Septembre 2012
FACULTE DE DROIT, SCIENCES POLITIQUES ET DE
GESTION
REFLEXION SUR LE CONCEPT D'ETATS
DEFAILLANTS EN DROIT
INTERNATIONAL
MEMOIRE EN VUE DE L'OBTENTION DU MASTER 2 EN
DROIT INTERNATIONAL PUBLIC
Sous la direction de Monsieur Alexis VAHLAS
Par
Wenceslas MONZALA
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Dédicace
1
A mes parents, Thierry et Sylvie ZOUMA, Pour leur
indéfectible soutien.
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Remerciements
2
Je tiens à exprimer ma gratitude à Monsieur Alexis
VAHLAS pour avoir accepté la direction de mes travaux de recherche et
pour m'avoir donné de précieuses orientations que j'espère
avoir suivies.
Mon séjour à Strasbourg dans le cadre de ce Master
n'aurait pas été possible sans le soutien de ma famille et de mes
amis en particulier Wilson et Dalila ZOUMA, Epiphanie, Théophanie et
Angy OUILIDANA. Je tiens à les en remercier.
Que l'abbé Benjamin KAFALA soit aussi rassuré de ma
gratitude pour son hospitalité et son soutien spirituel.
3
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Liste des sigles et abréviations
AFDI : Annuaire Français de Droit International
AGNU : Assemblée Générale des Nations
Unies
AJIL: American Journal of International Law
Ann. CDI : Annuaire de la Commission du Droit International
APD : Aide Publique au Développement
AQMI : Al-Qaïda au Maghreb Islamique
CAD : Comité d'Aide au Développement
CCP : Commission de la Consolidation de la Paix
CDI : Commission du Droit International
CIISE : Commission Internationale sur l'Intervention et la
Souveraineté des Etats
CIJ : Cour Internationale de Justice
CJCE : Cour de Justice de la Communauté
Européenne
CPJI : Cour Permanente de Justice Internationale
OCDE : Organisation de Coopération et Développement
Economiques
ONU : Organisations Nations Unies
OTAN : Organisation du Traité de l'Atlantique Nord
PESC : Politique Etrangère de Sécurité
Commune
PESD : Politique Européenne de Sécurité et
de Défense
PNUD : Programme des Nations Unies pour le
Développement
PUF : Presses Universitaires Françaises
RCADI : Recueil des Cours de l'Académie de Droit
International
RGDIP : Revue Générale de Droit International
Public
SFDI : Société Française pour le Droit
International
UE: Union Européenne
URSS : Union des Républiques Socialistes
Soviétiques
USAID: United States Agency for International Development
4
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Sommaire
Introduction générale
1ère Partie : Les enjeux théoriques du
concept d'Etats défaillants en droit international
Chapitre 1 : Vers la naissance d'un consensus international
autour du concept d'Etats défaillants
Section 1 : La genèse du concept d'Etats
défaillants
§1 : L'après seconde guerre mondiale et l'affirmation
du principe d'autodétermination des peuples
§2 : Les lendemains du 11 septembre 2001
Section 2 : L'évolution du concept d'Etats
défaillants
§1 : Le concept d'Etats défaillants dans
l'élaboration de la politique nationale de défense et de
sécurité des Etats
§2 : L'approche développementaliste des Etats
défaillants
Chapitre 2 : Le régime juridique des Etats
défaillants en droit international Section 1 : Un régime
juridique statutaire non diversifié
§1 : La capacité d'action internationale de
l'État défaillant
§2 : La protection de la qualité d'Etat de
l'État défaillant
Section 2 : L'applicabilité du droit international par les
Etats défaillants : un régime encore inexistant
§1 : L'État défaillant face à ses
obligations internationales
§2 : Les règles régissant la violation des
obligations internationales
2ème Partie : L'État défaillant, un
concept opératoire en droit international
Chapitre 1 : L'intervention internationale, réponse
à la défaillance étatique
Section 1 : L'introduction des pratiques de consolidation de la
paix au sein des mandats des opérations de paix de l'ONU
5
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
§1 : Les fondements substantiels des opérations de
consolidation de la paix
§2 : Le cadre juridique de la pratique de la consolidation
de la paix Section 2 : Le cadre opérationnel de la reconstruction des
Etats défaillants
§1 : Le volet sécuritaire de la reconstruction des
Etats défaillants
§2 : Les volets politique, économique et social de la
reconstruction des Etats défaillants
Chapitre 2 : L'État défaillant, un concept à
dépasser
Section 1 : Comment fragiliser un État sous
prétexte de sa défaillance : étude du cas de
l'Afghanistan
§1 : L'Afghanistan vu par la Communauté
internationale avant les attentats du 11 septembre 2001
§2 : La qualification de l'Afghanistan après
l'invasion américaine d'octobre 2001 Section 2 : De la
sécurité de l'État à la sécurité de
l'individu
§1 : L'approche des Etats défaillants par la
sécurité humaine : une approche globale de la
sécurité internationale
§2 : La sécurité humaine, extension de la
sécurité collective
Conclusion générale
Bibliographie
Annexes
Table des matières
6
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Introduction Générale
«Nous savons tous, plus ou moins implicitement, que
l'ordre international à venir devra reposer sur une
société qui doute de ses propres structures et,
singulièrement, de la première d'entre elles :
l'État»1.
