I. 2. LA SOCIETE BURUNDAISE ET LA CONCEPTION DE LA
MORT
Indépendamment des sociétés, la
conception de cette terrible fin humaine pose beaucoup de problèmes. La
mort est conçue comme un événement difficile à
comprendre et suscite la crainte et des doutes quant à sa nature. Cette
crainte et sa problématique amènent par exemple les Burundais
à considérer la mort comme omniprésente,
inévitable, voisine, juste, omnivore et gourmande, ravisseuse,
méchamment déconcertante, impitoyable et enfin
jalouse.29
En effet, pour les Burundais, la mort est localisée
partout. C'est ainsi qu'ils donnaient à leurs enfants des noms tels que
: Ntirubahamwe (c'est-à-dire que la mort n'est pas dans un seul
endroit), Rurihose (la mort est partout). 30 C'est un
compagnon de route avec bien entendu une idée de persécution.
La mort est aussi considérée comme
inévitable. Tout le monde est unanime qu'on ne peut pas y
échapper. Personne ne peut la fuir. C'est pourquoi on a des noms rundi
comme Ntiruhungwa (personne ne s'y échappe), Ntibarukinga,
Ntirubuzwa (on ne peut pas lui interdire de prendre qui elle veut),
etc.
28. Enquête auprès d'un responsable des services de
l'état civil en Mairie de Bujumbura, août 2005.
29. P. Ntahombaye, Des noms et des hommes. Aspects
psychologiques et sociologiques du nom au Burundi, Karthala, Paris, 1983,
pp 166-177 passim.
30. P.Ntahombaye, op.cit, p.166
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Quant à la proximité de la mort, les Burundais
voient que la mort est toujours tout près, au sein de l'enclos, à
la cour. D'où on a des noms comme : Ntirubakure (elle n'habite
pas loin); Rwamahafi (elle est toujours tout près) ;
Rurikumbuga (elle est à la cour).
Au point de vue de la justesse de la mort, il y a un consensus
du fait qu'elle arrive à tout le monde sans distinction. D' où
certains parents appellent leurs enfants : Basabose (ils ressemblent
à tous), Surwumwe (elle n'est pas d'un seul). 31
Cependant, malgré ce constat d'une mort juste, les Burundais ne manquent
pas d'évoquer une autre face de la réalité.
Ainsi, quand on vient de perdre un proche, on a l'impression
d'être la seule victime de la mort et de la souffrance. La mort devient
finalement sélective. Mais elle est surtout omnivore et gourmande. C'est
ainsi que des parents appellent leurs enfants Rusizubusa (elle ne
laisse rien), Ntirunena (elle emporte tout sans pitié, tout le
monde, les jeunes et les vieux, le laid et le beau, le pauvre et le riche).
La mort est toujours décidée et prompte à
ravir. Ce caractère décisif est exprimé à travers
des noms comme : Ruzanyingata (elle vient avec coussinet pour tout
emporter ), Rubanzingata (elle tresse un coussinet dans le même
objectif ). En effet, prendre le coussinet (ingata) lorsqu'on doit
aller chercher quelque chose est la preuve d'une décision
irréversible à remplir cette besogne.
Pour insister sur la méchanceté
déconcertante de la mort, on dit qu'elle sape les bases, qu'elle coupe
les nerfs. C'est pourquoi, on a des noms rundi comme Rucintango
(intango signifie une base, un commencement), Rucamirya
(imirya = nerfs de boeuf dont on fait des cordes pour
l'instrument de musique, représentation de force).
Après la mort du père, la mère pourra
donner à son enfant un nom évoquant la
méchanceté.
Par exemple, on a : Rukorikibi (elle fait mal),
Ruronona (elle abîme) 32, ...
Pour ce qui est de l'impitoyabilité, la mort n'a pas de
pitié du fait qu'elle tue des bébés, des innocents et
cela, après une longue période de souffrances. C'est ainsi que
l'on trouve des noms comme: Ruterimbabazi (elle cause pitié),
Ruteyintimba (elle rend triste, elle chagrine), Ruranika (elle laisse les gens
souffrir, elle malmène). A ce
31 . P.Ntahombaye, op.cit, p.169
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niveau, il est important de rappeler que les Burundais
distinguent une mauvaise mort (celle qui tue quelqu'un après
s'être alité un long moment) d'une bonne mort (celle qui prend
quelqu'un après un bref temps de maladie), on dit:
«rwamunyarukije» pour dire qu'elle ne l'a pas fait traîner dans
la souffrance.
Enfin, citons cette dernière conception, celle de la
jalousie. Pour les Burundais, la mort ne veut pas que les gens soient à
l'aise, qu'ils aient des succès car elle surprend des personnes
réalisant des activités grandioses. Elle frappe un des
fiancés sur le point de se marier. C'est pourquoi, on donne aux enfants
des noms comme : Rwankineza (elle hait le bien), Rurankiriza
(elle fait échouer).
En somme, chez les Barundi, la mort naturelle n'existe pas.
Aucune personne ne meurt par accident ou suite à une maladie. Si l'on
meurt, c'est que tel ou tel autre a fabriqué ou proféré
des incantations.33 Tout honnête homme qui meurt, même
par suicide ou par accident est en principe tué par quelqu'un d'autre.
