1.7.2-NTIC et développement en Afrique
L'introduction et la diffusion des NTIC en Afrique a
suscité chez de nombreux auteurs un éventail de point de vue sur
la contribution de celles-ci au développement de l'Afrique. L'on peut
regrouper les recherches réalisées à ce sujet en deux
groupes : d'un côté ceux qui estiment que les NTIC
contribuent de façon significative au développement du continent
noir, et de l'autre, ceux qui militent pour le pessimisme technologique.
1.7.2.1-Déterminisme technologique ou
technocentrisme
L'introduction des TIC en Afrique a développé
chez bien d'auteurs, l'idée selon laquelle l'utilisation de ces
technologies a sensiblement amélioré ou même
transformé certains domaines de la vie sociale sur ce continent
(éducation, santé, économie, politique...).
Dans un dossier spécial d'Afrique Report
consacré aux TIC en Afrique, Norbrook (Alzouma, op.cit) écrit par
exemple que La Banque Mondiale estime qu'une hausse de 10% du taux de
pénétration du téléphone mobile entraîne une
croissance du PIB de 0,6%, mettant à jour la stimulation énorme
en termes de productivité que les technologies de communication modernes
apportent à une économie. Ceci constitue un véritable
levier économique et un facteur de réduction de la
pauvreté.
Toujours dans le domaine économique, Tall (2004)
après analyse du paysage des TIC au Sénégal constate que
le téléphone mobile a favorisé la connexion de la famille
élargie particulièrement dans les régions rurales de ce
pays. Les échanges (notamment financiers) entre membres
éloignés et ceux restés au pays sont devenus plus nombreux
et plus réguliers. Dans la même perspective, il est aussi
important de noter que l'accès au téléphone mobile et aux
autres TIC peut rendre le paiement des envois plus fiable, plus efficient (avec
moins d'intermédiaires) et éventuellement plus régulier
parce que la communication aide à maintenir la famille étendue en
contact plus étroit à entendre T. Kelly (2004).
Sachs, directeur de la Earth Institute (Institut de la Terre)
à la « Columbia University » a aussi
récemment soutenu que le téléphone mobile est «
l'unique » technologie transformationnelle pour le
développement. Cette idée, selon Sachs, repose sur le fait que le
téléphone mobile est un puissant outil pour joindre les pauvres
là où ils sont tout en créant pour eux des
opportunités d'affaires. C'est en quelque sorte un moyen de briser
l'isolement économique en réintégrant les pauvres qui en
étaient exclus, dans les circuits du marché. Car ce qui avait
toujours défini la pauvreté rurale selon Sachs, c'était
l'absence de moyens de transport, d'infrastructures routières,
d'électricité pour des communautés qui vivaient
repliées sur elles-mêmes, en autarcie, sur la base d'une
économie de subsistance. Cette situation rendait impossible l'obtention
d'informations sur les prix des produits alimentaires dans les marchés
locaux ; elle empêchait également les paysans de joindre
rapidement l'hôpital en cas d'urgence ou d'avoir accès à
des opportunités d'affaires. Pour Sachs, le téléphone
mobile est un moyen de résoudre tous ces problèmes en permettant
aux usagers de trouver des clients pour leurs produits, de faire des commandes
ou d'obtenir des approvisionnements (Shiner, 2008).
D'après certains auteurs (Hahn et Kibora, 2008 ;
Donner, 2007), et à en croire Alzouma (op.cit), il y a par exemple un
changement notable des pratiques discursives observées chez les
utilisateurs. Les échanges tendent à être brefs et concis
et les salutations sont réduites au minimum. Les utilisateurs vont
jusqu'à « bipper » leurs interlocuteurs, comme on dit en
Afrique, c'est-à-dire à appeler, laisser sonner quelques instants
et raccrocher juste à temps pour se faire rappeler par ces derniers
(Donner, idem). Pour des organisations comme, le Fonds de Développement
des Nations Unies pour les Femmes, le téléphone mobile et les TIC
en général sont aussi vus comme des technologies pour
l'augmentation des capacités des femmes et l'égalité des
genres. Les radios rurales et le téléphone mobile sont
conçus comme de puissants outils pour l'éducation sexuelle, le
plaidoyer pour l'égalité des sexes, la lutte contre les violences
domestiques qui sont ainsi plus facilement reportées et
stigmatisées, tout autant que les opportunités d'affaires
ciblées en faveur des femmes (Women, 2000 et Beyond, 2005). C'est ainsi
qu'au Sénégal l'usage du téléphone mobile aurait
permis aux femmes rurales d'améliorer leur statut économique en
leur donnant les moyens d'écouler leurs produits agricoles. Plus
généralement, certains auteurs considèrent que les TIC ont
« libéré la parole » et créé de
nouveaux espaces de sociabilité où les possibilités de
contrôle et de répression étatiques autant que le
contrôle social ordinaire sont réduites (Ott, 1998).