Ce jugement de l'ancien Secrétaire
général de l'ONU faisait état de la «très
grave crise»2 que subit le phénomène
étatique en ces débuts du XXIe siècle. Cette crise est
pour une grande partie liée au monde dans lequel nous sommes
entrés après la chute du communisme3 et pour une part
encore plus importante aux transformations subies par la société
internationale du fait de l'intensification de la mondialisation, ces
transformations provoquant ainsi une réévaluation de la
conception traditionnelle de l'État. On pourrait ajouter à ces
facteurs, contribuant à la détérioration de la
qualité des Etats, celui de la prolifération de territoires
soustraits au contrôle d'un gouvernement central, capable d'y imposer
l'ordre, en raison de l'augmentation importante des guerres civiles durant la
première moitié de la décennie quatre-vingt-dix.
L'État serait alors entré dans une phase de
dépérissement irréversible. Toutefois, cette thèse
apocalyptique concernant la forme d'organisation politique qu'est l'État
a été battue en brèche au lendemain des attentats du 11
Septembre 2001, où était apparue la nécessité d'un
État plus fort afin de renforcer la coopération internationale
dans la lutte contre le terrorisme international.
La nouvelle configuration de la société
internationale impose donc au juriste une réflexion sur l'avenir de
l'institution étatique. Déclin, transformation ou
réaffirmation ? Ces interrogations sur la légitimité de
l'État et ses insuffisances le plongent selon l'expression du Professeur
Serge SUR « dans un bain d'acide »4 et demandent de ce
fait des réponses aux théoriciens de l'État sur la
question de savoir si cette crise est allée jusqu'à atteindre
l'essence même de l'institution étatique ou si elle n'est que la
résultante d'une situation conjoncturelle momentanée. La
littérature juridique sur ce sujet ne se contente pas seulement
d'établir un diagnostic de la crise que connaît l'État, en
ce début du XXIe siècle, mais propose également des
remèdes au mal dont souffre l'institution étatique5.
En effet, s'il est indéniable que l'État est en crise
aujourd'hui, il n'est pas envisageable de penser que l'ordre international
puisse, dans un avenir proche, se passer de la forme d'organisation politique
qu'est l'État. C'est ce qu'exprime M. Boutros BOUTROS - GHALI dans son
Agenda pour la paix lorsqu'il estime que « la pierre
angulaire de l'édifice est et doit demeurer l'État (...) le
respect de sa
1 Allocution de M. Boutros BOUTROS
- GHALI, Secrétaire général de l'ONU, au cours du
congrès des Nations Unies sur le droit international, AFDI 1995, p.
1175.
2 MOUTON J. - D., «Retour
sur l'État souverain à l'aube du XXIe siècle»,
in État, société et pouvoir à l'aube du XXIe
siècle : Mélanges en l'honneur du professeur François
BORELLA, Presses Universitaires de Nancy, Nancy, 1999, pp. 319 - 334.
3 A/47/277, Agenda pour la
paix, Rapport présenté par le Secrétaire
général des Nations Unies au Conseil de Sécurité le
17 Juin 1992, § 17.
4 SUR S., « Sur quelques
tribulations de l'État dans la société internationale
», RGDIP, 1993, pp. 881 - 889.
5 Voir S.F.D.I., L'État
souverain à l'aube du XXIe siècle, Actes du colloque de
Nancy, Pedone, 1994, 318p. ; MOUTON J. - D., « Crise et
internationalisation de l'État : une place pour l'État
multinational ? », in Actes du colloque sur l'État
multinational et l'Europe, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1997,
pp. 9 - 18 ;
7
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
souveraineté et de son intégrité
constitue les conditions de tout progrès international
»6. L'impératif du maintien de l'État en
tant que garant de l'ordre international se révèle encore plus
manifeste lorsque l'on s'intéresse à la littérature
produite par de nombreux auteurs en science politique et en relations
internationales. Dans ces champs d'études, la cause de la crise du
phénomène étatique est à rechercher en
priorité dans ses faiblesses et ses défaillances. Plusieurs
concepts y sont souvent développés pour expliquer la crise de
l'État. Celui qui nous intéresse dans le cadre de ce
mémoire est l'« Etat défaillant ». De l'avis de ses
promoteurs7, ce concept veut procéder à une lecture
« objective » de la crise de l'État en
réinterprétant les attributs traditionnels des Etats. En effet,
si l'on peut apprendre de la convention de Montevideo qu'en droit
international, un État peut être défini « as a
person of international law should possess the following qualifications : a) a
permanent population ; b) a defined territory ; c) government and d) capacity
to enter into relations with the others states ». Ces quatre
éléments constitutifs8 de l'État seraient ainsi
donc aujourd'hui en crise devant l'incapacité de certains Etats à
assurer l'effectivité de ces attributs. Dans ce cadre, l'analyse des
causes de l'implosion de l'État porte donc sur sa qualité
à assumer ses attributs fondamentaux autrement dit sur la
capacité de réussite des Etats à accomplir cette mission.
