Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années Beatles : une trajectoire d'innovation globale?( Télécharger le fichier original )par Matthieu MARCHAND Université Michel de Montaigne - Bordeaux III - Master Histoire 2012 |
Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 192. Si on en revient à la comparaison au piano, il est clair qu'il existe un déséquilibre au détriment de ce dernier : « In 1921, the cheapest piano worth buying cost £60, while good gramophones cost upwards of £15 and record prices were falling. [...] The once despised toy was taking over the market for home music. »72 C'est d'autant plus le cas qu'avec l'arrivée des labels à bon marché, nombre d'appareils aux noms baroques furent commercialisés (Zonophone, Vanitrola, Sonora, Talkophone, etc.), à des prix défiant toute concurrence, « ils se différenciaient par le prix et la qualité, du jouet bon marché au mobilier de luxe ; par 66 HOFFMANN, Frank (Dir.), Encyclopedia of recorded sound, New York, Routledge, Volume 1 A-L, 2005 [1ère éd. : 1993], p. 277. 67 Comparativement, durant cette même période de l'entre-deux-guerres, le taux d'équipement des foyers anglais en postes de radio est aux alentours de 30%. MARTLAND, Peter, op. cit., p. 142. 68 MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 212. 69 Idem, pp. 197-198. 70 The Gramophone, mars 1924, vol. I, n° 10, p. 202. 71 Ibid., p. 190. 72 EHRLICH, Cyril, The piano : a history, cité dans MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 187. l'esthétique de la caisse ou du pavillon ; par l'aspect pratique (les modèles portatifs camouflaient l'encombrant pavillon dans la caisse ou le couvercle) ; ou par quelque singularité, comme le polyphone qui comportait deux aiguilles posées dans le même sillon à un centimètre de distance et deux pavillons, produisant une sorte d'écho »73. Parmi tous, le « Victrola », lancé en 1906 par l'Américain Victor (dont les produits étaient vendus en Europe par la Gramophone Company) et premier gramophone disposant d'un appareil à pavillon intégré dans un meuble le camouflant, devient rapidement l'un des plus répandus même si au départ son apparence d'objet de luxe ornant l'intérieur bourgeois le destinait plus à un public fortuné ; en outre, le choix du suffixe n'est pas anodin puisqu'il fait référence au pianola de l'époque, inscrivant donc l'appareil dans un univers chargé de connotations socioculturelles avantageuses. Il fut néanmoins rapidement démocratisé et suivi par des firmes concurrentes qui baptisèrent leurs productions de noms similaires (l'Amberola chez Edison, le Grafonola chez Columbia, etc., v. annexe 3). La diversification des modèles, mise en parallèle avec une possibilité d'écoute de plus en plus diversifiée et accessible, permet ainsi à l'auditeur une écoute individuelle modulable en fonction des goûts de chacun, des moments et des situations : c'est ce que montre en effet le développement de formes multiples de « programmes », du pot-pourri à l'écoute intégrale. En outre, l'introduction de l'électricité permet une qualité d'écoute accrue et participe pleinement de l'élaboration d'un univers musical accessible depuis l'intimité d'un foyer. II/ La « révolution électrique » de 1925 : un débat révélateur d'une écoute démocratisée ?L'introduction de l'électricité et l'invention un peu après du microphone au sein du processus d'enregistrement constitua une véritable révolution qui bouleversa les catalogues de musique et les façons de la produire ; elle dopa les ventes et amenant de nouveaux adeptes au phonographe, tout en incitant les plus anciens à renouveler leur équipement et leurs disques 73 HAINS, Jacques, op. cit., p. 908. sur une nouvelle base de qualité. Elle fut également une innovation suffisamment importante pour permettre aux firmes d'investir des vecteurs essentiels à sa promotion, à l'image de la presse. En effet, l'activisme anglo-saxon des revues spécialisées sur le sujet permet à partir des années vingt d'analyser un lectorat plus ou moins révélateur de la diffusion du disque dans l'ensemble de la population. Quant aux débats enclenchés autour d'une telle invention, ils apportent une nouvelle preuve tangible pour comprendre l'intérêt suscité auprès des amateurs de musique. Mais le nouveau système n'est pas seulement une amélioration quantitative de la musique enregistrée, c'est aussi le début d'un bouleversement dans l'organisation de l'ensemble du processus d'enregistrement, et qui se poursuivra encore des décennies après sous l'impulsion d'innovations successives74. Les studios rudimentaires de l'ère acoustique deviennent des machineries complexes qui deviennent à partir des années vingt des lieux incontournables de la vie musicale. A/ Les principes techniques de l'enregistrement électrique et ses conséquencesL'année 1925 est donc cruciale dans l'histoire du son enregistré ; elle marque la fin de la gravure acoustique, au profit d'une gravure électromécanique qui permet de capter une plus large gamme de fréquences sonores, ce que montre le schéma ci-dessous. De plus, l'électricité va aussi permettre de réguler la vitesse de rotation des machines à graver, jusqu'alors dépendantes de systèmes à ressort. 38 74 Nous y reviendrons dans le chapitre deux de notre seconde partie du mémoire. Figure 6 Auparavant, le son était gravé directement par le capteur sur lequel la voix agissait mécaniquement. On ne pouvait pas contrôler le volume. À partir des années 1920, dans un microphone, qui remplace dorénavant le cornet, une fine membrane métallique (le diaphragme) est mise en vibration par le son et exerce des variations de pression sur un matériau à travers lequel circule un faible courant électrique ; les impulsions électriques engendrées reproduisent exactement l'onde sonore : c'est le signal. Celui-ci est véhiculé par fil métallique, amplifié puis transmis à l'appareil de gravure. L'intensité du signal, visualisée sur un cadran (le vumètre) est contrôlée manuellement au moyen d'un potentiomètre (bouton de volume) ; elle doit être baissée dans les fortissimos afin d'éviter la distorsion et augmentée dans les pianissimos afin d'être audible. Tiré de : HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au disque compact » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, p. 911. On peut aisément parler de « révolution » tant c'est tout un pan de la musique qui fut réinvesti par la nouvelle technologie : d'un côté, parce que le microphone a l'avantage de restituer une partie des caractéristiques spatiales du son 75 , la qualité d'un disque ne dépendait plus nécessairement de la prestation des interprètes (qui devaient auparavant user d'acrobaties vocales et instrumentales pour que le pavillon puisse capter les sons le mieux possible), mais dépendait également des compétences du preneur de son, et de l'autre côté parce que les revues spécialisées et les cercles amateurs se sont vite entichés du phénomène. Le son apparaît explicitement comme objet à produire, et non plus seulement à reproduire. Le contrôle précis de l'intensité fut d'ailleurs le premier élément d'une palette de ressources créatives qui fera par la suite du studio d'enregistrement un véritable instrument de création (v. Partie III) : le 11 novembre 1931, EMI ouvre un nouveau studio à Abbey Road, St John's Wood. Les possibilités techniques offertes par l'enregistrement électrique vont permettre non seulement aux musiciens de donner une nouvelle dimension à leur jeu mais aussi aux industries du disque de réenregistrer leurs catalogues selon de nouvelles normes de fidélité. À ce titre, il est important de préciser que le terme même de « fidélité » se trouve reconsidéré : « Il perd sa référentialité étroite pour s'appliquer désormais plutôt à un référent interne à l'auditeur ou au dispositif d'écoute phonographique - il désigne l'adéquation entre la disposition de l'auditeur et le dispositif d'audition. »76 Cet engouement pour la « haute-fidélité » se prolongera tout au long du XXe siècle. Enfin, l'invention de l'amplification électrique permit la prolifération de nouveaux instruments, généralement conçus sur le 75 Les sons faibles étaient captés, la bande passante enregistrable, élargie, se situait désormais entre 100 et 5000hertz, les timbres étaient nettement mieux définis. Il n'y avait également plus de limite au nombre et aux types d'instruments enregistrables, les musiciens n'étant plus placés entassés devant le phonographe mais placés normalement dans la salle. L'enregistrement d'un concert en direct devenait possible puisque l'appareil de gravure, relié au micro par câble, pouvait être placé à distance. Néanmoins, la prise de son du microphone était toujours monophonique ; il faut attendre 1958 et la stéréophonie pour obtenir la localisation en largeur des sources sonores. 76 MAISONNEUVE, Sophie, « Du disque comme médium musical » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), Révolutions industrielles de la musique, Paris, Fayard, Cahiers de médiologie / IRCAM, n° 18, 2004, p. 40. modèle de l'orgue : l'Aethérophone de Léon Thérémine, le Sphärophon de Jorg Mager, le Trautonium de Friedrich Trautwein, les ondes Martenot de Maurice Martenot, etc.77 Mais revenons d'abord sur les recherches et expérimentations qui ont abouti à cette invention. Dès 1919, en Grande-Bretagne, le premier enregistrement est mis en pratique par deux ingénieurs, George William Guest et Horace Owen Merriman, lors du service funèbre pour le soldat inconnu en l'abbaye de Westminster de Londres le 11 novembre 1920. Le son est relayé par des lignes téléphoniques jusqu'à leurs machines dans une maison voisine. La nouvelle technique, directement issue des recherches menées au cours du premier conflit mondial dans le domaine de la télégraphie sans fil, est officiellement mise au point en 1924 par les laboratoires Bell Telephone, une des branches de l'American Telegraph and Telephone Company (AT&T). Elle est vendue premièrement en février 1925 à la compagnie Victor, à la recherche d'un second souffle commercial après une mauvaise année 1924 : l'année suivante est introduit l'Othophonic Victrola, machine basée sur un procédé acoustique mais qui permettait de lire des disques enregistrés électriquement. En 1925 est lancé le Panatrope Brunswick, premier appareil utilisant la technique électrique de reproduction du son puis, en 1926, c'est au tour de Columbia de sortir son Vitaphone. Deux ans après, c'est de nouveau au tour de Victor de produire le premier phonographe disposant d'un changeur de disques78 ! Ironie de l'Histoire, Edison, l'inventeur visionnaire de l'ampoule à incandescence, est aussi le dernier à adopter l'enregistrement électrique en 1927. Il quitte définitivement le secteur en 1929, refusant d'adopter le format du disque plat. L'enregistrement électrique apparaît comme étant le point d'aboutissement d'un processus complexe combinant la succession des innovations techniques avec le développement des grandes firmes discographiques. B/ Développement des premières revues spécialisées et mise en circulation des informationsÀ juste titre, il peut être intéressant de mettre à la lumière du jour l'impact de cette « révolution » en la confrontant à sa médiatisation par l'intermédiaire de la presse et des sociétés d'amateurs. L'aspect médiatique est essentiel car il s'insère au sein d'un réseau qui exige du disque une qualité artistique et des émotions esthétiques revues à la hausse avec 77 CHION, Michel, Musiques médias et technologies, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 1994, 121 p. 78 COLEMAN, Mark, Playback : from the Victrola to MP3, 100 years of music, machines and money, Cambridge, Perseus Books Group, coll. « Da Capo Press », 2003, p. 36. 42 l'apparition de l'enregistrement électrique, et dont les firmes doivent rapidement tenir compte. L'essor des médias facilita d'une manière générale l'accès à l'arène public des interprètes. Aussi, avant l'édition de rubriques phonographiques dans les périodiques culturels plus généraux et les quotidiens, les revues professionnelles sont les premières à apparaître, répondant au besoin d'information des commerçants et, plus généralement, d'organisation du marché79. La mise en réseau de l'information commence dès 1903 : la Gramophone Company publie alors Gramophone News, surtout à destination des petits commerçants. La même année paraît également Talking Machine News and Record Exchange, jusqu'en 1935. Ces publications sont rapidement concurrencées par Talking Machine World (1911-1930) et The Voice (1917-1938). Pourtant, il faut attendre 1923, année où l'écrivain britannique Compton Mackenzie fonde The Gramophone80, magazine qui s'intéresse à la qualité des disques et à l'actualité phonographique, mais désormais à destination autant des professionnels que des amateurs. Étrangement, Mackenzie n'était pas un partisan farouche de l'enregistrement électrique, comme le montre l'un de ses témoignages : « L'exagération des sifflantes dans la nouvelle méthode est abominable. Il y a souvent cette dureté qui rappelle quelque-uns des pires excès du passé. L'enregistrement des choeurs de cordes est tout simplement atroce d'un point de vue impressionniste. Je ne souffre point d'écouter des symphonies sur un ton américain. Je ne veux pas de violons nasillards ni de clarinettes yankees. Je ne veux pas de piano qui résonne comme à un vulgaire comptoir de bar. »81 Mais de part sa pérennité (jusqu'en 1982) et en raison d'un lectorat élargi (critiques, industriels, mélomanes, etc.), The Gramophone occupe une place un peu à part. Son lancement est un pari audacieux puisqu'au début des années vingt, le statut culturel du médium phonographique est en voie de consolidation mais n'a alors rien d'acquis (il faut attendre pour cela le « boom » du marché du milieu de la décennie) : en réalité, l'idée de Mackenzie, déçu par la production de l'époque et surtout le manque d'informations 79MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 205. 80 http://www.gramophone.co.uk/ 81 OSBORNE, Richard, « De l'étiquette au label » in FRITH, Simon, LE GUERN, Philippe, et al., Sociologie des musiques populaires, Paris, Hermès science, Lavoisier, Réseaux : communication - technologie - société, Volume 25 - n° 141-142, 2007, pp. 87-88. pertinentes pour s'y orienter, est de rassembler les voix les plus impliquées pour une démocratisation de l'écoute musicale de qualité82 par l'intermédiaire du phonographe, alors même que la radio naissante (la British Broadcasting Company ou BBC est fondée en 1922) pourrait constituer une concurrence inquiétante. En effet, la radio rencontre un succès très rapide auprès du public, en partie pour des raisons financières : un poste est souvent moins coûteux qu'un phonographe, et il permet d'écouter ensuite, moyennant une faible cotisation, autant de musique qu'on le désire, alors que la machine parlante requiert en plus, pour qu'on ne s'en lasse pas, l'achat d'un minimum de disques 83 . La BBC disposait même d'un orchestre permanent, le BBC Symphony Orchestra, sous la direction depuis 1930 d'Adrian Boult, et qui attira l'intérêt des chefs d'orchestre/compositeurs les plus marquants d'Europe : Schoenberg, Webern, Stravinsky, Strauss ou encore Walter. Dans ce contexte, on comprend l'apparition d'une rhétorique de distinction du phonographe par rapport à la radio84, mise en avant par Mackenzie certes, mais surtout par les firmes qui se servent à juste titre des ajustements acoustiques permis par l'électricité pour pointer du doigt la qualité médiocre de la radio, qui requiert tout un arsenal de compétences pour parvenir à une audition relativement nette. Ce n'est qu'à partir du milieu des années trente que le poste de radio devient d'usage plus simple, requérant moins de bricolage et offrant un son de bonne qualité ainsi qu'une réception sans interférences. En tout cas, l'entreprise lancée par Mackenzie est un franc succès puisque la revue atteint une diffusion stable de 12 000 exemplaires mensuels à la fin de la décennie. Dans ce sillon ouvert, d'autres magasines apparaissent comme The Gramophone Record, lancé en 1933 ou encore E.M.G., à partir de 1930. On observe également une floraison de rubriques discographiques dans les journaux généralistes : le mouvement part du Times en 1924, pour se propager au Daily News, au Daily Herald, au Daily Telegraph en 1925 puis, en 1936, le Daily Mail, le Morning Post, le Daily Mirror, le Spectator et le Star85. La liste est fastidieuse mais elle révèle un fait primordial : la multiplication des rubriques et leur nature (comme leur lectorat) témoignent de l'existence d'une demande couvrant toutes les classes de la population. Le marché se diversifie autant qu'il croît. En parallèle, le discours des magasines se peaufine puisque d'un simple inventaire des nouvelles publications on passe à l'invention d'une critique phonographique inspirée de la critique littéraire. Cette professionnalisation de la 82 The Gramophone, avril 1923, vol. I, n° 1, p. 1. 83 MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 212. 84 Cf. BOURDIEU, Pierre, La distinction : critique sociale du jugement (1979). 85 Idem, pp. 210-211. critique, avérée autour de 1930, s'appuie également autour d'une communauté d'amateurs qui font de leur discours un élément d'analyse révélateur des nouvelles catégories d'appréciation qui n'auraient jamais pu naître sans l'apport de l'électricité : qualité de l'enregistrement, interprétation, etc. Si ces catégories témoignent d'une certaine érudition musicale que seuls les mélomanes peuvent atteindre, la dynamisme de la revue Gramophone donne une assez bonne connaissance des milieux les plus impliqués ; en 1931, une enquête révèle que le lectorat de la revue appartient non plus seulement aux classes supérieures mais aussi largement aux classes moyennes : sur 460 répondants, on trouve 102 enseignants, 72 salariés, 64 employés de bureau ou vendeurs (« clerks »), 51 techniciens, 39 juristes ou docteurs, 38 fonctionnaires86. Conjointement, la présence récurrente de lettre d'ouvriers ou de petits employés dans les colonnes de la revue pour faire part de son expérience est également un bon indice de l'accès nouveau de ces catégories de population au médium87 même s'il reste difficile au final d'établir un panorama précis sur l'ensemble de la population anglaise88. III/ Les prémices d'une commercialisation à grande échelleComme on a pu le voir, le disque se constitua comme un support à part entière pour les musiciens qui trouvèrent un médium de diffusion de leurs oeuvres bien plus efficace que le concert. De plus, dans sa nature même de médium destiné à véhiculer la musique désormais « mise en boîte », le phonographe ne nécessitait pas un apprentissage aussi long que celui requis par la partition (Antoine Hennion qualifie de « médiation supplémentaire » cette étape d'interprétation du langage musical nécessaire pour déchiffrer la partition89), ce qui allait dans le sens d'une circulation de la musique toujours plus large et d'un marché en pleine expansion. Or, le propos de cette partie est de se centrer sur l'évolution, à partir de l'entre-deux-guerres, du réseau de distribution du pays à un moment où le phonographe et le disque entrent définitivement dans le monde de la musique. En somme, il convient d'étudier ici les moyens mis en oeuvre par l'industrie musicale pour accroître sa visibilité auprès des consommateurs, en se focalisant au travers trois aspects : dans un premier temps, les magasins de vente et les 86 LE MAHIEU, D. L., « The gramophone : recorded music and the cultivated mind in Britain between the wars », Technology and culture 23, 1982, n° 3, p. 381 cité dans MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 197. 87 The Gramophone, mars 1926, vol. III, n° 10, p. 474. 88 L'étude aurait également pu se baser sur l'existence des discothèques mises au point précocement en Grande-Bretagne dans les années vingt, et qui permettent une audition domestique régulière à ceux qui ne peuvent acheter beaucoup de disques. Ainsi, à la Canterbury and District Gramophone Society, le prix d'emprunt pour un disque, pour une période de deux semaines, est de six pence. The Gramophone, décembre 1923, vol. I, n° 7, p. 135. Il faut cependant attendre 1940 pour voir l'ouverture de la première discothèque de prêt. DEARLING, Robert et Celia, RUST, Brian, op. cit., p. 113. 89 Cf. HENNION, Antoine, La passion musicale : une sociologie de la médiation (1993). petites firmes90, puis dans un second temps, la diversification et la croissance progressive du marché. A/ Au départ : un commerce à échelle réduiteAlors que l'existence des firmes discographiques remonte au début du XXe siècle, l'emprise commerciale fut très progressive, dépendant largement de la capacité des industries musicales à promouvoir l'innovation technique. En effet, bien avant le début de notre période, toutes les maisons de disques insistaient sur l'aspect technique de leurs enregistrements parce que la commercialisation de musique nécessitait l'appropriation positive par les consommateurs. Or, la musique n'était pas encore pleinement envisagée comme étant un argumentaire suffisamment efficace pour légitimer la nouvelle invention, surtout en comparaison des dispositifs d'écoute qui étaient ancrés dans les habitudes (concert). L'étiquette, jointe au disque, contenait alors deux principales séries d'informations : la première décrivait les qualités du disque lui-même, et la seconde relatait les informations relatives au contenu musical du disque91, avec une hiérarchie mettant davantage en valeur la partie dénuée de créativité, au profit de l'aspect purement technique. Cet aspect est essentiel à comprendre puisque au début du siècle, avant le début de notre étude, l'achat d'appareils et de disques se fait essentiellement dans les magasins de cycles92 : « ... among the smaller dealers, many [...] run their gramophone business in conjunction with a bicycle agency - a connection which has existed in England from the earliest days of gramophones - ... »93 Il faut attendre les années vingt pour que les magasins spécialisés se multiplient, sans pour autant éliminer ce réseau initial. Rapidement, il se densifie et le nombre de points de vente augmentent grâce à l'action des majors qui, par le biais d'une intégration verticale, s'attache à contrôler toute la chaîne de production du matériel à la distribution. En 1923, la Gramophone Company ouvre sur Oxford Street un troisième magasin qui vient s'ajouter aux deux existants, fondés deux années auparavant : il devient rapidement le plus grand magasin du pays, si ce n'est du monde avec, au milieu des années trente, 30 à 40 000 disques94. En 1925, une liste des « marchands dépositaires de 90 Les petites firmes font parties intégrantes du processus de développement des industries du disque en Grande-Bretagne. Quant aux grandes firmes (EMI, Decca, etc.), elles seront l'objet du prochain chapitre. 91 OSBORNE, Richard, op. cit., pp. 71-75. 92 Cf. BATTEN, Joseph, Joe Batten's book : the story of sound recording, 1956, pp. 31-32. 93 Archives EMI, cité dans MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 201. 94 Idem, p. 202. Columbia » parue dans The Gramophone95 donne une idée de l'extension du réseau de distribution dans le pays, en supposant que ces marchands sont aussi pour la plupart dépositaires de la marque HMV et des principaux labels (il faut également prendre en compte les commerçants plurivalents) : on en trouve 1 à Bath, 4 à Birmingham, 1 à Brighton, 1 à Colchester [...], 3 à Liverpool, 6 à Manchester, 18 à Londres et dans ses environs, 5 à Edimbourg, 3 à Dublin, 1 à Belfast, etc. - la liste atteint un total de 62 adresses. Le mois suivant la publicité est reconduite, proposant une liste de 63 dépositaires, tous différents de la précédente liste, ce qui donne un total de 125 commerçants et une implantation dans la plupart des villes britanniques grandes et moyennes (dont 32 à Londres et dans les environs)96. En 1930, le marché s'est suffisamment élargi et le disque est devenu un produit de consommation suffisamment courant pour être mis en vente dans les grands magasins : à Londres, douze d'entre eux pratiquent ce commerce. En parallèle, dans le courant des années vingt, se spécialise le commerce de détail : la possibilité avant l'achat d'écouter un enregistrement, ainsi que la présence de vendeurs spécialisés et connaisseurs sont des intermédiaires qui témoignent de l'effort des agents du commerce musical et du soutien des compagnies pour offrir un marché de qualité, tourné vers de nouvelles pratiques de consommation. Le développement d'un personnel aux compétences spécifiques ainsi que la mise en avant de modes d'achat spécifiques contribuèrent largement à faire du disque un objet de consommation de plus en plus courant. Ainsi, George Fenwick, employé par la Gramophone Company, relate avoir été affecté à cette époque à la promotion des ventes, travail qui consistait à former des vendeurs à la vente des disques, alors que ces derniers s'occupaient auparavant de la vente d'instruments et de partitions. Au milieu des années trente, la Gramophone Company ouvre même des écoles de formation dans tout le pays et à l'étranger pour former les détaillants97. B/ Diversification et croissance progressive du marchéAinsi placé dans une optique de commercialisation, le disque est également investi par des logiques marketings et publicitaires sous des formes nouvelles. En effet, pour que les compagnies puissent prospérer, il faut que celles-ci s'appuient sur un marché intérieur stable par le biais d'un ajustement entre l'offre et la demande. La Gramophone Company soutient dès le début l'entreprise journalistique de Mackenzie, en lui envoyant gratuitement des 95 The Gramophone, novembre 1925, vol. III, n° 6, pp. 15-16. 96 The Gramophone, décembre 1925, vol. III, n° 7, pp. 15-21. 97 Ibid., p. 203. disques nouvellement publiés et en finançant les publicités dans les pages de sa revue. Quant à la critique, elle demeure elle-même indépendante, selon l'intérêt des auteurs qui y engagent leur crédibilité, et celui des firmes qui comprennent l'importance de ne pas freiner cette organisation liant les journalistes et une portion toujours plus large du public, qui voit dans le disque le moyen d'assouvir leur désir de musique. On assiste également d'un côté à une croissance quantitative des enregistrements, qui permet à l'amateur de musique un choix élargi, et de l'autre une distinction de la production de plus en plus nette entre musique « légère » et musique « sérieuse ». Cette variété de choix au sein du répertoire musical permet à chacun d'y dessiner ses préférences, « la variété stimule le désir de variété, de découverte de musique et encourage ainsi le développement d'un intérêt hédoniste orienté vers la « consommation » librement choisie, en fonction de goûts construits par un processus temporel de comparaisons, de découvertes, de mise au jour des préférences »98. Concernant la musique classique, dès 1900, la Gramophone Company s'adjoint les services du chef d'orchestre Landon Ronald comme conseiller musical. Il est évident que ses suggestions influèrent sur la politique éditoriale de la compagnie. Par la suite, en 1919, la même compagnie constitue un département spécial consacré à la production de disques de musique classique. En six mois, de septembre 1928 à mars 1929, HMV publie 67 disques de musique classique. Columbia fait de même en ouvrant à la même époque un « Classical Department » : toujours plus ambitieuse dans ce domaine, elle en édite 125 99 . L'innovation technique intervient comme un facteur déterminant : on propose ainsi le passage à la taille de douze pouces (28 cm) pour tous les Celebrity Records (les disques font d'habitude sept ou dix pouces), afin d'allonger l'introduction orchestrale. Surtout, l'adoption progressive des disques double face, d'abord par Odéon en 1904, puis par Zonophone en 1908 et par HMV en 1912, permet non seulement d'abaisser le prix relatif d'achat d'un enregistrement, tout en augmentant une durée d'écoute qui s'oriente peu à peu vers l'enregistrement intégral100. Le rapprochement est ainsi de plus en plus fidèle avec l'univers de la musique classique (celui de l'Urtext), alors qu'auparavant ce dernier n'était accessible que par l'intermédiaire d'enregistrements coupés. À la fin des années vingt, l'offre disponible dans le magasin situé sur Oxford Street se situe entre 30 000 et 60 000 références jusque dans les années de la décennie qui suit101. L'apparition de discographies synthétiques est la manifestation ultime de 98 Ibid., p. 43. 99 The Gramophone, mai 1929, vol. VI, n° 71, p. 526. 100 Néanmoins, une oeuvre dans son intégralité reste encore hors de prix pour les amateurs puisqu'en décembre 1924, la plupart des coffrets H.M.V. coûtent entre 30 et 52 shillings. The Gramophone, décembre 1924, n° 7. 101 Ibid., p. 243. la constitution de l'industrie phonographique en un monde voué à l'édition musicale sonore et de la production d'un répertoire matériellement accessible. La publication la plus célèbre de l'entre-deux-guerres est The Gramophone Shop Encyclopedia of Recorded Music, qui s'inspire d'où ouvrage antérieur, The Gramophone Shop Encyclopedia of the World's Best Recorded Music (1931) et dont la mise à jour à plusieurs reprises (elle sera rééditée en 1942 et 1948) atteste le succès (v. annexe 4). Le principe de la recension devient de plus en plus nécessaire au regard de l'explosion phonographique alors que des répertoires, généraux ou spécialisés par pays ou par genre, se multiplient ; nous y reviendrons lors du prochain chapitre. D'une manière générale, avec l'existence de ses magasins spécialisés qui se constituent en réseau et servent de soutiens nécessaires aux grandes firmes, c'est un nouveau mode de présence de la musique qui s'instaure, avec une diversification accrue du marché. Il subit ainsi une baisse régulière des prix au cours des années vingt, pour se stabiliser et ensuite augmenter dans la seconde moitié des années trente. En 1924, HMV offre plus de trente modèles différents pour des prix s'échelonnant de 5 à 105 livres, cet éventail baissant de 3 à 84 livres en 1930. En raison de la hausse des salaires pendant les années vingt, le coût pour le consommateur est revu à la baisse. Si l'éventail s'élargit considérablement vers le haut en 1924 du fait de l'apparition des appareils à moteur électrique, les modèles intermédiaires connaissent une baisse importante de leur prix (de 11 à 20 livres sterling en 1920, à 7 à 8 livres sterling en 1924, puis 6 en 1925)102. Conclusion du chapitre : Les bases sont désormais établies pour que l'industrie du disque puisse se développer à l'échelle nationale, dans toute sa complexité et ses ambigüités, ce que nous verrons lors du chapitre suivant. Néanmoins, si on tente d'établir un bilan, la naissance du consommateur de musique, soutien nécessaire à la prospérité des firmes, résulte, selon l'expression de Patrice Flichy, d'« une niche d'usage potentiel », fruit d'une évolution des mentalités, mais aussi des modes de vie et de l'apport de l'innovation technique (introduction de l'électricité). Chaque acteur de l'innovation cherche à inscrire le phonographe au sein d'un univers qui lui est propre, et dans certain cas l'équilibre qui en résulte se retrouve parfois bouleversé. On retrouve quelques cas historiques intéressant : par exemple, pour Chappe, la machine à communiquer qu'est la télégraphie se tourna vers une nouvelle perspective, celle d'un 102 Thid., p. 190. instrument de pouvoir, dans un contexte qui voit la création de l'État moderne. De la même manière, le télégraphe électrique évolua pour devenir l'instrument de la Bourse103. Il aura fallu ainsi toute une dialectique unissant les auditeurs, les musiciens et les industriels, dans un paysage où s'épanouit la famille victorienne et la vie privée, pour que puisse s'échafauder l'usage musical du disque et du gramophone, dès lors un appareil à usage domestique, à destination du consommateur de musique quel qu'en soit son statut social : en 1921, ce sont cents millions d'enregistrements qui sont vendus dans le monde, soit quatre fois plus qu'en 1914, ce qui représente une moyenne de huit disques par appareil existant. 103 FLICHY, Patrice, Une histoire de la communication moderne : espace public et vie privée, Paris, La Découverte, 1997 [1ère éd. : 1991], pp. 97-98. CHAPITRE 3 : LA CONSTRUCTION DU DUOPOLE EMI-DECCAL'étude de la construction de ce que j'ai choisi d'appeler un véritable « duopôle » est une première étape nécessaire pour comprendre la nuance qui distingue l'industrie du disque de l'industrie musicale. En ce sens, on ne peut uniquement se contenter d'une analyse qui ferait d'EMI et de Decca de simples producteurs de disques à grande échelle. La difficulté des liens noués entre les goûts du consommateur et les logiques industrielles se traduit à juste titre dans le choix des professionnels à prendre rapidement conscience non plus seulement de la machine phonographique elle-même, mais de plus en plus le catalogue de chansons ou d'oeuvres orchestrales proposées. Chaque firme, dans un milieu où règne la concurrence, devra alors s'attacher l'exclusivité d'interprètes de renom, et proposer leurs voix avec un maximum de qualité sonore. Cet effort s'accompagne de la création de sous-labels prestigieux. Ce chapitre s'inscrit également dans la continuité du précédent, où nous avons étudié l'impact de la « révolution électrique ». Attention à ne pas mettre cependant sur le même pied d'égalité EMI et Decca ; si j'ai choisi de mettre en évidence ces deux industries, c'est à la fois parce que ce sont les plus connues en Grande-Bretagne mais aussi parce que leurs trajectoires de développement furent parallèles mais radicalement différentes, il paraît donc intéressant de les comparer. En réalité EMI, beaucoup plus ancienne et plus vaste, supplante largement Decca au niveau des chiffres de vente. Je n'emploierai le terme de « duopôle » qu'à la fin de ce chapitre, au terme d'une réflexion menée de façon chronologique, et qui tente de soulever les problématiques liées à l'innovation. I/ EMI et Decca : deux fleurons de l'industrie musicaleAvant d'analyser dans les détails la construction à partir de l'entre-deux-guerres des deux plus grandes firmes anglaises que sont Decca et EMI (cette dernière n'acquiert réellement son nom qu'en 1931, à la suite d'opérations entreprenariales visant à sortir de la crise104), il faut au préalable rappeler que le développement de telles compagnies remonte au début du XXe siècle, où le marché mondial apparaît dominé par cinq grandes firmes : trois américaines (Edison, Columbia et Victor), une française (Pathé) et une germano-britannique (la Gramophone d'Emile Berliner). Au départ, ces compagnies sont chargées de l'exploitation des brevets, qu'il s'agisse du cylindre (phonographe) ou du disque (gramophone) 105. Cette concurrence entre le type d'appareil et le format d'enregistrement utilisé est primordiale dans la mesure où, bien avant que le marché ne se standardise sur la production de disques plats à gravure latérale, l'industrie du disque au début du siècle se focalise davantage sur le matériel, plutôt que sur le contenu en lui même. Progressivement, grâce aux innovations techniques, les positions évoluent et on constate dès lors « que les enregistrements allaient supplanter la machine, et que les artistes à l'origine de ces enregistrements gagneraient en importance face au procédé d'enregistrement lui-même »106. La Gramophone Company en Grande-Bretagne (future EMI) et la Victor Company américaine ont été les premières à adopter ces concepts. Ce fut d'ailleurs la cause du déclin d'Edison de ne pas les avoir pris en compte. Quant à Decca, fondée certes tardivement en 1929, elle est le fruit de l'ingéniosité de son créateur, Edward Lewis, pour avoir pris en compte l'évolution de ces logiques de production. Dans son autobiographie de 1956, intitulée No C.I.C., il précise : « (...) a company manufacturing gramophones but not records was rather like one making razors but not the consumable blades. »107 Dans un souci de clarté de l'exposé, remonter aux origines du « duopôle » EMI/Decca dans une démarche comparative permet à la fois de mettre en avant leurs spécificités dans le monde de la production discographique, tout en tenant compte des liens très étroits qui les 104 EMI naît de la fusion entre la British Columbia (ou Columbia-UK) et la Gramophone Company. 105 Pour plus de précisions, relire le premier chapitre. 106 OSBORNE, Richard, « De l'étiquette au label » in FRITH, Simon, LE GUERN, Philippe, et al., Sociologie des musiques populaires, Paris, Hermès science, Lavoisier, Réseaux : communication - technologie - société, Volume 25 - n° 141-142, 2007, pp. 75-76. 107 FRITH, Simon, « The making of the British record industry 1920-64 » in CURRAN, James, SMITH, Anthony, WINGATE, Pauline, Impacts & influences : essays on media power in the twentieth century, Londres/New York, Methuen, 1987, p. 280. lient avec les compagnies américaines108 (du moins pour EMI). De plus, c'est parce que la base de leur fonctionnement a été posé au tournant du XXe siècle que l'entre-deux-guerres a pu connaître un véritable essor de l'industrie phonographique. A/ La Gramophone CompanyLa Gramophone Company est créée à Londres en 1898 en tant que firme indépendante (bien que filiale de la Berliner Gramophone Company), avec un capital de 15 000 livres. 