes grands parents
qui sont arrivés en France.
L : Oui c'est ça c'est mes grands parents qui sont venus
s'installer en France. J'ai pas l'année
exacte mais c'était pendant la guerre, je sais qu'ils sont
arrivés entre 1958 et 1962. Ils avaient
déjà eu des enfants en Algérie et ils sont
arrivés en France et ils ont continué à avoir des
enfants. Donc oui du côté de mon père la
famille vient de France et du côté de ma mère ils
sont Algériens mais elle, elle a grandi en France.
E : Et ils font quoi comme activité tes parents ?
L : Mon père il est retraité depuis cette
année, il était électricien toute sa carrière. Ma
mère
travaille à Total, pendant des années elle
était au service achat et maintenant elle est au
service documentaire. Elle s'est réorientée car
elle a fait un burn out mais elle est restée là
bas.
E : Pour terminer sur les questions familiales, est-ce que tu as
des frères et soeurs ?
L : Oui j'ai un grand frère et une grande soeur. Mon
frère il a deux ans de plus que moi donc il a 24 ans et ma soeur elle va
avoir 29.
E : Et ils vivent en France ?
L : Ma soeur elle vit dans un bled au sud de Bordeaux qui
s'appelle Cudos, 900 habitants, personne connaît (rigole). Mon
frère, lui, est toujours étudiant à Toulouse, il devrait
finir cette année normalement.
E : Il étudie quoi ?
L : Il étudie l'ingénierie électrique.
E : Et ta soeur ?
L : Euh ma soeur est ingénieure agronome mais elle
travaille dans l'associatif elle bosse pour des éleveurs de zébus
au Bénin et des producteurs de café à Haïti. Parce
qu'elle avait fait une spécialisation pays du sud et bah elle a
passé pas mal de temps en Afrique pour travailler sur les
systèmes agraires donc ça l'intéressait pas mal.
E : Ok trop intéressant ! Alors maintenant la cuisine,
alors j'ai vu que t'adorais les cacahuètes, les curly
(rigole)...
L : Ouai globalement c'est mon alimentation (rigole)
!
E : Et du coup plus sérieusement, avant que tu habites
toute seule (donc quand tu étais petite), est-ce que chez tes parents tu
avais des habitudes de cuisine française et des habitudes de cuisine
algérienne, ou non?
L : Euh alors moi oui je prends le petit-déjeuner
à la française on va dire. Après chez moi je mangeais plus
français parce que c'était plus mon père qui cuisinait et
il est Creusois donc logique. De temps en temps ma mère prenait plaisir
à cuisiner elle-aussi, et c'est à ces occasions qu'elle faisait
des plats de chez elle. Elle a appris plein de plats français dans sa
vie mais elle aime bien cuisiner algérien.
E : Et toi tu notais une différence entre quand tu
mangeais chez toi et quand tu mangeais à l'école ou pas du tout
?
L : Non pas spécialement, comme mon daron est
français vraiment j'ai grandi en goûtant la cuisine
française.
E : Ma question suivante consistait à demander si tu
ressentais une différence par rapport aux autres, un stigmate mais du
coup, est-ce que ça s'applique à toi ?
L : Non non vraiment l'école n'a pas été
un lieu d'apprentissage ou de découverte pour moi et j'ai jamais
été moquée ou autre pour m'intéresser à la
cuisine algérienne ou la manger avec ma mère.
E : Donc tu dis que tu mangeais plus français, est-ce
que tu as un sentiment d'attachement à la
76
77
cuisine algérienne ou non ? Ou de la fierté ? De
la nostalgie ?
L : J'y suis très attachée, c'est une partie de
mon identité que j'ai pas eu l'occasion de beaucoup explorer. Comme ma
mère est née en France et qu'elle s'est éloignée de
sa famille en partant de chez elle loin de sa famille, elle a un peu
détaché cette partie de son identité. Sans que ça
soit intentionnel quoi mais juste ça c'est fait. Mais du coup les
quelques fois ou ma mère écoute des musiques algériennes
ou arabe ou alors qu'elle fait la cuisine je me dis « ah c'est mon
patrimoine aussi » et du coup forcément je m'y intéresse et
j'apprends ses recettes avec plus de fierté que j'apprends les recettes
françaises.
E : Ok je note. Et maintenant que tu habites toute seule, tu
continues à manger plus de cuisine française ou pas ?
L : Plus française oui, toutes les recettes
algériennes que j'ai apprises de ma mère c'est des trucs qui
demandent plus de préparation, plus d'ingrédients que j'ai pas
forcément, c'est long... Les jours où je les fais je suis trop
contente mais là avec mes deux plaques chauffantes et mon four minuscule
je peux pas vraiment les faire...
