3.3 La prise de décision non-consciente
3.3.1 Les marqueurs somatiques
C'est à partir d'observations sur ses patients
cérébro-lésés que Damasio (1995) en vient à
élaborer son hypothèse des marqueurs somatiques. Il constate que
des patients lésés de la région préfrontale sont
incapables d'éprouver des émotions et de prendre des
décisions avantageuses. Il y aurait donc un lien étroit entre le
raisonnement et l'émotion, le somatique. A partir de tous ces
éléments, Damasio suppose que le mécanisme du raisonnement
reçoit des signaux du corps (viscéraux ou non) des centres
émotionnels, qui viendraient étayer le jugement, le raisonnement,
et lui permettrait d'aboutir :
~ Imaginez qu'avant d'avoir appliquéla moindre analyse
de »coût/bénéfice» aux différents cas de
figure, et avant que vous ayez entaméle processus de raisonnement devant
vous mener à la solution du problème, quelque chose d'important
se produit : lorsque vous visualisez dans votre esprit, même
fugitivement, la conséquence néfaste d'une réponse que
vous pourriez choisir, vous ressentez une sensation déplaisante au
niveau du ventre. [...] Il (le marqueur somatique) oblige à faire
attention au résultat néfaste que peut entraîner une action
donnée, et fonctionne comme un signal d'alarme automatique [...]
(Damasio, 1995, L'erreur de Descartes, pp. 224-225).
Les émotions chez Damasio, sont à entendre dans
un sens plus large que les simples émotions primaires (joie, tristesse,
colère, peur...), ces émotions dépendraient,
reflèteraient, les signaux que certaines partie du corps produisent lors
d'un stimulus, lors d'une représentation imaginaire d'une situation
possible, et qui serait perçues consciemment ou non. Pour expliquer le
fait que les émotions peuvent influencer inconsciemment une prise de
décision, Damasio (1999) réalisa une expérimentation avec
un patient amnésique incapable de se souvenir de personnes
rencontrées ou d'évènements. Malgrécette
déficience, le patient en question était capable de choisir avec
quelles personnes il préférait être ou ne pas être,
avec lesquelles ils s'entendaient ou non. Ceci est surprenant,car son
amnésie ne lui permet pas de souvenir des attributs positifs ou
négatifs des personnes rencontrées, pour lui, chaque rencontre
est nouvelle. Damasio (1999) suggère qu'il existerait donc une
mémoire non-consciente liée à des émotions à
valence négative ou positive et permettant au patient de
»sentir», de savoir spontanément, sans éléments
d'analyse ce qu'il aime ou n'aime pas. Nous n'hésitons pas à
repenser aux expériences sus-cités (p. 39) de Claparède ou
de Jacoby et Kelley (1987). Selon Damasio, cette mémoire implicite
serait favorisée par l'existence de marqueurs somatiques.
Damasio (1999) donne l'exemple d'un patient souffrant d'une
lésion du lobe préfrontal qui pouvait prendre plusieurs heures
pour choisir rationnellement entre deux prises de rendez-vous :
3.3 La prise de décision non-consciente 53
Pendant presque une demi-heure, il a
énuméréles raisons pour et contre chacune des deux dates :
engagements antérieurs, proximitéd'autres engagements,
prévisions météorologiques, et pratiquement toutes les
sortes de raisons envisageables [...] il se livrait à des comparaisons
sans fin et sans intérêt entre différentes options et leurs
éventuelles conséquences [...] Finalement, je lui ai
effectivement dit, sans me troubler, qu'il devrait venir le second des deux
jours proposés. Sa réponse a étéégalement
calme et rapide. Il a simplement dit : `C'est très bien.' Il a
rangél'agenda dans sa poche et s'en est allé (Ibid, p.265-266)
Nous comprenons alors que le simple raisonnement peut devenir
irraisonnable dans ces cas extrêmes, d'autre part, les marqueurs
somatiques auraient un rôle dans la relation à l'autre, en nous
rendant apte à faire des choix en coopération avec les autres.
Ces marqueurs somatiques nous permettraient aussi de réduire le champ
des possibles
grâce à l'imposition d'une marque
émotionnelle. Si nous étions indifférent à tout,
nous ne pourrions choisir, c'est àdire trancher dans
l'infinitude du réel.
Bien entendu, les marqueurs somatiques seuls ne permettent pas
de prendre une décision, mais permettent d'affiner le choix des
possibles, ils sont en quelque sorte un premier filtre vers la décision
optimale et réduisent ainsi considérablement le temps de
délibération. D'autre part, comme nous l'avons vu dans les
parties précédentes traitant de la prédiction et de
l'anticipation ainsi que celles traitant du non-conscient, il serait impossible
de compiler consciemment toutes les informations à notre disposition
dans le but, de prendre la décision la plus raisonnable. Des
informations nous échapperons toujours, et c'est bien là, le
rôle de l'émotion.
Dans certain cas ce mode de raisonnement s'avère plus
précis et efficace qu'une longue introspection (Albrechtsen, Meissner et
Susa, 2009; Dijkstra, Van der Pligt, Van Kleef et Kerstholt, 2012). Par
exemple, il serait plus judicieux de se fier à son intuition pour
détecter le mensonge chez une personne, que d'utiliser la seule analyse
et introspection (Albrechtsen, Meissner et Susa, 2009).
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