1898 est aussi l'année de fondation à Hanovre de la Deutsche Grammophon Gesselschaft, fondée par Joseph Berliner, le frère d'Emile Berliner. Son directeur, Theodore Birnbaum, décide de faire du logo de l'ange (« recording angel ») la marque de fabrique de sa société à partir de septembre. Cette société, à la fois elle aussi filiale de la compagnie américaine de Berliner et usine de pressage, estampille sur ses disques la marque de l'ange : elle ouvre ainsi la production à destination du marché anglais et européen, par son étroite collaboration avec la Gramophone Company. Le 4 octobre 1899, celle-ci fait l'acquisition du tableau de Francis Barraud, qui devient alors une marque de fabrique (His Master's Voice/La Voix de son Maître), également adoptée par Victor et ses filiales aux États-Unis. Le logo Nipper109 fait son apparition pour la première fois en 1907 sur les étiquettes de disques. Ces remarques initiales sont une première étape permettant désormais de poser notre analyse à une échelle internationale, afin justement de mieux mettre en avant le cas plus spécifique de la Grande-Bretagne. S. A. Pandit rappelle à juste titre : « The international music industry was created by the diaspora of a remarkable group of American businessmen who had learnt their trade with Edison, Berliner or with the Columbia business. »110 Ainsi, William Barry Owen, l'homme qui offrit la somme de 100 livres pour se rendre propriétaire du tableau de Barraud, est un Américain, au départ agent commercial de la société Victor et ancien associé de Berliner, qui arrive en Grande-Bretagne en 1897 avec pour intention de trouver un partenaire anglais. De même, Alfred Clark, le successeur d'Owen en tant que directeur général de la Gramophone Company, a travaillé avec Edison, puis avec la North 108 Tenir compte de cet aspect permet de comprendre pourquoi un artiste ayant enregistré pour une firme américaine se retrouve aussi associé à des noms de filiales appartenant à d'autres pays. 109 Nipper est le nom du chien écoutant « La Voix de son Maître » au travers du phonographe, sur le tableau de Francis Barraud. Eldridge Johnson, patron de la société Victor, fut le premier à comprendre l'importance d'une marque de disque déposée afin de lancer le processus de commercialisation du disque. En avril 1900, il écrivit à son collègue britannique Barry Owen : « C'est étrange à dire, mais l'une de nos plus grandes difficultés réside dans le dépôt d'une marque de disques. Nous n'avons jamais auparavant essayé de proposer une marque commerciale, comme si on ne pouvait pas les vendre. » Cité dans OSBORNE, Richard, op. cit., p. 70. 110 PANDIT, S. A., From making to music : the history of Thorn EMI, Londres, Hodder & Stoughton, 1996, p. 55. 53 Partie I. Chapitre 3. La construction du duopôle EMI-DeccaAmerican Phonograph Company avant d'être engagé par Berliner. En 1898, Trevor Williams, un riche avocat, accepte de garantir les prêts bancaires nécessaires à la fondation de ce qui sera la Gramophone Company. Des bureaux sont érigés à Maiden Lane, dans Londres puis, en 1907, afin que l'entreprise nouvellement créée ne fasse plus dépendre son activité de pressage de disques de l'Allemagne et des États-Unis, elle construit un énorme complexe d'usines, de bureaux et de laboratoires à Hayes, dans la banlieue ouest de la capitale. Symboliquement, la première pierre est posée par la soprano Nellie Melba. Figure 7 Tiré de : http://www.emil-berliner-studios.com/en/chronik2.html À son apogée, le site couvre 150 hectares de terrain, 2 millions de m2 d'espaces consacrés aux usines et emploie 10 000 personnes, ce qui fait de Hayes le centre névralgique de la production111. La vitesse à laquelle ont été posé les bases de la future EMI est révélatrice du prototype de la grande firme, plus apte d'après Schumpeter à soutenir l'innovation que la petite firme, puisque disposant d'un marché plus vaste (réseau de distribution) sur lequel elle peut amortir les coûts fixes de la recherche112. Ainsi, dès 1899, la Gramophone Company ouvre des compagnies associées en France, en Italie, en Allemagne et des filiales en Russie, Espagne, Autriche, Hongrie. Entre 1901 et 1906, c'est dans des coins plus reculés de l'Europe 111 Idem, p. 58. 112 GUELLEC, Dominique, Économie de l'innovation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009 [1ère éd. : 1999], p. 38. qu'elle ouvre des usines et des filiales (Russie, Danemark, Suède mais aussi en Inde et en Perse), avant que l'année 1912 ne voit se multiplier les agences à travers le monde113. À partir de 1907, le Times publie les dividendes de la firme, signe de la place qu'elle a acquis sur le marché (v. aussi annexe 7). B/ La British ColumbiaDu côté de la British Columbia (ou Columbia-UK), elle est sur le point de devenir une industrie majeure à la veille de la Première guerre mondiale, disposant elle aussi d'un large réseau de distribution. Pourtant, la branche britannique de la Columbia américaine n'aurait pu acquérir ce statut sans la personne de Louis Sterling, un New Yorkais auparavant investi dans une manufacture de production de cylindres114, preuve qui démontre encore une fois que le paysage de l'industrie musicale anglaise à la veille de la guerre fait remonter ses origines soit aux activités liées à Berliner, soit à celles de Columbia. L'entrée en guerre de l'Angleterre contre l'Allemagne le 4 août 1914 eut des conséquences à double tranchant : d'un côté l'usine Gramophone de Hayes est notamment transformée en fabrique de munitions et de pièces d'aviation, tandis que les matériaux nécessaires à la fabrication des disques (comme la laque) sont réquisitionnés115. Mais de l'autre côté, l'isolement causé par la guerre força la British Columbia à une plus grande autonomie. En l'occurrence est mis au point un nouveau procédé de lamination qui réduit de beaucoup le bruit de surface du disque. Columbia-US décide d'adopter ce procédé mais elle doit 15 millions de dollars aux banques ; alors que la branche américaine est acculée à la faillite en octobre 1923 (elle sera réorganisée en février 1924), elle vend le 26 avril 1923 sa division britannique à la Constructive Finance Company, un consortium de gens d'affaires dirigé par Sterling116. La Grande guerre fit perdre à l'inverse, mais de façon temporaire, la position de leader sur le marché de la Gramophone Company : bien que sa marque HMV soit connue dans le monde entier, elle doit se séparer de sa filiale allemande, la Deutsche Grammophon. De plus, depuis le 9 juin 1920, la société Victor a obtenu 50% des parts de la Gramophone Company. Les deux firmes se partagent dès lors des zones d'influence à travers le monde, profitant du boom discographique des années vingt. Ensemble, elles créent la compagnie allemande 113 DEARLING, Robert et Celia, RUST, Brian, The guinness book of recorded sound : the story of recordings from the wax cylinder to the laser disc, Londres, Guinness Superlatives Ltd, 1984, pp. 44-45. 114 Il s'agissait de la Sterling & Hunting Ltd, fondée par Sterling et son ami Russell Hunting. 115 LESUEUR, Daniel, L'histoire du disque et de l'enregistrement sonore, Chatou, Éditions Carnot, 2004, p. 51. 116 THÉRIEN, Robert, L'histoire de l'enregistrement sonore au Québec et dans le monde 1878-1950, Sainte-Foy, Les presses de l'université Laval, 2003, pp. 112-113. Electrola le 20 octobre 1925. Une usine se base à Potsdam : la production est lancée en mars de l'année suivante. De son côté, Decca Records est fondée en février 1929 mais elle est le résultat d'un cheminement lui aussi particulièrement complexe, sous l'égide d'Edward Lewis, un courtier dont l'ingéniosité rappelle le modèle de l'entrepreneur schumpétérien qui, en 1914, met au point le premier gramophone « portable », le Decca Dulcephone. Il apparaît sur une publicité du Daily Mail le 16 juillet et remporte un grand succès. Les soldats pourront l'emporter sur le front, ainsi qu'une poignée de disques à la mode, dont le fameux « It's a Long Way to Tipperary », qui deviendra un véritable hymne (v. annexe 1). Lewis travaille alors auprès de Barnett Samuel & Sons, un fabricant d'instruments de musique basé à Londres depuis le milieu du XIXe siècle. Lewis racheta ensuite la Duophone, une usine d'enregistrement en difficulté basée à New Malden (proche de Londres), et la fit fusionner avec l'entreprise qui l'embauchait jusqu'alors afin de la transformer en manufacture de gramophones. Barnett Samuel & Sons devient alors la Decca Gramophone Company le 14 février 1929, fait d'autant plus remarquable que la crise malmenait l'industrie phonographique (v. infra). II/ L'élargissement des catalogues : une politique économique de vedettesLe développement des catalogues et la production d'un répertoire gigantesque va dans le sens d'une expansion industrielle de la musique enregistrée. Celle-ci adopte une trajectoire parallèle à la formation des grandes compagnies discographiques mises en avant auparavant puisque ces dernières vont chercher à faire signer des contrats auprès des artistes en vogue. C'est à ce niveau qu'intervient le paramètre culturel, stimulé par l'innovation, dans le processus de constitution des firmes. A/ L'évolution de la production de disquesL'étude des chiffres de vente permet dans un premier temps d'attester de l'évolution des consommations ; bien avant que les firmes ne tirent parti d'une image de marque liée à la réputation de tel ou tel artiste, on note dans un premier temps une phase initiale, au début du siècle, où l'industrie phonographique émerge comme une industrie destinée à la production de machines à dicter. Ainsi, fondée en 1900, chargée au départ de la construction des usines à Hayes, la Gramophone and Typewriter Ltd reçue en échange l'obtention des droits à la fabrication de la machine à écrire « Lambert ». Mais le commerce fut abandonné en 1905 et la compagnie retrouva son nom d'origine deux ans plus tard117. Par la suite, une seconde phase émerge au début des années dix, puis durant l'entre-deux-guerres : en 1913, la Gramophone Company standardise ses contrats avec les artistes renommés. C'est à la fois le signe que la compagnie s'appropria le disque comme support idéal pour mettre à disposition un ensemble d'oeuvres qu'aucun des médias musicaux préexistants (édition musicale, concert) n'avait jusque là réalisée, mais c'est surtout la preuve qu'il existe une quantité accrue d'interprètes sans lesquels les conditions de rentabilité n'imposeraient pas cette décision (le seuil minimum de ventes unitaires mensuelles requis par la firme pour qu'un interprète soit considéré comme rentable semble, selon Sophie Maisonneuve, se situer à 90)118. Un pic dans les ventes est atteint à la fin des années vingt, brisé par les restructurations dues à la crise économique de 1929 (v. infra). Le dynamisme de l'activité éditoriale y est particulièrement flagrant : Columbia et HMV publient à elles deux environ une centaine de nouveaux disques chaque mois dans la seconde moitié de la décennie, suivies de près par Parlophone et Vocalion119. En 1926, sur le label HMV, la Gramophone Company atteint son premier million de disques vendus grâce à une composition de Felix Mendelssohn, « O for the Wings of a Dove » (Hear My Prayer), interprété par un jeune chanteur de 14 ans, Ernest Lough120. N'oublions pas que ce sont les innovations techniques qui contribuèrent à une évolution de la productivité dans le domaine économique. Par conséquent, on l'a vu, la galvanoplastie (fin des années 1880) rend possible la reproduction de masse et permet de réaliser des économies d'échelle réinvesties par la suite. Alors qu'en septembre 1899, l'usine de pressage de Hanovre produit 4500 disques par jour121, en 1929, la firme Columbia atteint la production de 350 000 items. Par la suite, à partir de février 1925, la technologie de l'enregistrement électrique est vendue à la compagnie américaine Victor. Conséquence directe des accords de licence et des participations financières qui lient d'un côté Columbia-US/Columbia-UK et Victor/Gramophone Company (HMV), la technologie est rapidement adoptée à travers les 117 Ce cas est intéressant en ce qu'il préfigure avec des années d'avance toutes les activités de production entretenues par EMI en dehors de la musique des années après, qu'il s'agisse de la radio, de la télévision, etc. PANDIT, S. A., op. cit., p. 58. 118 MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 189. 119 The Gramophone, décembre 1925, vol. III, n° 7, p. 321. 120 http://www.emimusic.com/about/history/1920-1929/ 121 Cf. EDGE, Ruth, PETTS, Leonard, The collectors guide to «His Master's Voice» Nipper souvenirs, 1997, p. 986. pays en l'espace d'une année. Des profits importants sont réalisés et grâce aux avantages apportés par les propriétés acoustiques nouvelles de l'électricité (v. infra), les compagnies investissent dans une politique de réédition de leur catalogue ou, au contraire, dans une tentative d'exploitation de nouveaux pans du répertoire mieux adaptés à la nouvelle technologie. La production de disques entre 1925 et 1929 en sort considérablement agrandie, comme le montre les chiffres d'affaires de la Gramophone Company, la firme la plus importante, la plus ancienne et la plus largement implantée en Europe : sous l'impulsion de la « révolution électrique », les bénéfices passent de £266 000 à £1 100 000 entre 1925 et 1928122. Figure 8 Chiffre d'affaire annuel, en livres sterling, de la Gramophone Company123 Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 240. 122 MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 240. 123 Le groupe 1 désigne les pays d'exportation suivants, y compris la Grande-Bretagne : Inde, « pays étrangers » (dont la Hollande, Australie, Tasmanie et d'autres), pays scandinaves, France (incluant Portugal, Tunisie, Maroc, etc.), Espagne, Belgique. En revanche, ce groupe n'inclue pas les pays de l'Alliance. Le creux de 1914 à 1918 s'explique par les restrictions industrielles et commerciales liées à la guerre. Le fait que le total général rejoigne le montant des échanges avec le groupe 1 au lendemain de la Grande guerre s'explique par l'arrêt des échanges commerciaux avec les pays de l'Alliance, vaincus. Le second intérêt de ce schéma réside dans la reprise progressive des échanges à partir de l'entre-deux-guerres, début de la période qui nous intéresse. Figure 9 Ventes de disques HMV-EMI124 Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009 , p. 188. B/ Un catalogue en constante évolutionAprès s'être attardé sur des aspects quantitatifs, il faut désormais se centrer sur des aspects plus qualitatifs : si la production de musique est en constante augmentation, elle ne répond pas seulement à une hausse de la consommation mais elle s'adapte également à un univers de goûts personnels, au sein d'un dialogue étroit entre le public et les firmes : « L'accessibilité rend possible l'ajustement entre une production et des goûts qu'elle aiguise par les découvertes et les comparaisons qu'elle permet. » 125 Le lien avec l'innovation technique est là encore évident puisque avec l'allongement des durées d'enregistrement, les compagnies Gramophone et Columbia ont su s'adapter pour répondre aux besoins qu'elles avaient d'offrir au public un catalogue de choix, lié à la musique « sérieuse ». Au début du XXe siècle, l'opéra (est en général tout ce qui se rattache à l'enregistrement vocal) est en premier concerné : genre musical en vogue à l'époque, il est aussi celui qui s'accommode le mieux aux propriétés sonores alors assez réduites du phonographe (v. Chapitre 1). L'exemple très célèbre du ténor Enrico Caruso est encore aujourd'hui cité à de 124 Ce second schéma s'inscrit dans la continuité chronologique du précédent et attire l'attention sur deux points : la croissance exponentielle à partir de la seconde moitié des années 1920 (1925 est l'année de la « révolution électrique »), puis une phase de récession conséquente à la crise de 1929. 125 Idem, p. 245. nombreuses reprises : connu pour avoir été l'un des premiers artistes à avoir enregistré pour la Gramophone Company le 11 avril 1902 à Milan, il obtint une renommée internationale (« Vesti la giubba » en 1903), confirmée après la guerre avec l'un de ses plus grands succès, « O Sole Mio », enregistré en 1916. De plus, la fortune que Caruso gagna au fil du temps (il grava 265 titres dont 31 furent publiés après sa mort126) grâce aux royalties et le chiffre d'affaire d'environ 8 millions de livres qu'il généra pour la firme poussa ces contemporains à faire de même. Ainsi, les sopranos Nellie Melba et Adelina Patti réalisèrent leurs premiers disques respectivement en 1904 et en 1906. L'essor de cette politique éditoriale de la Gramophone Company à échelle internationale s'accentue après la guerre, soutenu par le ralliement des mélomanes et l'éclosion des revues spécialisées. Parmi celles-ci, le témoignage de la Talking Machine News en 1905 est révélateur : « Beaucoup a été fait pour accroître la réputation de la machine parlante et ce, en incitant les artistes connus à chanter et à jouer sur les disques. Il n'y a pas le moindre doute sur le fait que les personnes qui ont tout d'abord raillé et méprisé ces instruments ont changé d'avis et de sentiment quand elles ont appris que Melba, Caruso, de Reszke, Suzanne Adams, Ben Davies, Kubelik, Kocian et bien d'autres avaient sorti des disques. »127 Les rapports de courtisanerie entretenus par les firmes pour s'approprier des contrats exclusifs et de longue durée aux artistes d'opéra les plus connus dans le monde de la musique sous-entend le fait que la réputation de ces artistes en terme culturel servirait à la maison de disques elle-même. Par la suite, c'est au tour de la musique instrumentale d'être concernée128 dans les années vingt, décennie du boom discographique. L'introduction de l'électricité et les recherches dans ce domaine129 furent une rampe de lancement pour ce style de musique (il comprend la musique d'orchestre mais aussi la musique de chambre puisqu'une rubrique « String Quartet » est ouverte au lendemain de la guerre par HMV), qui atteint la première place en nombre d'enregistrements au cours de la Seconde guerre mondiale, alors même que l'opéra ne cesse de régresser pour se fondre dans la moyenne au début des années cinquante. Deux firmes en particulier se spécialisèrent : Columbia et, dans une moindre mesure, Decca. 126 LESUEUR, Daniel, op. cit., p. 45. 127 Our Expert, « Helps and Hints », Talking Machine News, mai 1905, vol. III, n° 1, p. 9 cité dans OSBORNE, Richard, op. cit., pp. 76-77. 128 En 1913, pour la première fois, un orchestre et un chef réputé (Arthur Nikisch et le Philharmonique de Berlin) enregistrent une symphonie entière, la Cinquième de Beethoven. 129 En 1923, la Gramophone Company lance son propre département de recherche et de développement. Columbia se fit une réputation dans l'enregistrement d'orchestres130 mais surtout dans la redécouverte d'oeuvres appartenant au passé. En 1927, elle entreprend pour les cents ans de la mort de Beethoven une ambitieuse série d'enregistrements électriques des symphonies du compositeur, dont les cinq dernières sous la direction de Felix Weingartner, et fera de même l'année suivante pour Schubert. Cette notion de re-découverte est primordiale, dans la mesure où la notion d'oeuvre demeure une catégorie centrale de la vie musicale depuis le XIXe siècle, en lien avec l'esthétique romantique et post-romantique pour laquelle le respect (et la vénération) de l'oeuvre telle qu'elle a été pensée par son créateur sont fondamentaux131. Le prisme de l'innovation permet donc de montrer jusqu'à quel point l'histoire de la musique proprement dite ne se mesure pas uniquement avec l'apparition de nouveaux genres qui viendraient se substituer aux anciens, mais qu'en outre il pousse à comprendre comment tout un pan de la musique ancienne fut lui aussi réinvesti par la nouvelle technologie132. En 1924, Columbia se prévaut de la production suivante, réalisée au cours des dix-huit mois précédents : les Planètes de Gustav Holst, les Symphonies n° 3, 7 et 8 de Beethoven, la n° 6 de Tchaïkovski (dite « Pathétique »), le Bourgeois Gentilhomme de Strauss, le Quatuor en Ut majeur de Mozart, le Quatuor en Ré majeur de Haydn, une Suite pour Flûte et Orchestre de Bach133. L'année précédente, elle avait déjà, selon Joe Batten, convertit un grand nombre d'auditeurs à la musique de chambre enregistrée en publiant les premiers enregistrements du quatuor Léner134. Enfin, au début des années trente, la même Columbia entreprend son History of Music by Ear and Eye, supervisée par Percy Scholes, et qui couvre de façon empirique la musique occidentale du chant médiéval à Varèse. À la même époque, Parlophone propose ses Two Thousand Years of Music, anthologie placée sous la direction d'un universitaire, Curt Sachs. Quant à Decca, elle lance à son tour en 1929 une série d'enregistrements (le Sea Drift de Frederick Delius, Orphée aux Enfers de Jacques Offenbach, le Jutich Medley de Percy Grainger, etc.) et l'année suivante, elle obtient des droits pour exploiter le riche catalogue de musique classique de Polydor. Vers le milieu des années trente, elle ajoute à son catalogue des artistes classiques comme Henry Wood, Clifford Curzon, Hamilton Harty et Boyd Neel. Les années trente marquent également un renouveau du catalogue pour le groupe EMI (v. infra), d'autant qu'après l'accession d'Hitler 130 Dès 1905, Columbia avait lancée la série « Grands opéras records » puis, en 1910, elle se chargea de produire les premiers enregistrements de musique symphonique alors que le microphone n'existait pas encore. 131 MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., p. 251. 132 À titre comparatif, on retrouve les mêmes similitudes à l'heure actuelle avec le mouvement des « remasterisations ». 133 The Gramophone, août 1924, vol. II, n° 3, p. XI. 134 Cf. BATTEN, Joseph, Joe Batten's book : the story of sound recording, 1956, p. 65. au pouvoir le 30 janvier 1933, toute une vague de musiciens cherchent refuge à Londres. Quelques artistes majeurs sont également signés : Arturo Toscanini, Wilhelm Furtwängler, Edward Elgar ou encore Thomas Beecham. De plus, EMI pouvait compter sur un fidèle public de mélomanes : un système de souscriptions permit de réaliser des projets d'envergure et d'enregistrer un répertoire moins connu. Après le succès de la Hugo Wolf Society, naquirent la Beethoven Sonata Society, pour laquelle Arthur Schnabel enregistra sur disque les trente-deux sonates, et la Bach Society, qui commanda à Albert Schweitzer l'intégrale pour orgue, à Pablo Casals les suites pour violoncelle seul et à Wanda Landowska les Variations Golberg au clavecin. Figure 10 Évolution du nombre de compositeurs dans les catalogues Pathé et HMV135 Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 248. C/ L'échantillonnage des genresSi la musique classique est en priorité évoquée, c'est avant tout parce que l'aura liée à ces noms célèbres apporte prestige, crédibilité et singularité à l'ensemble de la production des maisons de disques. Victor n'hésita pas à ce propos à miser un budget publicitaire colossal 135 Pour la marque HMV, les données sont issues des index des compositeurs publiés régulièrement en tête des catalogues. Quant à Pathé, la chute du nombre de compositeurs au sein de ce catalogue au lendemain de la Seconde guerre mondiale s'explique par l'essoufflement économique de la compagnie dans le domaine phonographique. pour l'exploitation de noms labellisés 136 . Par conséquent, les firmes anglaises se préoccupèrent rapidement que leurs sorties de musique dite « populaire » puissent compromettre la « qualité » musicale. Une série d'étiquettes colorées fut mise en place, chacune d'elles représentant un genre particulier. L'étiquette « Red Seal » est utilisée pour la première fois en 1901 par la succursale russe de la Gramophone Company pour désigner des disques onéreux, le plus souvent de musique classique, tandis que l'étiquette noire correspondait à la gamme inférieure, tant artistiquement qu'économiquement. Au milieu, on pouvait trouver par exemple des disques mis en vente par Victor à étiquette bleue ou violette, cette dernière catégorisant de 1910 à 1920 les enregistrements effectués par des stars de Broadway, mais aussi par des artistes classiques moins connus137. D'après Peter Copeland, au bas de l'échelle de la Gramophone Company, il y avait l'étiquette de disque vert foncé, à laquelle on avait donné un nom commercial différent, à savoir Zonophone138. N'oublions pas cependant que Zonophone, avec les autres labels bon marchés déjà évoqués dans le chapitre 2 (Regal, Twin Records, Cinch, etc.), contribuèrent largement à la santé budgétaire de la Gramophone Company (v. infra), même si les grands artistes de l'époque se retrouvaient exclusivement au sein des grandes majors. Quant aux disques Decca, bien qu'ayant signés des artistes classiques de haute tenue, ils étaient vendus à un coût moindre que l'étiquette Red Seal. Les conséquences d'un tel échantillonnage ont pu être perçues à la fois au niveau des consommateurs puisque les amateurs de musique classique et populaire furent scindés en deux groupes, mais elles jouèrent aussi plus ou moins positivement sur le catalogue des firmes. Par exemple, la compagnie Parlophone (fondée en 1896), après avoir été absorbée par la British Columbia, devint le principal label de jazz en Angleterre, grâce à ses liens avec l'américaine OKeh Records139. Si Colin Symes affirme à juste titre que « l'avancée du phonographe [...] a commencé à consolider le grand schisme musical »140, rien de doit faire 136 Cf. READ, Oliver, WELCH, Walter Leslie, From tin foil to stereo : evolution of the phonograph, 1959, p. 182. 137 OSBORNE, Richard, op. cit., p. 78. 138 Cf. COPELAND, Peter, Sound recordings, Londres, British library, 1991, p. 36. 139 Avec le lancement en 1923 des « race records » américains destinés à un public majoritairement noir, ainsi que « les mélodies populaires d'antan » en 1925 désignant sous un euphémisme le folk et la hillbilly/country music, un véritable apartheid musical était né aux États-Unis. Columbia bénéficia d'une croissance importante de ses ventes en profitant de ces genres musicaux, délaissés par Victor. C'est le responsable de l'enregistrement pour OKeh, Ralph Peer, qui fut à l'origine de l'appellation de « race records ». OKeh se spécialisa avec succès dans le blues et le jazz : une des premières artistes à enregistrer un disque de blues fut Mamie Smith en février 1920 (« That Thing Called Love » et « You Can't Keep a Good Man Down »). 140 SYMES, Colin, Setting the record straight : a material history of classical recording, Middleton, Wesleyan University Press, 2004, p. 247. oublier que les firmes et le public ont été réceptifs à ce genre de musique : le premier disque de jazz, interprété par l'Original Dixieland Jazz Band, fait son apparition en 1919. Les roaring twenties en Angleterre, phase d'optimisme qui suit l'après-guerre, s'ouvraient alors à l'Amérique jusqu'à la fin des années 1920, soutenues par la facilité progressive des moyens de communication, et ont permis, grâce à l'importation de disques de danse (tango, foxtrot, charleston, black bottom, ou encore le ragtime, illustré par Irving Berlin), au jazz de se diffuser. Le trompettiste Sylvester Ahola enregistra dans le courant de l'année 1929 plus de 1000 enregistrements141 ! De même, lorsque Jack Hylton signa un contrat exclusif chez Decca, il ne se doute pas que son « Rhymes » allait se vendre à 300 000 exemplaires142. De plus, le premier disque à atteindre le million de ventes, Whispering/The Japanese Sandman de Paul Whiteman, est lui aussi un disque de jazz143. Figure 11 Évolution comparée des ventes par type de musique pour les marques HMV et Zonophone, 1922-1936 Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 246. 141 PEKKA, Gronow, ILPO, Saunio, An international history of the recording industry, Londres/New York, Cassell, 1998, p. 41. 142 HOFFMANN, Frank (Dir.), Encyclopedia of recorded sound, New York, Routledge, 2005 [1ère éd. : 1993], Volume 1 A-L, p. 277. 143 DEARLING, Robert et Celia, RUST, Brian, op. cit., p. 137-138. La crise vient freiner cet épanouissement du marché : la plupart des contrats passés par la Gramophone Company avec les artistes ne sont pas renouvelés. Si on reprend le seuil de rentabilité donné auparavant, situé à 90 (par ventes unitaires mensuelles), alors ça peut expliquer qu'en 1931, le Wiener Philharmoniker passe à la trappe, tandis que le chef John Barbirolli connaît un sort plus heureux avec un taux de 195144. III/ Contrats et négociations commerciales à l'heure de la crise de 1929Lorsque éclate la crise économique de 1929, et que s'effondre le marché mondial, les majors anglo-saxonnes sont d'en l'obligation de fusionner afin de pouvoir faire face à la baisse du pouvoir d'achat et à l'expansion de la radio, un média alors en pleine expansion que les firmes américaines ont surveillé avec méfiance. Alors que les ventes aux États-Unis de 78-tours et celles des appareils s'effondrent145, un nouvel âge s'ouvre, celui de l'intégration des compagnies discographiques au sein de conglomérats multimédias avant la lettre, susceptibles à la fois de réduire le « degré d'incertitude » des firmes à anticiper les débouchés commerciaux, tout en atténuant une concurrence dopée par l'arrivée de la radio. A/ Une réaction à la crise : la naissance d'EMI (1931)Le 4 janvier 1929, les parts majoritaires dans Victor que des banques avaient rachetées à Eldridge Johnson en 1925 ($28 millions au total) sont revendues à la Radio Corporation of America (RCA), qui profita de son usine et d'un réseau de distribution bien organisé. La Victor Talking Machine Company devient RCA Victor. Il en sera de même plus tard pour Columbia et CBS. Au cours des années trente, dans les conglomérats ainsi formés, c'est la radio qui apporte de l'argent alors que les ventes de disques et de phonographes sont au plus bas. J'ai choisi de mettre en avant la cas américain pour bien comprendre que si dans ce cas, les firmes passent sous le contrôle de groupes étrangers au disque, ce n'est pas le cas en Angleterre où l'on voit se constituer un pôle dont le disque reste le coeur de l'activité (v. en l'occurrence la production de disques des Anglais en 1928, devant les Américains, infra). Les relations entre les deux médias (disque/radio) sont alors bien moins tendues. L'industrie phonographique a trouvé un marché relativement stable en cette période d'ouverture du 144 MAISONNEUVE, Sophie, op. cit., pp. 189-190. 145 Aux États-Unis, elles représenteront en 1932 à peine le dixième des scores de 1927 et en Allemagne, passeront de 38 millions d'unités en 1928 à 5 millions en 1935 pour remonter à 18 en 1938. LEFEUVRE, Gildas, Le guide du producteur de disques, Paris, Dixit, 1998, p. 10. marché (baisse des prix, développement et diversification du répertoire) : le compromis était de faire de la radio un tremplin pour le gramophone, en faisant connaître les artistes146 qui enregistrent pour lui mais aussi en diffusant les nouveautés discographiques dans les foyers. Réciproquement, le recours au disque permet à la radio des économies de moyens, puisqu'il lui évite d'employer un orchestre à temps complet. La coopération se consolide par des liens interpersonnels : dès 1924, Compton Mackenzie est invité par la BBC à présenter des enregistrements de musique classique au cours d'une « Gramophone Hour ». Il est relayé par son beau-frère Christopher Stone. Le succès est tel que les firmes commencent alors à acheter des plages horaires pour la diffusion de leur production147. Figure 12 Évolution comparée de la production de disques (en millions de dollars) 146 Des artistes comme Bing Crosby ou Jack Hylton ont vu leur célébrité s'accroître grâce au médium radiophonique. 147 FRITH, Simon, op. cit., p. 284. Figure 13 Évolution comparée de la production de machines parlantes (en millions de dollars) Tiré de : « Le commerce international des machines parlantes », Machines parlantes et radio, n° 121, décembre 1929, p. 525 cité dans MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 239. Cependant, le rachat de Victor par RCA obligea la Gramophone Company (HMV) à envisager un changement de stratégie148 : malgré l'acquisition en mars 1929 du plus important producteur de radios de l'époque, Marconiphone, cela ne suffit pas pour faire face à la crise ; alors qu'en 1930, la British Columbia et la Gramophone Company produisaient un gain combiné de £1,45 million, en 1931, elles n'obtiennent seulement que £160 000149. Par conséquent, la même année, Gramophone et Columbia - tout en maintenant leurs productions et labels commerciaux propres - constituent en avril une nouvelle société baptisée Electrical and Musical Industries (EMI). On assiste alors à un foisonnement de labels avec filiales territoriales et productions internationales et locales. EMI contrôle l'année de sa création une cinquantaine d'usines disséminées dans 19 pays. Son capital s'élevait à £6 1/2 million. Elle eut pour premier directeur l'ancien président de la Gramophone Company, Alfred Clark, et comme premier manager, Louis Sterling. De plus, parmi les collaborateurs de Clark, on retrouve alors David Sarnoff, président et fondateur de RCA. L'année de sa fondation, EMI conserve donc des liens très forts avec les États-Unis puisque près de ses deux tiers sont en propriété américaine exclusive, et ce en raison des actionnaires de RCA dans le cas de la 148 N'oublions pas que Victor dépendait à 50% de la Gramophone Company depuis 1920. 149 MARTLAND, Peter, Since records began : EMI - The first 100 years, [Londres], Amadeus Press, 1997, p. 136. Gramophone Company, et de la banque d'investissement américaine, JP Morgan, dans le cas de Columbia150. Mais entre temps, qu'était devenue à ce propos Columbia-UK depuis que sa maison mère américaine est été acculée à la faillite à partir de 1923 ? En réalité, le 31 mars 1925, on observe un renversement total des filiations entre une major américaine et sa filiale britannique : la British Columbia rachète le 31 mars 1925 son ancienne société mère pour 2,5 millions de dollars. À partir de 1927, Sterling devient manager de la Columbia-UK (aussi dénommée Columbia Graphophone Company) et Sir George Croydon Marks, directeur de la firme. Avec la formation d'EMI, on aurait pu s'attendre qu'en raison d'un tel déclin, Columbia-US ait pu être incorporée dans le nouveau conglomérat. Cependant, les lois antitrust américaines l'interdisaient : par conséquent, elle passa d'une crise à l'autre jusqu'à son rachat par la compagnie ARC (American Record Corporation), elle-même absorbée en 1938 par le groupe radiophonique CBS (Columbia Broadcasting System). Qui plus est, ses actions ont dû être transférées au consortium Grigsby & Grunow (marque de radios Majestic). À l'opposé, l'ascension de la Columbia Graphophone Company se confirme encore et toujours puisqu'en 1927, elle prend sous son aile l'allemande Carl Lindström ainsi que le label Parlophone (en septembre). Par la suite, elle acquiert l'américaine OKeh, Nipponophone au Japon, mais aussi Pathé en France. Afin de comprendre comment EMI réussie à maintenir ses positions et les conséquences qui ont nécessairement suivies la fusion de 1931 (v. annexe 6), j'ai choisi d'analyser plus en détails certains cas spécifiques : Par exemple, en Allemagne, suite à la fusion de leurs maisons-mères, Electrola (associée à Gramophone) et Lindström (liée à Columbia) associent leurs répertoires151. En tant que filiales d'EMI, Lindström et Electrola restent les seules véritablement actives sur le marché allemand152. Dans le même ordre d'idée, afin de ne pas casser les liens qui unissaient respectivement jusqu'alors les labels Regal et Zonophone aux maisons-mères Columbia et Gramophone, les deux labels fusionnent en janvier 1933 pour donner naissance aux Regal Zonophone Records. On observe donc à quel point la fondation d'EMI s'accompagne d'un 150 TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 60. 151 Elles ne fusionneront réellement qu'en 1953. 