Selon toujours Alzouma (op.cit), en dehors du
téléphone mobile, il y a peu d'exemples de technologies dont
l'usage est presque aussi répandu dans certains pays d'Afrique qu'en
Europe et s'il existe un domaine où, pour la première fois, le
fossé entre habitants des pays développés et habitants des
pays en développement semble en voie d'être comblé, c'est
bien celui-là.
Dans la perspective de l'optimisme technologique, les secteurs
auxquels des programmes et projets de développement centrés
autour du téléphone mobile sont aujourd'hui consacrés
apparaissent nombreux comme le souligne Alzouma (idem). En matière
d'éducation, il y a par exemple ce qu'on appelle le « mobile
e-Learning » (l'apprentissage par le téléphone mobile)
qui permettrait, selon ses promoteurs, de joindre les communautés
isolées, et de pallier à l'insuffisance de connectivité,
d'électricité ou d'infrastructures routières.
Dans le domaine de la santé l'application des TIC est
souvent abordée sous le terme général d'e-Heath
(e-santé) et correspond aux activités liées à la
télémédecine et à l'usage des technologies de
l'information et de la communication pour lutter contre le Sida ou même
les maladies des animaux. Ici, l'utilisation du téléphone mobile
est supposée permettre aux travailleurs de la santé
d'échanger des données et des informations sur les patients.
On trouve également l'e-Gouvernance (l'utilisation
des TIC pour améliorer les performances des administrations africaines,
les processus électoraux ou accroître la participation politique,
etc.). Ici aussi le téléphone mobile est censé jouer un
rôle croissant pour la transmission des résultats des
élections et la transparence des processus électoraux. Le Centre
pour la démocratie et la Technologie (Center for Democracy and
Technology) basé à Washington ainsi que de nombreuses autres
organisations sont actives en Afrique et participent à la «
promotion des valeurs démocratiques et des libertés
constitutionnelles » (site de la CDT) au travers du
téléphone mobile et des TIC en général.
Dans le domaine commercial on peut noter l'e-Business pour les
femmes rurales africaines, auxquels on peut ajouter l'e-Advocacy (ou
e-Plaidoyer en Français), l'e-Banking, etc. Dans tous ces domaines le
téléphone mobile est utilisé comme un moyen de lutte
contre la pauvreté (Alzouma, op.cit).
Le point commun à toutes ces entreprises et points de
vue de tous ces auteurs que nous venons de citer est la conviction que cet
outil de communication (et parfois cet outil à lui tout seul) va
permettre aux Africains de faire un bond de géant sur la voie du
développement. Ce point de vu n'est pas partagé par ceux que l'on
peut regrouper sous le courant du pessimisme technologique.
1.7.2.2-Pessimisme technologique ou dystocie
Les auteurs que l'on peut classer dans cette catégorie
des pessimistes technologiques ont une position plus nuancée et mettent
en doute l'idée selon laquelle l'introduction des TIC en Afrique est une
opportunité pour accéder au développement.
Pour Alzouma (idem), il est possible de replacer la
technologie dans le contexte socioéconomique et sociopolitique qui
oriente son usage et de montrer les limites lorsqu'elle n'est pas conçue
et appliquée dans une perspective intégrée qui prend en
compte le caractère multidimensionnel du développement. Alzouma
ne cherche pas à mettre en cause l'utilité du
téléphone mobile, d'internet et des ordinateurs pour le
développement de l'Afrique, mais à rappeler les conditions sous
lesquelles le déploiement technologique peut véritablement
contribuer au développement. Il critique le technocentrisme ou
déterminisme technologique qui sous-tend la démarche de beaucoup
d'organisations d'aide internationales, notamment l'idée très
répandue aujourd'hui que l'introduction du téléphone
mobile en particulier et des autres TIC en Afrique serait à l'origine de
transformations socioéconomiques miraculeuses, qu'elle
représenterait une révolution et que les TIC se suffiraient
à elles-mêmes pour résoudre tous les problèmes
auxquels sont confrontés les peuples africains.
