A. La suprématie normative des petites
constitutions
S'il est une tendance lourde dans l'ordre juridique des Etats
en crise, c'est que l'adoption des petites constitutions se fait soit au
détriment, soit en lieu et place du constitutionnalisme comme
l'illustrent nombre d'exemples sur le continent
africain100.
97 BEAUD (O.), La puissance
de l'Etat, op.cit., p. 267.
98 Idem, p. 273.
99 La formalisation est en effet
définie par Emmanuel CARTIER comme « un
processus normatif permettant la structuration d'un ordre juridique
donné en aménageant les rapports de production et de
validité entre ses différentes composantes »
(CARTIER, « Les petites Constitutions »,
op.cit., p. 523). V. aussi : PFERSMANN
(O.), in Louis. FAVOREU et
al., Droit constitutionnel, op.cit., p. 101.
100 Sans être exhaustif, il s'agit des
exemples du Rwanda avec les Accords d'Arusha du 15 août 1993, de la
République Démocratique du Congo avec l'Accord global et inclusif
de Sun City du 17 décembre 2002, de la Côte d'Ivoire avec les
Accords de Linas Marcoussis du 23 janvier 2003, du Madagascar avec l'Accord de
Maputo du 8 août 2009 et du Togo avec l'Accord politique global du 20
août 2006.
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Mémoire Master II - Les petites constitutions en
Afrique : essai de réflexion à partir des exemples de la
Côte d'Ivoire, de la République Démocratique du Congo, de
la Tunisie et du Togo.
En effet au Rwanda, en dehors du compromis qu'il
réalise entre la majorité et l'opposition, l'Accord de paix
d'Arusha, modifie la Constitution du 10 juin 1991 dont désormais le
domaine matériel est élargi à des règles
établies en dehors du pouvoir constituant et des modalités
appropriées: « les deux parties signataires acceptent que la
Constitution du 10juin 1991 et l'accord de paix d'Arusha constituent
indissolublement la loi fondamentale qui régit le pays durant la
période de transition »'0'. En
Côte d'Ivoire, l'application de l'accord de Marcoussis qui a
considérablement modifié la distribution des pouvoirs
organisés par la Constitution du 1er août 2000, a
généré des nouvelles règles
étrangères à la Constitution et eu pour
conséquence, au plan strictement juridique, le gel partiel de cette
dernière. En république Démocratique du Congo, la
Constitution de transition qui sort de l'Accord global et inclusif de Sun City
du 17 décembre 2002, même atypique au regard des théories
classiques, n'est pas moins une Constitution. Ce texte tient son rang de norme
fondamentale, d'un point de vue matériel. Ainsi, dans bien des cas, les
petites constitutions s'imposent102.
En effet, les dispositions de ces petites constitutions
affectent de manière substantielle l'organisation de l'Etat et la
répartition de ses pouvoirs comme une loi fondamentale, établie
selon l'orthodoxie constitutionnelle.
A la lumière de ces développements, il
apparaît que, les petites constitutions, qu'elles abrogent ou modifient
la Constitution, prennent un ascendant incontestable sur toute autre norme,
dans la période de crise. Cette suprématie normative en
période de crise témoigne de la manifestation de leur valeur
constitutionnelle dont l'attitude du juge constitutionnelle rend
également compte.
101 Article 3 des Accords de paix d'Arusha du 15
août 1993.
102 En réalité, dans certains
cas, ces petites constitutions doivent aussi s'interpréter comme «
un constitutionnalisme de crise ». Les accords de paix dans plusieurs
pays, parce qu'ils constituent le statut de l'Etat en crise ou en
reconstruction, s'appliquent en définitive comme des Constitutions
matérielles. En effet ces petites constitutions créent des
institutions de transition ou reconstituent les pouvoirs classiques de l'Etat,
ou encore érigent carrément de nouveaux principes fondamentaux,
modifient la forme de l'Etat en créant désormais comme ce fut le
cas au Soudan, un Etat fédéral par l'autonomisation d'une
région.
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Mémoire Master II - Les petites constitutions en
Afrique : essai de réflexion à partir des exemples de la
Côte d'Ivoire, de la République Démocratique du Congo, de
la Tunisie et du Togo.
B. L'attitude du juge constitutionnel à
l'égard des petites constitutions
La question de l'attitude du juge à l'égard des
petites constitutions mérite la réflexion. En effet, l'on doit
marquer un temps d'arrêt pour répondre à cette
interrogation qui mobilise tant l'attention des juristes : le juge peut-il
sanctionner la violation des petites constitutions ?