152 N'oublions pas que la Deutsche Grammophon s'est séparée par le gouvernement allemand de sa maison-mère britannique, la Gramophone Cy, après la guerre. En 1937, elle s'associe avec Telefunken Schallplaten. Cette association durera jusqu'en 1941, année où Telefunken est repris par AEG et Deutsche Grammophon par Siemens. mouvement de concentration des industries, soucieux de respecter les filiations maisons-mères/maisons-filles de l'« avant-1931 ». Si on prend le cas français, encore plus intéressant, il est l'objet d'une restructuration quasi-intégrale de son marché du disque en raison de son retard technique sur ses concurrents. Rappelons au passage qu'outre son impact sur le plan strictement musical, la révolution électrique modifia la physionomie du marché mondial, et accentua le recul d'Edison du monde de l'industrie du disque. Adopté par Victor aux États-Unis, le procédé est approprié par l'industrie anglo-saxonne qui se convertie entre 1925 et 1926. Les compagnies anglaises et américaines, outre les filiales qui les lient les unes aux autres, sont donc en position de force. Ainsi, si dès 1926, la British Columbia reprit la majorité des actions de la firme allemande Lindström, c'est pour la faire bénéficier avant tout des avancées technologiques de l'électricité. En outre, elle prit par la même occasion sous son aile la Transocean Trading qui englobait aux Pays-Bas les succursales de Lindström à l'étranger153. Or, la France est restée dès le départ sur une stratégie défensive qui causa clairement sa perte (v. infra). Sur ces deux principales firmes actives, entre Pathé et la Compagnie française du gramophone, seule cette dernière importa la nouvelle technique en 1926. Pathé, quant à elle, reste la seule dans les années 1926-1927 à toujours commercialiser des disques à gravure verticale des sons (disques à saphir), alors que la plupart des concurrents ont adopté la gravure latérale, qui fonctionne avec un appareil de lecture à aiguille et offre un répertoire bien plus vaste 154 . À partir d'octobre 1928, Pathé passe sous le contrôle financier de l'anglaise Columbia, qui va la faire bénéficier des avancées dues à l'enregistrement électrique. EMI finalise ce processus d'absorption en rationnalisant dès lors la production par une série de mesures visant à ajuster les performances technologiques aux normes anglo-saxonnes, et lui faisant perdre le peu d'autonomie qui lui restait. Entre juin et octobre 1931, les techniciens anglais viennent apporter un nouveau matériel à l'usine Pathé de Chatou, ainsi que pour former les techniciens français. Lors du banquet annuel donné par Pathé à l'automne 1931, ce n'est pas Émile Pathé mais le nouvel administrateur Alfred Willard qui prend la parole devant les représentants de la marque pour tracer les grandes lignes de la stratégie future de l'entreprise. Entre 1928 et 1931, la principale compagnie française est donc passée sous le contrôle capitalistique et technologique anglo-américain, sous l'effet d'une dynamique de 153 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 48. 154 L'enregistrement à gravure verticale donne un disque à sillon de profondeur variable, modifiant son incrustation avec l'intensité sonore, tandis que la gravure latérale donne un sillon de profondeur constante, mais d'ampleur variable. Le second procédé permet une meilleure définition du son. 69 Partie I. Chapitre 3. La construction du duopôle EMI-Deccal'innovation et de standardisation du marché, et sur fond de non-intervention publique. Cette prise de contrôle est parachevée au cours des années 1932 et 1933 par une série de mesures de rationalisation de la production et de la gestion, dont la plus visible est l'abandon du disque à saphir. Le 12 décembre 1936, la concentration de l'industrie du disque française sera pratiquement totale avec l'absorption de la Compagnie française de gramophone par Pathé. La nouvelle filiale du groupe EMI prend alors pour nom « Les Industries Musicales et Électriques (IME) Pathé-Marconi »155. Figure 14 Évolution de la taille des catalogues Pathé et HMV, 1898-1950156 Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 242. B/ La constitution d'oligopolesAu terme de ce panorama complexe, et afin d'en tirer un bilan, une évidence s'impose : le développement de l'industrie musicale n'est en aucun cas continu. A la veille de déclenchement de la Seconde guerre mondiale, toutes les compagnies traditionnelles apparues pour certaines au début du XIXe siècle (Victor, Columbia, HMV, etc.) n'existent qu'en tant 155 TOURNÈS, Ludovic, Musique! Du phonographe au MP3 (1877-2011), Paris, Éditions Autrement, coll. « Mémoires/Culture », 2011 [1ère éd. : 2008], pp. 54-57. 156 Les estimations sont tirées du décompte du nombre de faces répertoriées dans les catalogues des deux compagnies. La stagnation de la production de Pathé, auparavant la deuxième compagnie européenne après la Gramophone Company, s'explique par son inclusion dans le groupe EMI et par son progressif désinvestissement de l'activité phonographique (alors que son activité cinématographique est maintenue). »158 que subdivisions d'entreprises beaucoup plus larges. Alors que les ventes de disques chez EMI, en unités, sont tombés jusqu'à 80% entre 1930 et 1938, et qu'elle accumula qui plus est une perte cumulée de un millions de livres durant les trois premières années de son existence157, cela ne l'empêcha nullement de se lancer dès 1936 sur le marché des télévisions. Elle fut par la suite active dans la production de bicyclettes et de motocyclettes (Rudge-Whiteworth Co.), de radios (Sterling Telephone & Electric Co.), de réfrigérateurs et autres appareils domestiques (HMV Household Appliances). Comme le montre Simon Frith : « It was in the slump years that the British record industry took on its familiar shape : as the small companies went to the wall, the big companies built up an irreversible monopoly. Seule Decca restait focalisée sur la production de disques. En cela, elle faillit succomber à crise de 1929 ; un moment, Sterling de chez EMI pensait même à un possible rachat futur... Malgré tout, elle se releva rapidement des années de crise : en 1933, Decca acheta la Edison Bell Company puis, en mars 1937, son rachat de la compagnie Crystalate, qui vendait des disques bon marchés auprès de Woolworths, lui permit d'obtenir la marque dédiée (Crystalate est au départ un type de plastique bien particulier, avant de devenir une compagnie). Comme EMI, elle noua des liens très forts avec les États-Unis. Alors que Lewis était parti à New York pour acquérir auprès de Grigsby & Grunow la firme en difficulté Columbia-US, la transaction n'eut pas lieu puisque cette dernière fut à cet instant précis vendue à l'American Record Corporation (ARC). Pour autant, Lewis, qui souhaitait réellement investir le continent américain, créa la nouvelle firme Decca-US Record Company le 4 août 1934159. L'un de ses fondateurs, Jack Kapp (avec Edward Lewis et E. F. Stevens), avait acquit des droits en 1932 auprès de Decca-UK pour que celle-ci puisse racheter la branche britannique de son label américain Brunswick Records pour £15 000. Brunswick avait alors acquis une certaine notoriété grâce à Al Johnson, surement l'un des chanteurs les plus lucratifs de la firme. De nombreux artistes signèrent chez Decca : Bing Crosby, les Dorsey et Mills Brothers, Skitch Henderson, Guy Lombardo ou encore Arthur Tracey constituèrent une première vague de grands noms avant l'apogée des années 1940. Une série de disques country fut aussi proposée de 1934 à 1945. La remarquable percée de la firme est également due à une stratégie visant à commercialiser ces enregistrements de musique populaire à bas prix, confortée par le développement des juke-box : $.35 par disque, tandis 157 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 60. 158 FRITH, Simon, op. cit., p. 281. 159 Attention donc à ne pas confondre le Decca américain du Decca britannique, qui portent tous les deux le même nom. que les autres labels les mettaient en vente à $.75 160 . Decca acheva son implantation américaine avec la création plus tardive de deux autres labels, London et Mercury, ce qui lui permit de s'emparer de la seconde place du marché américain. On ne peut donc parler réellement de duopôle qu'en 1937, à un moment où EMI et Decca s'engagèrent dans une série d'accords à l'échelle internationale : Decca donna le droit à EMI le droit de presser et de distribuer les disques Decca Records, en échange de l'accord de Decca pour faire de même avec les disques Parlophone et Odeon aux États-Unis et au Canada. Toujours en 1937, les deux firmes prennent la relève de la British Homophone Company. Elles contrôlent dès lors tous les disques produits en Angleterre161, et consolident en 1940 leur implantation en reprenant Selecta Gramophones (le leader national en matière de distribution de disques) et Dowes of Manchester (une entreprise de ventes en gros au Nord de la Grande-Bretagne). Conclusion du chapitre : Pour conclure sur ce chapitre, et si l'on tente d'établir une corrélation entre le début de notre de notre période et celle qui s'ouvre sur la Seconde guerre mondiale, un constat s'impose : alors qu'au départ les firmes restaient dans une démarche prudente d'une double production (le disque ne l'avait pas encore emporté sur le cylindre dans la querelle des brevets, et la musique n'était à ce moment là pas considérée comme étant exploitable sur un tel support), la succession des innovation techniques permit durant les années vingt de standardiser un marché incertain sur le disque et le développement des catalogues musicaux. Cependant, la crise économique et l'avènement d'un média au départ concurrent, la radio, précipitèrent les grandes firmes à fusionner entre elles et à se retrouver, de manière cyclique, « contraintes » à une production de nouveau élargie (à l'exception de Decca), même si le disque restait prédominant sur le reste. D'une manière générale, à l'aube de la Seconde guerre mondiale, le paysage industriel et discographique était marqué par une phase de fusion et de concentration des firmes, au sein de laquelle l'innovation technologique resserra encore davantage les liens entre la Grande-Bretagne et le reste du monde. Progressivement, les bases 160 HOFFMANN, Frank, op. cit., p. 277. 161 La seule exception reste l'Oriole Record Company, fondée par D. M. Levy en 1931 et qui resta relativement indépendante jusque dans les années 1960. FRITH, Simon, op. cit., p. 282. étaient posées pour que le marché extérieur puisse prendre son essor de façon significative. Cet aspect, inédit jusqu'alors, sera au centre des chapitres suivants. 73 SECONDE PARTIEL' « ARTIFICATION » DESDISPOSITIFS TECHNIQUES ET SESCONSÉQUENCES SUR LE MARCHÉDU DISQUE (1939-1966)« C'est bien grâce à l'industrie que les compositeurs d'aujourd'hui écrivent avec des « machines électroniques », créées pour l'industrie mais adoptées par les compositeurs, eux-mêmes aidés par les ingénieurs. » E. VARÈSE74 INTRODUCTION À LA PARTIEEn 1938, six compagnies totalement différentes contrôlent le marché mondial du disque : depuis les États-Unis, CBS-Columbia, RCA-Victor, et Decca-US ; depuis l'Europe, EMI, Decca-UK et Telefunken. Si Decca se focalisait uniquement sur la production de disques, CBS et RCA sont de gigantesques réseaux radiophoniques tandis qu'EMI et Telefunken sont avant tout des compagnies électriques. On ne s'étonnera donc pas à ce que la majorité des innovations techniques qui interviennent dans l'après-guerre soient l'apanage des majors, en raison de leur degré de concentration et d'implantation. Du microsillon à la stéréophonie, en passant par le 45-tours, on trouve autant d'illustrations des secousses mutuelles que font subir entre elles la technologie, l'innovation et l'esthétique, et c'est point de vue qui m'a appelé à utiliser le terme d'« artification », d'après le musicologue Michel Chion (qui parle de l' « art des sons fixés »). L'artification du monde phonographique, au sein duquel les oeuvres et leurs supports se réfèrent mutuellement, passe d'abord par une culture musicale de plus en plus dépendante de la technologie, avec la spécialisation des techniques de production, et d'autre part avec une professionnalisation de ses agents qui disposent de tout un arsenal d'outils devenus nécessaires à la conception des disques (électrification des instruments, systèmes d'amplification, studios d'enregistrement, etc.). Cette artification apparaît déjà lors de la précédente partie lorsqu'il s'agissait de faire valoir une valeur d'usage artistique au phonographe et au disque, mais il acquiert un rôle encore plus décisif après la guerre dans le contrôle des facteurs créatifs et en faisant de l'enregistrement non plus simplement un acte de gravure mais également un acte d'écriture. Devenu outil de création et plus simplement outil de conservation et de diffusion, le phonographe et le disque se sont entourés d'un appareillage technique et humain dont la mécanique s'installe de manière stable après la guerre. Qui plus est, le progrès technologique investit aussi les médias qui diffusent le son et l'image, et tout particulièrement la radio (transistorisation et miniaturisation, émissions en modulation de fréquence) et la télévision (colorisation, systèmes de diffusion en euro ou mondo-vision), participant de ce fait à l'émergence de tout un système médiatique nécessaire à la visibilité des groupes. La technologie s'intègre dans la panoplie des indicateurs de l'innovation ; fait essentiel, elle participe de la création artistique et de la rentabilité économique même si la productivité, ultime mesure du progrès, trouve bel et bien son origine au sein du secteur technique (les inventions issues de la recherche appliquée). La technologie reconsidéra ainsi à la fois le 75 disque et ses acteurs, qu'ils soient professionnels ou non puisque les innovations elles aussi ont subi le poids des facteurs socio-culturels. En effet, le cas de la Grande-Bretagne est particulier puisque selon F.-C. Mougel, les enjeux culturels sont au centre l'histoire britannique du XXe siècle, au point de conditionner les décisions politiques. En mai 1945 triomphe le Labour, parti travailliste, tandis que le rapport Beveridge et la mise en place de l'État Providence portent dans leur programme les aspirations sociales de la majorité du pays. Les industries musicales ont tenu des compte de ces changements, et en collaborant avec les autres médias, ont dicté de nouvelles normes économiques à un moment où la consommation de masse prend son envol et où la musique populaire, qui devient l'apanage des jeunes, se retrouve progressivement dans la figure des Beatles. C'est dont cet amalgame complexe entre innovations techniques et bouleversements musicaux, entre art et commerce, développement du marketing et transformations sociales qu'il s'agit de comprendre progressivement et d'analyser. CHAPITRE 4 : LES DÉVELOPPEMENTS TECHNOLOGIQUES
POST-
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Les Mods Apparus à la fin des années cinquante.
Mod vient |
Les Rockers Idem. Rocker vient de rock and roll. |
Dans les grandes villes (centre). |
Idem, mais plutôt les quartiers périphériques. |
Lieux privilégiés : rues, clubs musicaux, coffee |
Rues, coffee bars, proximité des gares. |
bars. |
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Origines sociales : working class et lower middle |
Plutôt une working class prolétarisée. |
class. |
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Age : 15-18 ans, travaillant pour la plupart. |
Idem. |
Influences culturelles : existentialisme français, |
Cinéma et Rockers américains, Teddy Boys. |
cinémas italien et français (F. Hardy), groupes pop anglais. |
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Musiques écoutées : modern jazz, musiques des |
Exclusivement de rock and roll américain des années cinquante. |
Antilles, rhythm and blues, variété
française (F. |
Tiré de : LEMONNIER, Bertrand, Culture et société en Angleterre de 1939 à nos jours, Paris, Belin, coll.
« Histoire Sup », 1997, p. 122.
L'existence unique en Angleterre d'un réseau de petits clubs, d'un accès peu coûteux, constitue un terrain d'innovation supplémentaire en opposition radicale à l'Establishment ; les groupes inconnus ont pu apprendre leur métier et faire mûrir sur scène un style original, cohérent, sans contrainte commercial et avant même que les multinationales du disque ne
297 Idem, p. 102.
s'accaparent de cette pépinière de talents qui ne demande qu'à éclore. Ainsi, pour fêter le lancement du journal underground The International Times (IT), devenu le porte-parole de la jeunesse, un concert est organisé à la mythique Roundhouse de Londres le 15 octobre 1966298, où jouent les Pink Floyd et Soft Machine, deux coqueluches naissantes du Londres souterrain. Au sein de la capitale, des clubs où se produisent les groupes psychédéliques fleurissent : l'UFO 299, créés en 1967 par les promoteurs de l'IT mais encore le Middle Earth, le Revolution Club, le Lyceum, salle de bal annexée par Tony Stratton-Smith qui y programme les poulains de son label Charisma, le Rainbow, l'un des rares à disposer d'une capacité de 3000 places 300, en passant par le Process ou le Speakeasy. Si l'acte de naissance de l'underground londonien, de l'avis unanime des historiens, fut la grande lecture de poésie du Royal Albert Hall en juin 1965, c'est dans la nuit du 19 au 30 avril 1967, à l'Alexandra Palace, que se tient ce qui restera le plus célèbre des happenings musicaux et artistiques de la ville : le 14 Hour Technicolor Dream. Sept mille personnes se pressent dans l'immense hall où se produisent les Pink Floyd, Pete Townshend, le Soft Machine, Yoko Ono, Ron Geesin, le Velvet Underground et les Pretty Things. Musique, danse et lecture s'enchaînent, tandis que les communautés se multiplient et s'organisent, transformant de nombreux bâtiments inhabités de la capitale en ateliers de création. Géographiquement, le phénomène s'étend dans de nombreuses villes, comme à Birmingham (le club du Mother's est créé sur le modèle du Middle Earth londonien), sur le campus de Canterbury où la scène musicale grandissante et avant-gardiste, aux frontières du rock, du jazz et du psychédélisme, donneront naissance aux groupes Gong, Soft Machine, Caravan, Egg, Henry Cow, etc., et surtout au sein des garden cities301, qui prouvent l'existence de nouveaux lieux culturels que les institutions du centre des plus grandes villes anglaises ne pouvaient pas toujours satisfaire (par exemple, le Friar Club d'Aylesbury, créé en 1969, devient rapidement un endroit névralgique dans la création du rock progressif302).
298 http://www.seedfloyd.fr/guide-du-routard-floydien/roundhouse
299 Monté par les producteurs Joe Boyd et John Hopkins au Tottenham Court Road, l'UFO est qui plus est situé à deux pas de deux autres clubs, les Cousins et Three Horseshoes, au sein desquels folk et psychédélisme s'exprimeront côte à côte jusqu'en 1966. ROBERT, Philippe, MEILLIER, Bruno, Folk & renouveau : une ballade anglo-saxonne, Marseille, Le mot et le reste, 2011, p. 31.
300 LEROY, Aymeric, Rock progressif, Marseille, Le mot et le reste, 2011 [1ère éd. : 2010], p. 47.
301 Les garden cities sont des villes de moyennes tailles créées au sein de la green belt, une ceinture de campagnes et de zones boisées mises en place par les autorités pour interrompre le développement périphérique de Londres et afin de résoudre les problèmes de répartition de la population à la fin des années trente.
302 PIRENNE, Christophe, Le rock progressif anglais (1967-1977), Paris, Éditions Champion, coll. « Musique - musicologie », 2005, p. 232.
Parmi les autres aspects à mettre en exergue dans cette partie, le rôle des art schools (écoles régionales des Beaux-Arts) y est primordial. Alors que la scolarité est payante jusqu'en 1947 et que les établissements privés réputés (les public schools) pratiquent des frais d'inscription dissuasifs pour les familles modestes issues des working classes ou des middles classes, le monde ouvrier britannique, bien que bénéficiant d'un niveau de vie supérieur à celui de ses homologues européens, se trouve dans l'impasse. Dans ce contexte, le modèle universitaire évolue à la fin des années cinquante en proposant aux classes populaires une alternative plus abordable que les établissements prestigieux d'Oxford ou de Londres. Ces art colleges s'implantent dans les grandes villes du territoire et jouissent d'une liberté et d'une souplesse dans la conception des programmes, l'organisation des études et l'évaluation des connaissances. Selon le sociologue Robert Hewison, « pour les étudiants des classes populaires, elles étaient une voie évitant l'usine, pour les étudiants de la classe moyenne, elles étaient une voie d'accès à la bohème »303. Ainsi, Teddy Boys, Mods et beatniks se côtoient dans un creuset unique créé en réaction au conformisme scolaire et social. À partir des années soixante, la pédagogie devient franchement avant-gardiste pour l'époque, grâce au soutien financier de l'État et des municipalités dont dépendent les écoles. Un véritable bouillonnement culturel et créatif s'y installe dans une découverte commune du rock and roll, du jazz, du rhythm and blues, de Dada, du free cinema et du théâtre des « jeunes gens en colère », tandis que les rencontres entre étudiants, mais également avec les artistes, donnent naissance à des ambitions créatrices.
On peut saisir l'importance de ces écoles pour notre sujet quand on sait qu'une majorité de musiciens pop a fréquenté un art college pendant la période 1958-1963. Ainsi, de nombreux anciens étudiants de ces établissements contribuent à l'explosion du British blues boom dans les années 1964 et 1965 : Keith Richards des Rolling Stones, Eric Burdon des Animals, Phil May et Dick Taylor des Pretty Things, Eric Clapton des Yardbirds... auxquels s'ajoutent John Lennon et Paul McCartney. Certains de ces musiciens ont fréquenté les mêmes établissements, créant un microcosme social sur plusieurs scènes, comme le Mersey sound de Liverpool ou le Brum beat de Birmingham. Le développement de ce « réseau des collèges », associé à l'immense succès des Beatles issus de la classe ouvrière, ont donc permis aux compagnies du disque britannique de mieux structurer leur marché auprès d'un public d'acheteurs potentiels.
303 HEWISON, Robert, Too much : art and society in the Sixties (1986) cité dans LEMONNIER, Bertrand, op. cit., p. 80.
C'est dans ce brassage d'idées, cette porosité entre disciplines artistiques, au contact de ces formes de créativité différentes, que le rock prend conscience de ses potentialités nouvelles et créatrices qui n'auraient probablement jamais pu s'épanouir sans l'existence de cette dynamique culturelle et sociale qui agite la capitale et le pays dans son ensemble. L'industrie musicale prend dès lors conscience des opportunités à saisir en matière de futurs talents musicaux. On comprend mieux aussi pourquoi l'action créative est issue d'un processus collectif enclavé dans des réalités sociétales et culturelles car comme le montre Peter Tschmuck : « Creativity, in that sense, is a collective process that is not only attributable to individual thinking and acting but is embedded in collective processes and in a wider sense in a social context. Thus the social context is not just contingent but constitutive for the ermergence of newness. »304
Conclusion du chapitre :
Qu'on le veuille ou non, les groupes de musique populaire sont des groupes multimédias : ils apparaissent dans la presse, à la radio, à la télévision, sur les affiches et semblent malgré tout à l'aise ; cette génération de jeunes nés au sortir de la guerre ou un peu avant est réellement la première à maîtriser naturellement les outils modernes de la communication. Paradoxalement, on pourrait croire que la recherche d'une nouvelle forme de spiritualité ainsi que la tentation d'un néo-orientalisme propre aux communautés hippies entrent en contradiction directe avec la culture médiatique promue par les multinationales du disque. Deux arguments permettent de contrecarrer cette idée : dans un premier temps, il faut préciser que les communautés hippies, bien que présentes, sont moins actives qu'aux États-Unis où l'enjeu est différent : détachés de l'utopie anticapitaliste en pleine guerre du Vietnam, les jeunes Britanniques, moins engagés, rêvent avant tout de quitter l'austérité ambiante qui règne après la guerre305 en profitant de la vie, et ce en participant pleinement à l'émulation créative qui secoue l'underground anglais, complètement différent de la vague contre-culturelle américaine. Dans un second temps, les systèmes techniques mis en place dans le monde occidental capitaliste y sont tellement imbriqués qu'ils n'offrent aucune autre alternative que
304 TSCHMUCK, Peter, « How creative are the creative industries ? A case of the music industry », The journal of arts management, law and society, 2003, Vol. 33, n° 2, p. 128.
305 D'où l'enthousiasme suscité avec l'arrivée du travailliste Harold Wilson, qui met fin aux années du conservatisme incarné par les figures successives d'Harold Macmillan et d'Alec Douglas-Home. Nul doute que les désillusions causées par la politique en demi-teinte du nouveau ministre ne furent pas étrangères à un infléchissement très net de la culture britannique vers certaines formes du radicalisme politique, ou à l'inverse de fuite vers des mondes plus irréels que celui du marché de l'emploi et de la politique salariale.
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Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années
Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
la coopération ou la rupture ; si les hippies choisissent la rupture, les Beatles ont dès 1965 une approche plus pragmatique : sans pour autant refuser le souhait de s'évader d'une société fondée sur les valeurs matérielles et les progrès techniques, la technologie et l'innovation seront pleinement mis à profit et parfaitement contrôlés, ce dont attestent les disques parus à partir de l'année 1966.
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« Il est juste de dire que la musique est le plus universel des moyens de communication dont nous disposons actuellement, traversant le langage et les autres barrières culturelles d'une façon que les universitaires comprennent rarement... La musique populaire est certainement l'aspect le plus « global » de notre « village planétaire ».
R. BURNETT (The Global jukebox)
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En 1966, trois ans après le scandale Profumo et les débuts de la Beatlemania, et au moment où le travailliste Harold Wilson remporte les élections anticipées, les Beatles donnent leur dernier concert le 29 août au Candlestick Park de San Francisco, et décident à la même période de s'enfermer dans le milieu du studio d'enregistrement, afin de donner libre cours à la créativité musicale et de parfaire des disques dont la conception de plus en plus élaborée les rendait difficilement reproductible sur scène. Premier point donc, la tendance du début du siècle au sein de laquelle le disque disposait d'ajustements techniques pour s'accorder le plus possible au modèle du concert est désormais complètement inversée.
La date de 1966 est plus à prendre dans un sens symbolique, il ne faudrait pas y voir un moment charnière dans la constitution des industries musicales par exemple. Cependant, avec le recul, alors que la culture pop restait liée à des impératifs commerciaux immédiats liés à une culture médiatique prédominante (v. précédente partie), le groupe de Liverpool prend une décision beaucoup plus audacieuse que les apparences ne pourraient le laisser croire : changeant les règles du jeu dans le show-business, les médias audiovisuels et surtout dans la culture populaire de masse, largement méprisée par les intellectuels, ils parviennent dans un premier temps à donner ses lettres de noblesse à la musique populaire. Pour schématiser, jusqu'à présent, une pratique largement répandue était celle du covering, à savoir la reprise d'un morceau qui tente d'en reproduire le sound caractéristique, dans l'espoir que la nouvelle version devienne elle aussi populaire que l'ancienne. Avec les Beatles, les technologies de pointe s'investissent moins désormais à la restitution « fidèle » du son par rapport à un modèle préexistant comme c'était le cas jusqu'alors, mais servent plutôt aux artistes comme des vecteurs de l'innovation musicale. Création n'est donc pas que synonyme de nouveauté ou d'originalité, mais elle est aussi synonyme de non-conformisme, de rupture des normes établies.
En outre, sur le plan structurel, les Beatles libèrent une phase de créativité qui, sur le long terme, prennent à revers les grandes majors du disque et font éclore tout un lignée de labels plus ou moins indépendants. La Grande-Bretagne prend désormais sa « revanche culturel » sur l'Amérique, et parvient en outre, par l'intermédiaire d'un contexte favorable au bouillonnement musical et à l'ouverture sur d'autres genres dans un effet de « syncrétisme » culturel, à réécrire une page de l'histoire de la musique populaire au tournant des années soixante et soixante-dix. En effet, au-delà de la dissolution des Beatles au début de l'année
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1970, l'industrie musicale en Grande-Bretagne s'est tour à tour transformée, entre phase de concentration et de reconcentration, logique de rentabilité et logique de créativité. Jamais l'interaction entre ambitions créatives et nécessités économiques n'avait jusqu'ici atteint un tel sommet, ce qui rend les analyses d'autant plus intéressantes qu'elles ne se limitent pas à une borne chronologique stable et donnent accès à de multiples ouvertures.
Plus les techniques de reproduction se sont imposées et plus les performeurs populaires sont devenus des faiseurs de son car ils trouvèrent matière à création. Rapidement, les innovations techniques individualisèrent rapidement le travail de chacun des artistes soucieux d'expérimenter, leur donnant une palette de ressources pouvant être étendues à l'infini. Alors qu'aux États-Unis dans les années cinquante, les compagnies discographiques recrutaient les artistes et décidaient quel répertoire ils enregistreront, le papier musique demeurait toujours à la base du système de production puisque l'on confiait le plus souvent au chanteur un morceau au préalable déjà composé. Libre à lui par la suite de faire du procédé d'enregistrement un facteur plus ou moins évident de réussite afin de transformer l'écriture du morceau en une réinterprétation personnelle. Dans tous les cas, la distinction auteur-compositeur/interprète y est très nette306. Néanmoins, les Beatles montrent que les règles du jeu durant les années soixante ont changé : le groupe n'est plus seulement l'interprète de tubes composés par d'autres, mais il compose désormais soi-même, n'hésitant pas à faire du studio et des machines (la bande magnétique, par sa plus grande maniabilité, remplace l'ancienne partition) les vecteurs de toutes les possibilités et de toutes les audaces. L'album qui en résultait ne comprenait plus de reprises, mais il était dès lors le fruit d'un travail minutieux, à la fois sur le plan sonore mais également sur le plan visuel.
306 C'était notamment le cas au Brill Building américain, véritable usine à tubes, ou dans certains labels comme Motown ou Stax, au sein desquels des équipes d'auteurs-compositeurs produisaient des chansons destinées à être enregistrées par des artistes sous contrat.
Le studio constitue l'environnement de départ du nouveau processus de travail, et vient confirmer la place nouvelle des technologies, non plus seulement comme un simple prolongement qui venait s'ajouter à la performance du chanteur ou de l'instrumentiste (v. Chapitre 4), mais dans une perspective nouvelle de composition, détachée spatialement et temporellement des contraintes du « direct ».
Figure 19
Le studio d'enregistrement moderne se constitue d'une salle où se placent les musiciens, captés par des micros, une autre où se trouvent les techniciens et les appareillages (la cabine, ou control room), séparées par une vitre. Les sons passent par un amplificateur (qui est augmenté d'un vumètre et d'un potentiomètre permettant d'augmenter le volume lors de passages trop doux ou de le diminuer au contraire pour éviter la distorsion du signal) et sont relayés ensuite par un haut-parleur. Le système se perfectionne avec la table de mixage, augmentant les possibilités de contrôle du volume sonore, mais aussi de filtrage.
Tiré de : ANGELO, Mario d', La renaissance du disque : les mutations mondiales d'une industrie
culturelle, Paris, La Documentation française, 1989, p. 20.
Devant leur succès considérable, la décision des Beatles de mettre fin à leurs représentations publiques à partir de 1966 est très significative des obstacles qu'ils rencontrent alors lors de leurs prestations scéniques : couverts par les hurlements du public, les systèmes de sonorisation de l'époque sont alors incapables de faire le poids dans les stades immenses dans lesquels ils se produisent. Réduits à à peine effleurer le chant et le jeu instrumental, totalement noyés par les cris des fans alors que les façades sonores n'apparaîtront qu'en 1968-1970307, il paraît difficile dès lors de permettre un quelconque sursaut créatif sans se détacher des contraintes du direct.
307 KOSMICKI, Guillaume, Musiques électroniques : des avant-gardes aux dance floors, Marseille, Le mot et le reste, 2009, p. 153.
L'audacieuse décision des Beatles permet donc de comprendre que le phénomène de la Beatlemania ne peut être réduit à une simple stratégie marketing selon les normes que j'ai pu montrer lors du précédent chapitre. Ce fut du moins le cas jusqu'au milieu des années soixante, afin de permettre le lancement du groupe sous l'impact de l'inconséquence tant musicale que littéraire des premiers tubes, uniquement portés par l'enthousiasme communicatif de l'interprétation. Or, le statut de « groupe culte » qu'on lui accorde à l'heure actuelle tient plus dans l'émergence d'un authentique talent mélodique par la quête de progressions harmoniques moins prévisibles, bientôt celle d'une plus grande liberté de ton, influencée par les fulgurantes audaces poétiques et littéraires de Bob Dylan. Surtout, les progrès technologiques ont transformé peu à peu le studio, jusque-là simple lieu de captation, en terrain d'expérimentation artistique à part entière, mise à profit par le producteur George Martin dont l'influence sur la musique du groupe n'est plus à prouver. C'est en studio et nulle part ailleurs que s'invente la musique de l'avenir ; véritable instrument de création, il va permettre à Martin de s'orienter peu à peu dans des voies de plus en plus expérimentales que les enregistrements et les technologies instrumentales en plein développement vont pousser à bout. Certains sociologues remarquent d'ailleurs à juste titre le paradoxe esthétique qui habite la musique pop, entre d'une part une forme musicale
simple, et en contrepartie une production technique des plus affutées pour produire un son toujours plus précis308. Le travail se concrétise surtout à partir de Rubber Soul en 1965 et de Revolver en 1966, en même temps que sort en parallèle sur le label Capitol l'album Pet Sounds des Beach Boys (1966), tout aussi révolutionnaire, et le single « Good Vibrations » du même groupe.
Parmi les innovations principales qui ont conduit à la réussite commerciale, le studio se modernise et renouvelle dans un premier temps son parc de consoles d'enregistrement, d'abord aux États-Unis : Pete Townshend (leader du groupe The Who) s'émerveille ainsi en visitant le studio Gold Star de Hollywood309. Ce dernier, dont l`agencement scientifique
308 WARNER, Simon, « Genre et esthétique dans les musiques populaires » in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), Stéréo : sociologie comparée des musiques populaires : France/G.-B., Paris, Irma éditions, Puceul, Mélanie Séteun, coll. « Musique et société », 2008, p. 185.
309 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, Audrey, Révolution musicale : les années 67, 68, 69 de Penny Lane à Altamont, Marseille, Le mot et le reste, 2008, p. 52.
permet pour la première fois de retravailler le son au mixage, fut le lieu dans lequel le wall of sound de producteur américain Phil Spector fut expérimenté : une prise de son est réalisée par un groupe important de musiciens, puis le signal est retraité dans une chambre d'écho disposant rapidement de panneaux anti-bruits (à l'époque une cave munie d'enceintes dont le son réverbéré est capté par des micros placés en fonction de la source vers laquelle ils sont orientés). Le résultat donne une puissance unique pour un enregistrement monophonique310. L'homologue britannique à Spector, qui nous intéresse davantage, se nomme Joe Meek. Usant quant à lui pour la première fois de la compression dynamique (réduction des différences entre les niveaux les plus faibles et les plus forts), elle lui permet l'obtention d'une puissance sonore remarquable à chacun des enregistrements. Bricoleur de génie qui fabrique ses propres consoles, perfectionne ses effets, il insère régulièrement des bruits divers dans ses enregistrements, et n'hésite jamais à bouleverser les placements des micros ou à remplacer des éléments de batteries par des objets pour obtenir des sons inédits. Malgré l'échec du label Triumph Records qu'il avait créé en 1960, Meek installe son propre studio au 304 Holloway Road à Islington (Londres) dont lequel il conçoit une série de succès : « Johnny Remember Me » de John Leyton, « Have I the Right » des Honeycombs et, probablement son titre le plus connu, « Telstar » des Tornadoes (1962) : un instrumental révélateur de la musique sur bande qui pouvait désormais être méticuleusement travaillée avant d'être transférée sur disques. Il fut réalisé avec des bandes enregistrées par le groupe sur lesquelles Meek rajouta de nombreux effets et un clavioline pour donner un son très énergique311. Profondément paranoïaque, toujours inquiet de se faire voler ses innovations, Joe Meek finit par se suicider en 1967. Son travail marque de façon représentative d'une part la fin de la pièce unique, où les musiciens jouaient quasiment en direct au début de la décennie, et d'autre part la possibilité de retravailler le son au mixage grâce à de nouvelles gammes d'amplificateurs.