Des méchants et des bandits sont tués par les dieux même
s'ils sont assassinés. Aussitôt que l'on pousse le dernier soupir,
les membres du défunt procèdent à la recherche du
responsable du mauvais sort. C'est ainsi qu'ici et là, des personnes
sont lynchées en les assimilant aux sorciers. Si l'on demande à
ceux qui viennent de commettre le meurtre pourquoi ils ont fait cela, ils
disent qu'ils se vengent. On entendra par exemple cette phrase: «
Même le devin nous l'a dit, il tue même des mouches », pour
dire tout simplement qu'il excelle dans la sorcellerie. Ici, il y a lieu de
signaler l'importance que l'on attache aux devins (abapfumu). Ceux-ci
sont là pour prévenir dit-on, la société contre des
jeteurs de mauvais sort.
En outre, à part que les gens responsabilisent les
féticheurs dans la mort du voisin, le Murundi redoute la
jalousie des ancêtres.34 Il ne les néglige ni ne peut
les ignorer car ils pourraient troubler sa vie. Alors, cela fait que l'on n'est
jamais sûr de l'avenir. Quoique les mentalités ont dû
évoluer, le Murundi croit que des ennemis inconnus ou connus
rôdent autour de lui pour nuire à sa santé et ravir la
tranquillité de sa famille. Cette menace incessante de la mort est
manifestée par le recours à l'usage des fétiches, soit
contre le hasard (ibiheko vy'inzeduka) ou par la recherche des
fétiches de survie (ibiheko vy'agahanga). Appelés aussi
« ibiheko vy'amagara» ou «
32. P.Ntahombaye, op.cit, p.169
33. R. Manran, Batouala, Paris, Albin Michel, 1921,
p.125.
34 .M. Ntakirutimana, et A. Ntahondereye, « Les
pratiques concrètes du fétichisme », «
Que vous en semble? » n° 37, Bujumbura, 1979, p.40.
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ibiheko vyo gukiza agatwe », ils seraient
susceptibles de jouer un rôle offensif vis-à-vis du malfaiteur
humain, en ce sens que tout en protégeant le possesseur, ils le vengent
en portant malheur au malfaiteur.
De surcroît, le Murundi, menacé par la mort dont
le responsable est celui avec qui il n'est pas en bon terme, éduquait
son enfant à avoir peur, non pas d'une attaque d'un animal, mais celle
causée par la nourriture offerte par un méchant voisin. C'est
pourquoi, on lui interdisait de manger n'importe où. S'il arrivait de le
faire on le conseillait d'éviter de prendre le premier la
première bouchée si celui qui a offert à manger ne
montrait pas l'exemple. On avait l'habitude de boire ou de goûter le
premier
ce que l'on présentait à son hôte. C'est
ce qu'on appelait " kurogora" ("désempoisonner").
Les Burundais avaient peur de ceux qui pouvaient arracher la
vie. C'est pour cette raison qu'on ne devait pas répondre
spontanément à aucun appel nocturne. On avait grand soin de
conserver ses choses (morceau de natte, de chalumeau, de motte de terre sur les
murs de sa hutte ou tous ces vieux vêtements) aussi bien cachées
que possibles ou de les avoir constamment sous ses yeux.
Etant donné que la mort est un sujet sur lequel les
gens n'osent pas échanger, les habitués de la mort y voient une
occasion de se tirer d'affaire. Sur le lieu de travail, un employé qui
n'est pas sûr de décrocher une permission de son employeur avance
des raisons de décès. Il accepte de sacrifier son père ou
un proche pour bénéficier d'un congé dit de circonstance.
D'autres personnes n'hésitent pas à user du mensonge (un cousin,
un proche parent décédé) pour arracher un geste de
solidarité (des bières au bistrot ou une petite somme d'argent
destinée à consoler l'infortuné !).
Lors d'une enquête effectuée en zone Buyenzi, on
nous a rapporté l'histoire certes anecdotique, d'une personne qui est
venue participer à une petite levée de deuil d'un enfant d'une
famille voisine mort à huit mois. Alors, ladite personne après
être accueillie et voyant qu'elle ne recevait pas de quoi manger ni
boire, s'est mise à pleurer en disant : «c'était mon
véritable ami, il était le plus buteur de notre équipe de
football. Notre équipe vient de perdre un grand joueur ! » . Tous
ceux qui se trouvaient là ont commencé à penser qu'il
s'agissait d'une personne anormale, peut-être un fou. Cependant, le
phénomène est devenu courant: ce ne sont pas
nécessairement les
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proches du défunt qui pleurent beaucoup mais les gens
qui veulent tirer profit de la circonstance.
Peut-on en conclure que le propre de l'homme sur cette terre
est justement de faire l'expérience de la mort ? Ainsi, donc, la mort
devient un fond de commerce, un moyen de profit. C'est le cas de ceux qui
offrent des services funéraires. Quand il y a une personne qui vient
pour acheter un cercueil et qu'elle se presse, des vendeurs n'hésitent
pas de rehausser des prix en se disant que l'on ne va pas transporter son
cadavre dans la main. En tenant compte de ce comportement, on peut conclure que
les Burundais ont adopté de nouvelles habitudes face à la mort.
Actuellement, la mort constitue une occasion de manger, de boire ou de se
procurer de l'argent pour certains, en fournissant des services
funéraires (voir le chap.III) pendant que d'autres pleurent
véritablement leurs morts. L'homme essaie petit à petit de
transcender cette dimension tragique par le rire ou la banalisation. Bien qu'on
s'habitue à la mort, celle-ci nous touche au plus profond car elle
crée un vide dû à une perte d'une vie d'un proche.
Cependant, tout cela est humain parce que le sort de l'homme est de mourir et
son attitude n'est souvent que de se résigner, se soumettre sans
protestation.
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