Dans cette perspective, il peut être distingué selon Gerald Helman
et Steven Ratner, d'une part les « Etats réussis » et de
l'autre les « failed states » (ou Etats faillis), ces
derniers étant tellement désorganisés qu'ils seraient
« totalement incapables de se maintenir en tant que membres de la
communauté internationale »9. L'attribut essentiel de
l'État mis en cause réside ici en sa capacité à
« revendiquer avec succès le monopole de la violence
légitime » d'après la définition
wébérienne de l'État10. En effet, au lendemain
de la décolonisation et, de manière générale,
à la suite des évènements ayant donné lieu à
la naissance de nouveaux Etats, la souveraineté internationale est
restée longtemps le seul critère d'admission des Etats, sur la
scène internationale. En mettant l'accent sur cet aspect externe de la
souveraineté, la doctrine du droit international a semblé perdre
de vue que cet aspect externe n'est que le corollaire de la souveraineté
interne qui se traduit par une forme d'organisation interne du pouvoir. Comme
le constate à juste titre Charles CHAUMONT, « La
souveraineté internationale de l'État est intimement liée
à la façon dont les gouvernements conçoivent et appliquent
l'autorité de la nation, c'est-à-dire à la
souveraineté interne »11. Or les difficultés
qu'éprouvent ces nouveaux Etats à assurer l'impérieuse
mission du maintien de l'ordre à l'intérieur de leurs
frontières entraînent un émiettement de leur
autorité. L'État se voit ainsi concurrencé dans sa mission
de maintien de l'ordre par d'autres acteurs privés tels que les
réseaux terroristes, les réseaux de
6 Agenda pour la paix, Rapport
présenté par le secrétaire Général des
Nations - Unies en 1992.
7 Voir notamment les travaux des auteurs comme Stephen
D. KRASNER, Carlos PASCUAL, Chester A. CROCKER, Stewart PATRICK, Robert
JACKSON, Robert ROTBERG, Gerard RATNER, etc.
8 Il faudrait préciser que le
quatrième critère « capacity to enter into relations with
the others states » a fait l'objet de nombreuses interprétations
variées, voir mutatis mutandis CRAWFORD J., The creation of
states in international law, London, Oxford University Press, 2006,
2nd Edition, p. 74; BROWNLIE I., Principles of public
international law, London, Oxford University Press, , 7th
Edition, 2008, p. 71 et DUGARD J., International Law, A South
African Perspective, Capetown, Juta & Company Ltd Publishers, ,
2nd Edition, 2000, p. 74.
9 HELMAN, Gerald B., RATNER, Steven R., « Saving
Failed States », Foreign Policy, Winter 1992-1993, p.
3.
10 WEBER M., Le savant et le politique, UGE
1979, 1ère édition, 1919.
11 CHAUMONT C., « Recherche du contenu
irréductible du concept de souveraineté internationale de
l'État », in Hommages d'une génération de
juristes au Président BASDEVANT, Paris, A. Pedone, , 1960, p.
151.
8
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
trafic de drogue. Cette lutte interne constitue non seulement
une remise en cause de l'effectivité de l'État lui-même
mais contribue aussi à l'effritement du standard étatique sur la
scène internationale. L'État ne représenterait plus un
gage de stabilité de la société internationale comme ce
fut le cas depuis le XVIIe siècle, après la paix de
Westphalie12.
D'après cette grille de lecture, la menace contre la
stabilité de la société internationale ne provient plus
désormais des Etats dits « forts » mais au contraire des Etats
« défaillants », « faibles ». C'est donc pour
apprécier la véracité de cette thèse, sous-tendue
par la concept d'Etats défaillants que nous avons jugé utile de
quelques réflexions sur ce concept en droit international mais
particulièrement dans le champ du droit international du maintien de la
paix. Ces réflexions sont d'autant plus d'actualité car depuis
les attentats du 11 septembre, le concept d'Etats défaillants s'est
imposé dans le discours sécuritaire en tant que concept
analytique des nouvelles menaces pour la sécurité internationale.
Toutefois, l'apparition de ce concept, dans les milieux politique et
universitaire, remonte à la fin des années 1970 lorsque plusieurs
auteurs s'interrogeaient sur la capacité des nouveaux Etats
fraîchement décolonisés à se gouverner13.
Pourtant c'est au début des années 1990 que naitra une
théorisation un peu plus approfondie de ce concept face au risque
d'effondrement de certains pays en développement comme la Somalie, le
Libéria et le Congo14. On attribue volontiers à G.
HELMAN et S. RATNER la paternité de ce concept que ces derniers ont
utilisé dans sa version anglaise pour la première fois dans un
article : « Saving failed States »15 paru dans la
revue Foreign Policy en 1992. Dans cet article, les deux diplomates
américains constataient qu' « Un phénomène nouveau et
inquiétant est en train d'émerger : l'État - nation
manqué [failed nation - state], totalement incapable de se
maintenir en tant que membre de la communauté internationale [...]
»16. HELMAN et RATNER procèdaient ensuite à une
triple catégorisation de ces failed nation - state : les
failed states à proprement parler (à l'exemple de la Bosnie,
du Cambodge, du Libéria, de la Somalie) dont les structures
gouvernementales sont complètement dépassées par les
troubles militaro-politiques ; les failing states (comme l'Ethiopie,
la Géorgie, le Zaïre17), Etats dont l'effondrement n'est
pas imminent mais pourrait se produire dans un avenir proche ; enfin les Etats
nouvellement indépendants (l'Ex - Yougoslavie, les Ex -
Républiques Socialistes Soviétiques) dont la viabilité
reste difficile à évaluer.
12 BLIN A., 1648, la paix de Westphalie ou la
naissance de l'Europe politique moderne, Paris, Eds. Complexe, , Vol. 1,
2006, p. 213.
13 Voir R. L., Rothstein, and Columbia University.
Institute of War and Peace Studies. The Weak in the World of the Strong:
The Developing Countries in the International System. New York, Guildford,
Columbia University Press, 1977 ; M.R. Singer, Weak States in a World of
Powers: The Dynamics of International Relationships, New York, Londres,
Free Press, 1972.
14 Voir notamment les travaux de M. Ayoob,
«State-Making, State-Breaking and State Failure: Explaining the Roots of
`Third World Insecurity'», in Van de Goor, L., Rupesinghe, K. et
Sciarone, P., Between Development and Destruction. An Enquiry into the
Causes of Conflict in Post-Colonial States, London, MacMillan, 1996, pp.