À ces modernisations d'équipement s'ajoute l'apparition d'un nouveau matériel qui contribue à élargir l'appareil sonore. Par exemple, la pédale wah-wah, destinée à la guitare,
310 On peut trouver des exemples intéressants dans des titres plus que célèbres comme le « Be My Baby » des Ronettes, ou encore le « Da Doo Ron Ron » des Crystals. Une compilation reprend la plupart de ses titres à succès de l'époque (Back to Mono).
311 KOSMICKI, Guillaume, op. cit., pp. 150-151.
est lancée vers 1966 : « Ce système simple requiert un filtre passe-bande et un potentiomètre. Le filtre laisse passer une bande de fréquences graves ou aigues en fonction de la position de la pédale qui actionne le potentiomètre. Les sonorités de guitare se trouvent transformées en des « waaaahh » qui ressemblent aux pleurs d'un bébé. »312 Quant à la fuzz box, déjà présente dans les studios depuis 1964 (Dave Davies des Kinks l'utilise sur « You Really Got Me »), elle devient une pièce importante du son psychédélique britannique. Sous la forme d'une pédale qui provoque elle aussi une distorsion du son de guitare, elle renouvelle le son des Hollies comme sur « Then the Heartaches Begin », extrait de l'album Evolution. À partir de 1967, toutes les pédales de distorsion sont dénommées indirectement fuzz box et serviront de base aux expérimentations les plus folles que l'on peut entendre sur des albums comme Disraeli Gears de Cream (dont le guitariste est Eric Clapton) et surtout le Electric Ladyland (1968) de Jimi Hendrix, enregistré au départ aux studios Olympic à Londres.
Cependant, la principale modernisation des techniques d'enregistrement qui ne remet pas uniquement au goût du jour des techniques parfois anciennes réside dans la généralisation des studios multipistes. Alors que depuis le début de la décennie, toutes les consoles d'enregistrement fonctionnent à quatre pistes, l'arrivée du huit pistes en 1968 représente une évolution inestimable. Si on revient aux liens qui unissent l'innovation technologique et le son des Beatles, le magnétophone quatre pistes leur déjà permettaient de « tracker » (ou technique de l'overdubbing), à savoir recopier ou de rajouter sur une piste ce qu'ils avaient déjà enregistré sur les trois autres. L'effet de compression permettait à des instruments comme le mellotron (un ancêtre du synthétiseur) de lire des bandes pré enregistrées où figurent par exemple des instruments en solo, des sections orchestrales ou encore des rythmiques toutes prêtes : on en trouve un exemple flagrant sur la chanson « Strawberry Fields Forever » (novembre 1966), dont les montages de bandes (certaines étant même passées à l'envers) contribue à étoffer la texture des sons. L'usage des bandes inversées, issues de l'avant-garde, permettaient en l'occurrence, si on les accélérait ou si on les passait à l'envers, de créer différents effets, celui d'une impression d'ascension, de rêve, ou de reproduction de prise de substances psychotropes. Quant au huit pistes, composé de quatre pistes mono et quatre pistes stéréo, cette technologie permettait d'utiliser plusieurs pistes pour les voix, une pour la batterie, une pour la basse, etc., et, en jouant sur les effets mono/stéréo, de donner du relief à la musique. Ces nouvelles perspectives obligent les ingénieurs à se surpasser pour permettre au bouillonnement créatif des artistes de se matérialiser : respectivement, les albums Revolver
312 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, op. cit., p. 53.
et Sergent Pepper des Beatles furent enregistrés sur un quatre pistes pour l'un, et sur un huit pistes pour l'autre. Il en découle des fusions incroyables d'ambiances diversifiées qui s'enchaînent comme des tableaux sonores au sein d'un même morceau. Si il serait fastidieux et trop long pour en faire l'énumération, on peut néanmoins en donner quelques exemples significatifs : sur la chanson « Tomorrow Never Knows », on entend une boucle rythmique à la sonorité particulière, obtenue par l'association de la batterie jouée en direct avec huit magnétophones contrôlant des boucles actionnées au fur et à mesure par les techniciens du studio ; le titre « A Day in the Life » inclue un orchestre symphonique au milieu d'une ballade à tiroirs dans laquelle les voix changent sans cesse de couleur sous l'effet d'une réverbération couplée avec un filtrage ; dans le morceau « Good Vibrations » des Beach Boys, probablement le plus en avance des années soixante, enregistré dans quatre studios différents durant six mois à l'image d'un patchwork sonore, les jeux de volumes sur les potentiomètres lors du mixage sont remarquables tandis que l'usage d'un theremin, fait rare, contribue à l'originalité du morceau qui offre en outre une structure très variée et affranchie du traditionnel couplet/refrain. On pourrait encore multiplier les exemples.
L'innovation intervient également au niveau vocal puisque les voix trafiquées sont une constante de la musique psychédélique. L'un des moyens utilisés pour y parvenir est d'enregistrer la voix à travers une cabine Leslie (du nom de son inventeur Donald Leslie, haut-parleur tournant dont on peut faire varier la vitesse de rotation) puis de l'enregistrer de nouveau, ce qui produit un effet de vibrato intermittent. Les enceintes Leslie étaient souvent couplées avec un orgue Hammond (v. par exemple « Tarkus » du groupe Emerson, Lake & Palmer). Le mégaphone est également souvent utilisé sur disque. Autre technique, le système ADT (Artificial Double Tracking), développé en 1966 par les ingénieurs des studios EMI à la demande des Beatles. Elle consiste à doubler une piste sonore (vocale ou instrumentale) et à la décaler très légèrement pour donner l'impression que deux instruments ou voix ont été enregistrées. Si on augmente le délai, il se forme un effet de phasing, jusqu'à obtenir deux sons distincts. Appelé à l'époque « skying », ce procédé est associé à la musique psychédélique313. De manière générale, l'ADT permet au musicien de ne plus avoir à s'enregistrer deux fois à la suite.
313 Les exemples les plus célèbres sont le final de « Itchycoo Park » des Small Faces (1967), la version de « You Don't Love Me » de Bloomfield, Kooper et Stills ou « Pictures of Matchstick Men » de Status Quo (1968), qui évoquent le décollage d'un avion à l'origine du nom de skying.
Dernier point, les ressources du studio ne furent pas uniquement mises au point pour la musique populaire, mais servit également pour la musique savante et purement expérimentale. David Bedford, par exemple, adopta avec enthousiasme la notion spatiotemporelle et les techniques vocales et instrumentales de John Cage dans sa Music for Albion Moonlight (1965). Ses 18 Bricks Left on April 21st pour deux guitares électriques (1967) se terminent par une improvisation de cinq minutes qui n'utilise qu'un feedback électrique. Roger Smalley et Tim Souster étudièrent tous les deux avec Karlheinz Stockhausen ; leur ensemble Intermodulation, fondé à la fin des années soixante, explora l'interaction entre électronique et improvisation. L'oeuvre de Smalley, Pulses for 5 × 4 Players (1969), utilise une notation qui accorde un haut niveau de liberté aux musiciens dont les sons sont électroniquement modifiés en studio314. Car si peu de compositeurs anglais n'ont atteint l'avant-gardisme visionnaire de Stockhausen, Krzysztof Penderecki, Steve Reich ou Witold Lutoslawski, il n'empêche que la musique expérimentale fut accueillie avec enthousiasme et, fait original, fut largement diffusée grâce à la BBC et son controller of music (directeur de la musique) William Glock qui se tenait au courant des idées avant-gardistes venues du continent, tout en maintenant une certaine idée de la tradition. Paradoxalement, c'est par le concert que le public s'enticha pour ces années de découvertes : Pierre Boulez, figure de la musique dite « concrète », dirigea pour la première fois le BBC Symphony Orchestra en 1964 et assura les premières britanniques, européennes ou mondiales d'oeuvres représentatives des compositeurs les plus importants de l'époque : Stravinsky, Carter, Holliger, Maderna, Stockhausen, Ligeti, Globokar, Berio, Zimmermann et Messiaen315.
On l'aura compris, toutes les ressources du studio d'enregistrement sont mises à contribution afin de créer une véritable oeuvre en soi, où rien n'est laissé au hasard. Forgé par le sociologue Bennett que j'ai déjà évoqué, le concept de recording consciousness, bien que difficile à traduire, est significatif d'une tendance du recording à se diffuser dans la plupart des espaces où se joue la musique populaire. Autrement dit, le mode d'organisation du studio et ses technologies de pointe sont transportés par les musiciens dans les équipements, les
314 CROSS, Jonathan, « Compositeurs et institutions en Grande-Bretagne » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, p. 584.
315 Idem, pp. 582-583.
instruments, les studios de répétition et la scène316, même si ce dernier aspect paraît moins évident en raison de la volonté des artistes qui, précisément, s'approprient la technologie du studio pour envisager un disque qu'il va être difficile d'interpréter sur scène. Chaque face de disque est en effet conçue comme un tout incorporant un panel d'artifices sonores qui vont lui donner une cohérence appropriée, tandis que la place des morceaux et les enchaînements y sont particulièrement soignés. Le pic artistique est pour beaucoup considéré lors de la parution en juin 1967 du mythique Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles. Premier véritable « album concept », il est le fruit de plus de neuf cents heures de production, que George Martin a pu pleinement mettre à profit depuis son départ de Parlophone, pourtant devenu le sous-label d'EMI économiquement le plus rentable, et avec la création en 1965 de l'Associated Independent Recording (AIR), en compagnie de John Burgess et de
Peter Sullivan317. Attention à ne pas trop surévaluer la prééminence du travail de George Martin sur les Beatles ; c'est en effet parce qu'il laissa l'autonomie de créativité à la paire de musiciens Lennon/McCartney que leurs disques eurent autant d'impact. À aucun moment Martin refusa que ses poulains ne touchent à des instruments, à la différence de Joe Meek et des producteurs américains, dont les commanditaires et la nécessité d'engranger des tubes « à la chaîne » étaient un moyen de pression). Le célèbre producteur n'avait aucun doute des talents du groupe qu'ils ont fait mûrir sans la pression du commerce, et ce grâce à une solide culture musicale acquise en écoutant sur les gramophones portables (v. fin du Chapitre 5) des disques américains. Le rôle de Martin fut avant tout de guider et de confirmer des choix esthétiques ; en aucun cas il ne les créait vraiment.
La première des mutations touchant l'industrie du disque est donc la conséquence d'une évolution artistique que les technologies du studio ont contribué à favoriser. Les sorties successives du Rubber Soul des Beatles en décembre 1965 et de leur Revolver en août 1966, précédées de quelques mois du Pet Sounds des Beach Boys en mai, montrent que l'industrie musicale entre dans une nouvelle ère : celle de l'album, d'autant que la stricte rotation des
316 RIBAC, François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2007, p. 19.
317 TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 131.
tubes « commerciaux » tend à diminuer progressivement. Il faut cependant attendre 1968 pour que les ventes de 33-tours dépassent celles des 45-tours en Grande-Bretagne318. On s'en souvient, alors que l'industrie du disque dans les années cinquante réservait plutôt l'usage du LP pour la musique classique et le 45-tours pour la musique populaire, cette suprématie est largement remise en cause voire même détrônée par l'album de rock.
La décision du groupe de blues rock anglais Led Zeppelin d'ignorer délibérément le marché du single en ne sortant que des 33-tours constitue donc un acte commercial particulièrement téméraire, une façon de snober les charts du Top 40. Le passage radio d'un single, en parfois l'apparition télévisée constituaient une visibilité assurée dans les charts et une publicité indispensable au travail du groupe ; après tout, même en pensant que les singles soient destinés au marché éphémère des adolescents ou non, ils continuaient à servir de carte de visite pour les groupes319 et ce, toutes tendances musicales confondues (rock-pop, blues-soul). Led Zeppelin, en évitant soigneusement la machine de la « fabrique à tube » et les revenus qui y sont attachés, se forgèrent une réputation inoxydable, sur le long terme néanmoins : au début des années soixante-dix, ils régnaient sur le monde du rock avec le succès que l'on connaît, y compris par leurs ventes d'albums320.
Ensuite, non content de dépasser son rôle de compilation de 45-tours à succès auquel il était cantonné auparavant, l'album devient une entité artistique propre que de nombreux groupes cherchent à imiter. Cet éclatement des formats traditionnels qui atteint toute l'industrie musicale en Angleterre, et notamment la vague psychédélique de la fin des années soixante dont nous reparlerons, n'aurait probablement pas voir le jour sans l'essor des scènes musicales de la côte Ouest des États-Unis. Dans la région de San Francisco par exemple, la sortie de single précédant la vente de l'album n'est pas une nécessité. Plus évocateur encore, les radios abandonnent la stricte rotation des tubes et laissent le choix aux programmateurs de diffuser ce qu'ils souhaitent : extraits d'albums, bandes inédites, faces B peu connues, etc.321
318 OSBORNE, Richard, « De l'étiquette au label » in FRITH, Simon, LE GUERN, Philippe, et al., Sociologie des musiques populaires, Paris, Hermès science, Lavoisier, Réseaux : communication - technologie - société, Volume 25 - n° 141-142, 2007, p. 73.
319 Des formations anglaises comme Cream, Deep Purple ou Black Sabbath, dont la musique comprend des similitudes avec le rock explosif de Led Zeppelin, ne s'en sont pas privés.
320 WARNER, Simon, op. cit., p. ?
321 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, op. cit., p. 50.
Des groupes psychédéliques comme le Jefferson Airplane322, le Grateful Dead, Quicksilver Messenger Service ou encore Moby Grape firent en sorte que leurs morceaux soient affranchis des temps d'écoute imposés, ambition que l'on retrouve encore plus lors des prestations live. À Los Angeles, d'autres groupes sortent des albums à la sophistication musicale inédite323. Cette mutation s'accompagne de l'éclosion d'une nouvelle génération de journalistes, avec à sa tête l'équipe du magazine de San Francisco Rolling Stone, qui cultive l'idée d'une dimension artistique de la musique populaire et valorise un aspect créatif plutôt que commercial. Par conséquent, ce n'est plus forcément le single qui a valeur de test d'entrée dans une maison de disques, mais plutôt le long format. Le single lui-même est aussi sujet à transformation. En Angleterre, c'est un morceau des Rolling Stones, « Going Home » (sur l'album Aftermath, avril 1966), long de onze minutes, qui ouvre la voie à des chansons excédant de plus en plus les minutes « réglementaires » du passage à la radio.
Ainsi, lorsque sort le 1er juin 1967 l'album Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles, qui n'avaient alors pas spécifiquement besoin de se forger une réputation, on est à l'apogée de ce mouvement de l'industrie vers la valorisation du 33-tours. Même s'il ne présente pas d'unité narrative globale, et si on retrouve déjà des préquelles dans leurs précédents morceaux (la sitar de « Norvegian Wood », le quatuor à cordes sur « Yesterday » ou « Eleanor Rigby », etc.), le disque est considéré comme le premier des « albums concepts », une forme d'innovation musicale spécifiquement britannique, dans sa « tentative d'embrasser en un seul et même kaléidoscope sonore l'ensemble des expressions musicales, par-delà l'espace et le temps. Européenne ou indienne, novatrice ou rétro, la musique de Sgt. Pepper trouve sa cohérence ultime dans la jubilation contagieuse des quatre musiciens à repousser autant que possible les limites de leur imaginaire, absorbant tout ce qui [...] peut se passer d'inédit ou de novateur sur la scène musicale au sens large [...] » 324. Un parallélisme intéressant peut être repéré avec l'album des Beach Boys, Pet Sounds, sorti le 16 mai 1966. Les deux groupes, de chaque côté de l'Atlantique mais unis par la même maison de disque EMI (ou du moins Parlophone pour les Beatles, et Capitol, rachetée par EMI, pour les Beach Boys), se livraient alors à une compétition confraternelle pour créer à chaque fois un album plus ambitieux et réussi que le dernier en date de leur concurrent et néanmoins ami (d'où le cheminement Rubber Soul > Pet Sounds > Sgt. Pepper > Smile). On trouve
322 Son troisième album de 1967, After Bathing at Baxter's, présente par exemple cinq grandes parties avec une alternance dans les morceaux entre parties instrumentales et lyriques.
323 On peut donner plusieurs exemples comme les Doors (The Doors, 1967), Love (Forever Changes, 1967), The Mamas & the Papas, les Monkees, etc.
324 LEROY, Aymeric, Rock progressif, Marseille, Le mot et le reste, 2011 [1ère éd. : 2010], pp. 15-16.
notamment sur Pet Sounds une multitude de sons rajoutés, d'instruments divers et d'arrangements raffinés afin de créer des couleurs riches et subtiles, qui sont le fruit du leader Brian Wilson et que l`on retrouvera par la suite chez les Beatles. Dans l'émergence d'une nouvelle forme musicale elle aussi très britannique, le rock dit « progressif », dont nous reparlerons brièvement, les deux albums furent très influents sur la génération suivante de musiciens.
Malgré tout, le premier album délibérément conceptuel s'intitule S.F. Sorrow des Pretty Things, sorti en décembre 1968. Produit par Norman Smith (qui travailla sur les premiers albums des Beatles) de façon artisanale avec des moyens limités, le disque, en dépit de ses qualités, tombe rapidement dans l'oubli. Si ses ambiances contrastées lancent la mode des opéras rock, disposant pour la première fois d'une cohérence narrative, il est occulté par le Days of Future Passed des Moody Blues (novembre 1967), album symphonique sorti avec l'appui du London Festival Orchestra et qui se place au-delà des carcans habituels de la pop music. À la fin de la décennie néanmoins, l'album de musique rock atteint une cohérence parfaitement réfléchie, soudant musique et texte autour de la dramatisation du récit. Dès 1966, les Who commencent à explorer des thèmes inhabituels ; trois ans plus tard, cette démarche amène le groupe à produire son oeuvre la plus aboutie, Tommy, tentative accomplie de dépasser le format de la chanson, privilégiant un récit cohérant tout au long de l'album. Quant aux Kinks, ils s'engagent dans une voie nettement plus littéraire en délivrant dans leurs chansons une exploration sociologique, parfois critique en ambigüe, de l'Angleterre des années soixante (The Kinks Are the Village Green Preservation Society, novembre 1968 ; Arthur (Or the Decline and Fall Of the British Empire), octobre 1969).
Une nouvelle vague de groupes, dits progressifs et qui émergent dans la seconde moitié des années soixante (Pink Floyd, Genesis, Yes, Caravan,...), dont l'album est le format de prédilection, accentuera cette « intellectualisation » de la musique rock en valorisant sa conscience artistique et son sérieux par rapport au genre « pop » - évolution déjà perceptible sur le premier disque des Pink Floyd, The Piper at the Gates of Dawn (août 1967), celui de Cream (Disraeli Gears, novembre 1967) et surtout celui de
King Crimson, In the Court of the Crimson King (octobre 1969). Le début de la décennie
suivante confirmera la consécration de l'album en tant que format dominant.
En parallèle de ces reconsidérations profondes sur la nature même de la production musicale, il existait également une créativité dite « de surface » passant par l'élaboration esthétique. Objet d'accaparation auprès de la jeunesse anglaise (v. fin du Chapitre 5), le disque est aussi le véhicule symbolique de toute une esthétique dite « pop », que l'artiste Richard Hamilton définit en 1960 en caractérisant ce qui était populaire dans l'image des médias :
« Populaire (pour un public de masse) ; éphémère (solution à court terme) ; remplaçable (facilement oubliable) ; pas cher ; produit en série ; jeune (destiné à la jeunesse) ; spirituel, sexy, à trucs (gimmicky) ; brillant (glamorous) ; grandes affaires (big business). »
Le disque dépasse donc son statut de simple invention technique pour devenir désormais le support privilégié d'une oeuvre globale (le son comme nous venons de le voir à l'instant, mais aussi textes et images). Alors que le mot pop ne s'appliquait au début des années soixante qu'au Pop Art et à la musique de variétés populaires destinée à la masse, la définition d'Hamilton laisse percevoir quatre champs d'utilisation325, dont trois ont déjà été entrevus de façon implicite dans les précédents chapitres : le champ commercial (les chansons pop de l'avant-1966, on l'a vu, sont souvent éphémères, vite oubliées car remplacées par une autre chanson après avoir été en tête des hit-parades, bon marché à travers le support du 45-tours, produite en série à des millions d'exemplaires et liées aux multinationales du disque comme EMI), le champ médiatique (la chanson dispose le plus souvent d'une audience de masse, grâce à la radio, la télévision ; elle sert de raccourci journalistique en rapport avec la jeunesse, la musique, les vêtements et est véhiculée par des chanteurs jeunes, sexy et glamour), et enfin le champ sociologique (dans l'étude d'une subculture adolescente et la révolte contre la nature élitiste et traditionnelle de la « haute culture »).
Le quatrième champ, le champ artistique, reste à approfondir car il intervient surtout à partir du milieu des années soixante, à un moment où les Beatles, après s'être cantonné à la popular music, donnent naissance à la pop music. Les différences essentielles tiennent en grande partie, comme le montre George Melly326, au processus créatif, plus ou moins inconscient dans le premier cas, réfléchi et délibéré dans le deuxième : « L'anti-
325 LEMONNIER, Bertrand, L'Angleterre des Beatles : une histoire culturelle des années soixante, Paris, Éditions Kimé, 1995, pp. 234-235.
326 Cf. MELLY, George, Revolt into style : the Pop Arts (1970).
intellectualisme du pop est une caractéristique valable pour les années 1960-1965, mais qui apparaît contradictoire avec les évolutions ultérieures : engagement des intellectuels reconnus dans le mouvement pop, prétentions littéraires, artistiques, musicales des pop stars. »327 À l'élaboration de disques de plus en plus complexes et travaillés par le biais de nouvelles directions artistiques, viennent en effet se rajouter tout un panel d'artifices visuels enrobant le produit fini et son impact.
Cette logique créative ne date pas des années soixante puisqu'elle rappelle l'idée de l'étiquetage du disque, en vogue dès que celui-ci fut inventé, ou encore, dans une perspective plus actuelle, les enjeux liés à la présentation audiovisuelle et au clip musical. Économiquement parlant, il faut aussi préciser qu'un groupe qui arrivait à présenter dans son ensemble une image originale et une bonne représentation sur scène avait plus de chances de décrocher un contrat. Les pochettes de disques deviennent la première forme d'innovation graphique censée refléter un univers en cohérence avec le contenu. Ainsi, si la pochette de Revolver, conçue par un ami à Paul McCartney, Klaus Voorman, fait part d'une certaine avant-garde artistique, celle de Sgt. Pepper, conçue par le peintre Peter Blake, artiste majeur du Pop Art, est à l'image de la nouvelle orientation du groupe : les quatre musiciens, habillés en membre d'une fanfare psychédélique, côtoient une galerie de personnages symboles de la culture populaire : Marylin Monroe, Bob Dylan, Oscar Wilde, Marlon Brandon, Muhammed Ali et d'autres. Dans le sillon de l'album, les Rolling Stones parodient la pochette sur leur album Their Satanic Majesties Request, utilisant en outre une « pochette interactive », avec un effet de 3D (l'image holographique est inventée au début de la décennie)328. En 1968, Storm Thorgerson et Aubrey Powell fondent l'agence graphique Hipgnosis afin de réaliser des pochettes basées sur les techniques photographiques dont ils explorent le potentiel narratif, en s'attirant des groupes désireux de prolonger certains concepts de leur musique. Enfin, au même titre que les pochettes, les affiches de concert, et les concerts eux-mêmes, deviennent eux aussi des
327 Idem, p. 236.
328 Néanmoins, le mauvais accueil réservé au disque amène le groupe à quitter l'univers psychédélique qu'il avait entrepris en concevant l'album. Les Rolling Stones en reviennent à leurs racines blues-rock, retrouvant par là même un goût pour la provocation que l'on retrouve sur des albums comme Beggars Banquet ou encore Sticky Fingers.
manifestes de la mouvance psychédélique contre les codes établis par la société329. Selon Aymeric Leroy, la prédilection très précoce du groupe londonien Pink Floyd pour le multimédia est à mettre sur le compte d'une volonté de détourner l'attention de ses déficiences techniques en développant autant que possible une forme de spectaculaire extra-musical, tant visuel que sonore, sur un terrain d'action qui n'a jusqu'ici était abordé par quiconque : premier groupe à disposer de son propre light-show, il témoigne par l'intermédiaire de ses membres, Roger Waters et Nick Mason, des anciens élèves en école d'architecture, d'une volonté de scénariser la musique au travers un emballage de plus en plus envahissant mais qui en parallèle forgera la réputation du groupe330.
Par conséquent, l'exceptionnelle période créative qui s'ouvre en Grande-Bretagne à partir de 1966 obligea à remettre au goût du jour la « liste » de Richard Hamilton : on en trouve en 1970 une nouvelle définition sous la plume de Richard Neville, un Australien qui fonde à Londres le journal underground Oz, et publie Play Power, dans lequel on y trouve une approche rénovée de la culture pop, mais identique dans ses fondements :
« Vivant ,
· excitant ,
· distrayant
,
· éphémère ,
· disponible ,
·
fusionnel ,
· incontrôlable ,
· latéral (aux
marges) ,
· organique ,
· populaire. »
Si les références explicites à la culture de masse et au capitalisme marchand se sont atténuées par rapport à Hamilton, signe que la musique populaire ne se définissait plus forcément selon les critères de la « facilité », les deux termes clés y sont populaire et latéral, venant confirmer le sens d'une culture « post-1966 » qui n'emprunte plus systématiquement les sentiers battus, tout en gardant sa spontanéité originelle331. Le « populaire » renvoi à l'idée d'un renouvellement de la musique en référence à une société constamment en changement. Quant à la référence au « latéral », il marque et met en avant explicitement tout l'apport musical et artistique qu'ont eu entre temps l'underground et la vague contre-culturelle, déjà évoqués auparavant, sur le rock anglais.
Ces remarques effectuées sont nécessaires pour notre approche de la notion de créativité car elle se centre sur l'environnement culturel comme élément constitutif du processus créatif.
329 La plupart des affiches sont dessinées pour l'UFO. Le collectif Hapshash and the Coloured Coat - composé du duo d'artistes Michael English et Nigel Waymouth - en réalise la majorité. Les deux graphistes fondent l'agence Osiris Visions afin d'imprimer les posters. À leurs côtés travaillent Mike McInnerney, Greg Irons et surtout Martin Sharp qui oeuvre pour le magazine Oz, dont il réalise la plupart des visuels. RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, op. cit., pp. 46-47.
330 LEROY, Aymeric, op. cit., p. 20.
331 LEMONNIER, Bertrand, op. cit., pp. 236-237.
Les études dans ce domaine menées par Mihaly Csikszentmihalyi 332 sont parfaitement adaptées à notre sujet et nous offrent des réflexions intéressantes. Le psychologue hongrois parle de « domaines » pour qualifiés tous ces systèmes culturels et symboliques spécifiques que sont la musique, la technologie, la religion, etc. La nouveauté qui émerge de l'un de ces domaines peut être reconnue à sa juste valeur parce qu'elle dispose d'un rapport thématique avec ce qui est déjà connu. Ceux qui n'ont pas accès au « domaine » en question ne sont donc pas en mesure d'y apporter une contribution créative. Pour que l'acte d'une personne soit considéré comme étant « créatif », il faut aussi d'une part que la personne dispose d' « antécédents personnels », et d'autre part que celle-ci puise dans ce que Csikszentmihalyi dénomme le « champ social », afin de pouvoir offrir une alternative au sein d'un domaine particulier. Ce champ social va permettre d'imposer les conditions nécessaires à l'acceptation, ou au contraire au rejet des actes créatifs.
Figure 20
D'après TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 197.
Pour prendre un exemple concret, la seconde moitié des années soixante dans le domaine musical s'est ainsi largement imprégnée d'un champ social transformé par la culture pop, définie comme nous l'avons vu par Hamilton puis par Neville. Dans ces conditions, irriguées en outre par les désillusions du gouvernement Wilson alors que son ministre des affaires économiques George Brown disait lui-même vouloir « lancer le pays sur la route du
332Cf. CSIKSZENTMIHALYI, Mihaly, Creativity : flow and the psychology of discovery and invention (1997).
progrès »333, mais par un bilan nettement plus heureux grâce une série de législation libérale dans le domaine des moeurs et de la culture, les Beatles et ceux qui leur ont succédé participent d'une émulation créative qui, sans la présence et la reconnaissance de leur environnement contextuel, n'aurait probablement pas pu voir le jour.
Cette théorie, si elle n'est pas sans défauts, rappelle également le rôle clé de la « motivation intrinsèque » des artistes et de la prise d'initiative dans le développement de la créativité (antécédents personnels). Dans la lignée de Csikszentmihalyi, Teresa Amabile334 propose également trois composantes essentielles comme influençant la mise en oeuvre de l'innovation : la motivation intrinsèque de la personne, ses compétences et la pensée créative. Si Amabile ne propose que deux niveaux d'analyse que sont l'individu (les artistes) et l'organisation (les firmes), le modèle de Woodman, Sawyer et Griffin335 le complète et montre que l'idée de créativité résulte de l'interaction entre différents domaines sociaux : « Ils prennent des caractéristiques individuelles (aptitudes cognitives, personnalité, motivation intrinsèque, connaissances) qui interagissent avec des caractéristiques de groupe (normes, cohésion, taille, rôles, tâche, diversité, techniques de résolution des problèmes), qui elles-mêmes interagissent avec des caractéristiques organisationnelles (culture, ressources, récompenses, stratégie, structure, technologie). » 336 Cette mosaïque complexe de caractéristiques individuelles, groupales et organisationnelles créée le contexte, la situation créative dans laquelle joue les comportements individuels et groupaux et qui donneront naissance au produit créatif (l'innovation). Après avoir analysé de façon précise l'influence du milieu social et les motivations intrinsèques des artistes que l'on retrouvent au niveau de la conception des disques, le chapitre suivant sera consacré à l'organisation des firmes, bousculée par cette relance de la créativité musicale.
Conclusion du chapitre :
Face à ces multiples transformations, il reste difficile de définir la culture de l'époque, entre ceux notamment qui y voient une culture « globale » née de la conjonction de la société
333 La situation se détériore alors dans tous les secteurs économiques (500 000 demandeurs d'emplois à la fin de l'année 1966, soit + 65% depuis 1965.
334 Cf. AMABILE, Teresa, « A model of creativity and innovation in organizations » (1988).
335 Cf. WOODMAN, R. W., SAWYER, J. E., GRIFFIN, R. W., « Toward a theory of organizational creativity » (1993).
336 VIALA, Céline, PEREZ, Marie, « La créativité organisationnelle au travers de l'intrapreneuriat : proposition d'un nouveau modèle », AIMS, Luxembourg, 2010, p. 6.
150
Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années
Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
technologique et médiatique d'abondance, avec le désir de rapprochement entre les niveaux de culture et la naissance d'un way of life original, et ceux qui préfèrent distinguer une multitude de subcultures (youth culture, underground culture, street culture, etc.), dont le point commun peut - éventuellement - être la musique.
On peut cependant y distinguer une trajectoire globale, celle où on passe du vedettariat pop à des bouleversements créatifs. Au sein des mutations du dispositif créatif, si la partition n'est pas abandonnée (elle reste nécessaire à l'écriture des mélodies), elle vient néanmoins se placer à un autre moment de la chaîne de traitement du son, à une position nouvelle au sein du réseau technique. Dès lors, la création passe par l'intermédiaire de la technologie et devient le matériau de base à partir duquel le travail s'organisait, dans un esprit d'autonomie le plus total et ce afin de promouvoir le domaine de la composition (et non plus seulement de la réinterprétation ou du covering) comme moyen d'accès à la « haute culture ». Ce paradigme devient ni plus ni moins le nouveau modèle à partir duquel on conçoit la musique337, et dont on retrouve des traces jusque dans nos sociétés actuelles (par exemple, le home studio, où un PC est équipé d'une carte son et d'un logiciel d'acquisition et de montage, permet de modéliser un studio dans quelques mètres carrés).
337 Cf. RIBAC, François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2007.
Ce chapitre s'interroge sur l'un des aspects primordiaux au fonctionnement de l'industrie musicale : le dyptique majors / labels indépendants. Si ce phénomène était déjà apparu aux États-Unis au moment de la naissance du rock and roll, il se reproduit avec une intensité et une spécificité accrue à partir du milieu des années soixante en Grande-Bretagne, dans le sillage creusé par les Beatles. Mario d'Angelo338 parle très justement de « périphérie » et de « centre » pour désigner de manière représentative cette dichotomie qui n'englobe pas seulement la structure industrielle des firmes mais aussi tout un réseau de facteurs culturels et sociaux à prendre en compte. Ce sont ces aspects qui dynamisent le plus l'industrie du disque puisqu'autant les majors anglaises, homogène dans leur ensemble, constituent la force centripète se chargeant à la fois de la production, de l'édition, de la fabrication et de la distribution, autant la « nébuleuse » d'entreprises de production (la périphérie) qui existe en parallèle se cantonne le plus souvent dans la seule production de programmes pour des raisons que je vais tenter d'expliquer. La dynamique du secteur dépasse en outre l'opposition biaisée entre le caractère industriel du côté des « grands », et artisanal du côté des « petits ». Jusqu'à quel point les majors se sont elles vues déstabilisées par l'avènement des indépendants ? Les conséquences de ce renversement des tendances sont elles mesurables sur le long terme ?
338 Cf. ANGELO, Mario d', La renaissance du disque : les mutations mondiales d'une industrie culturelle (1989).
Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne met fondamentalement la place des majors du disque sur le devant de la scène. Le succès colossal des Rolling Stones (Decca) et des Beatles (Parlophone/EMI), bien que ces derniers aient été rejetés plusieurs fois avant d'être engagés par EMI, montre dans un premier temps une ouverture de l'industrie, qui ne cantonnait plus le rock uniquement à un public ouvrier où à une classe sociale particulière, et prouve que les grandes compagnies, même si elles ne représentent qu'une fraction du paysage discographique, réalisent à elles seules la plus grande partie des ventes mondiales. Pour plus de clarté, j'ai délibérément choisi de revenir quelques années en arrière afin de mieux comprendre les liens noués par les majors du disque avec la naissance de nouveaux courants musicaux.