E : Et est-ce que y'a quand même des produits
algériens que tu consommes hors des plats cuisinés ?
L : Nan, mais j'aimerai vraiment aimer les pâtisseries
orientales mais vraiment tout ce sucre je peux pas.
E : Y'a l'Aziza au coin de la rue en plus (rigole). L'aziza
est une boulangerie-pâtisserie orientale du quartier Moulins, à
Lille.
L : Ca m'écoeure trop je suis pas très
sucré de base. Mais c'est pour ça que les arabes ils ont tous du
diabète aussi (rigole), quand tu manges tout ce sucre c'est logique...
Mais comme les confitures d'ailleurs. Là c'est pas tant une question
d'habitude de cuisine que de goûts tu vois. E : et est-ce que tu trouves
que sur Lille tu trouves facilement ce dont t'as besoin ? Par rapport à
Pau c'est comment ?
L:Oui alors là c'est l'avantage si j'ai besoin d'un
truc je vais à Wazemmes. Quand je suis arrivée sur Lille
dès que j'ai su que y'avait un quartier avec pleins d'arabes je me suis
dit à bah voilà si j'ai besoin je sais où aller. Y'a
pleins d'épiciers qui sont arabes aussi donc c'est top. Mais
après à Pau il y avait aussi un quartier comme ça, jme
rappelle quand ma mère avait besoin elle allait faire les courses
à lous des bois, à lousdeb on disait (rigole). Elle
allait m'acheter mon henné et de la menthe fraîche pour faire ses
thés.
E : Et tu fais toujours du henné ?
L : Ca fait des mois que je veux en faire mais bon je me suis
pas trop motivée. C'est un truc que je fais avec ma mère en
général, sa mère lui faisait et elle elle m'a appris et
ouai j'aime bien faire ça à la maison donc ici je le fais pas
trop.
78
E : Et pour revenir à la cuisine, est-ce que tu vas au
restaurant pour manger des plats algériens ou maghrébins ?
L : Je vais jamais au restaurant de manière
générale. Si je vais au resto ça va être pour aller
manger pizzas ou des plats italiens, j'aime trop ça. Rien à voir
mais j'adore haha.
E : Et sur tes relations sociales, est-ce que y'a certains
potes en particulier avec qui tu vas plus te faire des repas algériens
ou quoi ?
L : Pour l'instant non parce que j'ai eu
énormément de potes arabes dans ma vie, la ville d'où je
venais y'avait pas beaucoup d'arabes. Mais là cette année
justement je voulais proposer à Nawell qui travaille au service civique
avec moi. Parce que du coup elle je suis sûre elle sait cuisiner. Elle a
vécu avec sa famille et tout ...
E : Elle vient d'où Nawell ?
L : D'Algérie, elle a ses deux parents qui sont
algériens, elle parle arabe et tout donc elle se considère arabe
elle connaît bien la culture. Mais eux jvoulais lui proposer de venir
faire des bricks, tiens du coup oui si ça c'est typique algérien
et j'adore j'en mange souvent. Il faut juste une poêle à frire et
c'est tout. Mais juste ça demande du temps si tu veux bien
préparer les garnitures. Genre c'est le truc je me vois trop le faire
avec une copine, on passe l'aprem à préparer et puis
déguster le truc et tout... Trop bon. Mais sinon nan c'est vrai que
c'est pas un truc que j'ai partagé avec d'autres gens que ma
mère.
E : Et tu disais que Nawell était « vraiment
» algérienne, toi tu connais l'Algérie ? Tu y as
habité ?
L : Nan mais moi j'y suis jamais allé en Algérie
! Mais tu sais que même ma mère elle y est jamais allée.
Mais on s'est dit vraiment un jour faut qu'on se fasse un voyage
là-bas.
E : Et est-ce que tu as habité ailleurs qu'en France dans
ta vie ou au cours de tes études ? L : Non jamais, j'ai bougé
dans plusieurs villes de France mais pas à l'étranger.
E : Ok, ça marche. Sur un côté plus
personnel, est-ce que quand tu a été dans des relations
romantiques ça t'as poussé à cuisiner des turcs
algériens et que la personne t'as elle aussi fait part de ses recettes
familiales etc.
L : La seule relation que j'ai eu avec quelqu'un
d'étranger j'étais très jeune (17 ans) et on a
été majoritairement à distance donc franchement c'est pas
représentatif... Je savais même pas vraiment cuisiner à
l'époque.