67-90 ; A. Mazrui, «The Blood of Experience: The Failed State and
Political Collapse in Africa», World Policy Journal, n°12,
1995, p. 28-34.
15 Op. cit. 2.
16 HELMAN, Gerald B., RATNER, Steven R ., op.
cit. p. 3. « A disturbing new phenomenon is emerging : the failed
nation-state, utterly incapable of sustaining itself as a member of the
international community. Civil strife, government breakdown and economic
privation are creating more and more modern debellatios [...] ».
17 L'actuelle République Démocratique du
Congo.
9
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
A ce niveau, une précision sémantique s'impose :
il serait indispensable de délimiter les contours de ce concept afin
d'en dégager une définition susceptible de permettre une
meilleure compréhension de son contenu.
D'entrée de jeu, il faudrait observer que le concept
d'Etats défaillants n'aura pas dans le cadre de cette étude, la
signification qui lui est souvent attribuée en droit international
économique, à savoir, une notion permettant de désigner
des pays qui du fait de la dégradation de leur situation
financière, ne sont pas capables d'assurer à eux seuls leurs
dépenses d souveraineté ou de rembourser leur dette
extérieure, à telle enseigne que ces Etats pourraient être
déclarés en faillite si les institutions financières
internationales les traitaient comme des entreprises18. Ces Etats
défaillants sont souvent désignés par l'expression «
Etats fragiles », expression développée par les
organisations de développement dont l'action est dictée par des
objectifs plus politiques et économiques que juridiques.
Ensuite, l'État défaillant ne désigne pas
non plus, dans cette étude, les Etats faibles (weak ou soft
states). L'expression Soft State avait été
utilisée dès les années 1960 par Gunnar
Myrdal19 pour caractériser les entités
décolonisées. Il s'agit de ces Etats, qui en atteignant un
certain degré de violence et d'anarchie, mettent en danger leurs propres
populations et menacent la sécurité des Etats
frontaliers20. Sont souvent catalogués comme tels les Etats
africains dont le décollage économique, au lendemain des
indépendances, est entravé par le sous-développement.
Enfin, la notion d'Etats défaillants doit être
distinguée de celle d'Etats voyous (rogue states) par laquelle
l'administration américaine désigne des Etats dotés de
régimes dictatoriaux qui se mettent à l'écart du
système international à travers la violation des traités
internationaux, l'ignorance du droit humanitaire, l'exercice d'une dictature
policière, etc. Mais cette notion part aussi du constat selon lequel
l'impuissance d'un État à maintenir sous son contrôle son
territoire et sa population favorise l'apparition de micro - pouvoirs de type
mafieux tenant sous leur joug des secteurs entiers de l'économie et des
régions. Le phénomène des « narco-Etats » est
particulièrement révélateur de cette dérive ; le
trafic illicite de stupéfiants nourrissant des micro-pouvoirs qui
entament les compétences fonctionnelles de l'autorité
étatique comme ce fût le cas de l'Afghanistan, premier producteur
d'opium au monde21.
Il s'ensuit que l'État défaillant ne
désigne pas, de prime abord, l'État faible, l'État
effondré (concept paraissant très extrême dans la
description de la crise de l'État et qui n'a aucune portée
juridique) ou l'État voyou même s'il est vrai qu'en
général les Etats défaillants se recrutent parmi les Etats
faibles et que ces derniers peuvent à leur tour basculer dans la
délinquance de même que, à l'inverse, les mesures prises
contre un État voyou peuvent précipiter sa défaillance.
L'État défaillant désignerait alors une situation
empirique plus
18 CAHIN Gérard, « L'Etat
défaillant en droit international : quel régime pour quelle
notion ? » in Droit du pouvoir, pouvoir du droit, Mélanges
offerts à Jean Salmon, Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 178.
19 Gunnar Myrdal, Le Défi du monde
pauvre, Paris, Gallimard, 1971, p. 209
20 HELMAN et RATNER, op. cit., p. 4.
21 Rapport de l'Office des Nations Unies pour
Contre la Drogue et le Crime, 31 Mars 2010, disponible sur
http://www.unodc.org/documents/crop-monitoring/Afghanistan/Afghanistan
Cannabis Survey 2009.pdf
10
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
complexe de la déliquescence étatique.
L'État défaillant serait donc un concept extensif qui peut
s'appliquer à n'importe quel État en situation de crise interne
(devant l'échec de l'appareil étatique à maintenir l'ordre
à l'intérieur de ses frontières et à honorer ses
responsabilités régaliennes) mais aussi internationale (face
à son incapacité à tenir son rang de membre de la
communauté internationale). Le concept d'Etats défaillants,
à la différence des autres terminologies, paraît moins
définitif et reflète une approche dynamique de la description de
la crise de l'État. De ce fait, la crise de l'État, mise en
exergue par le concept d'Etats défaillants, est non seulement relative
à la forme de l'État mais aussi à son rôle. En
résumé, l'évaluation de la défaillance
étatique peut s'opérer sous trois angles différents : la
sécurité (interne et externe), le bien - être22
(économique, social et environnemental) et la légitimité
et l'État de droit (le respect des libertés politiques, des
Droits de l'Homme, la bonne gouvernance, etc.)23. La
défaillance étatique est donc appréciée à
partir des performances et de la capacité des Etats à fournir des
biens publics à leur population, à maintenir l'ordre et à
assurer la sécurité sur leur territoire. Cette approche dynamique
est mise en lumière par William Zartman qui considère la
défaillance étatique comme une « longue maladie
dégénérative »24. Par conséquent,
le processus de défaillance étatique comporte toujours plusieurs
degrés d'intensité qui peuvent se traduire aussi par
différents niveaux d'attente aux éléments constitutifs de
l'État. Il commence par un simple affaiblissement de l'État
à la suite d'une contestation interne qui entraîne une crise de
légitimité et d'effectivité de l'autorité
gouvernementale telle qu'elle ne dispose plus d'un appareil suffisant pour
assurer le maintien de l'ordre (Angola, Mozambique, Albanie). Il peut ensuite
se traduire par une désintégration politique qui va
jusqu'à une véritable vacance du pouvoir en raison de la
disparition momentanée de l'autorité exécutive
(Libéria, Sierra Leone). Enfin, ce processus peut se manifester à
travers un démantèlement de l'État mais sans recomposition
politique (Somalie)25. A divers degrés, la défaillance
étatique affecte donc non seulement l'organisation politique mais
également la population des Etats de façon à fragiliser in
fine la substance même de l'État.