Les majors ont longtemps hésité avant de se lancer sur le terrain hasardeux de la musique rock. La première à entrer sur le marché fut Decca-US qui, à la différence de sa grande soeur britannique, était plus spécialisée sur la musique populaire. Malgré tout, une certaine prudence la gardait de multiplier les contrats avec les rockers américains ; sans pour autant renier un succès potentiel (elle signa Bill Haley, considéré comme l'un des premiers rockers avec Elvis Presley), sa stratégie fut de laisser ses propres sous-labels s'en occuper, minimisant ainsi les pertes financières en cas d'échec. En l'occurrence, Brunswick (entre temps séparée progressivement de sa maison-mère depuis l'arrivée du manager Nat Tarnopol) et Coral (créée en 1949 et qui connut le succès grâce aux McGuire Sisters et Teresa Brewer) signèrent des contrats avec des musiciens célèbre comme Buddy Holly ou encore Rocky Nelson339. Assurément, Decca-US était devenu un puissant label mais sa gestion était fortement handicapée par la non prévoyance de ses responsables ; ainsi, à la fin des années cinquante où le rock and roll commence à décliner, rien ne peut empêcher une imminente prise de contrôle, pas même la création de London Records en 1947 qui permettaient de distribuer sur le territoire étatsunien les artistes britanniques de Decca-UK340, ni l'acquisition en 1952 du studio de cinéma Universal Pictures, et encore moins l'intérêt pour la musique country qui pousse Decca Nashville (fondée en 1945 par Paul Cohen à New York) et l'implication de son nouveau directeur, Owen Bradley, à venir s'implanter au coeur même de la capitale de la
339 TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 95.
340 Le répertoire musical y est alors assez maigre en talents nationaux à la différence d'EMI qui récupéra les Beatles que Decca-UK eut le malheur de refuser. Il faut attendre la signature de Tommy Steele et surtout des Rolling Stones et des Who pour que la firme anglaise puisse se construire une liste d'artistes anglais digne de ce nom.
country341. Par conséquent, en 1962, la MCA (Music Corporation of America) rachète Decca-US. À l'origine créée à Chicago par Jules Stein en 1924 et établie comme agence de management, elle devint rapidement une major incontournable sur la scène américaine, en raison d'une stricte réorganisation de l'entreprise qui commença à la fin des années soixante : contrôle des centres de distribution désormais réduits au nombre de sept, fusion des usines de production de disques et rassemblement des anciens bureaux à New York. La consolidation s'achève en 1973 et prend le nom de MCA Records, célèbre pour avoir lancé les premiers disques d'Elton John, alors inconnu.
De toutes les majors qui contrôlaient le marché américain avant l'arrivée du rock and roll, seules CBS et RCA ont survécu : « In the early 1970s, CBS was so omnipresent that it was nearly impossible to spend a dollar without increasing CBS's profits. »342 La confiance qu'elles ont eu à considérer le rock comme un phénomène culturel et commercial sans précédent y est pour beaucoup (elle leur a permis notamment d'éviter le piège dans lequel est tombé Decca-US), alors que quelques années avant, ne l'oublions pas, ce sont précisément les indépendants qui ont compromis leur réputation en signant les premières rocks stars. Si on en tire des conséquences, il est donc parfaitement normal que l'émergence de la musique psychédélique qui succède, dans l'étude des courants musicaux, au rockabilly des pionniers, est ainsi allée main dans la main avec les maisons de disques : CBS et la Warner ont su anticiper et s'ouvrir à la nouvelle génération de groupes, avec des labels de taille plus modeste comme Elektra ou Atlantic. Bien entendu, les majors les plus anciennes comme CBS et RCA ont l'avantage d'être reliées à des réseaux radiophoniques installés à l'échelle nationale, ce qui ont garanti leur survie. Quant à la Warner Music Group (anciennement WEA Records), créée plus tardivement en 1958 comme filiale de la Warner Bros Pictures et qui surpasse RCA en termes de ventes pour se placer juste derrière CBS, son succès résulte de sa capacité à jongler sur le succès de styles musicaux diversifiés : elle rachète en 1970 Elektra (fondée en 1950 par Jac Holzman, répertoire rock essentiellement) et Atlantic Record (fondée en 1947 par Ahmet Ertegün, répertoire jazz, blues et soul au départ, puis rock). Ce phénomène poussé de concentration atteint son apogée justement à un moment où les lois anti monopole américaines s'assouplissent quelque peu puisque le groupe Warner Communications Inc. regroupe les trois compagnies de disques sous le nom de WEA (Warner - Elektra - Atlantic) en octobre 1972.
341 http://en.wikipedia.org/wiki/MCA_Nashville_Records#MCA_Nashville
342 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 122.
Centralisation, concentration et distribution sont donc les maîtres mots des maisons de disques aux États-Unis, mais qu'en est-il du réseau en Grande-Bretagne ?
Depuis que Decca perd sa petite soeur absorbée par MCA, elle tire heureusement pleinement profit du succès colossal des Rolling Stones jusqu'en 1970. Quant à EMI, beaucoup moins faible sur le marché international que sa rivale, elle profite avec Capitol du juteux marché engrangé grâce aux Beatles. Comme aux États-Unis, mais en apparence seulement, les indépendants ont laissé les majors s'emparer du rock anglais. En réalité, la situation est plus complexe, nous le verrons par la suite. L'important à noter se trouve dans l'étude des trajectoires prises par les firmes discographiques qui, comme aux États-Unis (mais avec quelques années de décalage), sont caractérisées depuis le début des années soixante jusqu'en 1966 par une croissance du marché et, simultanément, une concentration. L'étude de Chapple et Garofalo343 montre très justement les différents types de fusions que l'on a pu jusqu'ici observer, qu'il s'agisse de la « fusion horizontale » où les firmes fusionnent pour augmenter leur part de marché comme ce fut le cas entre EMI et Capitol (même si la firme anglaise reste la force majoritaire dans l'opération), ou encore de la « fusion verticale » que
l'on observe toujours chez EMI avec le contrôle du « noeud de la distribution » (accès aux lieux de
vente), grâce aux magasins HMV. En 1965 EMI
créa un « club de disques », censé distribuer les disques directement, sans passer par des relais
inutiles ; malgré l'échec de ces clubs qui peu de temps après furent revendus344, ils sont néanmoins révélateur de l'importance de cet espace de contrôle concernant les ventes de disques (eux-mêmes protégés grâce au copyright), et que les directeurs des grandes maisons de disque ont toujours voulu s'approprier.
Les majors ont bien conscience, en raison de leur ancienneté et de leur poids sur le marché, qu'elles seules peuvent garantir aux artistes distribution, promotion et qualité technique. En effet, c'est parce que les moyens de distribution sont contrôlables ou contrôlés que l'industrie du disque est susceptible de contrôle et de centralisation. Alors que la
343 Cf. CHAPPLE, Steve, GAROFALO, Reebee, Rock `n' Roll is here to pay : the history and politics of the music industry (1978).
344 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 119.
distribution représente généralement la partie la plus coûteuse en investissements, il est logique que ce soient les majors qui dominent l'industrie entière puisqu'elles seules ont les capacités de mobiliser le plus de capitaux. En outre, la grande taille des entreprises est source d'économies d'échelle qui provoquent elles-mêmes une baisse des coûts unitaires de fabrication et de distribution. En revanche, concernant la production, l'accès est davantage ouvert : en théorie, n'importe qui peut produire des disques à condition d'avoir le capital à risquer. De cette dissociation entre production/diffusion naît durant une brève période une stratégie de complémentarité entre majors et indépendants, et qui s'interpose aux idées reçues que l'on peut avoir sur l'opposition systématique entre d'un côté les petits labels et de l'autre les multinationales du disque. Ainsi, les structures indépendantes jouent un rôle qui s'apparente à celui du « poisson pilote » 345 : elles couvrent les lacunes du marché en remplissant une fonction d'exploration et de développement des nouvelles tendances et innovations musicales. Si elles gagnent un marché de masse, elles peuvent être ensuite exploitées par les grandes maisons qui disposent d'un arsenal logistique et commercial beaucoup plus important, et donc aussi plus attractif pour l'artiste. Par les relations nouées entre les fondateurs des labels indépendants et les acteurs du milieu, on en revient encore et toujours à la figure du producteur, décidément au coeur de l'industrie du disque (v. Chapitre 5), qui va définitivement mettre en valeur le mieux la production346. Ainsi, « the British Invasion would not have happened without experienced producers and managers »347. Généralement, producteur et manager représentaient la même personne, signe d'une forte implication qui explique mieux le fait que chaque acte de naissance d'un groupe du British Beat soit directement lié à un producteur attitré qui eut une grande influence pour le succès de ses musiciens : Georgio Gomelsky a produit les Yardbirds et les Animals d'Eric Burdon, Don Arden les Small Faces de Steve Mariott, Kenneth Pitt, David Bowie et Manfred Mann et Shel Talmy travailla auprès des Kinks et des Who, dont il produit les trois premiers singles ainsi que le premier album des Who, My Generation (1965)348. En laissant la responsabilité aux indépendants de prendre le risque de la recherche de nouveaux courants musicaux, les grandes
345 GUELLEC, Dominique, Économie de l'innovation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009 [1ère éd. : 1999], p. 40.
346 Mario d'Angelo note également que l'unité artisanale consacrée dans lequel on retrouve le producteur est autant l'affaire des majors que des indépendants. En réalité, on parle plus de « directeurs artistiques » pour les majors et de « producteurs indépendants » pour les petits labels. Autre nuance : alors que pour une major, le succès ou l'échec de la gestion des talents qui incombe au producteur se fait pas le biais de licenciements ou, à l'inverse, de promotions, pour un label indépendant, un échec se solde la plupart du temps sur une faillite. ANGELO, Mario d', La renaissance du disque : les mutations mondiales d'une industrie culturelle, Paris, La Documentation française, 1989, p. 29.
347 TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 131.
348 Idem, p. 131.
majors ont tout à gagner et pas grand-chose à perdre : elles peuvent toujours signer et enregistrer grâce à leurs capitaux supérieurs les nouveaux groupes qui, avec l'aide des indépendants, ont fait leur percée sur le marché. Comme le dit si bien David Buxton, « structurellement, les indépendants jouent le rôle de filet de protection pour les grandes maisons en trouvant les talents qu'elles ont manqués »349. Cette complémentarité participe à un projet de diversité musicale sur le long terme et à grande échelle.
Ces remarques effectuées doivent cependant aboutir à un autre argument concernant les majors : la lourdeur de leur bureaucratie qui, à la différence de la flexibilité des indépendants350, empêche les labels les plus importants de s'adapter aux mouvances de la créativité musicale. L'incitation de chaque chercheur, noyée dans la masse de ses collègues, est moindre que dans une petite firme, où chacun sait que la survie du label est entre ses mains. L'exemple le plus significatif se retrouve chez Capitol : avec le succès des Beatles, le label américain fut réduit à se cantonner au lucratif répertoire des Fab Four de Liverpool : « The Beatles carried Capitol for five years, and masked the basic problems at the company : outdated financial organization, little understanding of rock music. »351 Dès lors, lorsque les Beatles se séparent en 1970, les pertes sont conséquentes et atteignent £6.2 millions en 1971352, ce qui pousse EMI à reconsidérer son organisation. À défaut d'abandonner le commerce du rock, et devant l'impossibilité réelle d'embrasser ce qui sortirait trop des conventions, EMI tente de diversifier encore davantage ses activités353. Elle se tourne en 1969 vers l'industrie de l'image en prenant sous son aile une chaîne de studio de cinéma (ABPC, Associated British Picture Corporation)354, et en contrôlant Thames Television. Au début des années soixante-dix, elle commence même à créer une organisation pour la commercialisation des instruments de musique même si le coeur de son activité reste la musique. Pour résumer, là où les « coups » isolés, les opportunités du moment dépendant peu des succès passés ou à venir, sont plutôt l'apanage des indépendants, à l'inverse les grandes vedettes, stables et peu
349 BUXTON, David, Le rock : star-système et société de consommation, Grenoble, La pensée sauvage, 1985, p. 140.
350 FARCHY, Joëlle, La fin de l'exception culturelle?, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Communication », p. 71.
351 CHAPPLE, Steve, GAROFALO, Reebee, op. cit. cité dans TSCHMUCK, Peter, op. cit., p. 118.
352 MARTLAND, Peter, Since records began : EMI - The first 100 years, [Londres], Amadeus Press, 1997, p. 254.
353 On s'en souvient, dès 1936, les laboratoires d'EMI avaient participé à la mise au point de la télévision, en passant par toute une panoplie de matériels électroniques (radios, calculatrices, etc.).
354 LANGE, André, Stratégies de la musique, Bruxelles, Pierre Mardaga, coll. « Création & Communication », 1986, p. 72.
nombreuses, au renouvellement lent (Beatles, Rolling Stones), sont l'affaire des multinationales. La signature des Beatles et des Rolling Stones par deux majors n'est au final pas vraiment une surprise puisque EMI et Decca se lancèrent elles mêmes dans une campagne de promotion grâce à leurs contacts étroits avec les médias, bien décidées à faire murir leur succès.
La simultanéité du phénomène de concentration des majors et de diversification de la production liée à l'immense foisonnement musical de la production qui succède à la Beatlemania de 1964 n'est donc en rien contradictoire puisque la nouvelle vague des indépendants britanniques, stimulés par l'essor des clubs et de l'underground artistique (v. Partie II, Chapitre 6), va ouvrir une brèche dans l'oligopole de l'industrie du disque sans toutefois la remettre en cause du fait du contrôle de la distribution par les majors. En même temps, la diversification de la production tend à infirmer l'idée que c'est bien la concurrence qui favorise la variété des productions et leur dynamisme.
Les historiens économistes de l'industrie du disque estiment qu'il existe un laps de temps de trois ans laissé par les majors (1966-1969), déstabilisées dans leurs habitudes, qui a permis aux structures indépendantes de s'engouffrer et de s'affranchir de ses supérieurs, avant que ces derniers ne se rabattent de nouveau sur un monopole industriel. La fin des années soixante a vu en effet l'apparition en Grande-Bretagne de plusieurs types de maisons indépendantes. Clairement, elles ont en commun de fonctionner selon trois axes, que l'on retrouve encore aujourd'hui : découverte, production et éventuellement cession des droits 355 . Elles se comptent par dizaines, présentent une grande diversité de caractéristiques, et autant il serait fastidieux d'en faire l'énumération, autant en faire une typologie permet de distinguer leurs différences essentielles (v. tableau infra). Je reviendrai de façon plus détaillée sur certaines d'entre elles lors du prochain chapitre.
La première catégorie, dite des labels « semi-indépendants », est en réalité une tentative prudente d'ajustement des majors pour coller à l'air du temps et afin de s'ouvrir à la nouvelle scène musicale, en l'occurrence le rock progressif dont nous reparlerons. La production des
355 PICHEVIN, Aymeric, Le disque à l'heure d'internet : l'industrie de la musique et les nouvelles technologies de diffusion, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1997, p. 26.
genres musicaux y reste relativement diversifiée afin encore une fois de minimiser les échecs (sans doute la crainte de reproduire l'erreur de Decca qui avait refusée les Beatles au profit de Brian Poole and the Tremoloes y est pour beaucoup). Il s'agit surtout d'intégrer dans leurs structures des auteurs-compositeurs-interprètes qui adoptent une démarche artistique selon laquelle l'art prime sur le commerce. Indépendantes au niveau de la gestion, elles sont financées et distribuées par une grande maison mère. On peut prendre l'exemple de Decca qui en 1966 crée le label Deram Records, destiné aux musiques nouvelles. EMI attend juin 1969 pour lancer Harvest Records, suivi par Philips qui, la même année, met sur pied Vertigo Records. Les Pink Floyd, qui signèrent chez EMI alors qu'ils produisaient de la musique psychédélique en avance sur leur temps, constituent un cas exceptionnel qui ne doit pas masquer le désintérêt général des majors pour la nouvelle scène, laissant le champ libre aux structures naissantes.
La seconde catégorie a été déjà en partie évoquée : on parle des labels qui sont financés par les artistes et les producteurs eux-mêmes en tant que sociétés indépendantes de production, normalement limitées à un seul artiste et liées par contrat de distribution à une major. L'archétype de ce nouveau modèle apparaît avec la création du label Immediate par le manager et le producteur des Rolling Stones, Andrew Loog Oldham, à la fin de l'année 1965. Bénéficiant du succès de ses protégés, bien qu'étant dans l'impossibilité de les signer sur son label, Oldham engage alors dans un premier temps des artistes pop comme P.P. Arnold, Billy Nicholls ou Chris Farlowe, qu'il confie à un jeune producteur, futur guitariste de talent fraîchement recruté, Jimmy Page. Il fait attendre le succès des Small Faces et des Nice pour que le label puisse prendre son essor à partir de 1967356.
L'un des premiers labels indépendants fut néanmoins Transatlantique. Fondé en 1964 par Nathan Joseph, il exista jusque dans les années quatre-vingt, cette longévité exceptionnelle pouvant être expliquée par la présence dans son catalogue de la fine fleur des musiciens folks (Bert Jansch, John Renbourn, Pentangle ou les Dubliners), commercialement peu porteurs. Le label continue donc son chemin, sans se soucier des mouvances liées à son époque. En fait, c'est la fondation d'Apple Record par les Beatles en mai 1968, pour « ouvrir la voie au succès artistique d'écrivains, de musiciens, de chanteurs et de peintres qui, jusque-là, n'avaient pu être acceptés par le monde commercial » 357 , qui illustre le mieux cette tendance à
356 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, Audrey, Révolution musicale : les années 67, 68, 69 de Penny Lane à Altamont, Marseille, Le mot et le reste, 2008, pp. 55-56.
357 LANGE, André, op. cit., p. 96.
l'émancipation des indépendants. Les quatre musiciens s'impliquent à part entière dans la production ou l'écriture de morceaux pour le label. Une partie de leur temps est également consacrée à l'écoute de toutes les bandes reçues par Apple. « Those Were the Days » de Mary Hopkin et « Come and Get It » de Badfinger sont quelques succès notables du label. Apple comporte aussi une section « musique d'avant-garde », Zapple, sur laquelle deux des membres des Beatles sortent un album, Unfinished Music N°2 Life With the Lions du couple John Lennon/Yoko Ono et Electronic Sound de George Harrison358. Planet Records, créé par Shel Talmy après son départ de Decca, Marmelade Records, fondé par Georgio Gomelsky, Chrysalis, Regal Zonophone, Major Minor, Jet, mis en place par Don Arden, Threshold, Manticore, Rocket, Swan Song ou encore Track Record, fondé en 1967 par le manager des Who, Kit Lambert, sont autant de labels dans lesquels la liberté de création, l'ouverture aux tendances musicales y sont totales, et les coûts de production bien moins prohibitifs qu'aux États-Unis359.
Une dernière catégorie est à mettre en exergue, s'insérant entre les deux autres, celle des maisons de disques de taille moyenne qui s'apparent sur bien des aspects à la catégorie précédente, mais qui se différencient simplement par leur taille et leur gestion, plus simplement liée à la figure d'un seul producteur : Virgin, Island et Charisma sont les trois plus connues en Grande-Bretagne qui se développeront pleinement dans les années soixante-dix. Par exemple, Island Records, créée en 1959 par Chris Blackwell, est au départ constituée pour distribuer des disques de reggae, en important ses plus fidèles représentants qu'ont été Bob Marley ou Jimmy Cliff. Il faut d'ailleurs attendre 1962 pour que les bureaux de la firme soient transférés de Kingston, en Jamaïque, à Londres. Par la suite, Island s'ouvrira aux plus grands représentants de rock progressif anglais des années soixante.
Durant trois années, ces firmes ne font pas du profit et du potentiel commercial leur priorité, l'essentiel étant de satisfaire les nouvelles exigences d'un public ignoré des majors : « Ainsi, les maisons indépendantes britanniques sont d'une importance qui dépasse de très loin leur influence sur le marché : en effet, la formation de nouveaux talents en dépend. »360 La réelle complexité observée dans la typologie des différents types de labels ne doit pas en
359 PICHEVIN, Aymeric, op. cit., p. 28.
360 BUXTON, David, op. cit., p. 141.
358 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, Audrey, op. cit., p. 56.
effet pas faire oublier l'essentiel : comme le montre Charlie Gillett361, l'innovation musicale naît en dehors des grandes maisons de disques. Par sa structure artisanale, l'indépendant est mieux adaptée à la nouveauté. Ses décisions sont canalisées par un processus d'apprentissage et d'acquisition des routines, dans la mesure où le contact avec le milieu musical y est bien plus étroit que chez les multinationales du disque. Dans la façon dont elles exécutent la même activité de base (la recherche de nouveaux artistes), les firmes du disque, qu'elles que soient leur taille, vont pouvoir développer des routines qui expliquent mieux pourquoi majors/indépendants sont deux organisations différentes dans leur fonctionnement. Ainsi, la capacité créative et d'expérimentation apprise « sur le tas » par les petits labels peut jouer en leur faveur si les multinationales décident d'user de leur propre routine : éditer et distribuer.
D'un point de vue musical, rappelons également qu'une énorme proportion des artistes qui dominèrent le marché US aux cours des années soixante est d'origine anglaise ; si tous ne sont pas issus de l'avant-garde, tous ont commencé par se lancer sur le marché anglais, le plus souvent pas le biais d'un indépendant. La structure hiérarchique bien particulière des maisons de disques anglaises y est bien entendu pour beaucoup, et leur influence peut également se mesurer sur le long terme avec l'apparition progressive de courants musicaux successifs et typiquement anglais (rock progressif, punk, heavy metal).
160
361 Cf. GILLETT, Charlie, The sound of the city : the rise of rock and roll (1984).
Figure 21
161
Harvest (EMI)
Deram (Decca)
Dawn (Pye)
Neon (RCA)
Island
Vertigo (Philips)
Pink Floyd, Deep Purple, Electric Light Orchestra, Edgar Broughton Band, Barclay James Harvest, Syd Barrett, Roy Harper,
Roger Waters,...
Ten Years After, Procol Harum, Caravan, Egg, East of Eden, Giles Giles & Fripp, Michael Chapman, Curved Air, Camel, Khan,
Darryl Way's Wolf,...
Colosseum, Black Sabbath, Gentle Giant, Uriah Heep, Jade Warrior, Affinity, Gracious!, Beggars Opera, Nucleus, Manfred Mann, Keith Tippett Group, Patho, Magna Carta,...
King Crimson, Jethro Tull, Trafic, Renaissance, Emerson Lake & Palmer,...
Spring, Raw Material, Centipede, Brotherhood of Breath, Mike Brestwook,...
Atomic Rooster, Comus, Jonesy, Fruupp,...
Charisma
Page One Records
Planet Records
The Creation
Reaction Records
Cream, The Who
Track Record
The Who
Threshold Records
Manticore Records
Genesis, Vann der Graaf Generator, Rare Bird, The Nice, Hawkwind,...
The Troggs, Vanity Fair, Plastic Penny
Emerson, Lake & Palmer
The Moody Blues
Labels "semi-indépendants"
Labels de taille moyenne
Labels
indépendants
Revers de la médaille, sur le plan économique, la fragilité structurelle des indépendants et leur spécialisation stylistique/géographique bien trop ciblée ne les mettent pas à l'abri d'un potentiel échec commercial qui aboutit la plupart du temps à la mainmise inévitable des majors, car même la baisse des coûts d'enregistrement n'a pas réglé les problèmes que la fabrication et la distribution à grande échelle posent à un indépendant. En outre, les causes qui font que les indépendants ont une durée d'activité extrêmement brève trouvent leur origine dans la constitution des labels eux-mêmes et surtout dans la répartition en leur sein. Face à des institutions comme Decca, qui existent depuis quarante ans et disposent d'un mode de fonctionnement très organisé, le producteur du label indépendant est à la fois un financier et un commercial, cumulant bien souvent les casquettes de directeur artistique, de producteur délégué et d'ingénieur du son. C'est notamment lui qui apporte les investissements initiaux et gère la carrière de ses artistes (chansons, image de marque, studios, finances, scène, radio, politique commerciale, promotion, etc.). Par exemple, un label comme Page One Records, dont le fondateur, Larry Page, est également manager et producteur, ne peut se consacrer avec la même efficacité à tous ses artistes.
Non seulement la figure du producteur est souvent amenée à traiter avec les grandes maisons de disques pour distribuer ses produits (le prototype du producteur réellement autonome apparaît dans les années soixante-dix, développant un discours néomarxiste de « résistance » au capitalisme362 : plutôt que d'être l'employé d'une firme, il préfère investir lui-même pour réaliser un produit semi-fini, une bande enregistrée, qu'ils vendent par la suite aux firmes pour la fabrication et la distribution363), mais en outre, cette focalisation de l'activité du label sur seulement un ou deux groupes réduit considérablement sa marge de manoeuvre et le place dans une situation délicate, alors qu'encore une fois les majors peuvent compter sur plusieurs valeurs sûres dans leur rangs pour assurer des rentrées d'argent afin de rentabiliser le « risque de création ». Planet Records, par exemple, ne survit pas plus d'une année et durant ses derniers mois d'activité, ne travaille plus que pour The Creation, groupe réputé pour ses prestations scéniques mais qui ne parvient pas à s'imposer dans les charts britanniques, provoquant la fin du label de Shel Talmy. La surenchère des moyens déployés pour certaines productions a aussi raison du label Track Record, qui ne peut plus assumer la production des Who, Sell Out étant enregistré sur deux continents différents tandis qu'en parallèle le groupe impose au label des « frais de bouche » exorbitants. Le succès de Tommy
362 LEBRUN, Barbara, « Majors et labels indépendants : France, Grande-Bretagne, 1960-2000 », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2006/4, n° 92, p. 33.
363 LANGE, André, op. cit., p. 96.
ne suffit pas à inverser la donne et la mort de Jimi Hendrix, autre machine à succès de la maison, précipite la fin de cette entreprise prometteuse. Reaction Records, créé par Robert Stigwood, ne perdure également guère plus d'un an, entre 1966 et 1967.
En résumé, il y a bien complémentarité entre majors et indépendants, mais plutôt complémentarité à double tranchant : bien que fournissant dans quelques cas les fonds nécessaires aux petits labels, ces derniers finissaient par être absorbés par le centre une fois leur travail de « défrichage » de nouveaux talents effectués, à moins que le label périphérique ne grandisse avec lui, ce qui arrive très rarement (une exception notable reste Virgin, label qui se rapproche du centre mais qui conserve encore les traits caractéristiques de la périphérie). Les enjeux entre majors et indépendants et leur dialogue auprès du milieu musical renvoie très clairement au concept de « rationalité limitée »364 : dans un contexte de relance de la créativité musicale, les agents cherchent moins à étudier l'ensemble des possibilités qu'à trouver une solution et des décisions raisonnables dans une situation d'incertitude. Ainsi, plutôt qu'une taille optimale de la firme, il faut plutôt parler d'une distribution efficiente des firmes par la taille. La place des agents au sein des indépendants, parce qu'ils sont en contact ou sortent eux-mêmes du milieu musical, leur permettent également de disposer d'informations nécessaires que les grandes firmes n'ont pas, et qui vont jouer en faveur de la signature de tel ou tel artiste.
Tous les enjeux de cette bipolarité peut s'apercevoir lorsque que les indépendants connaissent la célébrité avec un « tube » à la suite duquel l'artiste les quitte le plus souvent pour signer avec une compagnie plus importante. Cet aspect vient mettre un terme de façon brutale à l'acte d'émancipation des indépendants, se révélant au final n'être qu'un pur acte de communication de la part de leur dirigeant. Il est en effet indéniable que pendant l'explosion du rock anglais des années soixante, les consommateurs et les artistes en particulier exerçaient un contrôle sur le marché : c'est en partant de cette considération que l'on peut comprendre pourquoi le rock et toutes ses variantes ont été autant investi par autant de créances et de discours « révolutionnaires » qui, avec un regard distant et analytique, ne sont pas aussi naïfs qu'ils pouvaient le faire croire. La fragmentation et l'imprévisibilité de marché était telle que l'on préférait enregistrer tous les styles, laissant le contrôle artistique aux musiciens eux-mêmes. En effet, n'importe quel courant pouvait percer à n'importe quel moment : après tout,
364 Cf. SIMON, Herbert, Administrative behavior (1947).
les Beatles ont été rejetés par plusieurs maisons de disques à leurs débuts. Les majors ont donc eu tout à fait raison de douter de leur propre capacité à prévoir le succès commercial de tel ou tel style de musique365.
Mais comment expliquer cette fragmentation du marché qui, d'un certain côté, témoigne également de la vitalité de l'industrie musicale à cette période ? L'essor de la demande, sans pour autant la relier nécessairement aux industriels qui, afin de contrer une saturation possible du marché, exhortaient les consommateurs à acheter366, doit trouver son explication en termes de mode, comprenant une obsolescence des styles et des designs, et parvenant à se renouveler grâce à la présence des subcultures. D'une manière générale, on peut facilement dire que tout un pan de la musique au XXe siècle peut s'expliquer par des cycles de « désuétude progressive »367, au sein desquels les consommateurs, et afin de participer indirectement à la vitalité des firmes, sont invités à remplacer ce qu'ils possèdent pour des raisons de goût ou de style. Après tout, de façon simpliste, une mode musicale se succède à une autre pour des raisons commerciales : les rares artistes qui décident de perpétuer un style qui n'est plus en vogue ou de participer à la récupération d'éléments stylistiques sont perçus avec le recul comme avant-gardistes (ou démodés dans le cas inverse).
Déraciner de l'esprit du public cette notion de « durable » est un acte néanmoins complexe dans le domaine musical, surtout que les produits musicaux, à la différence des vêtements ou de la nourriture, ne s'usent pas si facilement ; en effet, « [...] comment créer une mode nouvelle tous les ans et comment s'assurer que cette mode plaira au public étant donné que le cycle de production et la santé de l'économie en dépendent ? »368 Pour expliquer ce phénomène, il fait se référer au milieu social de la musique, grosso modo représenté par la périphérie (labels indépendants), contre ou malgré la logique de l'économie marchande. Ce milieu est constitutif des éléments structurels et sociaux que j'ai pu mettre en évidence auparavant (arts schools, clubs, zones géographiques, etc. v. fin du Chapitre 6). Si les indépendants se focalisèrent sur cette périphérie bien spécifique, c'est avant tout parce qu'elle présente des modèles locaux d'adaptation. Ces « espaces libres » permettent à des unités
365 BUXTON, David, op. cit., p. 142.
366 Ce fut le cas dans les années cinquante : afin d'éviter l'accumulation des stocks, les industriels exhortèrent à acheter en terme d'accession aux produits électroménagers modernes même si logiquement, l'équipement des ménages atteint vite sa limite.
367 Cf. FREDERICK, George, Advertising and selling (1928).
368 Idem, p. 77.
périphériques d'enregistrer un type de musique, en forte interaction avec un milieu musical parfois le plus souvent marginal. C'est ainsi que l'on observe plus fréquemment à la périphérie le renouvellement du produit sur le plan des contenus musicaux369. Bien plus qu'un simple accroissement de la valeur d'usage des objets, la logique est celle de la créativité sociale : il aurait été inconcevable que tous les éléments de mode lancés par les subcultures diverses au milieu des sixties anglaises soient inventés et imposés par les seuls publicitaires ou dirigeants des firmes. L'innovation passe ici par un phénomène d'intériorisation des consommateurs, et en aucun cas par une discipline de la consommation due à la propagande des industries culturelles. L'association culture populaire / cycle de créativité et de consommation est à son comble. Si l'on résume, en fournissant un espace social pour l'expérimentation et la différenciation par rapport à une société dominée par l'industrie culturelle des majors du disque, les subcultures devenaient le moteur de la consommation et de la croissance exceptionnelle des petits labels. Ainsi, la construction des industries dans le domaine musicale, si elle doit compter sur une certaine part de hasard, se base également sur des routines et de multiples trajectoires interagissant entre différents domaines qui guident l'élaboration de la créativité. Lorsqu'une de ces trajectoires se brise, les routines qui structuraient la commercialisation d'une musique sont déstabilisées, et un nouveau paradigme se constitue.
Figure 22
369 ANGELO, Mario d', op. cit., p. 35.
D'après TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 217.
Dès lors, l'expansion du marché à la fin des années soixante s'est accompagnée inexorablement d'une stabilisation des goûts progressive de la part des consommateurs qui, se ralliant aux nouveaux styles, ont petit à petit établi leurs préférences. De la part des musiciens également, les innovations musicales et technologiques des groupes des années soixante bouleversèrent en contrepartie pour les décennies à venir les nouvelles normes d'usage en terme de conception musicale. Autant l'accélération d'un cycle d'obsolescence des tubes correspondait à une période de croissance pour l'industrie musicale, autant il faut remarquer que là où le tandem créativité/désuétude bouleverse à nouveau le marché, c'est à partir du moment où certaines formes musicales deviennent populaires et s'uniformisent sur le marché national : dès lors, les majors s'appuient sur leur poids économique afin de racheter un catalogue édité sur un indépendant, pour ensuite homogénéiser et formaliser la musique à destination d'un « marché de masse ». D'où la disparition, revente où encore fusion générale des petits labels qui ne sont pas vraiment à même de gérer le succès commercial. Ainsi, se ferme le paradigme que les petits labels ont contribué à ouvrir. Deux rares exceptions peuvent néanmoins être notées :
Lorsque que Immediate parvient à débaucher les Small Faces de chez Decca au printemps 1967 pour 25 000 livres, le fondateur du label, Andrew Loog Oldham, se contente de marcher sur les traces des majors, assuré de sa crédibilité d'ancien manager des Rolling Stones, qui signèrent chez Decca. Sa connaissance sérieuse du fonctionnement des majors lui permet même de placer les royalties générées par l'énorme succès du groupe de Steve Marriott sur un compte dans un paradis fiscal, ne faisant que perpétuer des pratiques anciennes, mais compromettant son rapport de confiance avec les artistes. Immediate ferme malgré tout ses portes en 1970 suite à des problèmes de trésorerie.
Plus révélateur encore, les Beatles placent avec leur société Apple dix singles dans le Top 10 des charts britannique entre 1968 et 1969. Elle tire également son épingle du jeu grâce aux succès de ses membres en solo même si elle doit restreindre ses activités à la seule branche musicale au bout d'un an d'exercice. Apple, avec le label américain Motown, parviennent ainsi tant bien que mal à maintenir une structure qui constitue une sorte de refuge salutaire dans une industrie globalisante qui ne fait alors plus rêver. Le reste de l'activité est
principalement dominé par six maisons de disques, dont quatre sont américaines : CBS, RCA-Victor, MCA, Warner, Capitol-EMI (structure anglo-américaine) et Polygram (issu du groupe néerlandais Philips).
