A. Une différenciation dérogatoire à
valeur constitutionnelle accordée par l'Etat
Au sein de son rapport public pour l'année 1993, le
Conseil d'Etat a écrit que « la décentralisation n'est
pas un simple habillage, un prêt-à-porter, elle exige des habits
neufs, du sur-mesure (...). » Ce sur-mesure peut potentiellement
être entendu comme la prise en compte des intérêts
particuliers de chacune des collectivités territoriales à travers
le droit à l'expérimentation-dérogation.
Un droit à l'expérimentation-dérogation a
été ouvert aux collectivités territoriales par l'article
72 alinéa 4 de la Constitution, qui dispose que « dans les
conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause
les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un
droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou
leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement
l'a prévu, déroger, à titre expérimental et pour un
objet et une durée limités, aux dispositions législatives
ou réglementaires qui régissent l'exercice de leurs
compétences. »
Néanmoins, il faut noter que ce dispositif reste un
dispositif dérogatoire conditionné et limité dans le
temps. A terme, si l'expérimentation rencontre un succès, elle a
vocation à être appliquée à tout le territoire.
Ainsi, un projet de loi constitutionnelle en cours
prévoit, comme le précise Alain-Joseph POULET, de «
faciliter l'expérimentation normative »117. Le
projet de loi "3D", pour décentralisation, différenciation et
déconcentration, a pour ambition de transformer les relations entre
l'État et les collectivités territoriales, en portant plus
d'attention aux attentes des collectivités territoriales, et à
leurs projets, avant de leur imposer quelque décision
unilatérale.
Un tel dispositif dérogatoire pourrait permettre aux
collectivités territoriales de déroger aux dispositions
législatives ou réglementaires d'une loi de finances. Allant
encore plus loin, la Cour des comptes propose depuis 2013, l'élaboration
d'une loi de financement des collectivités territoriales, sur le
modèle de la loi de financement de la sécurité
sociale118. Evidemment, il ne s'agirait pas de rédiger une
loi par collectivité, mais cela permettrait une amélioration de
la gouvernance des
117 Alain-Joseph POULET, Directeur des Etudes, «
Différenciation territoriale : la singularité des territoires
dans l'unité nationale », De la gouvernance territoriale et de
la différenciation, 22 mai 2018
118 Christophe JERRETIE, Charles DE COURSON,
députés, « Mission « flash » sur l'autonomie
financière des collectivités territoriales », 9 mai 2018, p.
34
50
finances publiques locales, et prendrait en
considération les différences financières exprimées
par les collectivités territoriales.
Cette idée renforce l'autre modification portée
par le projet de loi « 3D » qui est une
différenciation-adaptation, portée au niveau national, et
adaptée à chaque collectivité, dans sa singularité.
La volonté affichée de l'Etat est de permettre à certaines
collectivités territoriales d'exercer des compétences dont ne
disposerait pas l'ensemble des collectivités de la même
catégorie. Cependant, et face aux limites posées par la
Constitution, pour le moment, ce projet ne peut qu'être pensé et
établi par l'Etat (B).
B. Une différenciation
générale des compétences pensée par
l'Etat
Le 23 septembre 2019, la Ministre de la Cohésion des
territoires et des Relations avec les collectivités territoriales,
Jacqueline GOURAULT annonçait que la différenciation «
c'est reconnaître la diversité des territoires et penser
qu'une politique publique ne s'applique pas exactement de la même
manière sur l'ensemble du territoire119».
La différenciation des normes permettrait aux
collectivités de déroger, pour un objet limité, aux
dispositions législatives ou réglementaires qui régissent
l'exercice de leurs compétences.
A priori, il existe une différenciation des
compétences reposant sur la nature des collectivités
territoriales. En effet, les collectivités territoriales à statut
particulier, de même que les collectivités d'Outre-mer, disposent
de compétences qui ne sont pas accordées aux collectivités
de droit commun. Ainsi, les départements et régions d'Outre-mer
bénéficient d'une telle dérogation à l'article 73
de la Constitution, depuis la révision constitutionnelle de 2003.
