La persistance des sciences sociales coloniales en Afrique( Télécharger le fichier original )par Jean Barnabé MILALA LUNGALA Université de Kinshasa RDC - Doctorat 2009 |
La « race » une hypothèse centrale des sciences colonialesL'hypothèse centrale des sciences coloniales est justement le concept de « race » comme on peut se rendre compte. « Bien que la race ait eu un succès considérable dans les tentatives d'explication de la diversité humaine, elle n'est pas toujours le paradigme explicatif des sciences humaines naissantes, elle en est plutôt l'hypothèse implicite et générale ».31(*) Cette posture doit avoir miné l'Afrique jusqu'aujourd'hui notamment dans les conflits instrumentalisés des Grands Lacs africains qui s'exacerbent et s'exportent dangereusement au Congo-Kinshasa. En premier lieu, nous dirons que le paradigme de la race sera la logique occultée qui va orienter l'ethnologie « qui procède d'une curiosité pour l'Autre, qui s'est manifestée d'abord dans les récits de voyages et qui a vite associé - est-ce une raison de la double appellation de la discipline, ethnologie et/ou anthropologie ? - à la description de moeurs et coutumes insolites, une réflexion sur l'unité et la pluralité de l'Humain ».32(*) Grosso modo, « la pensée raciale semble avoir dominé la culture savante du siècle qui s'achevait dans le triomphe impérial ».33(*) Ainsi s'explique le fait que : « la pensée raciale dut attendre la fin du siècle pour se voir célébrée comme l'une des plus importantes contributions à l'esprit occidental ».34(*) Et pour cause : « Au niveau de ses expressions savantes à vocation impériale ne tardera pas à faire recours (de ce concept) dans les conflits internationaux européens, cela se prolonge dans « l'exploitation du continent biologique »selon deux axes principaux, le darwinisme et le déchaînement des mesures anthropologiques ».35(*) Par exemple Leclerc, de fil en aiguille, « montre (...) combien ont été historiquement liés (à l'origine des sciences sociales modernes) les soucis de rationaliser l'observation des indigents (en Europe) et l'observation des indigènes »36(*)comme dans un laboratoire. Plus tard, « au début du XXe siècle, les méthode d'observation des indigènes seront transposées dans l'observation des ouvriers ou des « marginaux ».37(*) Pour Taylor, selon Maesschalck « à l'époque, (en Occident en tout cas) le problème central des sciences humaines semble être leur capacité à expliquer le changement dans les sociétés humaines », 38(*)alors que, si paradoxal que cela puisse paraître les africanistes eurocentristes cherchent à expliquer le statu quo des sociétés dites primitives. En Occident, « les sciences humaines ne peuvent donc anticiper la formation d'un nouveau contexte culturel, mais elles ont la capacité d'infirmer les tentatives conduisant soit à la fermeture d'un ordre culturel sur lui-même soit à son éclatement pur et simple par auto -destruction (la révolution) ».39(*) Dans ce contexte, les sciences humaines ne peuvent maîtriser les conditions contextuelles d'émergence de nouvelles pratiques, elles peuvent néanmoins adopter une attitude différente de la simple mise entre parenthèse de ces conditions ».40(*) Ainsi, tel que le dit Marc Maesschalck, « si l'enjeu des sciences humaines semble correspondre à l'avenir des sociétés industrielles tel qu'il était perçu par certains intellectuels « modérés »en 1968, nous ne pensons pas que ce soit simplement parce que la réflexion elle-même n'échappe pas à la règle qu'elle tente de mettre en évidence ».41(*) Les coloniaux congolais recourent à l'Afrique du Sud et aux travaux ethnologiques britanniques et d'agronomes hollandais pour prendre le modèle de colonisation.42(*) Nous pouvons l'illustrer à travers « le rôle des institutions coloniales dans le développement de l'ethnologie » qui procédait, repentons-le, « d'une curiosité pour l'Autre ».43(*) Cette oeuvre issue des expéditions scientifiques du XVIII ème et du XIX ème siècle, inscrit la description de l'humain dans une sorte de zoologie physique et morale.44(*) L'ethnologie transfert « à l'espèce humaine l'obsession classificatoire du zoologue ».45(*) Elikia M'bokolo soutient à propos qu'en République Démocratique du Congo « pour le moment, les historiens sont largement tributaires de l'ethnographie coloniale pour leurs matériaux et ce que ceux -ci charrient de concepts, d'hypothèses et de théories ».46(*) Elikia se réfère ici à l'histoire coloniale du Katanga, la riche région minière du Congo qui « reste à écrire et la tâche parait rude dans la mesure où »47(*) des concepts, des hypothèses et des théories y relatives sont sujets à caution par l'entreprise coloniale. Plusieurs aspects sont ici