Le résultat de cette mutation de l'industrie du disque confirme que l'argent est bien le nerf de la guerre : « L'époque utopiste du « tout est possible » contribue à la multiplication des labels mais leur gestion souvent irrationnelle et les obstacles qu'ils affrontent, comme la difficulté de trouver un diffuseur indépendant, condamnent le projet à l'échec. Il s'ensuit, à la fin de l'année 1969, un effet opposé : alors que le marché se fragmentait en 1967, il se concentre désormais en de puissants groupes qui se consacrent aussi bien à des activités musicales que cinématographiques, coïncidant ainsi avec la fin du rêve hippie. »370
Conclusion du chapitre :
En avril 1970, les Beatles se séparent et les Conservateurs reviennent au pouvoir. En aucun cas, cette date ne marque la fin d'une période musicale mais plutôt une phase de transition puisque l'essor des innovations musicales continue sur sa lancée, et ce malgré la réappropriation des indépendants par les majors. Pour conclure, si on remarque que c'est la musique populaire qui en grande partie dynamise l'industrie musicale en Grande-Bretagne à la fin des années soixante, c'est pour la raison simple que cette catégorie de musique se prête davantage à la réception de courants qui renouvelaient son inspiration, et servait de support à une société qui elle aussi était en plein changement : pour Adorno, le postulat est clair, dans le domaine des musiques populaires, le contexte prime même sur le texte et le contenu puisque ce sont les contingences socio-économiques qui construisent les genres de musique populaire. On comprend mieux pourquoi c'est là où le taux de rentabilité est le plus élevé (le phénomène des « tubes », variétés populaires) que la grande entreprise à le plus de mal à exercer un contrôle. Rajoutons pour finir que les supports de la télé et du cinéma étaient moins accessibles à la création populaire en raison d'un capital nécessaire à leur fonctionnement.
370 RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, Audrey, op. cit., pp. 58-59.
Avant de commencer ce dernier chapitre, on peut partir de la considération suivante : la culture pop/rock apparaît souvent comme un concept vide, car trop souvent liée à la mode et aux impératifs commerciaux. En effet, ces mouvements musicaux, on l'a vu, n'existeraient pas sans l'aide active des médias, presse, radio et télévision qui assurent leur visibilité. De même, selon les critères du colloque de Princeton (1961)371, on peut considérer que les disques « pop », par leurs coutes durées de vie, appartiennent au « niveau médiocre », incéré entre un « niveau supérieur » (cohérent, sérieux, riche d'un acquis millénaire, accessible à une minorité cultivée), et un « niveau brutal », à l'élaboration élémentaire. Ces deux derniers niveaux concernent donc la culture de masse. Beaucoup de groupes des années soixante, dans le sillage des Beatles, ont cherché à se libérer des conventions en élaborant des disques de plus en plus complexes et se réappropriant d'autres éléments venus de sphères musicales différentes dans un souci d'innovation constante. Assurément, les grandes maisons de disque, qui à la fin des années soixante sont parvenues à rationaliser le marché des indépendants, ont naturellement cherché à promouvoir ce marché. Les bouleversements furent réels, décloisonnant les essais de classification élaborés par le colloque de Princeton. Néanmoins, tout n'était pas aussi simple et les années soixante-dix furent originales à plus d'un titre.
371 LEMONNIER, Bertrand, Culture et société en Angleterre de 1939 à nos jours, Paris, Belin, coll. « Histoire Sup », 1997, p. 240.
Notre précédent chapitre s'achevait sur une accentuation de la polarisation des rôles qui aboutit à la reprise de contrôle des majors sur les indépendants, mettant fin à la fragmentation du marché du disque en Grande-Bretagne.
D'une manière générale, l'homogénéisation et la stabilisation du marché qui interviennent à la fin de l'année 1969 ont permis la concentration sur un petit nombre de grandes stars. Les innovations musicales et technologiques des groupes des années soixante constituèrent autant d'incertitudes pour les majors, qui ont préféré attendre que la demande se stabilise et que les nouvelles normes stylistiques s'installent pour se réapproprier les productions musicales qu'elles laissèrent un temps aux indépendants. Avec le recul, ces décisions sont purement stratégiques ; pour que les majors puissent alimenter leur puissance économique dans une période où le marché est incertain et stable, il fallait soit attendre une stabilisation des tendances musicales, en se focalisant sur une énorme surproduction de disques où il est nettement plus rentable de produire beaucoup d'échecs pour chaque réussite et de « couvrir » tous les styles possibles, soit orienter la consommation en finançant le placardage publicitaire d'un artiste donné, et ce après que les indépendants aient pu combler une brèche sur le marché. En cas de succès, elles engendrent des gains « purs » puisque la reproduction déjà imprimée ne coûte presque rien. Dans tous les cas, l'impact final doit être mesurable à échelle internationale tellement les firmes sont ancrées sur le marché. La star, source majeure des bénéfices, est donc économiquement indispensable pour organiser un marché potentiellement chaotique tel qu'il a pu l'être en Grande-Bretagne avant le début des seventies. Cette intervention des majors après le dur travail de défrichage des indépendants peut s'associer à une forme de pillage et, ajouté à leur emprise sur la distribution et leur tendance à uniformiser les ventes afin d'accroître les profits comme nous l'avons montré auparavant, peut contribuer à créer un ressentiment chez certains producteurs et artistes372.
Or, depuis le début, on remarque que les majors ont un pied d'avance sur leurs concurrents : alors que l'apparition du 33-tours et surtout sa prééminence à partir de 1968, que l'enregistrement à 16 puis 24 pistes ainsi que la radio FM ont établi une nouvelle qualité technique et un coût de base de la production qui était hors de portée des petites maisons373,
372 LEBRUN, Barbara, « Majors et labels indépendants : France, Grande-Bretagne, 1960-2000 », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2006/4, n° 92, p. 36.
373 BUXTON, David, Le rock : star-système et société de consommation, Grenoble, La pensée sauvage, 1985, p. 141.
les majors, quant à elle, n'avaient aucun mal à consolider leur domination car elles seulement disposaient des ressources en capital. S'il y avait un plus grand bénéfice dans le marché du microsillon, il y avait également de plus grands coûts de base : en 1970 aux États-Unis, il fallait 2000 dollars pour produire un 45-tours, mais 10 000 pour un 33-tours. Quatre ans plus tard, les développements technologiques ont augmenté ce chiffre à 50 000 dollars même pour une production modeste, et ceci en dehors des coûts d'emballage, de distribution et de promotion374. Cette hausse des coûts, en parallèle d'une musique qui se réduit à un niveau purement fonctionnel, détachée de sa portée symbolique et/ou sociale, avait pour résultat une nette baisse dans l'enregistrement d'artistes inconnus ou innovateurs : économiquement, il y avait trop à perdre, surtout face à un marché stable et rationalisé de valeurs sûres, car seule une infime proportion d'artistes peut vendre autant de disques. Alors qu'en pleine Beatlemania, les 33-tours des Beatles se vendaient dans les dix millions d'unités, au début des années soixante-dix, les disques vendus à un million étaient extrêmement rares375 !
Le progrès strictement électronique contribua lui aussi à l'augmentation des coûts. Le mixage final d'un disque, par exemple, devenait une opération difficile à mettre en oeuvre à cause de l'apparition de la table de mixage multipiste, nécessaire pour les pistes stéréophoniques. Pour des raisons d'efficacité, chaque musicien enregistré indépendamment sur une piste différente, parfois les uns à la suite des autres et sans que les musiciens même se rencontrent376. Le postulat fondateur de la musique pop/rock qui demandait à ce que tout le monde joue en même temps afin de garder une certaine forme d'énergie et d'« excitation » est de plus en plus bafoué par les techniques de studio. La possibilité pour un groupe de percer par ses seules représentations scéniques devenait de plus en plus mince. On comprend mieux pourquoi une grande partie de l'histoire des musiques populaires est transcendée par des débats permanents entre tradition et technologie. Pour en comprendre le difficile cheminement, il faut dès lors revenir quelques années en arrière.
Alors que l'acoustique était garante de l'authenticité de la musique folk, les puristes critiquèrent la musique pop/rock pour son utilisation de la technologie électronique, signe
374 Idem, p. 142.
375 Ibid., p. 153.
376 Avant l'invention d'un mécanisme « auto-synchronisant » en 1962, il fut impossible de « doubler » une piste, et on enregistrait tout le groupe en même temps. Le cas inverse le plus caricatural fut incontestablement celui de Pink Floyd puisque lors des enregistrements de The Wall (1979), les tensions entre les membres du groupe étaient si fortes qu'ils se croisèrent à peine au cours des prises de son.
d'un compromis avec les intérêts du capital. Pour ces idéologues, la technologie de la musique a renforcé l'aliénation du musicien à ses moyens de production, dorénavant sous le contrôle du grand capital. Nombreux en effet sont ceux qui pensaient alors que la musique traditionnelle britannique et irlandaise, affranchie des progrès techniques, pouvait représenter l'antidote idéal à une éventuelle colonisation culturelle américaine : ce fut par exemple le cas de la Copper Family ou de Shirley Collins377. Néanmoins, le folk-rock naît du croisement inévitable du folk américain avec le rock et le blues britannique 378 : l'un des albums fondateurs fut le Folk, Blues and Beyond de Davy Graham en 1964 (Decca). Désormais, le message politique y est périphérique. À la fois soucieux d'innovation, le paysage musical anglais est marqué en contrepartie par la tradition.
Par la suite, dépassant les clivages et les rassemblant, véritable force culturelle collective de la génération du baby boom, l'arrivée du rock et des Beatles durant les années soixante accentuèrent davantage encore la collision entre technologie et construction d'une forme culturelle internationale (le « village global » dont parle McLuhan), qui dépasse le localisme étroit des cultures folk pour au contraire se forger, comme on l'a vu lors des précédents chapitres, par une interaction perpétuelle entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. Par exemple, c'est le blues, qui émerge dans le quartier de Soho avec Alexis Korner et Cyril Davies, qui servit de terreau à la création à partir des années soixante de très nombreux groupes ayant assimilé l'héritage noir-américain 379 . Alors que les ventes de guitares électriques s'envolent (les premières sont mises au point dans les années trente), que les instruments s'amplifient, réduisant ainsi le nombre d'instrumentistes présents lors des séances d'enregistrement, et que la télévision et les satellites contribuent à la visibilité de cette nouvelle forme de culture musicale380 transcendant les frontières pour réunir en son sein un public jeune et adolescent, on retrouve encore le progrès technologique qui singularise le rock par rapport à d'autres formes musicales. Ainsi, « tout comme McLuhan a servi de tête de pont entre les courants alternatifs et les besoins de la restructuration capitaliste [...], le rock fut le
377 ROBERT, Philippe, MEILLIER, Bruno, Folk & renouveau : une ballade anglo-saxonne, Marseille, Le mot et le reste, 2011, pp. 18-19.
378 D'après les historiens spécialistes, l'évènement fondateur est l'électrification de la guitare de Bob Dylan au festival de Newport le 25 juillet 1965, véritable rupture entre puristes et modernes, les premiers y voyant une véritable trahison. Le phénomène se reproduit le 17 mai 1966 au Free Trade Hall de Manchester, en Grande-Bretagne cette fois-ci.
379 Pour plus de précisions, on consultera l'ouvrage suivant : BLAMPAIN, Gilles, British blues 1958-1968 : la décennie fabuleuse, Bègles, Le Castor Astral, coll. « Castor Music », 2011, 165 p.
380 Dans le sillage de Marshall McLuhan, Robert Burnett préfère à juste titre parler dans son introduction de « global jukebox » afin de mieux cerner l'aspect musical de la question. BURNETT, Robert, The global jukebox : the international music industry, Londres, Routledge, 1996, pp. 1-7.
fruit d'une alliance historiquement unique entre la technologie et des formes culturelles organiques »381. On entend par « formes culturelles organiques » ce qui justement constitue la base de la culture pop/rock : au départ une forme musicale traditionnelle et marginale venue des États-Unis, le blues, qui rapidement s'enticha de l'introduction des instruments amplifiés afin de capter l'excitation, le bruit et la fureur des villes et d'un contexte social en proie à la discrimination. Encore une fois, si la musique à base électrique a pu dominer la base populaire, on comprend que c'est parce qu'elle porte en elle un arrière plan social que la musique tente de reproduire esthétiquement. De la même façon que l'on a souvent lié le rôle social de la musique populaire au fait de vieillir, et en particulier à la construction sociale et à l'expérience de la jeunesse.
Dès le début, les nouvelles technologies ont donc joué un rôle comme « accélérateur » du progrès musical. Sans technologie, pas de musique rock. Il est parfaitement logique que la production musicale inclue dans ses coûts une importante somme dédiée aux progrès techniques, ces derniers laissant leurs marques directement sur la musique. Les années soixante prolongent cette mouvance avec une nouvelle génération d'outils technologiques plus pointus les uns que les autres, et en parallèle moins coûteux à produire en série. Auparavant, les inventions qu'ont été les premiers synthétiseurs (comme le synthétiseur RCA) furent élaborées dans le confinement des laboratoires, au sein de cercles restreints. Peu nombreuses étaient les personnes assez fortunées pour se les procurer. Les années soixante font passer ces technologies de la sphère savante (musique expérimentale pure et dure) à la sphère populaire via leur industrialisation. Comme le montre Guillaume Kosmicki, les délais vont se réduire de plus en plus entre la découverte confinée et l'application au domaine du grand public : « De dizaines d'années entre l'invention et sa diffusion massive, ils vont se compter de jours en mois, ou en semaine parfois. »382 Ce sont aussi les années qui ouvrent l'exploration d'une nouvelle voie : celle de l'expérimentation sonore en direct.
Attention néanmoins, si j'ai mis l'accent au début de cette partie sur l'importance du travail en studio à partir de la date symbolique de 1966, en montrant que justement certains travaux étaient irréalisables sur scène, c'est avant parce que deux optiques sont non seulement
381 BUXTON, David, op. cit., p. 139.
382 KOSMICKI, Guillaume, Musiques électroniques : des avant-gardes aux dance floors, Marseille, Le mot et le reste, 2009, p. 47.
possibles (studio/scène) mais aussi par les enjeux artistiques ne sont pas tout à fait les mêmes : à la création purement artistique en studio, visant à élaborer un ensemble cohérent et parfaitement réfléchi, la scène, quant à elle, donne plus à entendre (mais aussi à voir) les audaces d'artistes désireux d'expérimenter sur des territoires sonores inexploités. Cette
expérimentation, on la retrouve sur scène au travers des appareils de contrôle (la table de mixage et ses
différents potentiomètres de filtrage et de réglage du
volume, les effets divers) ainsi que par l'intermédiaire des instruments de synthèse sonore.
Par exemple, le mellotron (v. ci-contre) est commercialisé à partir de 1963 en Angleterre. Chaque touche du clavier de l'instrument actionne une bande magnétique avec un son préenregistré. S'il n'est donc pas possible de générer des sons originaux à partir de cet instrument, on peut cependant reproduire des sonorités réelles stockées dans un ensemble de trente-cinq bandes enregistrées. Le mellotron constitue un premier pas vers ce que seront les échantillonneurs (samplers) numériques à la toute fin des années soixante-dix. On l'entend de façon remarquable sur le 45-tours à succès des Moody Blues, « Nights in White Satin ». Parmi les autres synthétiseurs on pourrait tout aussi bien citer le Fender Rhodes, lancé à partir de 1964, les orgues Vox ou Farsifa, ou encore le Moog (du nom de son inventeur, Robert Moog, et l'un des premiers à vendre ses synthétiseurs à grande échelle sous l'impulsion du Mini-Moog, inventé en 1971) dont chaque module, connecté librement à un autre selon la chaîne désirée, prend en charge une fonction spécifique de transformation sonore (générateur d'onde, filtrage, etc.)383. C'est un grand succès populaire, et on l'entend alors, à partir de 1968, au sein de nombreux groupes de rock, mêlé par exemple à des guitares électriques.
L'un des albums les plus célèbres et les plus représentatifs de cette tendance à la « technicisation » des musiques populaires au début des années soixante-dix reste le Dark Side of the Moon des Pink Floyd (mars 1973), riche en expérimentations sonores de toutes sortes. L'amalgame unique entre insertions de bruits d'ambiance, effets de synthétiseurs et de réverbérations destinés à « sculpter » le son, etc. contribue à forger une anecdote célèbre selon laquelle l'album, vitrine technologique
383 Idem, pp. 48-50.
à part entière, servirait de test d'écoute pour les futurs acquéreurs de chaînes hi-fi. À titre symbolique, le début des années soixante-dix marque ainsi le pic du déploiement des capacités technologiques en musique populaire. Autant les nouveaux instruments nés de l'évolution de la lutherie électronique au cours des sixties se démocratisèrent auprès des musiciens, autant ils façonnèrent en contrepartie une sophistication technique inappropriée aux studios les plus indépendants qui ne disposaient pas des fonds nécessaires, mais qui pourtant se devaient de se conformer tant la mode suivait une trajectoire parallèle à l'essor des technologies : « Chaque nouveau disque d'un artiste est meilleur que le précédent ; chaque nouvelle technique de production/reproduction du son offre une meilleure expérience d'écoute. Les vieux sons ne sont plus « à la page »384. Quant à la scène, l'invention des amplificateurs transistorisés a permis une énorme augmentation du volume sonore idéal pour les concerts à grande échelle, tandis que ces mêmes amplificateurs donnèrent naissance au genre hard rock ou heavy metal. De plus en plus, produire un disque devenait une opération onéreuse et qui prenait du temps385 : « [...] La décennie qui va de Pet Sounds à Wish You Were Here est caractérisée par un accroissement permanent de temps consacré par les groupes au travail de studio. »386 La séparation rigoureuse entre les deux formes de capital fixe dans la production de la musique - la star/image et les moyens de production (les machines) - devenait de moins en moins évidente. Encore une fois, la prédominance des majors joue avec habilité sur la part prise par les technologies pour rassembler en son sein, par le biais d'une médiation capitaliste, la production devenue de plus en plus homogène des groupes anglais « mastodontes » qu'ont été les Pink Floyd, Genesis ou, dans un registre différent, Led Zeppelin. C'est le paradoxe des innovations technologiques : tantôt capables d'ouvrir la voie à la créativité en diversifiant les produits et les genres musicaux, ces progrès avaient pour défauts d'alourdir et d'augmenter les coûts de la chaîne de production, ce qui rendait cruciaux les objectifs de devoir convertir les dépenses effectuées, généralement élevées, en bénéfices nécessaires387. Selon cette perspective, les changements technologiques initiés par l'évolution de l'industrie du disque permettent d'améliorer des aspects esthétiques
384 FRITH, Simon, « Écrire l'histoire de la musique populaire » in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), Stéréo : sociologie comparée des musiques populaires : France/G.-B., Paris, Irma éditions, Puceul, Mélanie Séteun, coll. « Musique et société », 2008, p. 48.
385 Alors qu'en 1963, Please Please Me des Beatles est capté sur un enregistreur deux pistes et terminé en une journée, Cream passe deux semaines pour réaliser la prise de son de l'album Disraeli Gears sur un huit pistes en 1967. En 1975, il faut six mois à Pink Floyd pour boucler Wish You Were Here aux studios Abbey Road, alors dotés d'un vingt-quatre pistes !
386 PIRENNE, Christophe, Le rock progressif anglais (1967-1977), Paris, Éditions Champion, coll. « Musique - musicologie », 2005, p. 289.
387 Les grandes maisons de disques avaient aussi de plus en plus tendance à placer les coûts de la production dans leurs contrats et donc, à les déduire des droits d'auteur.
déjà connus mais en aucun cas ils ne sont sources d'innovation et de création. La musique a donc du « progresser » par d'autres moyens.
Si l'on se centre sur un point de vue plus musical, la notion de « progrès » dans le rock est bel et bien apparue dès l'année 1966, dans le sillage des « albums concepts » lancés au départ par les Beatles et les Beach Boys. Ces deux groupes eurent une influence considérable sur un nouveau genre musical fondamental et typiquement anglais : le rock dit « progressif ». Il se réfère à un ensemble de caractéristiques musicales qui, étrangement, ne se tournaient par vers l'inconnu, mais se focalisaient dans les genres du passé avec pour ambition un certain impérialisme musical. Il se démarquait d'abord par sa complexité : c'était une musique avec des mélodies élaborées et des indications de mesure, avec des ruptures rythmiques et structurelles incessantes. Les morceaux mettaient en avant une dimension instrumentale plutôt que chantée, mais les paroles, elles aussi, aspiraient à la complexité : une sophistication du langage et du ton, une utilisation poétique du symbolisme et des jeux de mots, une recherche délibérément hermétique. Ce rééquilibrage des rôles au profit des instruments ne se traduit cependant pas toujours une expérimentation individuelle ou collective, mais au contraire dans la structuration rigoureuse des morceaux388. La différence la plus flagrante entre un morceau de rock progressif et de pop était leur format : une épopée de vingt minutes contre une pop-song à la structure simple (couplet/refrain) qui en faisait trois. Le rock progressif avait clairement recours à des conventions et des pratiques qui venaient d'horizons musicaux « non populaires », dans un réel souci de légitimation : du jazz389 et du blues pour la virtuosité et l'expérimentation (parcimonieuse néanmoins) ; de la musique classique ou plutôt de la musique contemporaine pour ce qui est de l'instrumentation et des partitions. Pour certains musiciens du rock progressif, le terme de « progrès » signifiait donc aussi sans aucun doute la sortie du pop/rock pour rejoindre des sphères avant-gardistes plus reconnues, tout en gardant néanmoins les caractéristiques musicales les plus évidentes au rock. En outre, les faits montrent que cette idée de « progrès » a rencontré durant un temps une adhésion presque unanime : alors que le rock s'était plutôt caractérisé par son atemporalité (il était de l'instant
388 LEROY, Aymeric, Rock progressif, Marseille, Le mot et le reste, 2011 [1ère éd. : 2010], p. 8.
389 Ce qui donna naissance au « jazz fusion » de Miles Davis et Weather Report.
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Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années
Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
de sa création puis il n'était plus), il fallait pour « survivre », puis pour « progresser » s'inscrire dans une tradition et se réapproprier l'histoire des musiques populaires390. Cette linéarité dans l'évolution renvoie à ce que Simon Frith et Andrew Goodwin appellent la théorie du progrès par « attrition »391. Chaque « révolution musicale » naît dans l'ombre d'un puissant groupe dominant, puis s'y substitue peu à peu en lui empruntant ses qualités et en y ajoutant d'autres. Chaque genre s'impose au précédent et s'élève à un échelon supérieur. Dans cette perspective, le rock progressif évinçait le rhythm and blues, qui s'était lui-même substitué au rock and roll quelques années plus tôt. Pink Floyd fut présenté comme le prototype du groupe qui connut cette évolution, se frottant au rhythm and blues, tout en lui ajoutant des traits issus du psychédélisme et du jazz, il finit par imposer un langage neuf et original. Ce syncrétisme musical, cette fusion inédite des genres constituaient autant de liens envisageables, autant de « chemins créatifs » nécessaires à la cohérence d'un système paradigmatique et au bon fonctionnement des firmes du disque. Même si j'ai déjà mis en avant la notion de « paradigme » (v. Chapitre 4), je tiens à signaler la remarquable démonstration de Peter Tschmuck sur le sujet, qui distingue trois phases différentes dans la construction d'un paradigme, marquées au départ par la stimulation des trajectoires créatives (concrètement une diversité de la production), puis dans un second temps par leur renforcement mutuel qui aboutit au final à une combinaison heureuse (dont on ne connaît pas toujours la formule) à partir de laquelle les firmes du disque basent leur fonctionnement, avec parfois la mise au point d'éventuels micro changements pour garantir l'adéquation à la mode du moment et l'homogénéisation de la production :
390 PIRENNE, Christophe, op. cit., p. 319.
391 FRITH, Simon, GOODWIN, Andrew, et al., On record : rock, pop and the written word, Londres, Routledge, 1990, p. 9.
177
Partie III. Chapitre 9. Innovation esthétique et enjeux commerciaux : une opposition
pertinente au tournant des années 1970 ?
Figure 23
D'après TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, p. 219.
Faire une liste de tous les groupes qui émergèrent durant cette période serait trop fastidieux mais on peut néanmoins lister les plus célèbres, dans des styles très différents les uns des autres : Pink Floyd, Genesis, Yes, Jethro Tull, Emerson, Lake & Palmer, Caravan, Soft Machine, etc. Un pic du rock progressif est atteint lors des années 1968-1969, à un moment où les succès obtenus par certains groupes entre 1965 et 1968 poussent les firmes à investir dans ce créneau porteur d'opportunités commerciales et à étoffer les nombreux labels parallèles qu'ils créent à l'époque. En Angleterre, une quinzaine de firmes du disque jouent un rôle fondamental dans la diffusion du rock progressif : on y retrouve autant des majors que les labels indépendants (v. schéma Chapitre 8). Ainsi, en août 1967, EMI, de manière prudente et encore indécise sur le réel succès de la musique « progressive », relance son label Regal Zonophone qui avait créé au début des années trente pour des oeuvres légères et consensuelles (v. Chapitre 3). De 1967 à 1975, une soixantaine de disques de « pop progressif » sont publiés dans cette collection, avec des enregistrements de Procol Harum, Tyrannosaurus Rex, Joe Cocker et des Move. Le succès de Regal Zonophone incite les
392 Je renvoie ici aussi à la Figure 21.
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directeurs d'EMI à lancer un second label progressif le 6 juin 1969, Harvest Records. Taxés d'opportunistes par ses concurrents, le label de Malcolm Jones est surtout l'exemple même d'un discours commercial qui jongle entre ceux qui lui reprochent de s'écarter du métier traditionnel d'une major - ce à quoi Jones répond que le rock progressif est en passe de devenir un genre puisque les disques constitueront en 1970 75% des hit-parades d'albums - et les artistes qui doutent de compromettre leur réputation entre les mains d'une firme commerciale que son fondateur souhaite justement distincte d'EMI afin de lui conserver une relative indépendance393. Harvest s'implante très bien en Europe, et en particulier en Hollande et en Allemagne, notamment en signant un groupe tel que Can, pionnier de la scène expérimentale germanique. Le catalogue de Harvest se constitue à partir de trois sources : les artistes découverts et signés directement par les responsables du label (Barclay James Harvest, Bakerloo), ceux qui sont introduits via Blackhill Enterprise, une société d'A&R dirigée par Peter Jenner qui profite de ses liens avec EMI pour promouvoir des artistes qu'il possède sous contrat (Edgar Broughton Band, Syd Barrett, Third Ear Band, Forest), et ceux qui sont transférés d'autres labels d'EMI (Pink Floyd est d'abord sur Columbia et Deep Purple sur Parlophone).
Dans un esprit tout à fait similaire, Philips fonde avec succès en 1969 le label progressif Vertigo puis, en 1971, le label Nepentha, rapidement abandonné. Quant à Deram, le label progressif de Decca, il aura davantage de succès, en grande partie grâce aux locomotives que sont les Moody Blues ou Move. Comme EMI et Philips, Decca créera aussi une seconde collection, Nova, mais qui n'attirera aucun groupe de renom. Les responsables de RCA ne seront pas plus heureux avec leur label puisque celui-ci, inauguré en 1971, interrompra son activité après seulement onze albums. Toutes ces tentatives d'embrasser la mode musicale de la part des majors ne sont donc pas toujours des succès d'une part parce que l'inscription d'un groupe au sein d'une major dépend parfois d'éléments tout à fait étrangers à ses orientations artistiques (sous le couvert de l'étiquette aguicheuse du « progressif », un groupe peut se faire signer aisément par une major pour disposer d'un contrat avantageux ou d'un appui logistique), et d'autre part si les labels créés par les majors n'accueillent que peu de groupes importants, c'est parce que dans cette course au recrutement, ils sont souvent doublés par une série de petites firmes indépendantes (leurs multiples avantages ont déjà été évoqué auparavant, je ne reviendrai donc pas dessus).
393 PIRENNE, Christophe, op. cit., pp. 262-263.
Les plus grands succès du progressif sont généralement rattachés à des firmes plus indépendantes comme Island (King Crimson, Jethro Tull, Emerson, Lake & Palmer, Procol Harum, etc.) ou encore Charisma, probablement l'un des plus influents. Comme pour Island, son histoire est liée à celle de son fondateur : Tony Stratton Smith. Celui-ci entame sa carrière dans la musique populaire par la création d'une firme de management qui a entre autres sous
son aile Creation et les Nice. Lorsque Immediate, la firme pour laquelle Nice enregistre, fait faillite, Stratton-Smith rend
le relais et crée son propre label. D'emblée, il se singularise
en mettant en place une nouvelle forme de management qui permet aux groupes de mieux supporter les charges
financières. Ainsi, il avoue que, pour le groupe Lindisfarne, la part du management est de 15%, alors que, toujours selon lui, certains managers s'octroient jusqu'à 50% des gains des groupes débutants 394 . Ses arguments financiers séduisent puisqu'en 1971, son catalogue comprend quelques noms prestigieux de la musique progressive dont Genesis, Nice, Van der Graaf Generator, Lindisfarne, Rare Bird, Belle and Arc, Audience, etc. Au cours des années quatre-vingt, Charisma sera rachetée par Virgin, une autre firme indépendante qui avait commencée comme compagnie de distribution spécialisée dans une branche particulière du rock progressif venue d'Allemagne, très expérimentale : le krautrock (Tangerine Dream, Faust, etc.). De même, c'est grâce au succès planétaire d'un pur disque de musique progressive, les Tubullar Bells de Mike Oldfield (1973) que Richard Branson a pu jeter les bases de son empire...
Les années soixante-dix sont charnières dans l'histoire de la musique en Grande-Bretagne. C'est justement l'immobilisme musical mais aussi technologique du rock qui empêchait toute possibilité de changement, c'est du moins ce que pensait le mouvement punk (Sex Pistols, Damned, Clash, etc.) en Grande-Bretagne à partir de 1977. Cette dernière sous-partie fait le lien entre ce que nous avons pu analyser auparavant.
Ce que fustigent les punks, ce n'est pas simplement le contenu musical en lui-même ; en effet, comme le montre Simon Frith, les grands principes de la musique populaire ont peu
394 Ibid., p. 266.
changé depuis les débuts de l'enregistrement 395 . Leur discours pointe du doigt ce « remplissage harmonique », une surenchère musicale pas toujours à la hauteur des ambitions affichées, mais aussi une utilisation vaine des technologies qui ont plus servi de support à un étalage musical et visuel, hors propos de la musique rock « originelle », qu'à une réelle ambition de création artistique. L'innovation technique compte certes toujours pour l'industrie du disque, mais beaucoup moins que le passé, la nostalgie et l'héritage musical qui, proportionnellement, rattrape inexorablement un genre musical pour en forger un autre396, soit en se construisant sur ses cendres, soit en récupérant d'autres éléments stylistiques. Autrement dit, il est beaucoup plus rentable pour l'industrie musicale de « piller » un héritage qui a fait ses preuves plutôt que de lancer de nouveaux projets. L'évolution ne se fait plus par « attrition », auquel cas chaque genre serait un progrès cumulatif à la fois supérieur, plus riche, ou mieux adapté que celui qui est arrivé précédemment, mais elle se forge au contraire selon une conception nettement plus cyclique, plus circulaire. Dans le discours dominant de la critique rock, il est en outre reconnu que le « rock progressif » a été davantage utilisé négativement que positivement, comme si la musique populaire était par nature quelque chose qui ne devait pas « progresser ».
Toute l'histoire de l'émergence, du développement et du déclin des styles musicaux dans la musique populaire peut s'expliquer et s'analyser sous l'angle de périodes cycliques. Chaque nouveau genre revêt une forme qui lui est propre, jusqu'à ce qu'il atteigne une certaine perfection : en l'occurrence, pour le rock progressif, cette perfection doit autant à sa part de virtuosité musicale qu'à la prédominance des innovations techniques, rendues possible par l'intermédiaire d'un arsenal instrumental et visuel entièrement nouveau. Ensuite vient le temps du déclin, de la corruption, de la perte d'un public, et le genre en question de devenir une « parodie de ce qu'il a été jadis », etc. La musique populaire évolue au sein d'un cycle
395 FRITH, Simon, op. cit., p. 48. Allan F. Moore montre à juste titre qu'il existe quatre fonctions au sein de la musique pop : la première articule une série de pulsations, la seconde consiste à rendre explicite la série des notes fondamentales de l'harmonie, la troisième consiste à expliciter une série de mélodies et la quatrième est appelée le « remplissage harmonique », comblant l'espace entre la basse et l'aigu. La structure de cette strate joue le rôle le plus important quant à l'attribution, par un auditeur ordinaire, d'une catégorie stylistique puisqu'elle se compose du plus grand nombre d'instruments divers et variés : guitares, pianos, saxophones, orchestres, etc. MOORE, Allan F., « La musique pop », in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, p. 836.
396 Les exemples sont très nombreux comme le mouvement « grunge » des années quatre-vingt dix qui met un terme à la New Wave des années quatre-vingt, la britpop qui récupère quelques années après l'héritage de la musique « pop » des sixties, la vague Madchester qui fusionne la musique rock avec les rythmes dance et techno-house venus de Detroit et de Chicago, etc.
infini de répétitions du processus de naissance/vie/mort 397 . La vieille musique est continuellement remise à neuf et le regret a toujours constitué l'essence de la musique populaire. Plus précisément, la « mort » d'un courant musical au profit de la « naissance » d'un nouveau trouve souvent son origine dans les subcultures (contre-culture), qui ouvraient ainsi une brèche dans la monopolisation d'une forme de musique populaire. Or, dans le cas du rock progressif, cette opposition fut tardive et il faut attendre l'arrivée du punk en 1977 et celle d'une nouvelle génération de jeunes qui succède aux 25-40 ans nés durant la Beatlemania pour que tout soit remis en question. En établissant des passerelles entre les courants musicaux, si on considère les expérimentations avant-gardistes des Beatles de la seconde moitié des années soixante comme ayant ouvert la voie au rock progressif, alors on peut isoler cette période brève de l'histoire de la musique afin de comprendre pourquoi rien n'allait finalement « progresser », surtout avec l'arrivée des punks anglais.
