2.2.3 Intuition sociale et apprentissage implicite
Dans les parties précédentes, nous avons
montréque le principe de l'intuition est présent dans de nombreux
processus nécessaires à notre vie quotidienne. En effet, cette
capacitéest présente dans la communication, dans la
résolution de problème, dans la prise de décision, dans le
jugement et même dans la perception (Bar, 2007 et Bar, 2009). Cette
possibilitéattribuée à l'Homme, aurait donc un rôle
majeur dans notre existence et serait même indispensable à la vie
sociale (Liebermann, 2000; Frith et Libermann, 2009; Friston, 2015).
Les thèses actuelles présentent l'intuition
comme une capaciténon-consciente, rapide, et holistique, basée
sur une capacitéstatistique naturelle, et un apprentissage implicite
menant vers une autonomisation de la fonction (Kahneman, 2003; Liebermann,
2000). Par conséquent, nous pourrions penser qu'une personne experte
dans un domaine, c'est à dire une personne possédant des
réflexes rapides et automatisés à propos d'un domaine,
aurait naturellement plus d'intuition qu'un novice dans ce même
domaine.
Toutefois, deux points de vue s'opposent sur la question du
lien entre intuition et expertise. Selon Kahneman (2011), être expert
dans un domaine ne réduirait pas les biais de jugements. Avoir des
années de pratique en
40 2 L'intuition : une fonction essentielle à l'Homme?
psychologie ou en médecine ne permettrait pas de
réduire les erreurs de diagnostique (Camerer et Johnson, 1991). En
finance non plus, l'expertise n'est pas le gage d'une meilleure
prédiction des stocks, elle tendrait seulement
àaccroitre la confiance dans son jugement (Zaleskiewicz,
2011).
D'un autre côté, les expériences
menées sur les joueurs d'échec montrent que le niveau d'expertise
incrimine fortement sur la capacitéde jeu, sur la rapiditéet la
mémorisation immédiate (Chase et Simon, 1973). Lors d'une
expérience oùle but est de reproduire un échiquier de
mémoire après une unique présentation de 5 secondes, les
experts ont plus de facilitéque les novices à reproduire l'ordre
du jeu, mais seulement si les pièces sont disposés selon un ordre
cohérent avec les règles du jeu. Dans le cas oùles
pièces auraient étédisposées aléatoirement,
la performance de mémorisation serait la même d'un groupe à
l'autre (Chase et Simon, 1973). Dans une étude similaire plus
récente, des joueurs d'échec experts, au contraire des novices,
sont capables de juger inconsciemment si une partie est échec ou non
d'après la présentation d'une amorce masquée (donc
perçue non-consciemment) censée influencer positivement leur
décision. Les joueurs experts auraient donc développéune
forme de réflexe basésur une mémoire composée de
milliers de combinaisons différentes. Cette capacitéde
reconnaissance immédiate serait d'ailleurs accentuée par le fait
que dans l'expérience citée, le roi est menacédirectement,
donc lors d'une situation alarmante pour un joueur d'échec. D'autre part
l'effet du masquage ne semble pas avoir d'effet sur les joueurs experts si les
combinaisons masqués n'ont pas de sens (Kiesel, Kunde, Pohl, Berner et
Hoffmann, 2009). Cette mémorisation est bien plus qu'un simple stockage
d'information, elle est une véritable construction mentale qui se
jouerait non-consciemment. La décision se jouerait alors à un
niveau non-conscient, et ce, en fonction que le masque corrèle avec les
données mémorisées du joueur d'échec ou non. Nous
pourrions alors faire l'hypothèse qu'il y aurait une mise ou non en
harmonie entre ce qui se trouve à l'extérieur (le masque) et ce
qui se trouve à l'intérieur (données
mémorisées), et ce serait cette congruence ou non-congruence qui
déterminera la réaction appropriée. Il aurait
étéintéressant de coupler cette expérience avec des
mesures physiologiques, dans le but de détecter ou non des marqueurs
somatiques.
L'intuition se trouverait donc à la lisière de
ces deux mondes et permettraient le lien, la communication entre ces deux
sources d'informations. Il se pourrait d'ailleurs qu'elle soit le lien
lui-même.
L'apprentissage implicite qui se définit comme :
l'acquisition de connaissances de façon non-consciente et en
l'absence d'une connaissance explicite à propos de ce qui est requis.