E : Et si tu étais dans une relation avec une personne
arabe ou étrangère, est-ce que ça t'inciterait plus
à préparer des plats algériens ?
L : Bah carrément ! Tfaçon si je suis avec
quelqu'un ça serait une occasion pour moi d'approfondir parce que
même si je cuisine pas beaucoup j'adore faire à manger quand je
suis avec des gens etc.
E : Et tu me disais qu'il y a quand même quelques
recettes qui t'ont été transmises, comment ça s'est
passé?
L : Avec ma mère quand elle prépare je l'ai vue
faire, je l'ai aidée, y'a pas grand-chose hein. Couscous, tajine (poulet
citron confit ou agneau pruneau). J'aimerai bien d'ailleurs me motiver à
faire un tajine un de ces jours.
E : Ton frère et ta soeur, tu dirais qu'ils ont la
même relation que toi à cet héritage algérien ou pas
du tout ?
L : Alors ma soeur... Elle a appris à la maison mais
plus de mon père de manière générale, elle lui voue
un peu une admiration donc ouai elle a pas trop appris de ma mère. Et
quand j'y pense toutes les fois où je suis allée chez elle j'ai
pas vu une seule fois des trucs algériens... Même avec son mec et
son fils je pense pas qu'elle fasse trop ça... Et mon frère
déjà lui il cuisine pas beaucoup, et lui c'est un gros
français (rigole), il est bronzé mais c'est mon père bis
il a pas trop pris de ma mère.
E : y'a des plats algériens que t'aurais genre «
françisé » ?
L : Non alors là y'a rien qui me vient en tête...
Alors si nan y'a un truc mais c'est une hérésie (rigole). C'est
que moi je suis pas musulmane donc ça peut m'arriver de mettre des
lardons dans le couscous je sais ça se fait pas mais bon (rigole). Nan
en vrai je pense je vais plus « arabiser » des plats français.
Parce que je mets les épices des plats algériens donc tous les
trucs français basiques que je cuisine.
E : Ok ça marche... Et ... Est-ce que tu as
déjà entendu parler de la gastronomie algérienne dans un
musée, est-ce que tu as déjà pu t'intéresser
à ça ?
L : Non jamais...
E : Et s'il y avait un événement autour de la
cuisine algérienne ou maghrébine, est-ce que tu serais
intéressée pour y aller ?
L : ah bah de ouf, nan vraiment moi ça
m'intéresse. Après je voudrais trouver une compatriote avec qui y
aller (rigole).
E : Et tu aimerais bien y voir quoi ? Apprendre des choses?
Pratiquer ?
L : J'essaie de visualiser ce qui m'est direct venu en
tête quand tu as dit ça... Je revois la foire expo à
laquelle j'étais quand j'étais petite, avec des gens qui vendent
de la bouffe, des gens qui font plein de cuisine, des ateliers pour
apprendre... Moi tout de suite j'ai pensé aux odeurs, ça
sentirait super bon !
E : Ok super bah merci pour tes réponses parce que
ça apporte encore une autre perspective sur cette question par rapport
aux autres personnes à qui j'ai pu parler de ça...
L : J'espère que ça va t'aider !
E : Oui carrément de toute façon c'est toujours
intéressant de voir votre rapport en tant
79
80
qu'enfant avec des parents étrangers ou grand parents
étrangers. Et puis ça met en relief les fonctionnement
systématiques c'est bien !
L : C'est vrai que ma mère elle nous a quand même
tous donné des prénoms français, franchement elle nous
aura pas transmis grand-chose de patrimoine, dans sa volonté
d'intégration. Nous c'est Anne-Laure, Etienne et Laurène,
très français. Même la langue on la parle pas du tout quoi.
J'ai rencontré ma grand-mère quand j'avais 17 ans, j'étais
en face genre « bonjour mamie » jme suis dit putain elle doit
être déçue d'avoir des petits enfants français.
Surtout que vu que ma mère est née en France vraiment on est les
français de la famille quoi.
Nous avons continué quelques minutes à
discuter des problématiques de transmission au sein des familles
mixtes.
81
Annexe 10: Entretien avec Yingjie Weng
Nom / Prénom : Yingjie WENG
Âge: 25
Activité ou profession : non
Lieu de naissance et de résidence :
- Si naissance à l'étranger, date d'arrivée
sur le territoire français :
Lieu de naissance : Chine
Lieu de résidence : France
Réponses non publiée sur les autres questions
portant sur la famille
Frères et soeurs ? /
Concernant la cuisine :
Quelles sont vos habitudes du petit déjeuner
?