Pour les punks, la musique du début des années soixante-dix est marquée par un sens des possibles qui s'est désormais évanoui : la rébellion, le sens de la révolte et surtout l'authenticité. Avant que la musique rock, au départ marginale et issue des minorités, ne se standardise au contact des technologies et du marché international, il existait je le répète une tendance à considérer que le caractère régional ou national d'une musique garantit son authenticité avant qu'elle ne soit mise au contact du « progrès »398. On vient de le voir, le progrès a envahit tous les dispositifs conçus pour faire de la musique, au point d'en obstruer les prétentions artistiques et de faire de la performance scénique une prétentieuse mise en avant du métier et de la technique des membres du groupe, par le biais du contrôle et l'exhibition de l'inventivité sonique et de la virtuosité instrumentale. Alors qu'à la fin des années soixante, on clamait que la musique populaire devenait de plus en plus intéressante à mesure qu'une palette de musiciens travaillait les formes pop pour aborder des continents sonores, lyriques, culturels et politiques insoupçonnés - on retrouve en l'occurrence deux notions qui peuvent apparaître comme antinomiques, la populaire et le novateur -, quelques années après, le baromètre de la musique populaire était de nouveau orienté vers les valeurs de simplicité, d'immédiateté et d'accessibilité à tous, passant outre les trajectoires d'innovation qui sont entre temps intervenues, qu'elles soient musicales ou techniques. L'objectif fut de revenir à la forme classique du rock (trio ou quatuor
397 Idem, p. 50.
398 Ibid., p. 51.
d'auteurs/compositeurs/interprètes utilisant chant/guitare/basse/batterie), solution créative la
moins onéreuse dans le système économique libéral anglo-saxon des années cinquante et
soixante399. Ce système a largement fait ses preuves et n'oublions pas aussi que la créativité
avait pu se relancer au début des années soixante justement parce qu'une génération de
groupe s'était dotée d'appareils d'écoute et d'instruments peu onéreux pour former un groupe
sans passer par les industries du disque400. Le phénomène se reproduit de nouveau dans
l'éclosion du « rock garage » américain, défini comme une sorte de « pré-punk ». Lorsque la
British Invasion démarque en Amérique, des milliers d'adolescents sont incités là encore à fonder leurs propres groupes. Le recueil de rock garage intitulé Nuggets - compilé par Lenny Kaye - rend partiellement compte de cette floraison de groupes. Le terme « rock garage » signifie que les groupes jouaient du rock dans les garages de leurs maisons ; il nous rappelle l'origine domestique des groupes de rock. Autre exemple, à l'époque du punk en Angleterre, la possibilité d'enregistrer la musique chez soi, sur le fameux 4 pistes, à faibles coûts et
pour une qualité d'enregistrement correcte, fut à la base de la philosophie du « do it yourself ». Encore une fois, ce sont les musiciens « du populaire » qui ont réorienté les valeurs de l'innovation en partant d'une volonté de démocratisation de l'objet technique, débarrassé des inévitables conditions financières auquel on l'avait contraint. Comment a réagi l'industrie musicale anglaise à l'écoute de ce nouveau genre de discours ? Les majors du disque qui avaient homogénéisées la production avant l'arrivée des punks ont-elles étaient déstabilisées ?
Alors que de nombreux producteurs menèrent une politique de résistance contre les majors, ces dernières entraient au début des années soixante-dix dans une période de crise puisque le choc pétrolier du début de la décennie allait modifier leur fonctionnement interne. En 1973-1974, la hausse des prix du pétrole eut en effet une conséquence négative sur l'approvisionnement des majors en matière brut, composante essentielle dans la fabrication des vinyles. L'industrie du disque connut donc une soudaine récession, que les majors tentèrent de pallier en précipitant une fois de plus leurs mouvements de rachat et de
399 GUIBERT, Gérôme, « Industrie musicale et musiques amplifiées », Chimères, 2000, n° 40, p. 12.
400 Je renvoi ici à ce qui a déjà été explicité auparavant avec la domestication des appareils d'écoute et des disques.
concentration. Néanmoins, à force d'acquisitions multiples, elles devenaient toujours plus lourdes à gérer, subissant une hiérarchie complexe qui affectait les compétences du personnel d'administration. La crise économique du début des années soixante-dix fut pour les majors l'occasion de se fractionner en de nombreuses sous-filiales, restructurant leur travail autour d'équipes restreintes sur le modèle des indépendants401. L'objectif fut alors de développer des stratégies dites de « niche », qui permettaient de se tenir au courant de l'évolution musicale en développant des groupes dans des styles tout à fait hétérogènes. Ce procédé s'oppose nettement à ce que nous avons pu voir jusqu'alors, où les majors signaient un groupe à ses débuts et où l'on se donnait pour but une notoriété maximale non ciblée (les Beatles / développement dit « en escalier »402).
En parallèle, le nombre de labels, lui, reste constant et parfois même augmente tout au long des années soixante-dix, comme le montre le tableau ci-dessous, qui suit la répartition des disques du Top Ten en Grande-Bretagne :
Majors |
Indépendants |
Filiales |
Total |
|
1970 |
21.6 |
20.7 |
9.9 |
52.2 |
1971 |
20.0 |
26.7 |
14.3 |
61.0 |
1972 |
17.7 |
28.4 |
15.6 |
58.7 |
1973 |
22.5 |
26.7 |
20.0 |
69.2 |
1974 |
14.2 |
29.9 |
26.8 |
70.9 |
1975 |
13.1 |
29.9 |
24.8 |
67.8 |
Tiré de : PICHEVIN, Aymeric, Le disque à l'heure d'internet : l'industrie de la musique et les nouvelles
technologies de diffusion, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1997, p. 28.
L'émergence du punk cristallisa les aspirations gauchistes de certains producteurs qui souhaitaient acquérir une autonomie plus grande encore. Par ailleurs, le discours légitime dans la sphère politique reprenait également l'idée de polarisation entre commerce et authenticité, entre standardisation mondiale de la production et principe de créativité locale. Au pouvoir entre 1964 et 1979, le gouvernement britannique travailliste encourageait par exemple la création de coopératives de travail, sous la tutelle financière de l'État afin de contrer le pouvoir de l'entreprise privée. Aux niveaux culturel et politique, l'idéologie de résistance
401 LEBRUN, Barbara, op. cit., pp. 36-37.
402 GUIBERT, Gérôme, op. cit., p. 5.
contre les grands groupes industriels s'affirmait. Par la suite, le ralenti dans l'économie du disque ne fut que provisoire puisque la concurrence entre les majors déboucha sur une baisse des prix qui relança la consommation. Les petits labels ont désormais la possibilité de se frayer une place dans cette relance de la concurrence et de s'affirmer comme compétiteurs, certes marginaux mais bien réels. À ce titre, le label Rough Trade, associé au mouvement punk, répond à un moment particulier de l'histoire du disque en Grande-Bretagne puisque son idéologie de résistance s'est trouvée encouragée par le fractionnement des majors, la reprise économique, l'encouragement des pratiques autogestionnaires et un certain soutien politique et médiatique403. Rough Trade, au départ un disquaire indépendant créé dans un quartier pauvre de Londres en 1976 par Geoff Travis, profita du fait que les majors n'approvisionnaient les grands disquaires qu'avec des albums dont le succès était garanti pour promouvoir, par le biais d'une démarche pragmatique, une musique marginale, le punk. Par la suite, à partir de 1978, Rough Trade se tourne vers la production en inaugurant une gestion originale car « démocratique » du label. Alors que traditionnellement, les artistes confient leurs droits à un producteur qui s'engage à avancer la somme nécessaire à leur promotion, c'est seulement lorsque les ventes dépassent les dépenses initiales, que les artistes touchent des royalties. À l'inverse, Travis instaura sur le principe de la confiance mutuelle des contrats à cinquante-cinquante divisant tout profit obtenu à parts égales entre le producteur et les artistes. De plus, Rough Trade ne s'approvisionnaient pas nécessairement en passant par une major puisque tout un secteur de la distribution s'est entre-temps investi sur le commerce des musique punk, revendant par lots les artistes négligés par les majors aux disquaires les plus modestes404. La musique punk fut dès lors un grand succès, provoquant une nouvelle phase de croissance (encore une autre !) des petits labels, comme Stiff Records qui signa, entre autres, les Damned, Nick Lowe ou les Adverts. La plupart de ces labels ont connu le succès jusqu'au début des années quatre-vingt grâce au phénomène de la New Wave : attiré par la réputation d'équité du label, son plus fidèle représentant, les Smiths, signa chez Rough Trade en 1983 : le premier album éponyme atteint la deuxième place, le second, Meat Is Murder en 1985, fut Numéro 1 et le suivant, The Queen Is Dead en 1986, atteint de nouveau la seconde place. Dans la lignée, Stiff Records signa Elvis Costello, Ian Dury, les Pogues. D'autres labels émergèrent, cette fois-ci plus centrés sur des genres musicaux comme le ska (le label 2 Tone dont les figures de proue furent les Specials et Madness) ou, à l'inverse, relativement diversifiés (Factory Records qui signa des groupes aussi hétéroclites que Joy Division, New
403 LEBRUN, Barbara, op. cit., p. 38.
404 Idem, p. 39.
Order, Happy Mondays et bien d'autres). À la différence de la fin des années soixante, la plupart des ces labels ne furent pas automatiquement rachetés par des majors et continuèrent même une existence prolifique et nécessaire à la découverte des nouveaux talents musicaux. Mais à la longue, la soumission à la logique du marché, à la rentabilisation du capital investi, ne permet à un label comme Stiff Records que de disposer d'une brève période de confusion et de créativité pour lancer ses artistes ; lorsque tout rentre dans la normalité, de nouveaux critères s'imposent si la société privée souhaite se maintenir : efficacité et rentabilité.
À plus d'un titre, les années soixante-dix en Grande-Bretagne s'achèvent sur de nombreuses originalités. À titre exemplaire, l'étude de François Ribac405 fut déterminante de l'élaboration de mes problématiques, je tiens à le signaler. Elle nous fait remarquer une constance dans l'évolution des musiques populaires et l'étude des industries du disque. Le rock progressif constitue à ce titre une « anomalie », une tentative perdue d'avance d'explorations de nouveaux territoires musicaux parce qu'elle venait briser le cycle organique si bien étudier par Ribac, et que l'on retrouve des décennies plus tard (notamment avec la musique techno et les premiers rappeurs) : un premier mouvement d'importation des supports et des machines dans la sphère domestique, puis une phase d'appropriation où une nouvelle génération d'apprentis musiciens inventent parfois des usages spécifiques (le Do It Yourself, le scratch sur les vinyles pour le rap, l'usage du synthétiseur Roland TB 303 en musique house qui était originellement prévue pour remplacer la guitare basse, etc.), et enfin une phase de réexportation dans l'espace public qui lance à son tour la créativité musicale. À ce moment, les nouvelles pratiques sont à leur tour fixer sur des supports et donnent lieu à des détournements, des réactions, etc. En somme, c'est un nouveau cycle qui s'engage. Face à cette instabilité permanente, on comprend mieux pourquoi le rock progressif fut à ce point investi par les majors du disque (sans pour autant que les indépendants ne passent à côté du mouvement) : pour la première fois, et de façon unique dans l'Histoire, un genre musical tentait un « syncrétisme » de toutes les formes traditionnelles et nouvelles en matière de musique, limitant ainsi les déviances inhérentes au domaine de la nouveauté. Le mouvement punk prend dès lors à dépourvu toutes les croyances naïves investies dans une musique
405 RIBAC, François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2007.
« progressive », obligeant dès lors les industries à revoir leur configuration sur la base d'un nouveau paradigme.
Arrivé au terme de cette étude, et après avoir analysé trois périodes successives, tentons désormais de faire une rapide synthèse en brossant par la même occasion quelques idées reçues et les différents types de trajectoire abordés. La période de l'entre-deux-guerres fut dans un premier temps un moment décisif pour l'histoire de la musique enregistrée : l'imposition du phonographe et du disque au sein des foyers lance une première trajectoire dans l'histoire des techniques d'enregistrement, pratiquement toujours comprise en termes de progrès. Dès lors, on tient pour acquis que chaque nouveau support de médiation de la musique est meilleur que le précédent (et le remplace la plupart du temps). L'entre-deux-guerres est également une période de fort essor de l'industrie phonographique, qu'il s'agisse de l'invention de la galvanoplastie permettant un début de production de masse, au copyright supprimant l'exclusivité de l'enregistrement d'un compositeur par une compagnie, en passant par la standardisation des contrats avec les interprètes, la diffusion et la circulation de la production, la construction des premiers studios d'enregistrement, les premiers salons commerciaux ou encore la création de filiales et l'apparition incessante de nouvelles compagnies dont EMI et Decca furent de loin les plus importantes. Face à l'évolution progressive de l'intérêt des consommateurs, tout l'effort des compagnies est orienté vers la production d'une offre musicale toujours plus abondante et variée, critère décisif dans la situation de concurrence à laquelle elles sont très tôt confrontées en raison d'une implantation géographique qui dépasse largement les frontières de la Grande-Bretagne. Cet élan dans la constitution des grandes multinationales est brisé par la crise économique de 1929, qui pousse les grandes firmes à entreprendre de nouvelles restructurations.
Il faut attendre l'après-Seconde guerre mondiale pour que les ventes repartent à la hausse, dopées par l'introduction de nouvelles innovations dans la façon de produire/conserver et
retranscrire/écouter la musique. J'entends par là qu'il y eut l'avènement primordial du microsillon/33-tours, celle du 45-tours, de la stéréophonie, etc. et que par conséquent, la question des rapports de la musique à l'industrie ne regarde plus uniquement l'évolution des moyens de production, de diffusion et de consommation de la musique, mais concerne également de nouvelles manières de faire de la musique dans des dispositifs sonores qui investissent matériellement et symboliquement le phénomène industriel. Pour schématiser, alors que jusqu'ici l'enregistrement n'avait servi qu'à garder une trace d'une musique composée et exécutée autrement, avec du papier à musique et des instruments, désormais le fait même d'enregistrer devenait un acte de création, où le musicien, le plus souvent par l'intermédiaire du studio et du producteur artistique, pouvait arranger un disque et en faire une composition à part entière. La place des machines devenait de plus en plus importante et peu à peu les rapports entre technologie/industrie/créativité, de plus en plus tendus. Si la recherche constituait toujours la source principale de l'innovation car, selon le Manuel de Frascati, englobant « les travaux de création entrepris de façon systématique en vue d'accroître la somme des connaissances [...], ainsi que l'utilisation de cette somme de connaissances pour concevoir de nouvelles applications »406, la question pouvait désormais être reformulée de la façon suivante : la recherche est-elle fondamentale, visant à produire des travaux sans réelle finalité économique ou, à l'inverse, est-elle appliquée ? L'ère du « capitalisme culturel » définie par Jeremy Rifkin407, l'essor de la consommation de masse, l'invasion des technologies et le phénomène de globalisation culturelle ont-ils nécessairement freiné l'acte créatif de musique, dans tout ce qu'il a de naturel et d'organique ?
La fin de la seconde partie de notre sujet partait de la considération suivante : avec l'avènement des technologies de communication (radio, télévision), la musique transitait nécessairement par un « champ culturel » composé par les grandes industries du disque, les sphères du show-business et du star-système, les organismes commerciaux qui prennent pour cible les jeunes et bien sûr les médias. Ainsi a pu naître le succès des Beatles, qui n'ont eux-mêmes pas pu échapper à ce paysage sonore créé de toutes pièces par les puissances économiques. Selon cette acceptation, le phénomène de mode est plus que jamais mis en avant. Or, comme on l'a vu, cette idée se doit d'être nuancée car ce serait vraiment accorder beaucoup trop de crédit aux entreprises musicales que de penser qu'elles seules ont la possibilité et les moyens de lancer les nouvelles tendances en matière de musique. En
406 GUELLEC, Dominique, Économie de l'innovation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009 [1ère éd. : 1999], p. 4.
407 Cf. RIFKIN, Jeremy, L'âge de l'accès : la nouvelle culture du capitalisme (2005).
définitive, les professionnels les plus avertis ne peuvent que suivre l'évolution des goûts du public, sentir leurs changements de comportement et de valeur et lancer les produits qu'ils croient leur convenir. C'est précisément parce que la musique est un art instable, imprévisible et organique qu'il reste difficile d'inculquer une discipline de la consommation. Tout au plus, les firmes discographiques peuvent-elles anticiper les mouvances de la créativité en s'adaptant d'un point de vue structurel.
Ainsi, une autre question s'impose au moment où débute notre troisième partie : d'où part réellement l'acte de création, et comment peut-on l'anticiper ? On l'a vu dans l'introduction, l'approche économique de l'innovation, dans le sillage de Schumpeter, a longtemps accepté le « modèle linéaire ». Le processus d'innovation est amorcé par l'invention, puis va à la fabrication et à la vente sur le marché. Les agents économiques disposent des informations nécessaires puis sélectionnent une option de maximisation des profits parmi les alternatives offertes. En d'autres termes, le laboratoire de recherche et les innovateurs professionnels ont la maîtrise de tous les aspects technologiques. C'est sans compter dans un premier temps l'utilisation originale des outils professionnels par les amateurs (v. les électrophones), qui contribua à réinventer la reproduction sonore en lui donnant des détournements imprévus ignorés des professionnels. La dynamique de l'innovation n'est dont bel et bien pas à sens unique, elle donne lieu à « un vaste réseau de circulation dont les potentialités pourraient être comparées à celles du dédale de câbles et d'instruments d'un studio d'enregistrement »408. Il existe une part d'imprévue dans toute activité humaine et les marges limitées dont disposent l'industrie à qui l'on attribue souvent (et à tort) une emprise quasi « magique ». Parce que le disque fut rapidement voué à devenir un médium de création, et parce que l'acte de création lui-même n'est pas toujours en lien avec des motivations monétaires (en l'occurrence, l'approche néoclassique se base sur une étude des prix rationnelle qui coordonne les agents et leurs décisions), l'histoire de la musique populaire depuis l'invention du phonographe tendrait plutôt à démontrer la capacité des amateurs à percevoir des usages potentiels que les professionnels ne voient pas toujours409.
D'autre part, et c'est ce qui motiva le choix de la date de 1966, à partir du moment où les Beatles sortent d'un carcan médiatique qui les avait pourtant imposé pour pouvoir donner
408 RIBAC, François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2007, p. 32.
409 Sur ce sujet, cf. BESSY, Christian, CHATEAURAYNAUD, Francis, Experts et faussaires : pour une sociologie de la perception (1995) ; CHATEAURAYNAUD, Francis, TORNY, Didier, Les sombres précurseurs : une sociologie pragmatique de l'alerte et du risque (1999).
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libre cours à des ambitions musicales, les années soixante, financièrement autant qu'artistiquement, furent l'âge d'or de la musique populaire, mariage de la technologie électronique avec des formes culturelles réellement populaires. En outre, cette alliance fut constamment animée et transformée par la base populaire. Ainsi, alors que la logique de l'industrie musicale est de s'adapter à un environnement écartelé entre des logiques économiques et artistiques contradictoires qu'elle va rendre compatible, on comprend mieux la dualité entre les grandes majors du disque (le « centre ») et les labels indépendants (la « périphérie »), et la nécessité de combiner et d'accentuer la complémentarité entre l'approche néoclassique de l'innovation et l'approche évolutionniste. D'un côté, c'est dans le centre que sont le mieux incarnées les valeurs de la marchandisation : il est le détenteur des nouvelles technologies, par exemple le microsillon, et c'est lui qui décide de leur lancement et de leur diffusion dans le secteur en rendant les brevets plus ou moins accessibles. Les agents interagissent ici essentiellement sur les marchés de façon rationnelle et sous des motivations pécuniaires (approche néoclassique). Libre aux concurrents d'adopter l'innovation naissante par la pratique, l'imitation ou encore l'achat de technologie. La concurrence engendre un processus de sélection qui ne laisse survivre que les plus adaptés. Mais de l'autre côté, avec l'existence en Grande-Bretagne de tout un mouvement underground qui relança une nouvelle vague de créativité musicale à partir du milieu des années soixante, la périphérie, qui dispose d'une circulation de l'information en son sein beaucoup plus aisée, et d'un personnel bien souvent en contact direct avec les artistes, constitue l'espace idéal à la formation d'une « culture innovante ». Les agents, qui prennent désormais l'appellation d'« acteurs », sont mieux à même de saisir le potentiel des brèches ouvertes par l'innovation musicale, grâce à des interventions répétées qui s'adaptent avec davantage de souplesse à la découverte des futurs succès commerciaux. L'approche gestionnaire, en interaction perpétuelle avec le milieu social, permet aux petits labels d'élucider les conditions dans lesquelles l'innovation est un succès/échec. Les indépendants sont donc un moyen pour les majors de réduire une incertitude (non probabilisable) qui leur échappe, tout en sachant très bien qu'elles seules disposent des moyens financiers nécessaires au lancement d'un nouveau support technique. Par conséquent, l'approche évolutionniste permet de mesurer toutes les interactivités, bien souvent imprévisibles, qu'il existe entre les dynamiques incertaines de la musique, et les facultés qu'on les maisons de disque pour les exploiter, les amplifier, les massifier en les transformant selon les exigences du marché et par l'intermédiaire d'un réseau d'agents.
Ce « modèle interactif » permet également de mieux saisir pourquoi l'histoire de la musique populaire se mesure par le biais de cycles incessants entre la rupture d'un équilibre majors/indépendants. Que le rapport de force bascule en faveur de l'un ou de l'autre, peu importe après tout car l'essentiel est ailleurs : c'est la musique qui dicte la structure des industries, et pas l'inverse. L'histoire de la musique populaire est ainsi caractérisée par des cycles de concentration et de déconcentration, d'ouverture et de fermeture de paradigmes, dont l'effet est de libérer par moment des phases de créativité. Le concept même de créativité donne lieu à des explications différentes, entre ceux qui, comme Guilford, pensent que la personne créative est celle qui propose des alternatives par rapport aux personnes « non-créatives » - dans ce cas, l'acte « divergent » ou « latéral » est perçu comme fondamental -, et ceux qui, comme Weisberg, montrent que la créativité est inhérente à chacun, dans un processus de développement qui repose sur une connaissance préalable et des expériences passées410. Selon ces deux explications, la musique se développe soit sur le modèle de l'avant-garde artistique, soit sur celui d'une récupération des éléments stylistiques passés. Si à la fin de notre étude, on a vu que c'était plus la seconde version qui l'emportait (v. le paragraphe sur les « cycles »), le premier modèle n'est pas pour autant à exclure car l'histoire de la musique montre bien souvent qu'un artiste oublié durant son époque fait très souvent l'objet d'un culte des années après... Le seul schéma commercial établi tout au long de notre période sur lequel l'industrie musical peut compter reste le suivant : la musique classique se centre sur un marché linéaire et des ventes stables, alors que la musique « de masse » démarre le plus souvent d'une base marginale et locale (même le disco, considéré comme un genre « commercial » à part entière, trouve ses racines dans le monde des Noirs et des homosexuels new-yorkais), au départ trop spécifique pour toucher un public de masse, même si l'industrie dispose des moyens nécessaires à la généralisation esthétique des valeurs symboliques, processus nécessaire au bon fonctionnement d'un réseau commercial lucratif.
Notre étude de « trajectoire d'innovation globale » combina donc trajectoire technologique et trajectoire musicale/commercial. Dans ce dernier cas, il a également été mis en avant que la distinction musique populaire/musique savante ne tenait pas simplement à des intérêts commerciaux. Dans le classique, l'apprentissage du solfège précède la pratique instrumentale nécessaire à l'interprétation des oeuvres. Au sein des musiques amplifiées, la pratique instrumentale, inspirée du répertoire enregistré, permet d'incorporer les codes
410 Cf. GUILFORD, Joy Paul, « Structure of intellect » (1956) et WEISBERG, Robert W., Creativity : beyond the myth of genius (1993).
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stylistiques du genre de musique écouté avant que cette pratique ne donne (ou pas) une singularité à celui que l'a joue. Sans pour autant revenir sur ces aspects que j'ai eu l'occasion de développer, il faut remarquer que malgré les énormes pressions que l'économie industrielle exerce pour soumettre la musique à ses intérêts immédiats, l'opposition populaire entre commercial et authentique est parfaitement illusoire. Parce que la musique est devenue réellement à partir des années soixante un phénomène social mondial, tout comme le cinéma, toute musique, quel que soit son style et transitant par les médias, est en effet soumise à des impératifs commerciaux et à un phénomène de vulgarisation de la culture. Ce qui compte, c'est surtout de savoir si ces exigences sont acceptées, rejetées ou négociées par les artistes. La prédominance de la dialectique entre un catalogue de musique et sa mise à disposition qui vise des objectifs de rentabilité, ouverte au début du siècle avec Adorno et Benjamin, n'est donc en rien refermée à l'heure où notre étude s'achève. Au contraire, les catalogues de musique de plus en plus énormes que se sont constitués les firmes depuis plusieurs décennies, ainsi que la distinction toujours plus nette entre le hardware (le matériel de lecture) et le software (les programmes musicaux), constituèrent auprès des majors autant de stratégies dont l'analyse pourrait ouvrir de nouvelles voies dans l'étude des industries musicales. Par exemple, pour imposer le nouveau standard du compact disc, Philips et Sony disposèrent d'une arme de choix : l'imposant catalogue que chacun avait à sa disposition. En stoppant la diffusion de ces catalogues par le biais du microsillon, les deux firmes privaient le public d'un pan de répertoire énorme, et rendaient par conséquent l'achat de lecteurs laser incontournable. Le microsillon allait donc poursuivre son déclin inévitable. Une autre ouverture possible, davantage centrée sur l'exploitation d'une nouvelle invention, mais encore une fois reliée au domaine du social, serait de montrer comment la cassette, malgré une qualité moindre que le 33-tours, a pu servir pour copier des disques et éviter de les acheter, provoquant durant la décennie soixante-dix le deuxième grande crise de l'histoire de l'enregistrement (après celle des années trente), que seul le succès du compact réussit à absorber. En l'occurrence, cette crise annonce à des décennies d'avance la question du piratage et du phénomène de dématérialisation de musique, qui fait encore débat aujourd'hui. Par conséquent, il existe une multiplicité d'ouvertures envisageables, en fonction du type de trajectoire abordé, qu'il soit musical, technique, commercial, etc.
Parmi les regrets concernant l'élaboration de ce mémoire, j'aurais aimé avoir accès à des sources beaucoup plus précises et qui ne dépendaient pas exclusivement du travail d'autres auteurs. Contrairement à ce que l'on aurait pu croire, l'Internet n'offre qu'un accès très limité
et très incomplet aux archives et autres documents d'époque, à l'exception notable du site sur le magazine The Gramophone, qui offre la possibilité (par le biais d'un service payant) de consulter les différents numéros depuis son année de création en 1923. Au-delà de ça, on se retrouve confronté à une floraison d'ouvrages tous très différents les uns des autres, mais dont l'étude à partir de sources précises n'occupe qu'une infime proportion. Assurément, face à un sujet aussi ample, c'est une thèse que l'on aurait pu réaliser, d'autant que les travaux sur le domaine y sont rares ou alors qu'en langue anglaise. Ainsi aurait-on pu développer avec infiniment plus d'aisance la complexité et la richesse de tous les champs scientifiques abordés ; dans le cadre du mémoire, la nécessité du tri est inévitable et oblige dès lors à faire quelques impasses regrettables (comme par exemple, l'étude du milieu social et politique que j'ai du réduire aux aspects qui me semblaient les plus cruciaux). Néanmoins, en associant d'un côté le domaine musical et d'un autre les trajectoires de l'innovation, j'espère avoir pu contribuer aux recherches menées dans le cadre de la Maison des Sciences de l'Homme et de l'Aquitaine, à la fois par la prise en compte de dynamiques locales (la Grande-Bretagne), et l'étude des singularités de ce domaine de recherche que j'ai tenté de mettre en avant de la façon la plus personnelle qui soit. Car c'est aussi tout l'intérêt du champ de l'innovation que d'offrir une multitude d'analyses possibles et d'évolutions sur un sujet qui nécessite d'être constamment remis au goût du jour.
L'organisation de la bibliographie se présente de la façon suivante, avec trois premiers ensembles si l'on souhaite aborder notre sujet selon une perspective définie : musique / innovation / autres champs d'étude complémentaires. Pour chacun des sous-ensembles, j'ai décidé de séparer, lorsque j'en avais la possibilité, une première catégorie, celle des ouvrages, et une seconde, celle des articles qui, dans certains cas, apportaient des informations nécessaires.
L'étendue de cette bibliographie ne doit pas faire croire que chaque ouvrage a pu être analysé dans ses moindres détails, à quelques exceptions près. En effet, comme je l'ai mis en avant durant mon introduction, la variété des ouvrages tient essentiellement à la nécessité de croiser les champs scientifiques. Par exemple, pour certains titres, seul un chapitre fut réellement primordial pour mes recherches, le reste étant parfois hors sujet ou sortant de mon cadre chronologique/géographique d'étude.
? KOSMICKI, Guillaume, Musiques électroniques : des avant-gardes aux dance floors, Marseille, Le mot et le reste, 2009, 406 p.
? LEBRECHT, Norman, Londres : histoire musicale, Arles, Bernard Coutaz, coll. « Les capitales de la musique », 1991, 178 p.
195
· LEROY, Aymeric, Rock progressif, Marseille, Le mot et le reste, 2011 [1ère éd. : 2010], 448 p.
· NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, 1492 p.
· PIRENNE, Christophe, Le rock progressif anglais (1967-1977), Paris, Éditions Champion, coll. « Musique - musicologie », 2005, 354 p.
· ROBERT, Philippe, MEILLIER, Bruno, Folk & renouveau : une ballade anglo-saxonne, Marseille, Le mot et le reste, 2011, 354 p.
· DE ROUVILLE, Henry, La musique anglaise, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1986, 127 p.
· RUFFAT, Guillaume, ARCHAMBAUD, Cyrille, LE BAIL, Audrey, Révolution musicale : les années 67, 68, 69 de Penny Lane à Altamont, Marseille, Le mot et le reste, 2008, 358 p.
· Articles :
-CROSS, Jonathan, « Compositeurs et institutions en Grande-Bretagne » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, pp. 575-596.
-DELALANDE, François, « Le paradigme électroacoustique » in NATTIEZ,
Jean-Jacques (Dir.), , pp. 533-556.
-MOORE, Allan F., « La musique pop », in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.),
, pp. 832-849.
-PETERSON, Richard A., « Mais pourquoi donc en 1955 ? Comment expliquer la naissance du rock » in MIGNON, Patrick, HENNION, Antoine (Dir.), Rock : de l'histoire au mythe, Paris, Anthropos, coll. « Vibrations », 1991, pp. ?
-TIFFON, Vincent, « Qu'est-ce que la musique mixte ? » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), Révolutions industrielles de la musique, Paris, Fayard, Cahiers de médiologie / IRCAM, n° 18, 2004, pp. 132-141.
· COLEMAN, Mark, Playback : from the Victrola to MP3, 100 years of music, machines and money, Cambridge, Perseus Books Group, coll. « Da Capo Press », 2003, 237 p.
· DEARLING, Robert et Celia, RUST, Brian, The guinness book of recorded sound : the story of recordings from the wax cylinder to the laser disc, Londres, Guinness Superlatives Ltd, 1984, 225 p.
· HOFFMANN, Frank (Dir.), Encyclopedia of recorded sound, New York, Routledge, Volume 1 A-L, 2005 [1ère éd. : 1993], 1200 p.
· LESUEUR, Daniel, L'histoire des radios pirates : de Radio Caroline à la bande FM, Rosières en Haye, Camion Blanc, 2011, 391 p.
· LESUEUR, Daniel, L'histoire du disque et de l'enregistrement sonore, Chatou, Éditions Carnot, 2004, 175 p.
· RIBAUD, Vincent, La restauration des archives sonores, Mémoire de fin d'études - Section SON, ENS Louis Lumière, 2009, 104 p.
· SYMES, Colin, Setting the record straight : a material history of classical recording, Middleton, Wesleyan University Press, 2004, 340 p.
· THÉRIEN, Robert, L'histoire de l'enregistrement sonore au Québec et dans le monde 1878-1950, Sainte-Foy, Les presses de l'université Laval, 2003, 232 p.
· TOURNÈS, Ludovic, Musique! Du phonographe au MP3 (1877-2011), Paris, Éditions Autrement, coll. « Mémoires/Culture », 2011 [1ère éd. : 2008], 188 p.
· Article :
-HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au disque compact » in NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.), Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe siècle, pp. 901-938.
· CARON, François, La dynamique de l'innovation : changement technique et changement social (XVIe-XXe siècle), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2010, 469 p.
La problématique du livre de François Caron, qui créa à la Sorbonne le Centre de recherche en
histoire de l'innovation, reprend la question de l'innovation en l'insérant sur le temps long : Caron part au plus tard du XVIe siècle pour se concentrer ensuite jusqu'à notre époque actuelle. Il distingue d'abord trois types de savoirs : les savoirs tacites, les savoirs formalisés et les savoirs codifiés, dont l'agencement est le fruit d'une évolution des techniques qui se sont transmises de multiples façons, pour aboutir à des phénomènes d'interaction ayant structuré les bases de notre civilisation matérielle. Comprendre en quoi la société actuelle est un maillage de techniques et de systèmes communicationnels, c'est d'abord envisager les phénomènes de création et d'adoption des nouveautés et les multiples formes de coordination entre les différents acteurs de l'innovation. Par la suite, Caron donne des explications sur plusieurs filières qui se sont développées sur la longue durée (machine à vapeur) ou sur un temps plus court (hydraulique), puis s'encre dans les dernières parties sur une historiographie renouvelée de l'innovation, en se penchant sur « les sources proprement sociales de l'innovation dans une société technicienne », et enfin sur les technologies de réseau. L'approche donnée ici par François Caron témoigne ainsi des nouvelles perspectives de la recherche en histoire de l'innovation, et fournit des pistes d'analyse nécessaires pour comprendre notre sujet.
? CARON, François, Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, Paris, Albin Michel, coll. « L'Évolution de l'Humanité », 1997, 525 p.
? FLICHY, Patrice, L'innovation technique : récents développements en sciences sociales : vers une nouvelle théorie de l'innovation, Paris, La Découverte, coll. « Sciences et société », 2003 [1ère éd. : 1995], 250 p.
? GUELLEC, Dominique, Économie de l'innovation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009 [1ère éd. : 1999], 124 p.
? Articles :
-AKRICH, Madeleine, CALLON, Michel, LATOUR, Bruno, « À quoi tient le succès des innovations ? 1 : L'art de l'intéressement », Gérer et comprendre, Annales des Mines, 1988, n° 11, pp. 4-17.
-AKRICH, Madeleine, CALLON, Michel, LATOUR, Bruno, « À quoi tient le succès des innovations ? 2 : Le choix des porte-parole », Gérer et comprendre, Annales des Mines, 1988, n° 12, pp. 14-29.
-TSCHMUCK, Peter, « How creative are the creative industries ? A case of the music industry », The journal of arts management, law and society, 2003, Vol. 33, n° 2, pp. 127-141.
-VIALA, Céline, PEREZ, Marie, « La créativité organisationnelle au travers de l'intrapreneuriat : proposition d'un nouveau modèle », AIMS, Luxembourg, 2010, 33 p.
197
2) Ouvrages reliant innovations techniques et esthétique musicale
? CHION, Michel, Musiques médias et technologies, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 1994, 121 p.
? DELALANDE, François, Le son des musiques : entre technologie et esthétique, Paris, Buchet/Chastel, INA, coll. « Bibliothèque de Recherche Musicale », 2001, 266 p.
L'ouvrage de François Delalande nous a permis de comprendre comment l'apport des technologies a permis de façonner la musique et de lui attribuer la notion essentielle de « son », qui outrepasse les définitions de « timbre » et de « morphologie » que l'on rapportait habituellement aux courants musicaux qui existaient jusqu'alors pour les définir. Vis-à-vis de notre sujet, cette ambitieuse étude se divise en trois parties, dont seule la première fut vraiment essentielle pour comprendre les enjeux de notre sujet : « Problématique », « Enquête » et « Éléments d'analyse ». Le prisme d'analyse adopté nous renvoie autant à un niveau social, qu'à un niveau esthétique, sémiologique, etc.
? DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), Révolutions industrielles de la musique, Paris, Fayard, Cahiers de médiologie / IRCAM, n° 18, 2004, 228 p.
? MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque 1877-1949 : genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, 280 p.
Cet ouvrage est primordial si l'on souhaite aborder le disque et l'appareil de lecture sous un angle qui prend autant en compte l'aspect technique que les paradigmes qui l'entourent. Pour Sophie Maisonneuve, en effet, le passage de la « machine parlante » au système audio en passant par l' « instrument de musique » est le résultat d'une trajectoire qui associe innovation culturelle et les agents commerciaux, amateurs de musique, dispositions sociales, etc. qui participent de son élaboration progressive. Il ne s'agit donc pas d'une trajectoire linéaire, mais plutôt d'un processus particulièrement complexe ; la notion de médium, très souvent utilisée, constitue le centre d'une réflexion visant à démontrer que le disque, tel qu'on peut le concevoir actuellement, n'est jamais « déjà là » mais s'inscrit au contraire au centre de dynamiques imbriquées (technique, sociale, économique, etc.) et façonnées dans le temps. Cet ouvrage, qui part depuis l'invention d'Edison en 1877 jusqu'à la fin des années quarante, couvre une large part de notre sujet et a pour cadre géographique la Grande-Bretagne et la France, deux pays dont l'auteur s'attache à analyser leur statut particulier au cours de l'histoire du disque.
? Articles :
-COTRO, Vincent, « Jazz : les enjeux du support enregistré » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), Révolutions industrielles de la musique, Paris, Fayard, Cahiers de médiologie / IRCAM, n° 18, 2004, pp. 90-99.
-DELALANDE, François, « L'invention du son » in DONIN, Nicolas,
STIEGLER, Bernard (Dir.), , pp. 20-30.
199
Bibliographie
-DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard, « Le tournant machinique de la
sensibilité musicale » in DONIN, Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), ,
pp. 6-17.-MAISONNEUVE, Sophie, « Du disque comme médium musical » in DONIN,
Nicolas, STIEGLER, Bernard (Dir.), , pp. 34-43.
-TOURNÈS, Ludovic, « Le temps maîtrisé : l'enregistrement sonore et les mutations de la sensibilité musicale », Vingtième siècle. Revue d'histoire, 2006/4, n° 92, pp. 5-15.
· ANGELO, Mario d', La renaissance du disque : les mutations mondiales d'une industrie culturelle, Paris, La Documentation française, 1989, 103 p.
· BURNETT, Robert, The global jukebox : the international music industry, Londres, Routledge, 1996, 188 p.
· CURIEN, Nicolas, MOREAU, François, L'industrie du disque, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2006, 121 p.
· LANGE, André, Stratégies de la musique, Bruxelles, Pierre Mardaga, coll. « Création & Communication », 1986, 429 p.
· LEFEUVRE, Gildas, Le guide du producteur de disques, Paris, Dixit, 1998, 324 p.
· MARTLAND, Peter, Since records began : EMI - The first 100 years, [Londres], Amadeus Press, 1997, 399 p.
· PANDIT, S. A., From making to music : the history of Thorn EMI, Londres, Hodder & Stoughton, 1996, 270 p.
· PEKKA, Gronow, ILPO, Saunio, An international history of the recording industry, Londres/New York, Cassell, 1998, 256 p.
· PICHEVIN, Aymeric, Le disque à l'heure d'internet : l'industrie de la musique et les nouvelles technologies de diffusion, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1997, 278 p.
· SOUTHALL, Brian, The Rise & Fall of EMI Records, Londres, Omnibus Press, 2009, 278 p.
200
Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années
Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
? THEPOT, Nathalie, Les fusions-acquisitions dans l'industrie du disque, Mémoire du Diplôme d'Études Approfondies de stratégie industrielle, sous la direction de COT Annie L., Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 2000, 121 p.
? TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, 281 p.
Docteur en économie, l'ouvrage de Peter Tschmuck, spécialiste des structures économiques des industries du disque, est l'un des rares à avoir associé avec précision les thématiques de l'innovation et de la créativité en prenant pour cadre d'étude le début de l'enregistrement sonore à la fin du XIXe siècle jusqu'à l'avènement de l'Internet et les bouleversements engendrés par la pratique du peer-to-peer. En l'occurrence, les trois derniers chapitres, respectivement intitulés « Theoretical concepts of innovation and creativity », « Creativity and innovation in the music industry » et « Creativity and innovation in the music industry's value added-chain », furent primordiaux dans la compréhension et l'approfondissement des problématiques (et notamment dans sa remarquable mise en valeur de la notion de « paradigme »).
? Articles :
-FRITH, Simon, « The making of the British record industry 1920-64 » in CURRAN, James, SMITH, Anthony, WINGATE, Pauline, Impacts & influences : essays on media power in the twentieth century, Londres/New York, Methuen, 1987, pp. 278-290.
-GUIBERT, Gérôme, « Industrie musicale et musiques amplifiées », Chimères, 2000, n° 40, 14 p.
-LEBRUN, Barbara, « Majors et labels indépendants : France, Grande-Bretagne, 1960-2000 », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2006/4, n° 92, pp. 33-45.
-OSBORNE, Richard, « De l'étiquette au label » in FRITH, Simon, LE GUERN, Philippe, et al., Sociologie des musiques populaires, Paris, Hermès science, Lavoisier, Réseaux : communication - technologie - société, Volume 25 - n° 141-142, 2007, pp. 67-96.
? LEMONNIER, Bertrand, L'Angleterre des Beatles : une histoire culturelle des années soixante, Paris, Éditions Kimé, 1995, 476 p.
? LEMONNIER, Bertrand, Culture et société en Angleterre de 1939 à nos jours, Paris, Belin, coll. « Histoire Sup », 1997, 257 p.
201
· MOUGEL, François-Charles, Histoire culturelle du Royaume-Uni 1919-1959, Paris, SEDES, coll. « Regards sur l'histoire », 1989, 189 p.
· BUXTON, David, Le rock .
· star-système et société de consommation, Grenoble, La pensée sauvage, 1985, 226 p.· DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), Stéréo .
· sociologie comparée des musiques populaires .
· France/G.-B., Paris, Irma éditions, Puceul, Mélanie Séteun, coll. « Musique et société », 2008, 270 p.· FRITH, Simon, GOODWIN, Andrew, et al., On record .
· rock, pop and the written word, Londres, Routledge, 1990, 512 p.· FRITH, Simon, LE GUERN, Philippe, et al., Sociologie des musiques populaires, Paris, Hermès science, Lavoisier, Réseaux .
· communication - technologie - société, Volume 25 - n° 141-142, 2007, 399 p.· MIGNON, Patrick, HENNION, Antoine (Dir.), Rock : de l'histoire au mythe, Paris, Anthropos, coll. « Vibrations », 1991, 283 p.
La collection « Vibrations », qui analyse les liens entre musiques, médias et sociétés, a été sous la responsabilité du sociologue Antoine Hennion, chercheur au Centre de Sociologie de l'Innovation (CSI) de l'École des Mines de Paris, et directeur de 1994 à 2002. C'est dire les enjeux de cet ouvrage qui est en réalité un rassemblement d'articles divers, rédigés par des chercheurs français, anglo-saxons et américains. La musique rock est réévaluée dans cet ouvrage au travers une étude approfondie, qui vise aussi à établir un tableau général sur l'état des travaux de recherche dans ce domaine, auparavant mis de côté. L'analyse croise le domaine du social, de l'économie mais aussi de l'anthropologie, ce qui nous permet d'analyser certains aspects de notre sujet sous un angle neuf. Car même si l'approche n'est pas ici centrée sur la Grande-Bretagne, elle reste pluridisciplinaire dans sa façon d'aborder un genre musical singulier, autant marchandise universelle que produit d'une communauté (le peuple Noir), d'un groupe social (la jeunesse) aux revendications politiques et idéologiques, etc.
· Articles :
-CLOONAN, Martin, « Politiques publiques et musiques populaires au Royaume-Uni » in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), Stéréo .
· sociologie comparée des musiques populaires .
· France/G.-B., Paris, Irma éditions, Puceul, Mélanie Séteun, coll. « Musique et société », 2008, pp. 73- ?
-DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe, « Top of the Pops vs Maritie et Gilbert Carpentier ? France - Angleterre, regards croisés sur les musiques populaires »
in DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), , pp. 9-24.
-FRITH, Simon, « Écrire l'histoire de la musique populaire » in DAUNCEY,
Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), , pp. 45-56.
-RIBAC, François, « La circulation et l'usage des supports enregistrés dans les musiques populaires en Ile-de-France », Paris, Programme interministériel « Culture et Territoires », DMDTS, DRAC Ile-de-France, Conseil général de Seine-Saint-Denis, 2007, 245 p.
-WARNER, Simon, « Genre et esthétique dans les musiques populaires » in
DAUNCEY, Hugh, LE GUERN, Philippe (Dir.), , pp. 177-190.
Ce dernier sous-ensemble vise davantage à offrir des pistes de réflexion quant à l'imbrication des médias et systèmes communicationnels, avec une analyse qui décentre l'histoire des innovations musicales de ses simples aspects techniques. Concrètement, il ne faut pas oublier que la Grande-Bretagne fut pionnière de ses réflexions sur la culture de masse grâce aux cultural studies et aux travaux de Richard Hoggart et de Stuart Hall. Michel de Certeau (La culture au pluriel, 1974) contribua à développer l'histoire des « médias-cultures » en France, et sa contribution a plus tard été reprise par, entre autres, Éric Macé.
? BALLE, Francis, Médias et sociétés : édition - presse - cinéma - télévision - internet, Paris, Montchrestien-Lextenso éditions, coll. « Domat politique », 2011 [1ère éd. : 1980], 876 p.
L'ouvrage de Francis Balle constitue une référence si l'on souhaite élargir notre propos et comprendre les interactions entre les médias, que l'auteur classe en différentes catégories (médias autonomes/médias de diffusion/médias de communication) et les collectivités qui composent la société. Seul un rapide passage est consacré à la radiodiffusion sonore même si malgré tout, il me paraissait important d'évoquer cet ouvrage ne serait-ce parce qu'il apporte des compléments essentiels concernant le second système de communication évoqué dans notre étude, la radio, souvent indispensable au phénomène de globalisation culturelle qui affecte les industries du disque tout au long de notre période, mais aussi parce que la première partie de cette étude gigantesque, intitulée « De la presse à Internet », rejoint l'aspect historique abordé plus précisément chez Pascal Griset. En effet, dans son ouvrage de 1991, Les révolutions de la communication XIXe-XXe siècle, Griset, un élève de François Caron, fut l'un des premiers historien à retracer sur deux siècles l'évolution des systèmes communicationnels dans une
203
dynamique de réseau qui associe innovation et prise en compte de facteurs extérieurs.
· FARCHY, Joëlle, La fin de l'exception culturelle?, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Communication », 268 p.
· FLICHY, Patrice, Une histoire de la communication moderne : espace public et vie privée, Paris, La Découverte, 1997 [1ère éd. : 1991], 280 p.
· HUET, Armel, et al., Capitalisme et industries culturelles, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1978, 198 p.
· MATTELART, Armand, NEVEU, Érik, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2008 [1ère éd. : 2003], 121 p.
· http://www.annales.org/ (site des Annales des Mines)
· http://arpjournal.com/ (Journal on the Art of Record Production, proposant divers articles sur le sujet)
· http://chatounotreville.hautetfort.com/ (site de la ville de Chatou, où se trouvait l'usine rachetée par EMI)
· http://www.collectionscanada.gc.ca/gramophone/028011-3009-f.html (pour une chronologie pratique de l'industrie du son, de 1878 à 1924)
· http://www.csi.ensmp.fr/fr/ (site du Centre de Sociologie de l'Innovation, références bibliographiques)
· http://www.emil-berliner-studios.com/en/index.html (site en anglais sur les studios Emile Berliner)
· http://www.emiclassics.com/
· http://www.gracyk.com/index.html (de nombreux articles parfois très fouillés sur les premiers appareils enregistreurs et leur exploitation industrielle)
· http://www.gramophone.co.uk/ (site de la revue musicale The Gramophone, proposant un accès direct aux archives du journal, par le biais d'un service payant)
· http://mcs.sagepub.com/ (Media Culture & Society, revue aux publications téléchargeables)
· http://musurgia.free.fr/fr/index1.html (Musurgia, revue proposant de nombreuses références bibliographiques sur la musique d'un point de vue analytique)
· http://phonojack.com/Columbia%20Graphophones.htm (site qui recense les grandes figures et les inventions fondatrices de l'histoire du disque)
· http://www.playlistresearch.com/recordindustry.htm#60s (pour un historique rapide en anglais des labels musicaux)
· http://www.recording-history.org/ (histoire de l'enregistrement sonore selon trois angles différents : technologie, industrie et culture)
· http://www.somanyrecordssolittletime.com/ (un blog qui référence une gigantesque somme d'artistes et de labels)
· http://terrain.revues.org/index.html (Terrain, revue d'ethnologie)
· http://users.swing.be/beckerp/disque.htm (pour un rapide panorama de l'enregistrement sonore sur disque)
· http://www.valeur-innovation.com/index.php (site du livre Innovation - valeur, économie, gestion de Patrice Noailles et Serge Chambaud)
· http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Accueil_principal (l'encyclopédie en libre accès Wikipédia à l'avantage de proposer des articles détaillés et clairs - en anglais - sur la difficile constitution des premières firmes)
· Autres sites proposant des articles sur le sujet à télécharger (la grande majorité des
articles cités plus haut en sont issus, v. supra) :
-Cairn
-Isidore
-JSTOR
-Persee
-Universalis
-You Scribe
205
Annexes
Annexe 2 : Les plaisirs d'une écoute « à domicile » : quelques publicités Annexe 3 : Exemples d'appareils d'écoute : quelques publicités
Annexe 4 : Une page de la World's Encyclopaedia of Recorded Music (1952)
Annexe 5 : Vente comparée de disques dans trois pays, 1921-1945 (en millions d'unités vendues ; pour les États-Unis, en millions de dollars)
Annexe 6 : Schéma de la construction des industries du disque en Grande-Bretagne : EMI et Decca de leur naissance jusqu'à la fin des années soixante
Annexe 7 : Schéma de la Gramophone Company et de Columbia-UK (British Columbia) ainsi que leurs filiales respectives
Annexe 8 : Schéma sur la production et la réalisation d'un disque
Annexe 9 : Différents journaux d'époque consacrés à la musique populaire Annexe 10 : Le premier « hit-parade » anglais
Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années
Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
206
Tiré de : http://flickeflu.com/tags/dulcephone
207
Tiré de : MAISONNEUVE, Sophie, L'invention du disque
1877-1949 : genèse de l'usage des médias
musicaux
contemporains, Paris, Éditions des archives
contemporaines, 2009, p. 88 ; Idem, p. 54 ; SYMES,
Colin, Setting the record
straight : a material history of classical
recording, Middleton, Wesleyan University Press, 2004, p. 26.
208
Tiré de : LEBRECHT, Norman, Londres : histoire musicale, Arles, Bernard Coutaz, coll. « Les capitales de la musique », 1991, p. 138 ; The Pittsburg Press (12/01/1928), pp. 8/17.
209
Tiré de : DEARLING, Robert et Celia, RUST, Brian,
The guinness book of recorded sound :
the story of recordings from the
wax cylinder to the laser disc, Londres, Guinness
Superlatives Ltd,
1984, p. 109.
USA |
UK |
Allemagne |
|
1921 |
106 |
||
1922 |
92 |
||
1923 |
79 |
||
1924 |
68 |
24 |
|
1925 |
59 |
18 |
|
1926 |
70 |
||
1927 |
70 |
19 |
|
1928 |
73 |
33 |
20 |
1929 |
75 |
27 |
|
1930 |
46 |
59 |
19 |
1931 |
18 |
11 |
|
1932 |
11 |
10 |
|
1933 |
6 |
7 |
|
1934 |
7 |
6 |
|
1935 |
9 |
3 |
|
1936 |
11 |
5 |
|
1937 |
13 |
8 |
|
1938 |
26 |
9 |
|
1939 |
44 |
D'après PEKKA, Gronow, ILPO, Saunio, An
international history of the recording industry,
Londres/New York,
Cassell, 1998, p. 38.
211
Le développement de l'industrie musicale en Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres aux années Beatles : une trajectoire d'innovation globale ?
212
Ce panorama donne une idée générale de la profusion des filiales qui font d'EMI une industrie gigantesque et particulièrement bien implantée. Tiré de : TSCHMUCK, Peter, Creativity and innovation in the music industry, Dordrecht, Springer, 2006, pp. 49/51.
213
Tiré de : HAINS, Jacques, « Du rouleau de cire au
disque compact », pp. 901-938 in
NATTIEZ, Jean-Jacques (Dir.),
Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris,
Actes
Sud / Cité de la Musique, 2003, Tome I, Musiques du XXe
siècle, p. 924
Tiré de :
http://www.spd.org/2009/10/gigi-gaston-the-black-flower.php;
http://www.afka.net/Mags/Melody_Maker.htm#1969Jun
;
http://www.afka.net/Mags/Recor_Mirror.htm#1969Nov
;
http://eil.com/shop/moreinfo.asp?catalogid=340624
215
Tiré de : DEARLING, Robert et Celia, RUST, Brian,
The guinness book of recorded sound :
the story of recordings from the
wax cylinder to the laser disc, Londres, Guinness
Superlatives Ltd,
1984, p. 144.
FIGURE 1 : L'EVOLUTION DES SUPPORTS D'ENREGISTREMENT 4
FIGURE 2 : LE CYCLE DE VIE DES PRODUITS : « INVENTION - INNOVATION - DIFFUSION » 8
FIGURE 3 : L'APPROCHE EVOLUTIONNISTE DU CYCLE DE VIE DES PRODUITS 9
FIGURE 4 : LE FONCTIONNEMENT DU PHONOGRAPHE 17
FIGURE 5 : LE FONCTIONNEMENT DU GRAMOPHONE 18
FIGURE 6 : LES PRINCIPES DE L'ENREGISTREMENT ELECTRIQUE 39
FIGURE 7 : JOURNAL THE VOICE : NELLIE MELBA POSANT LA PREMIERE PIERRE DE LA GRAMOPHONE COMPANY 53
FIGURE 8 : CHIFFRE D'AFFAIRE ANNUEL, EN LIVRES STERLING, DE LA GRAMOPHONE COMPANY 57
FIGURE 9 : VENTES DE DISQUES HMV - EMI 58
FIGURE 10 : EVOLUTION DU NOMBRE DE COMPOSITEURS DANS LES CATALOGUES PATHE ET HMV 61
FIGURE 11 : EVOLUTION COMPAREE DES VENTES PAR TYPE DE MUSIQUE POUR LES MARQUES HMV ET ZONOPHONE,
1922-1936 63
FIGURE 12 : EVOLUTION COMPAREE DE LA PRODUCTION DE DISQUES (EN MILLIONS DE DOLLARS) 65
FIGURE 13 : EVOLUTION COMPAREE DE LA PRODUCTION DE MACHINES PARLANTES (EN MILLIONS DE DOLLARS) 66
FIGURE 14 : EVOLUTION DE LA TAILLE DES CATALOGUES PATHE ET HMV, 1898-1950 69
FIGURE 15 : LE PROCESSUS DE « CREATION DESTRUCTRICE » : L'EXEMPLE DU MICROSILLON 84
FIGURE 16 : LES PRINCIPES DE L'ACOUSTIQUE 87
FIGURE 17 : LA REPRODUCTION STEREOPHONIQUE 88
FIGURE 18 : LE PASSAGE D'UN ANCIEN PARADIGME A UN NOUVEAU PARADIGME 93
FIGURE 19 : SCHEMA DU STUDIO D'ENREGISTREMENT 135
FIGURE 20 : LE MODELE DE LA CREATIVITE SELON CSIKSZENTMIHALYI 148
FIGURE 21 : LES DIFFERENTS TYPES DE LABELS INDEPENDANTS EN GRANDE-BRETAGNE A LA FIN DES ANNEES
SOIXANTE 161
FIGURE 22 : LES ELEMENTS D'UN PACTE CREATIF DANS LE MILIEU DE L'INDUSTRIE MUSICALE 165
FIGURE 23 : LES PHASES DE LA CONSTRUCTION D'UN PARADIGME EN MUSIQUE 177
217
Cet index, loin d'être exhaustif, s'articule autour des éléments suivants : les notions clés (qu'ils s'agissent de notions théoriques ou d'inventions techniques), les firmes les plus importantes et quelques personnages déterminants au cours de mon étude.
3 33-tours 8, 22, 85, 89, 97, |
118, |
122, 124, 125, 128, 130, 132, 134-136, 138, 139, 141, |
83, 85, 96, 98, 99-100, 123, 153, 167 |
119, 142, 143, 169, 188, |
192 |
143-145, 149, 151, 152, 154, |
Chrysalis Records 159 |
156, 158, 164, 166-168, 170, |
Clark, Alfred 20, 52, 66, 80 |
||
4 |
171, 174, 175, 181, 183, 188, |
créativité 8, 10, 15, 45, 125, |
|
45-tours 74, 85, 89, 91, 93, |
97, |
189, 200 |
129, 132, 134, 141, 145, 147, |
116, 118, 119, 123, 142, |
145, |
Berliner, Emile18-20, 33, 51, |
149, 156, 163-166, 174, 182, |
170, 173, 188 |
52, 54 |
183, 185, 188, 190, 191, 196, |
|
Blumlein, Alan 79, 87 |
197 |
||
A |
|||
British Columbia 20, 51, 54, 62, |
Culshaw, John 105, 107 |
||
A&R (Artists & Repertoire) |
66, 67, 68 |
cylindre 3, 16-19, 21, 51, 71, 90 |
|
104, 106, |
178 |
British Invasion .. 121, 155, 182 |
D |
Apple Records 158, B |
166 |
Brunswick Records 41, 70, 102, 152 |
Decca 6, 35, 45, 50, 51, 55, 59, |
bande magnétique 86, 87, 91, 93, 134, 173 |
89, |
C Capitol Records 80, 100, 102, |
60, 62, 63, 70, 71, 74, 79, 80, 82, 83, 85, 87, 94, 99, 100, 102, 107, 111, 122, 125, |
BBC (British Broadcasting |
108, 116, 136, 143, 154, 156, |
152-154, 157-159, 162, 166, |
|
Corporation) 43, 65, 78, 116, 117, 119, 140 |
93, |
167 CBS (Columbia Broadcasting |
171, 178, 187 Decca-US 70, 100, 102, 152 |
Beatles (The) 5, 7, 75, 100, 110, 112, 113, 117, 118, |
108, 121, |
System) 64, 67, 74, 80, 82, |
Deram Records 158, 178 |
E
Electrola 55, 67, 80
EMI 11, 35, 40, 45, 50, 51-53, 56, 58, 60, 64, 66-71, 74, 77-83, 85-87, 94, 96-102, 106, 108, 110, 113, 116, 122, 139, 141, 143, 145, 152, 154, 156, 158, 167, 177, 178, 187, 199
F
Fisk, Ernest 80, 85
G
Gaisberg, Fred 20, 105, 107
gramophone 11, 16-21, 23, 24, 32-35, 37, 42, 44, 45, 49, 51, 55, 65, 68
Gramophone Company 20, 21, 23, 25, 35, 37, 42, 45, 46, 51-57, 59, 62, 64, 66, 69
H
Harvest Records 158, 178
HMV (His Master's Voice) . 20, 35, 46-48, 54, 56, 58, 59, 61, 63, 66, 69, 77, 98, 100, 101, 154
I
Immediate Records 158, 166, 179
189-191, 193, 194, 196, 197, 200
Island Records .... 124, 159, 179
J
jazz 5, 27, 28, 30, 62, 76, 78,
79, 91, 92, 97, 100, 124-128, 153, 175
jeunesse 96, 109, 111, 113, 122,
127, 145, 172
L
labels indépendants 10, 12, 93,
94, 151, 155, 157, 158, 162,
164, 169, 177, 190, 200
Legge, Walter 90, 105, 106, 107
Lewis, Edward 35, 51, 55, 70, 102
Lindström 67, 68, 78, 80
Lockwood, John 98, 100, 102,
108, 113
London Records 102, 152
M
majors 10, 12, 45, 62, 64, 74, 77, 84, 86, 89, 92, 93, 96, 99, 100, 121, 122, 125, 132, 151-157, 159, 162-167, 169, 174, 177, 178, 182, 184, 185, 190, 191, 192
Martin, George 90, 101, 108,
musique populaire 4, 11, 14, 22, 26, 27, 29, 30, 70, 75, 78, 90-92, 98, 101, 104, 107, 108, 113, 116, 119, 129, 131, 132, 140, 142, 143, 147, 152, 167, 172, 174, 175, 179, 180, 181, 189, 190, 191, 202
O
Owen, William Barry 20, 41, 52, 152
P
paradigme 8, 23, 24, 34, 91, 92,
94, 103, 150, 165, 195
Parlophone 56, 60, 62, 67, 71,
100, 101, 108, 117, 123, 141, 143, 152, 178
Pathé 51, 61, 67-69, 78, 80
phonographe 5, 11, 14, 16-26, 28, 30, 32-35, 37, 40, 41, 43, 44, 48, 51, 52, 58, 62, 69, 74, 92, 111, 187, 189, 196
pop 5, 76, 91, 98, 114, 117, 121, 122, 126, 128, 132, 136, 142, 144, 145, 147, 148, 150, 158, 168, 170, 172, 175-177, 180, 181, 195, 201
punk ... 160, 179, 181-183, 185
R
radio 5, 14, 23, 35, 36, 43, 56,
218
innovation 5, 7-12, 18, 20, 30,
117, 119, 120, 125, 136, 141, |
64, 66, 71, 74, 86, 87, 91-93, |
|
38, 45, 47, 48, 50, 53, 55, 58, |
147, 201 |
95, 108, 115, 116, 117, 119- |
60, 67, 69, 71, 74, 76, 77, 79, |
Meek, Joe 137, 141 |
121, 123, 129, 142, 143, 145, |
80, 82, 83, 86, 88, 89, 92, 93, |
Mercury Records 71 |
162, 168, 169, 188 |
96, 99, 103, 105, 109, 112, |
musique classique 5, 14, 22, |
RCA (Radio Corporation of |
113, 120, 126, 130, 132, 138, |
25-27, 30, 31, 47, 60-62, 65, |
America) 64, 66, 74, 80, 82, |
139, 141, 143, 146, 148, 149, |
78, 86, 90, 91, 104, 105, 108, |
83, 85, 87, 96, 98-100, 122, |
152, 155, 160, 165, 166, 168, |
122, 142, 175, 191 |
123, 153, 167, 172, 178 |
171, 175, 177, 180, 181, 188, |
rock 5, 26, 76, 91, 97, 99, 100, 102, 110-113, 115, 117, 121-129, 142, 144, 146, 147, 151-157, 159, 160, 163, 168-177, 179-181, 185, 195, 201
rock progressif 177, 180
Rough Trade 184
S
stéréophonie 40, 74, 76, 82, 83,
86, 94, 107, 188
Sterling, Louis .... 54, 66, 67, 70 T
télévision 56, 74, 108, 115, 120,
129, 145, 156, 168, 171, 188
V
Vertigo Records 158, 178
56, 61, |
62, |
64, |
66, |
82-85, |
87, |
97, |
98, |
Victor 20, 37, 41, 51, 52, 54,
68, 69, 74,
107, 167
Victrola 27, 37, 41, 78, 101, 196
219
Z
Zonophone 35, 36, 47, 62, 63, 67, 159, 177
220
REMERCIEMENTS 2
INTRODUCTION 3
PREMIÈRE PARTIE 13
ENTRE TRADITION ET INNOVATION : LA CONSOLIDATION D'UN NOUVEAU MONDE
MUSICAL (1918 - FIN DES ANNÉES TRENTE) 13
CHAPITRE 1 : L'ARRIVÉE DU PHONOGRAPHE ET SES ENJEUX 16
I/ Les balbutiements techniques d'une nouvelle invention 16
A/ Du phonographe au gramophone 17
B/ Naissance des premières firmes 19
C/ Un usage musical qui reste à définir 20
II/ L'inscription du phonographe au sein des dispositifs d'écoute existants 22
A/ Structuration de l'invention technique par comparaison : le modèle du concert 23
B/ Structuration de l'invention technique par imitation 24
III/ L'industrialisation des cultures traditionnelles 26
A/ La confrontation des marchés 26
B/ La « valeur d'usage sociale » du disque 29
CHAPITRE 2 : DE L'AUDITEUR AU CONSOMMATEUR : UN PROCESSUS COMPLEXE 32
I/ L'écoute « à domicile » et ses formalités 32
A/ Le phonographe comme objet de loisir 33
B/ L'évolution des prix 35
II/ La « révolution électrique » de 1925 : un débat révélateur d'une écoute démocratisée ? 37
A/ Les principes techniques de l'enregistrement électrique et ses conséquences 38
B/ Développement des premières revues spécialisées et mise en circulation des informations 41
III/ Les prémices d'une commercialisation à grande échelle 44
A/ Au départ : un commerce à échelle réduite 45
B/ Diversification et croissance progressive du marché 46
CHAPITRE 3 : LA CONSTRUCTION DU DUOPOLE EMI-DECCA 50
221
I/ EMI et Decca : deux fleurons de l'industrie musicale 51
A/ La Gramophone Company 52
B/ La British Columbia 54
II/ L'élargissement des catalogues : une politique économique de vedettes 55
A/ L'évolution de la production de disques 55
B/ Un catalogue en constante évolution 58
C/ L'échantillonnage des genres 61
III/ Contrats et négociations commerciales à l'heure de la crise de 1929 64
A/ Une réaction à la crise : la naissance d'EMI (1931) 64
B/ La constitution d'oligopoles 69
SECONDE PARTIE 73
L' « ARTIFICATION » DES DISPOSITIFS TECHNIQUES ET SES CONSÉQUENCES SUR LE
MARCHÉ DU DISQUE (1939-1966) 73
CHAPITRE 4 : LES DÉVELOPPEMENTS TECHNOLOGIQUES POST-SECONDE GUERRE MONDIALE
76
I/ La guerre et ses effets sur l'industrie du disque 76
A/ La collaboration à l'effort de guerre : un tremplin pour l'innovation 77
B/ Le paysage de l'industrie du disque en Grande-Bretagne à la fin de la guerre 80
II/ De la généralisation du microsillon à la stéréophonie 82
A/ Le microsillon : une innovation radicale 83
B/ La « bataille des vitesses » et le retard d'EMI 85
C/ Bande magnétique et stéréophonie 86
III/ La place prise par les nouvelles technologies : un prolongement des sources sonores 89
A/ L'interaction entre contenu musical et support technique 90
B/ Les signes avant-coureurs d'une future révolution musicale et structurelle 91
CHAPITRE 5 : NOUVEAUX ACTEURS / NOUVEAUX FORMATS DE LA VIE MUSICALE : ÉTUDE
DES MODALITÉS D'ADAPTATION 96
I/ L'interdépendance des formats d'écoute et des catalogues musicaux 96
A/ Le renouveau du catalogue musical 97
B/ Le resserrement des liens entre Grande-Bretagne et États-Unis 99
II/ La dislocation des professions : du musicien au producteur 102
A/ Quelques problématiques essentielles 103
B/ Le producteur de musique classique 105
C/ Le producteur de musique populaire 108
III/ Le disque, support représentatif d'une identité culturelle ? 109
A/ Une autre catégorie motrice de l'innovation musicale : la jeunesse, force de consommation 109
B/ De nouveaux matériels d'écoute 111
CHAPITRE 6 : L'ÉMERGENCE DU STAR-SYSTÈME ET LA STANDARDISATION DES LOGIQUES
MARKETING 115
I/ Radio, presse et course à l'audience 115
A/ La naissance du hit-parade 116
B/ Un exemple d'ascension « en escalier » : les Beatles 117
222
C/ Le phénomène des radios pirates 119
II/ Le disque et ses chiffres de vente : une innovation rentabilisée et standardisée 120
A/ Les débuts de la Beatlemania (1963) et l'essor de partenariats médiatiques 120
B/ Musique populaire et marché de masse 121
C/ L'industrie anglaise sur le devant de la scène musicale européenne 122
III/ Les marges du circuit commercial traditionnel 124
A/ Un cheminement musical au départ incertain 124
B/ La présence de creusets sociologiques : des clubs aux arts schools 125
TROISIÈME PARTIE 131
LES DYNAMISMES DE LA CRÉATIVITÉ : VERS UNE RECONSTRUCTION DES INDUSTRIES
MUSICALES (1966 - DÉBUT DES ANNÉES 1970) ? 131
CHAPITRE 7 : LES SUPPORTS DE LA CRÉATIVITÉ 134
I/ Le studio d'enregistrement : symbiose entre technologie et créativité 134
A/ Pourquoi le studio ? 134
B/ La modernisation des équipements 136
C/ Musique savante et studio 139
II/ Du single au « concept album » 140
A/ Une décision commerciale 141
B/ Une décision artistique avant tout 142
III/ Bilan : existe-t-il une créativité « de surface » ? 145
CHAPITRE 8 : LA RECONSIDÉRATION DES STRUCTURES EXISTANTES 151
I/ Les majors : centralisation et distribution 151
A/ L'arrivée du rock américain et ses conséquences 152
B/ Peut-on parler de complémentarité entre majors et indépendants ? 154
C/ Les majors : une bureaucratie lourde et complexe 156
II/ Les indépendants : un terrain propice à l'expérimentation 157
A/ Typologie des labels indépendants 157
B/ Une influence indiscutable qui masque des handicaps structurels 159
III/ Le tandem créativité/désuétude structure-t-il le marché ? 163
A/ Les sources de la créativité et la relance de la demande 164
B/ Une inévitable reprise en main 166
CHAPITRE 9 : INNOVATION ESTHÉTIQUE ET ENJEUX COMMERCIAUX : UNE OPPOSITION
PERTINENTE AU TOURNANT DES ANNÉES 1970 ? 168
I/ L'augmentation des coûts de la production et l'homogénéisation du marché 168
A/ Pourquoi la star est elle indispensable au marché ? 169
B/ Le progrès technologique, intrinsèque à l'évolution des musiques populaires 170
C/ La démocratisation de la lutherie électronique : des conséquences à double tranchant 172
II/ Les nouvelles tentatives de progrès : fusion « musique populaire » / « musique savante » 175
A/ Le rock progressif : un progrès par « attrition » 175
B/ L'investissement des firmes 177
III/ Les reconsidérations musicales ambigües des années soixante-dix 179
A/ La musique populaire à l'aube des années soixante-dix : une évolution cyclique 179
223
B/ Le retour à des valeurs d'authenticité artistique 181
C/ Une industrie musicale de nouveau en mutation ? 182
CONCLUSION 187
BIBLIOGRAPHIE 194
ANNEXES 205
TABLE DES FIGURES 216
INDEX 217