à prendre en compte comme le dit Gregory Quenet, ce sont « les différentes phases des processus de construction, les catégories d'acteurs et d'organisations impliquées, les stratégies et procédures mobilisées, les instrumentations mises en oeuvre, les modélisations effectuées, le rôle des représentations et des conceptualisations ... »48(*) A la base de cette situation ce sont par exemple des incertitudes conceptuelles qui fondent des classifications (voir la problématique de concept formel, de domaine de référence, etc.), telles celles qui classent en République Démocratique du Congo précoloniale des gens en « « peuplades », qui donne parfois « grandes peuplades » ; « tribu », qui se dégrade souvent en « petite tribu » et en « sous- tribu » ; « ethnie enfin. » »,49(*)du Congo qui se matérialisent finalement par exemple en « séparatisme katangais » engendrant des effets inédits comme le refoulement des kasaïens du Katanga (alors Shaba) en 1992. Ces catégories qui posent problèmes remontent aux classements conceptuels et administratifs successifs de l'Etat colonial belge, tels ceux de 1933, et caractérisent par exemple le texte le plus significatif de la Carte ethnique du Congo publiée en 1961 mais fondée sur des informations datant de l'entre-deux -guerres et sur les enquêtes directes de l'immédiat après-guerre. », avec « sa parfaite coïncidence avec les préoccupations et les pratiques administratives de l'Etat colonial ».50(*) La plus grande revue de réflexion et de doctrine ethno- coloniale ,le Bulletin des juridictions indigènes et du droit coutumier congolais dans sa rubrique ouverte en 1935 intitulée « Institutions politiques indigènes », décrit « l'organisation politique dans les différents groupements indigènes de la colonie »,reprenant purement et simplement ,comme cadre de référence des groupes qu'elle distingue ,les unités administratives coloniales ,chefferies et secteurs ,telles qu'elles existaient en 1948 -1949 ,période à laquelle elle a clos son enquête ».51(*) En effet, « les découpages successifs réalisés par les autorités coloniales, dans le sens de l'agrégation ou du morcellement des circonscriptions africaines, avaient fini par durcir les frontières entre celles-ci et par grossir leurs différences ».52(*) Ne peut-on pas dire que les effets de l'imagerie anthropologique de l'époque coloniale en tant que construction particulière débouchent aujourd'hui sur l'instabilité de certains pays africains sub-sahariens ? C'est ici le lieu de mettre en exergue les difficultés que les chercheurs anthropologues ou historiens ont avec les concepts construits tels ceux d' « ethnie » ou de « tribu ». À ce propos Elikya Mbokolo affirme pertinemment : « on a en effet le sentiment, en parcourant la littérature, que le traitement du problème de l'ethnie est considéré par les chercheurs de terrain comme une corvée dont il faut se débarrasser au plus vite. (...) Alors que la définition de l'ethnie étudiée devrait constituer l'interrogation épistémologique fondamentale de toute étude monographique et qu'en un sens tous les autres aspects devraient en découler, on s'aperçoit qu'il existe souvent un hiatus entre un chapitre liminaire qui, pour peu qu'on s'y attarde, montre le flou relatif de l'objet ».53(*) Pourtant « le concept d' « ethnie » est au coeur de l'anthropologie et elle est constitutive de sa démarche ».54(*) Nous y ajoutons les concepts des « peuples sans écriture », de civilisation, d'origine, d'émigration, d'immigration, conquête, etc., à la suite de remarques pertinentes de Jan Vansina que nous aborderons à propos de l'histoire de l'Afrique centrale. * 31 Marc PONCELET, Sciences sociales, colonisation et développement ; une histoire sociale du siècle d'africanisme belge, thèse, Université de l'Ille, p.421. * 32 Jean -Michel BERTHELOT, « les sciences du social », op.cit., p.205. * 33Marc PONCELET,op.cit., p.420. * 34Ibidem, p.421. * 35Ibidem, p.422. * 36Ibidem, p.256. * 37Ibidem, p.256. * 38 Marc MAESSCHALCK, op.cit.,p.147. * 39Ibidem,p.147. * 40Ibidem,p.147. * 41Ibidem,p.153. * 42Ibidem, p.262. * 43 Jean-Michel BERTHELOT, « Les sciences du social »,art.cit., p.205. * 44Ibidem, , p.212. * 45Ibidem, p.205. * 46 Jean -Loup AMSELLE et ELIKIA M'BOKOLO (Dir.), Au coeur de l'ethnie ; ethnies, tribalisme et Etat en Afrique, La Découverte, Paris, 1999, p.190. * 47Ibidem, p.190. * 48 Gregory QUENET, Les tremblements de terre aux XVII è et XVIIIè siècles : la naissance d'un risque, Champ Vallon, Seyssel, 2005, p.68. * 49Ibidem, p.188. * 50Jean -Loup AMSELLE et ELIKIA M'BOKOLO (Dir.),op.cit., p.188. * 51Ibidem, p.188. * 52Ibidem. * 53Ibidem ,p. 11. * 54Ibidem. |
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