Face à cet état des choses, la
société internationale n'a pas fait montre d'indifférence
dans ses actions de prévention de la défaillance étatique
et surtout de consolidation et de reconstruction de l'État au terme d'un
processus de défaillance. L'attention de cette société
internationale s'est cependant plus focalisée sur l'aspect
sécuritaire de la défaillance étatique. La
sécurité reste l'élément le plus fondamental dans
la mesure où elle constitue une condition sine qua non de
l'effectivité de tous les attributs juridiques de l'État. Cela
explique donc la mobilisation de la société internationale autour
de la problématique de la défaillance étatique afin
d'éviter l'effet de spill-over susceptible de mettre en
péril la gouvernance mondiale dans sa mission du maintien de la paix et
de la sécurité internationale.
22 «Nation-states fail when they [...] cease
delivering positive political goods to their inhabitants», Robert I.
Rotberg, When States Fail: Causes and Consequences, Princeton,
Princeton University Press, 2004, p. 1
23 FUKUYAMA F., State Bulding : Gouvernance et
ordre du monde au XXIe siècle, Paris, La Table ROnde, 2005, p.
28.
24 Ibid., p. 5
25 MOUTON J. - D., op. cit., pp. 320 - 321
; Voir aussi Les conflits armés liés à la
désintégration des structures de l'État, Document
préparatoire du Comité International de la Croix Rouge pour une
Iere réunion périodique sur le droit international humanitaire,
Genève, 19 - 23 Janvier 1998, disponible sur
http://www.cicr.org/fre/resources/documents/misc/5fzfn9.htm
(02 Juillet 2012).
11
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Toutes ces considérations vont donc nous conduire,
à travers cette étude, à réfléchir sur le
rôle du concept d'Etats défaillants en droit international. S'il
est vrai que le concept d'Etats défaillants appartient au monde des
idées, il serait en revanche totalement erroné de nier la
dimension matérielle de cette création spirituelle. De ce fait,
il serait alors intéressant d'étudier dans quelle mesure ce
concept a pu servir dans l'analyse des causes de la crise de l'institution
étatique et dans la recherche des solutions à cette
dernière ; même si la formulation de ce concept n'est pas neutre
idéologiquement et peut, dans un contexte opératoire, faire
l'objet d'instrumentalisation politique de la part des Etats « forts
»26.
L'angle d'analyse adopté dans cette étude se
veut transversal car on passera en revue, non seulement, les réponses
politiques préventives ou réactives de la société
internationale à la défaillance étatique mais il devra
également permettre d'entamer, sinon de poursuivre, un effort de
réflexion approfondie sur le devenir de l'État comme base de
l'architecture de la société internationale. De ce fait, la
présente recherche devra apporter des éléments de
réponse cette question fondamentale de savoir si l'attribution de
l'épithète « défaillant » aux Etats en situation
de crise institutionnelle peut justifier l'application d'un régime
juridique ou de politiques spécifiques à ces Etats ?
Ainsi, pour atteindre les objectifs de cette étude,
à savoir l'appréciation du rôle du concept d'Etats
défaillants en droit international, il nous est apparu judicieux de
partir d'abord des considérations théoriques qui sous-tendent le
concept d'Etats défaillants. Ce qui nous amènera dans un premier
temps à analyser les enjeux théoriques du concept (PREMIERE
PARTIE) à travers l'étude de son origine, son évolution et
sa signification. Ce sera aussi l'occasion d'engager une réflexion sur
la portée de ce concept en droit international. Cette réflexion
nous conduira à démontrer si la notion d'Etats défaillants
est simplement une formule ou si elle peut entraîner des
conséquences juridiques dans la perception de ce type d'État et
notamment si elle peut autoriser la consécration d'un régime
juridique qui lui est spécifique en droit international. Ce dernier
aspect devra ensuite nous permettre, dans un second temps, de démontrer
le caractère opératoire du concept en droit international
(SECONDE PARTIE). L'étude de l'impact de ce concept dans la
pensée et la pratique du droit international devra contribuer à
mettre en exergue son versant opérationnel dans le développement
des réponses communes susceptibles de remédier à la
défaillance des Etats de manière pratique mais également
sur le plan théorique à repenser en profondeur l'institution
étatique pour faire face aux tribulations qu'elle traverse
aujourd'hui.
26 Voir CHAPAUX V., Dominer
par les idées: étude de la notion de failed states,
Thèse présentée en vue de l'obtention du grade de docteur
en sciences politiques et sociales, Université Libre de Bruxelles,
Année 2010 - 2011.