Le matin, je prends une viennoiserie ou des biscuits en
accompagnement avec un jus de
fruits/ une boisson chaude.
Y'a-t-il un plat (petit déjeuner, déjeuner,
dîner ou goûter) qui soit d'un pays ou de
l'autre (ex : déjeuner français au travail
mais dîner du pays de départ) ?
Matin : Ça reste très variable. Le
repas du matin, comme évoqué dans la dernière question,
est
plutôt français. Ce n'est pas une habitude
développée en France car j'aime toujours les choses
sucrées, donc depuis toute petite, ma famille
prépare souvent des tartines, des viennoiseries
(chinoises), du lait pour moi le matin. Eux, ils en mangent de
temps en temps mais ils
préfèrent un petit-déjeuner chinois
(plutôt salé).
Midi et soir : Les repas du midi et du soir
restent très variables. Ça peut être français,
chinois,
italien ou même allemand ! J'ai toujours envie d'essayer de
nouvelles recettes d'un pays à
l'autre.
Deux choses qui distinguent le repas français et le repas
chinois/ de la plupart de pays
asiatiques :
l Plats à partager. On prépare
plusieurs plats, on les met au milieu de la table. Chacun a un bol de riz et on
partage les plats ensemble.
l Déroulement du repas : D'ailleurs,
on n'a pas le processus du plat d'entrée, plat principal, fromage,
dessert... Presque tous les plats sont présentés d'un coup, le
dessert n'est pas une habitude dans le repas en famille mais il arrive qu'on le
prend au restaurant.
Y'a-t-il une séparation entre la nourriture au
sein du foyer et à l'extérieur ? (type à la maison
exclusivement cuisine d'origine et hors cuisine française) ?
Non
82
Avez-vous déjà été
stigmatisé.e, moqué.e, par rapport à vos origines en
rapport avec la
cuisine ?
1/ Oui, mais pas de méchanceté. Au début
de mon séjour en France, j'ai fait cuire les salades
devant mes voisins (j'habitais dans une résidence de
CROUS à l'époque, donc il n'y a qu'une
cuisine commune). Chez nous, on a l'habitude de cuire tous les
ingrédients pour une raison
d'hygiène : la chaleur peut tuer les microbes et les
bactéries.
Quel est votre plat préféré
?
2/ Les crêpes et la raclette ! Bien sûr qu'il
existe des plats qui sont préparés de manière plus
délicate mais on ne peut pas en manger très
souvent. Les crêpes et la raclette sont faciles à
préparer. De plus, ils génèrent une
ambiance bien conviviale.
Et un plat de ma ville nationale : nouilles faites à la
Changshanaise
Quel sentiment cela vous évoque quand on parle
de ces deux gastronomie (fierté,
nostalgie, ignorance, tristesse, envie de
partage...)?
Gastronomie française : envie
d'apprendre, découvrir, essayer et partager avec les autres.
Quand je ne suis pas en France, elle me manque aussi. (Je la
considère comme la meilleure
gastronomie dans le monde occidental :)
Gastronomie chinoise : nostalgie. Quand je me
sens une baisse de moral, je me fais justement
des nouilles changshanaise (à voir la photo
ci-dessous), ce qui me rappelle ma famille et ma
ville. C'est très réconfortant.
Pouvez-vous associer un mot et une idée pour
chacune des cuisines ?
Gastronomie française : esthétique / Gastronomie
chinoise : diversifiée
Dans votre vie quotidienne, à quelle
fréquence estimez-vous consommer chacune des
gastronomies ?
Française : 60% (ex. salade) / Chinoise : 40% (raviolis
grillés)
Consommez-vous des produits, au quotidien, issus de
votre pays ? Oui
Y'a-t-il, dans la région Lilloise, des magasins
spécialisés avec des produits propres à la
cuisine de votre pays d'origine ?
Paris Store et parfois chez certains commerçants au
marché de Roubaix.
Allez-vous au restaurant pour déguster cette
cuisine ?
Oui, mais il faut un restaurant qui sait bien le faire !
Etes vous en relation avec des personnes ayant les
mêmes origines avec lesquelles vous
partagez des moments de convivialité autour de
la cuisine de votre pays d'origine ?
Oui. Et souvent avec les Français qui
s'intéressent à cette cuisine.
Est-ce que vous considérez manger façon
cuisine française ou plutôt cuisine de votre
pays d'origine ?
Plutôt française.
Avez-vous déjà vécu dans un pays
étranger (autre que le pays d'accueil) ?
Si ça compte, j'ai vécu deux semaines à
Berlin pour apprendre l'allemand.