Effectivement, cet article dispose que les lois et
règlements « peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux
caractéristiques et contraintes particulières de ces
collectivités ».
La question porte surtout sur la possibilité d'accorder
des compétences différentes à des collectivités
territoriales de droit commun et de même catégorie.
Le Conseil d'Etat a apporté une réponse avec un
avis du 7 décembre 2017120 dans lequel il commence par
opérer une distinction entre le régime des collectivités
territoriales de droit commun, et celui des collectivités territoriales
à statut particulier, afin de rappeler que la Constitution dote ces
dernières de caractéristiques et contraintes
particulières. Une fois cela rappelé, il considère que les
différentes règles constitutionnelles n'imposent pas un cadre
légal uniforme et figé aux compétences des
collectivités territoriales de droit commun.
D'ailleurs, la coopération intercommunale se traduit
pour lui « par des compétences différenciées
entre communes », qui ont été admises dès 2010
par le Conseil constitutionnel121. Ainsi, certaines communes
disposent de compétences que d'autres ont abandonné au profit
d'un EPCI.
Pour le Conseil d'Etat, dans le douzième point de
l'avis précité, « l'application de règles
différentes à l'exercice des compétences de
collectivités de la même catégorie est largement admise,
sans qu'il
119 Décentralisation : le gouvernement ouvre la voie
à la différenciation des territoires, Public Sénat,
Publié le : 23/09/2019 à 20:19 - Mis à jour le :
27/09/2019 à 16:06
120 Conseil d'Etat, Assemblée, Avis sur la
différenciation des compétences des collectivités
territoriales relevant d'une même catégorie et des règles
relatives à l'exercice de ces compétences, n° 393651, 7
décembre 2017
121 Conseil constitutionnel, décision n° 2010-618 DC
du 09 décembre 2010
51
soit pour autant porté atteinte au principe
d'égalité ». Cet exercice de compétences
différents s'explique par des différences démographiques,
ou financières.
Comme le souligne le Conseil d'Etat, de telles nuances
permettraient davantage de responsabilisation et de libertés aux
collectivités territoriales qui verraient leurs marges de manoeuvre
croitre, notamment pour innover et s'adapter.
Pour l'heure, elles sont contraintes au respect du principe
d'égalité qui n'autorise ce dispositif que pour des raisons
d'intérêt général ou des écarts de
situations. Par ailleurs, l'article 72 de la Constitution implique que les
collectivités territoriales de droit commun aient un même statut
et disposent des mêmes compétences.
Cependant, l'Etat semble de plus en plus enclin à
accorder, outre une différenciation de compétences des
collectivités territoriales, une différenciation des normes qui
leur sont applicables. Il faudra pourtant attendre de potentielles
révisions constitutionnelles pour voir si cette piste permettra une
réelle transformation des relations financières entre l'Etat et
les collectivités territoriales.
Actuellement, ce qui est surtout préconisé est une
coopération financière entre ces deux acteurs.
Pour que les relations financières entre l'Etat et les
collectivités territoriales soient métamorphosées, il faut
avant tout que les singularités des secondes soient reconnues par le
premier. Dès lors, elles pourront plus aisément décider de
monter des projets conjointement, mettant ainsi leurs finances en commun.
En parallèle, le rôle de l'Etat à
l'égard des collectivités territoriales doit être
redéfini. Afin de leur accorder plus d'autonomie, il doit éviter
de tout contrôler, et plutôt se donner un rôle de
coordinateur ou d'incitateur. Il doit ainsi prouver sa confiance aux
collectivités territoriales, et cela ne pourra passer que par
l'instauration d'un dialogue entre les deux.
En effet, une telle communication permettra à chacun de
mieux comprendre l'autre, et d'agir en ce sens, selon une volonté de
coopération.