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Première partie : Les enjeux théoriques
du concept d'Etats défaillants en droit
international
Bien qu'étant une construction de l'esprit, le concept
d'Etats peut induire des conséquences juridiques, du moins sur le plan
théorique, dans la conception de l'État et de son régime
juridique. D'emblée, il importe de rappeler ce qu'est, de façon
théorique, un concept de manière à bien préciser le
sens des développements qui vont suivre. En effet, nous pouvons
apprendre du dictionnaire de langue française Le Petit Robert que le
terme concept, dérivé de l'expression latine conceptus,
elle-même provenant du verbe concipere signifiant «
recevoir », désigne en philosophie « une représentation
générale et abstraite d'un objet »27.
Indéniablement, un concept appartient au monde des idées.
Toutefois, le concept peut être utilisé pour décrire une
réalité matérielle et surtout impacter la perception de
cette réalité. A ce titre, le concept pourra être
associé à un jugement, une opinion de nature essentiellement
subjective. Le concept d'États défaillants n'échappe pas
à cette logique car sa définition et son utilisation peuvent
être teintées de diverses colorations idéologiques en
fonction des acteurs de la société internationale qui ont recours
à ce concept. Il se pose alors des difficultés dans la
précision du contenu de ce concept. L'élasticité et la
relativité de la définition de l'État défaillant
posent ainsi des difficultés dans leur appréhension par le droit
international.
Pour présenter les enjeux théoriques de ce
concept qui se cristallisent davantage par la difficulté de la
détermination du régime juridique applicable aux Etats
défaillants en droit international (Chapitre 2), on pourra remarquer
qu'au-delà de la difficulté à dégager une
conception unifiée des Etats défaillants, la
société internationale, au travers d'importants
évènements historiques ayant marqué son fondement, a pu au
fil des années créer un consensus autour de la
réalité matérielle que le concept d'Etats
défaillants prétend décrire (Chapitre 1).
12
27 Dictionnaire Le Petit Robert, 2012.
13
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Chapitre 1 : Vers la naissance d'un consensus
international autour du concept
d'Etats défaillants
A l'aube du XXIe siècle, une question, qui n'a rien
d'une classique polémique doctrinale hante les esprits : l'État
serait-il devenu incapable de tenir les promesses qui ont présidé
à sa naissance ? L'État moderne qui avait
matérialisé les espoirs de paix, de justice, de libertés
est devenu assez rapidement la préoccupation centrale des
théoriciens du droit quant à sa capacité à
demeurer, selon les termes de l'ancien secrétaire général
des Nations Unies, M. Boutros BOUTROS-GHALI, « la pierre angulaire
»28 de l'architecture de la société
internationale. Cette inquiétude autour de l'institution étatique
résulte de ce que Pascal Boniface appelait en 1999 « la
prolifération étatique »29. Il s'agit du
phénomène de multiplication sans cesse croissante du nombre
d'Etats depuis l'après guerre-froide. La chute du bloc communiste, la
décolonisation en Afrique Noire auxquelles, on pourrait ajouter la
tendance à la remise en cause des frontières étatiques ne
font qu'accroître la « balkanisation » du monde. Ce n'est pas
tant l'augmentation du nombre d'Etats qui constitue une menace pour
l'effectivité de ce mode d'organisation politique, car elle peut aussi
témoigner de la force d'attraction du modèle étatique,
mais c'est beaucoup plus la capacité de ces Etats à assumer
effectivement leur souveraineté tant interne qu'internationale.
C'est donc dans ce phénomène de fragmentation de
l'espace étatique mondial30 qu'il faudrait rechercher la
genèse du concept d'Etats défaillants (Section 1). Les milieux
politiques et universitaires s'accordent au moins sur le fait que les Etats,
issus de ce phénomène de fragmentation de l'espace
étatique mondial, intègrent la société
internationale avec de lourds handicaps qui font d'eux, aujourd'hui, des Etats
défaillants pour la grande majorité d'entre eux. Ce postulat se
confirmera plus tard avec la résurgence d'autres types de menaces pour
la société internationale dont les Etats défaillants
seront accusés, à tort ou à raison, d'être la cause.
La prise en compte de ces menaces par la société internationale
fera aussi évoluer sa perception des Etats défaillants.
L'étude des politiques de sécurité et de défense de
quelques Etats occidentaux permettra de saisir la signification concrète
de ce concept d'Etats défaillants (Section 2).
28 Agenda pour la Paix, op. cit., p.
3.
29 BONIFACE P., « Danger ! Prolifération
étatique », Le Monde Diplomatique, Janvier 1999.
30 ROSIERE S., « La fragmentation de l'espace
étatique mondial. », L'Espace Politique, 11 | 2010 - 2,
mis en ligne le 16 Novembre 2010, disponible sur le
http://espacepolitique.revues.org/index1608.html
(Consulté le 03 Juillet 2012).
14
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Section 1 : La genèse du concept d'Etats
défaillants
Suivant l'évolution chronologique du droit
international, l'émergence du concept d'Etats défaillants peut
être rattachée à deux évènements historiques
d'importance dans la configuration de la société internationale
après la seconde Guerre Mondiale. Il s'agit en premier lieu de
l'affirmation du principe d'auto-détermination des peuples (Paragraphe
1). En effet, après la seconde guerre mondiale, la consécration
par l'ONU du principe de l'égalité des peuples et de leur droit
à disposer d'eux-mêmes, va amplifier le mouvement
d'émancipation des Etats déjà amorcé quelques
années plus tôt par le phénomène de la
décolonisation. Quelques années plus tard, ce principe recevra
aussi application en Europe centrale et orientale en entraînant la chute
du bloc communiste et, avec lui un lot de préoccupations quant à
l'avenir de l'institution étatique. Ces évènements et ses
conséquences sur la structure de la société internationale
constituent déjà, au lendemain de la seconde guerre mondiale et
dans le contexte post guerre froide, le laboratoire idéal du
foisonnement du concept d'Etats défaillants.