Si oui quelles étaient vos habitudes
?
Manger localement.
Vie personnelle :
Est-ce que vous entretenez actuellement une relation
amoureuse avec une personne ?
Réponse non publiée
Si oui, quelle est sa nationalité ?
Réponse non publiée
Est-ce vous estimez que sa nationalité
influence votre alimentation ?
Oui.
Si vous avez une expérience similaire
vécue dans le passé, sentez vous libre de raconter
votre ressenti :
réponse non publiée
Apprentissage et transmission :
Connaissez-vous des recettes que réalisaient
vos parents dans votre pays de départ ?
Oui
Etes vous capable de les refaire ?
Oui
Si oui, qui vous a appris à les faire
?
Mes parents et mes amis chinois.
Quel a été le rôle de
l'école/du travail dans l'apprentissage et la découverte de la
cuisine
du pays d'accueil ?
L'école pourrait donner un carnet d'adresse des
restaurants locaux ou bien nous mettre en
relation avec les familles françaises qui souhaitent
faire découvrir la gastronomie aux
étrangers. J'avais participé à
International Students Week, organisé par l'Université, qui
m'a
permis d'aller chez une famille française un dimanche
pour déguster les très bons plats
français.
Aujourd'hui en tant que personne adulte, avez-vous des
pratiques « hybrides » qui
empruntent des habitudes à chacune des cuisines
évoquées ?
Carrément oui. Les ingrédients, la façon
de préparation et présentation (un plat mixte avec la
carbonade, spaghetti et des choux sautés, à voir
la photo ci-dessous) le déroulement du repas,
la durée, les couverts sont souvent
mélangés, et aussi les invités.
Avez-vous déjà entendu parler de la
gastronomie de votre pays d'origine dans une
83
84
institution (musée, exposition, spectacle)
?
Oui. Un exemple bien frais, la Région Hauts-de-France
organisera le 20 novembre une
conférence en ligne sur la gastronomie chinoise.
Ça devrait exister dans les musées mais je ne
suis pas au courant.
Qu'en penseriez-vous si un événement
culturel était dédié aux pratiques culinaires
de
votre pays ?
Ce serait super !
Qu'est-ce que vous aimeriez y voir ?
Une diversité de plats, histoire de certaines
spécialités...
Merci beaucoup pour ta participation !
85
Résumé
Tout au long de ce mémoire de stage, je me suis
intéressée à la gestion de la diversité culturelle
et du patrimoine au sein d'une ville. Au travers d'une synthèse des
vagues migratoires ayant eu lieu au cours des XIXème et XXème
siècles sur le territoire roubaisien ; puis d'une réflexion
autour des différents concepts et réglementations qui entourent
le patrimoine, j'ai cherché à comprendre si le patrimoine
culinaire pouvait avoir sa place dans les processus municipaux de valorisation.
Je me suis aussi intéressée à la portée identitaire
et donc sociale du patrimoine culinaire, et me suis attachée à
montrer que les options de valorisation sont diverses et multiples et peuvent
être évolutives. Toutefois, nous voyons bien qu'il est
nécessaire de les encadrer et d'en déterminer les objectifs pour
permettre une transmission des savoirs entre les générations de
roubaisiens et roubaisiennes, et faire perdurer des pratiques ou des
connaissances autour de la cuisine. Les savoirs devront être
valorisés aussi bien dans leurs traditions que dans leur
contemporanéité. Il n'existe pas de solution
prédéfinie pour la valorisation de ce patrimoine sur le
territoire de Roubaix, mais des idées peuvent émerger et,
soutenue par la municipalité, permettre une intégration de ce
patrimoine.
Throughout my internship thesis, I studied the management of
cultural diversity and all patrimonial practices related to this diversity
within a specific municipality. Through a synthesis of various migratory flows
that took place during the XIXth and XXth around Roubaix and a reflection on
the variety of conceptions and rules surrounding cultural heritage ; I tried to
understand if the culinary heritage could belong in municipal programs. I
questioned the identity building process and strong social value related to the
culinary heritage, and tried to underline the multiplicity changing nature of
valorisation programs. Nevertheless, the necessity to regulate their action and
to set specific goals to ensure the intergenerational transmission of knowledge
among Roubaix's inhabitants is quite obvious. A regulation would also help to
perpetuate specific practices and knowledge related to cooking. Those knowledge
must be valued as traditions as well as in their contemporary dimension There
are no predetermined solutions to valorise heritage on this specific territory
of Roubaix. But some ideas can emerge from the people, and if supported by the
municipality, enable the integration of the culinary heritage.
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