L'apprentissage implicite est un processus
primaire fondamental, qui est à l'origine des
comportements adaptifs des organismes complexes (Reber,
1993 citépar Lieberman, 2000 p. 4). L'apprentissage implicite serait
donc l'internalisation non-consciente de règles et la capacitéde
les utiliser en réponse à un problème, sans pouvoir
toutefois expliquer logiquement la loi utilisée.
Pour illustrer notre propos, Liebermann (2000) cite
l'expérience de Lewicki (1986), dans laquelle les participants devaient
juger de la personnalitéde personnes représentées sur des
photos. Lewicki créa une subtile corrélation entre la longueur
des cheveux et un trait de personnalité. Pendant
l'expérimentation, les participants utilisèrent significativement
cette information de covariance pour juger de la personnalitédes
personnes présentées. Or, lorsque les expérimentateurs
leur demandaient sur quoi ils basèrent leur jugement, les participants
répondaient généralement sur les yeux, mais à aucun
moment ils n'avaient vu le lien qui unissait ce trait de caractère
à la longueur des cheveux. Nous pourrions dire, qu'ils ont
utiliséune loi malgréeux et donc, que l'apprentissage implicite
ici, est une forme d'influence. Toutefois, nous pourrions nuancer ce propos, en
proposant qu'il existe chez l'Homme une fonction
2.3 L'intuition à la lumière de la neuro-imagerie
41
non-consciente capable de reconnaître des patterns, des
schémas, des liens, des analogies entre toutes choses. Ce serait
finalement, l'associativitéqui serait ici derrière le
phénomène de l'apprentissage implicite. C'est à dire la
reconnaissance implicite d'un lien entre des objets (perceptifs ou
idéels) et grâce à cela, une capacitéde
catégoriser le monde selon des classes toutes liées entre elles.
Ne serait-ce pas d'ailleurs la capacitéde créer des liens, du
sens donc, qu'on appellerait intelligence? Toutefois, la capacitéde
créer des liens fait aussi partie des instincts que l'on retrouve chez
les animaux ((biche)//forme/odeur/mouvement du lion = danger = fuir), pourtant
cette création de liens semble rigide et sélective (instincts) au
contraire de celle de l'homme qui, conscientisée, peut se permettre de
créer des liens entre le Camembert et Jésus comme Dali sut le
faire en 1961 quand on l'interrogea sur les montres molles lors d'une interview
(INA, 1961) :
~ Les montres molles sont comme du fromage, et surtout comme
le camembert quand il est tout à fait à point, c'est à
dire qui a la tendance de commencer à dégouliner. Et alors, mais
quel rapport entre le fromage et le mysticisme? Alors Dal'ý a
répondu une chose sublime, il a dit : Parce que Jésus, c'est du
fromage '. Alors làil y a eu un certain malaise de la part des
jésuites, mais comme je suis très jésuitique
moi-même, je savais déjàque cette chose c'était
saint Augustin qui l'avait dite avant Dal'ý. Et alors je leur ai
citéun psaume de la Bible dans lequel on parle de Jésus en le
comparant à une montagne. C'est très long et ça commence
en disant : montus, quamdatus, montus termentatus, montus... , enfin. C'est une
série de montagnes toutes lesquelles ont les attributs et les vertus
caractérisées et ammoniacales du fromage. Et rien d'autre que
saint Augustin, il dit, il écrit textuellement que ce passage il faut
l'interpréter que Jésus ce n'est pas une montagne de fromage mais
c'est des montagnes, des montagnes et des montagnes de fromage. Et
naturellement si c'était Dal'ý tout seul qui aurait dit que
Jésus c'était du fromage, mais si c'est saint Augustin, alors
tout le monde est forcéde dire que quand même, c'est pas aussi fou
ni aussi paranoïaque que ça. ~
Nous remarquerons que cette analogie n'est possible que
grâce à l'abstraction du langage et à la déliaison
effective qui peut exister entre représentations d'objets et
représentations de mots (Freud, 1891), ce que les animaux ne sont pas
capables de réaliser, d'oùune absence de choix dans leurs
instincts. L'intuition suppose le choix et la liberté, tandis que
l'instinct suppose l'acte et la rigidité.
L'intuition dépendrait donc des structures
cérébrales impliquées dans l'apprentissage implicite, dans
l'antici-pation, dans l'inférence émotionnelle/comportementale
d'autrui et de soi-même, dans l'élaboration des marqueurs
somatiques ainsi que dans les structures impliquées dans la prise de
décision.
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