En second lieu et historiquement beaucoup plus proche de nous,
les attentats du 11 Septembre vont constituer un tournant décisif dans
l'évolution du concept d'Etats défaillants. Il s'agissait de la
manifestation d'une évolution sans doute paroxystique de ce crime
international, le terrorisme, qui n'a cessé d'ébranler la
quiétude et la stabilité du monde depuis ces dernières
années. La filiation entre le terrorisme international et l'augmentation
du nombre d'Etats défaillants dans le monde est quasi-automatiquement
établie. En constituant les bastions du terrorisme international, les
Etats défaillants deviennent eux-mêmes la menace principale pour
la paix et la sécurité internationales au lendemain des attentats
du 11 Septembre 200131 (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : L'après seconde guerre mondiale et
l'affirmation du principe
d'autodétermination des peuples
Afin de mieux établir la corrélation existant
entre la consécration du droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes et l'émergence du concept d'Etats défaillants
dans la doctrine du droit international, il faudrait au préalable
préciser la signification de ce principe même et l'historique de
sa codification. En effet, le processus de codification du « droit des
peuples à disposer d'eux-mêmes » ou encore le « principe
de l'autodétermination des peuples » remonte aux Révolutions
américaine et française qui vont consacrer de façon assez
embryonnaire ce droit. La formulation de l'article 2832 de la
Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 23 Juin 1793, en
consacrant le droit de chaque peuple de revoir, de
31 Voir par exemple la National Security Strategy
of the United States of America de 2002, étudiée plus
loin.
32 Cette disposition se lit comme suit : « Un
peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa
constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois
les générations futures ».
15
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
réformer ou de changer sa constitution, laisse
dès lors présager la future consécration du principe
d'autodétermination des peuples. Plus tard, après la
première guerre mondiale, le président américain Woodrow
Wilson, dans ses « quatorze points » va formellement mettre en
lumière le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Un
principe désormais fondamental en droit international car il sera repris
par la Charte des Nations Unies parmi les « buts des Nations Unies
»33 et aussi par le Pacte international relatif aux droits
civils et politiques34. Cette consécration va
également être confirmée par deux Résolutions de
grande portée à savoir la Résolution 151435
adoptée par l'Assemblée Générale le 15
Décembre 1960 et la Résolution 262536 adoptée
par la même assemblée le 24 Octobre 1970. Toutefois, ni la Charte,
ni les différentes résolutions sus-mentionnées ne
précisent le contenu du droit à l'autodétermination ni
d'ailleurs sa nature juridique. A ce sujet, Jean François Guilhaudis
propose une lecture du droit des peuples à l'autodétermination
selon une double approche classique et moderne37. Sous son aspect
classique, le droit des peuples à l'autodétermination renferme,
selon, J.-F. Guilhaudis, le droit pour une population de ne pas être
échangée ou cédée contre sa volonté et le
droit des peuples sur le plan interne et constitutionnel de choisir leur
régime politique et, , dans sa version moderne, le droit des peuples
déjà constitués en État de disposer
d'eux-mêmes38. Toutes ces options, dans
l'interprétation du principe d'autodétermination des peuples, ne
concourent qu'à la complexification de son application ; or, il s'agit
là d'un principe qui sera à la base du droit international
après la seconde guerre mondiale. Ainsi, à la suite de J.-F.
Guilhaudis, nous pouvons dégager quatre interprétations possibles
du principe d'autodétermination des peuples : le droit des peuples
à choisir leur forme de gouvernement, le droit des peuples à
être consultés sur toute cession territoriale, le droit des
peuples à être protégés contre toute intervention
extérieure et le droit des peuples à se libérer d'une
domination qui les opprime.
Il s'ensuit que le principe d'autodétermination peut
recouvrer à la fois une dimension « externe », sans doute
celle qui a donné lieu à la décolonisation (A), et une
dimension « interne », celle qui sera à l'origine de la
dislocation de plusieurs entités fédérées en Europe
de l'Est ; laquelle dislocation a entraîné ce qui a
été appelé la décommunisation (B). La
décolonisation et la décommunisation ont constitué de ce
fait l'un des plus grands mouvements de successions d'Etats après la
décolonisation de l'Amérique latine au début du XIXe
siècle et le démantèlement des empires turc et
austro-hongrois à la fin de la première
33 Art. 1. 2 de la Charte des
Nations Unies qui se lit comme suit : « [...] Développer entre les
nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de
l'égalité de droits des peuples et de leur droit à
disposer d'eux - mêmes [...] ».
34 Article 1. 1 du Pacte international sur les
droits civils et politiques du 16 décembre 1966 qui se lit comme suit :
« tous les peuples ont le droit de disposer d'eux - memes. En vertu de ce
droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent
librement leur développement économique, social et culturel
».
35 AGNU/Rés. 1541 (XV), Sur
l'octroi de l'indépendance aux pays et peuples coloniaux, 14
Décembre 1960.
36 AGNU/Rés. 2625 (XXV),
Déclaration relative aux principes du droit international touchant les
relations amicales et la coopération entre les Etats conformément
à la Charte des Nations Unies, 24 Octobre 1970.