Il faut dire que dans les transitions, où la
Constitution en vigueur est révolue et une petite constitution est
élaborée en vue de l'adoption d'une Constitution
définitive, le problème ne se pose pas. Les Cours
constitutionnelles de ces transitions, si elles existent, appliquent les
nouveaux principes énoncés dans les petites constitutions, afin
de garantir la compréhension correcte et authentique du sens de leur
valeur constitutionnelle comme ce fut le cas dans la transition
sud-africaine103. Dans ce cas, le juge sanctionne
la violation des petites constitutions.
Cependant, dans les crises qui ont occasionné
l'adoption d'une petite constitution notamment un accord politique, en dehors
de la Constitution en vigueur, la question de la sanction de leur violation par
le juge, conduit à une réponse mitigée.
En effet, les accords politiques étant essentiellement
des normes politiques, le juge constitutionnel semble étranger à
ce corpus normatif qu'il considère comme des normes
internationales104. Ainsi les accords politiques
semblent-ils transcender sa compétence. Cependant, lorsque leurs
dispositions sont insérées dans l'ordonnancement juridique de
103 La situation sud-africaine est en effet
révélatrice en ce qui concerne l'attitude du juge constitutionnel
à l'égard des petites constitutions dans le processus de
transition. En Afrique du Sud, la Cour constitutionnelle avait fonction
à vérifier que la Constitution définitive (celle qui
deviendra la Constitution de 1996) n'était pas en contradiction avec les
34 principes constitutionnels fondamentaux qui compose la petite constitution
sud-africaine et qui devaient guider l'Assemblée constituante. Ce
contrôle a été exercé par la Cour de manière
très scrupuleuse. Les juges constitutionnels ont ainsi refusé la
validation du premier texte constitutionnel, en obligeant l'Assemblée
constituante à lui apporter de nombreuses modifications sur le fondement
des 34 principes.
104 C'est l'exemple du juge constitutionnel
ivoirien qui déclare que : « considérant que les normes
et dispositions internationales acceptées par les organes nationaux
compétents ont une autorité supérieur à celle des
lois et décisions juridictionnelles internes sous réserve de leur
application par l'autre partie ». Voir le Discours du 06 mai 2011, de
l'ancien Président du Conseil constitutionnel ivoirien, Paul Yao
N'DRE, lors de la cérémonie d'investiture du
Président OUATTARA.
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Mémoire Master II - Les petites constitutions en
Afrique : essai de réflexion à partir des exemples de la
Côte d'Ivoire, de la République Démocratique du Congo, de
la Tunisie et du Togo.
l'Etat en crise en tant que lois ou règlements
régulièrement adoptés, leur violation tombe sous le coup
de la loi105.
Par ailleurs, même si les dispositions des accords
politiques ne sont pas insérées dans l'ordonnancement juridique
des Etats en crise, ces derniers influent beaucoup l'action du juge
constitutionnel106. En effet dans la mise en oeuvre
de l'Etat de droit dans la période de crise, le juge a, à
affirmer, à défaut d'une constitutionnalité
irréprochable, une constitutionnalité pragmatique prise entre
deux tenants extrêmes : celle d'un « tout-au-constitutionnel »
qui suppose une légalité parfaite, mais abstraite car non
susceptible d'application à cause de la crise, et celle engendrée
par l'accord politique.
Dans tous les cas, la manifestation de la valeur
constitutionnelle des petites constitutions débouche sur un constat
d'évidence : à côté du droit constitutionnel commun,
existe un droit constitutionnel des circonstances exceptionnelles. Quelle sont
donc les fonctions de ce droit ?
105 EHUENI MANZAN (I.),
Les accords politiques dans la résolution des conflits armés
internes en Afrique, Thèse de Doctorat en Droit, Université
de Cocody-Abidjan, 07 décembre 2011, op.cit., p. 303.
106 Le juge constitutionnel togolais s'est
référé à l'Accord Politique Global (APG) en tant
qu'instrument devant guider son interprétation dans le règlement
de la crise politique que traversait le Togo. En effet le juge avait
considéré que : « Le choix des représentants des
partis politiques extra-parlementaires et des organisations de la
société civile au sein de la CENI nécessite une
référence à l'APG du 20 août 2006, accord qui fonde
le consensus national sur les questions d'intérêt national ».
Voir Décision noC-003/09 du 09 juillet 2009, Affaire saisine
des députés de l'Union des Forces de Changement (UFC).
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Mémoire Master II - Les petites constitutions en
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la Tunisie et du Togo.
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