Basant sa recherche sur une approche documentaire en analysant
surtout les données de l'Union internationale de
Télécommunication, l'auteur s'aperçoit donc que
l'entrée tant vantée de l'Afrique dans la société
de l'information ne repose que sur les chiffres de la pénétration
du téléphone mobile qui sont eux-mêmes marqués par
de fortes disparités entre pays. Pour ce qui concerne les autres
technologies, en particulier le téléphone fixe, les ordinateurs
et Internet, les chiffres demeurent particulièrement bas. C'est surtout
avec l'Internet que le contraste entre pays et au sein d'un même pays
entre couches et groupes sociaux, est le plus apparent notamment en raison des
coûts et des problèmes de formation qui rendent l'accès
à l'ordinateur et à Internet plus difficile. De plus, poursuit
l'auteur, pour utiliser l'ordinateur et Internet, il ne suffit pas de disposer
de l'instrument : il faut encore savoir lire et écrire.
Une bonne partie de la population africaine étant
analphabète dans les langues européennes en usage sur Internet,
elle ne peut accéder à cette technologie. Même lorsqu'ils
sont éduqués, le coût d'un ordinateur se
révèle généralement inaccessible pour
l'écrasante majorité des utilisateurs africains. C'est donc
l'usage collectif des ordinateurs qui est observé dans les
cybercafés ou sur les lieux de travail. Bien que les prix aient
baissé au cours de ces dernières années, l'ordinateur
reste encore inaccessible à une large majorité de la population
à la différence du téléphone mobile qui est
à la portée de beaucoup de bourses. Cette analyse amène
Alzouma à conclure que le fort taux de pénétration
d'objets techniques, isolé de tous les autres facteurs qui eux demeurent
très bas (taux d'instruction, revenu...) ne peut accomplir le miracle
tant prôné par le technocentrisme.
Pour soutenir sa position, Alzouma (op.cit) étend son
analyse à d'autres auteurs (Jagun, Heeks, Whalley et Kaplan) et constate
que les nombreuses études d'impact de la téléphonie mobile
sur la croissance et le développement portent exclusivement sur l'effet
d'un projet sur une communauté quelconque ou des producteurs
isolés de l'ensemble du contexte socio-économique dans lequel ils
évoluent. Les résultats sont souvent rapportés sous le
mode de la « success story » et sans
considération pour le reste de la société globale
où ils sont intégrés. Or le succès d'une
communauté dans un secteur particulier, dissocié de tous les
autres secteurs, ne traduit pas un développement pour cette
communauté et a fortiori pour la région ou le pays
d'où ses membres sont issus.
D'autres analyses se situant dans la perspective du pessimisme
technologique montrent que, dans bien des cas, les TIC, loin de réduire
les inégalités existantes, n'ont fait que les renforcer. En
Afrique, un fossé s'est creusé aujourd'hui entre ceux qui sont
allés à l'école moderne, de langue européenne et
qui sont à même d'utiliser Internet et ceux que l'introduction et
l'utilisation de plus en plus courante de cette technologie n'a fait que
marginaliser un peu plus. La barrière linguistique et
éducationnelle est à l'origine de deux types de
communautés nées de l'usage différentiel des TIC: ceux qui
sont capables de lire sont en mesure de s'intégrer à des
réseaux virtuels, de devenir membres de cybercommunautés tandis
que cette possibilité est exclue pour les analphabètes chez qui
l'usage de la téléphonie mobile tend plutôt à
recréer ou renforcer les réseaux de sociabilité et les
liens communautaires traditionnels, déjà existants: familles,
groupes d'amis, groupes professionnels et réseaux d'affaires. Il en est
ainsi parce que ceux qui ont un certain niveau d'instruction tendent à
utiliser l'e-mail, les forums de discussion en ligne, en plus du
téléphone mobile tandis que les analphabètes utilisent
surtout le téléphone portable. Cette césure se reproduit
également dans les communautés émigrées : pour
le premier groupe, « l'ère de l'information et de la communication
permet...de s'identifier à un espace élargi, qui dépasse
les frontières physiques. Il est aujourd'hui dans un contexte d'hyper
mobilité, qui est à la fois matériel, imaginé, et
virtuel. En revanche les analphabètes ne peuvent constituer un groupe
diasporique de même nature et sont limités aux réseaux de
sociabilité énumérés ci-dessus. S'ils constituent
une diaspora nationale au sein d'un pays étranger, leur appartenance au
réseau ne peut être maintenue que par la participation physique
aux réunions et cérémonies de toute sorte (Stebig et
Deverin, 2008). Ainsi donc l'introduction des TIC dans les
sociétés africaines contribuent à accentuer les
inégalités entre les couches sociales remettant ainsi en cause le
développement durable tant souhaité pour l'Afrique.
Nous ne saurions clore cette revue sans préciser
qu'elle nous a permis de rendre compte des principales théories
explicatives de la diffusion des technologies et des différentes
positions relatives à la place des NTIC dans le processus de
développement du continent africain. Cette revue nous a ainsi permis de
préciser nos hypothèses et d'inscrire notre démarche dans
un cadre théorique bien déterminé.
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