Chapitre 2 : Une coopération financière
entre l'Etat et les collectivités territoriales
préconisée
La coopération peut être définie comme
l'action de participer avec une ou plusieurs personnes à une oeuvre ou
une action commune. Elle trouve sa source dans les idées du sociologue
et économiste Robert OWEN, et ses arguments en faveur du mouvement
coopératif, relayés par les journaux dans les années
1840.
Selon l'Alliance coopérative internationale, «
une coopérative est une association autonome de personnes
volontairement réunies pour satisfaire leurs aspirations et besoins
économiques, sociaux et culturels communs au moyen d'une entreprise dont
la propriété est collective et où le pouvoir est
exercé démocratiquement. »
Par exemple, pour les prises de décision, le principe
est celui des voix équivalentes au nombre de personnes. Ainsi, les
salariés et les cadres sont égaux en droit : aucune voix n'est
prépondérante.
Cette idée a été reprise par le
législateur, au sein d'une loi du 10 septembre 1947122,
consolidée par une version du 17 avril 2020, dans laquelle il est
écrit que l'on « parle de travail coopératif quand deux
ou plusieurs personnes travaillent conjointement dans un même objectif,
chacun ayant à sa charge une part bien définie du travail
à réaliser ».
Appliquée à l'Etat et aux collectivités
territoriales, ce schéma devra avant tout reposer sur une
coopération financière. En effet, depuis toujours, ces deux
acteurs travaillent de concert, mais ce n'est pas toujours évident au
regard de leurs finances, chacun supportant des charges dues par l'autre. En ce
sens, il faut entendre la coopération financière comme la mise en
commun de finances pour la réalisation d'un même objectif, chacun
ayant à sa charge une part bien définie de dépenses
à honorer.
Or, s'ils souhaitent tous les deux agir pour un objectif
différent, leur relation, fondée jusque lors sur de la
coopération, devra nécessairement devenir une collaboration
financière.
Au-delà de cette collaboration financière
(Section 1), les relations entre l'Etat et les collectivités
territoriales doivent mener à une redéfinition de leurs
rôles respectifs (Section 2), notamment par l'instauration d'un dialogue
et l'autonomisation des collectivités territoriales.
52
122 Loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947 portant statut de la
coopération
53
Section 1 : Une nécessaire collaboration en
matière financière entre l'Etat et les collectivités
territoriales passant par un renforcement de leur coopération
Dans les faits, l'Etat et les collectivités
territoriales coopèrent puisqu'ils mettent en oeuvre les politiques
publiques ensemble. En 1996, le Professeur Pierre DILLENBOURG a proposé
une distinction entre la coopération et la collaboration. Selon lui, la
coopération se définit par une répartition et une
autonomie des tâches, mais aussi des acteurs, tandis que la collaboration
implique un entrelacement des missions, et une demande mutuelle d'implication
des acteurs, ainsi que leur coordination. Elle repose également sur leur
communication123.
Chacune des deux solutions apparait idéale pour fonder
les nouvelles relations financières de l'Etat et des
collectivités territoriales. En réalité, il semble que
l'Etat et les collectivités territoriales coopèrent
déjà puisqu'ils tentent d'agir chacun, indépendamment de
l'autre.
Comme aucun texte ne parait encadrer ces relations, il
convient pour eux de passer d'une coopération de fait à une
collaboration de droit. Toutefois, et malgré leur volonté
partenariale affichée, il faudra d'abord encadrer cette
coopération financière (I), mais aussi la renforcer (II).
I. Une coopération financière voulue par
l'Etat et les collectivités territoriales nécessairement
limitée
La coopération financière entre l'Etat et les
collectivités trouve ses sources dans les faits et les coutumes
berçant leurs relations financières. Si ceux-ci affirment de plus
en plus leur volonté de voir perdurer une coopération
financière nationale (A), elle est souvent limitée par la
coopération internationale de l'Etat (B), et ses différents
engagements.
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