37 GUILHAUDIS J. - F., Le droit des peuples
à disposer d'eux - mêmes, Presses Universitaires de Grenoble,
1976, pp. 168.
38 Id., p. 17
16
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
guerre mondiale. Les tentatives de codification de la pratique
de successions d'Etats39 n'ont pas pu empêcher le
bouleversement de la configuration de l'espace étatique mondial en
raison du contexte et de l'importance de ces deux évènements.
Mais, si de l'avis du professeur Serge SUR40, les nouveaux Etats
issus de la décolonisation et de la décommunisation
témoignent de la vitalité de l'institution étatique, un
tel optimisme doit être tempéré au regard des
difficultés que vont rencontrer ces Etats dans l'affirmation de leur
légitimité et dans la création d'un véritable
État de droit, selon les standards admis jusque là par la
société internationale.
A. Le contexte de la décolonisation
En dépit de nombreuses controverses sur le fondement
juridique du droit à la décolonisation41, cette
dernière a toujours été considérée comme la
mise en oeuvre par excellence du droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes. La décolonisation va ainsi générer la
création de nouveaux Etats, majoritairement sur le continent africain,
qui constituera d'ailleurs, dans les développements ultérieurs,
le cadre matériel de l'étude de l'émergence des premiers
Etats défaillants. A ce titre, l'Assemblée Générale
des Nations Unies (ci après AGNU), dans sa volonté
décolonisatrice va considérer que « [...] les questions de
superficie, d'isolement géographique et de ressources limitées ne
doivent retarder en aucune façon l'application à ces territoires
de la Déclaration sur l'octroi de l'indépendance aux pays et aux
peuples coloniaux »42. De ce fait, aucune appréciation
n'a été portée sur l'aptitude de ces Etats
indépendants à assumer l'exercice des fonctions qui
découlent de leur nouveau statut d'Etats indépendants. Cette
question ne se posait d'ailleurs pas puisqu'elle était en opposition
directe avec le principe même de l'autodétermination des peuples
et la raison d'être de la décolonisation43. Dans le
contexte africain qui nous intéresse, ces nouveaux Etats vont
très vite être confrontés à des difficultés
économiques et politiques croissantes déclenchant ainsi
l'irréversible processus de leur défaillance. Plusieurs auteurs
vont, dès le lendemain des indépendances et
précisément dans les années 1970, s'interroger sur la
nature de ces nouvelles entités étatiques qui n'ont d'Etats que
le nom44. A ce titre, Robert Jackson d'une manière
39 Sur la codification de la succession d'Etats,
Voir la A/CONF. 80/31, Nations Unies, Convention de Vienne sur la succession
d'Etats en matière de traités du 23 Août 1978 ; et A/CONF.
117/14, Nations Unies, Convention de Vienne sur la succession d'Etats en
matière de biens, archives et dettes d'État du 7 Avril 1983.
40 SUR S., op. cit. p. 2
41 CHARPENTIER J., « Autodétermination
et décolonisation » in Le droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes : méthodes d'analyse du droit international :
Mélanges offerts à Charles CHAUMONT, Paris, A. Pedone, 1984,
pp. 117 - 133.
42 AGNU/Rés. 2592 (XXIV), § 4.
43 HELMAN et RATNER, op. cit., p. 3
44 ROTHSTEIN R. L., op. cit., p. 3
17
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
assez provocatrice les qualifie de « quasi states
»45 (ou quasi-Etats). Il considère en effet que
«The state in Africa is . . . more a personal- or primordial-favouring
political arrangement than a public-regarding realm. Government is less an
agency to provide political goods such as law, order, security, justice, or
welfare and more a fountain of privilege, wealth and power for a small elite
who control it [. . .] Many governments are incapable of enforcing their writ
throughout their territory. In more than a few countries . . . some regions
have escape from national control [. . .] and the states are fairly loose
patchworks of plural allegiances and identities some what reminiscent of
medieval Europe»46. L'ex-Zaïre, devenu la
République démocratique du Congo, constitue une parfaite
illustration de la manière dont l'institution étatique,
héritée de la période coloniale, s'est rapidement
effondrée après l'indépendance du pays.
Depuis son indépendance le 30 Juin 1960,
concédée dans la précipitation par la Belgique, le
Congo-Kinshasa a connu une instabilité politique presque chronique. La
mise en place d'un pouvoir étatique stable a aussitôt
échoué car, dès Juillet et Août 1960, auront lieu
les sécessions du Katanga et du Sud Kasaï. S'ensuivra ensuite une
série de crises politiques et militaires qui vont matérialiser le
processus de défaillance d'un pouvoir étatique déjà
inexistant dans ce nouvel État indépendant. Sur le plan
économique, le pays, comme beaucoup d'autres pays africains dans cette
période, ne vivait qu'aux dépens des aides et dons des organismes
financiers internationaux, d'anciens pays colonisateurs ainsi que du soutien
des Etats-Unis et de l'URSS pendant la guerre froide. Au regard de ces
éléments, le principal attribut de l'État, la
souveraineté, n'aura été pour de nombreux Etats africains
nouvellement indépendants qu'une fiction47.
Partant de ce constat, Robert Jackson évoque
l'idée d'une « souveraineté négative » qui
caractérise ces Etats et qui se traduit par leur incapacité
à faire valoir les prérogatives inhérentes à une
pleine souveraineté. Cette phase de souveraineté négative
marque le début de la défaillance étatique car, à
ce stade du processus, le pouvoir n'a pas encore complètement disparu
mais il commence à se reconstituer autour d'autres organisations
politiques telles que les mouvements sécessionnistes, les seigneurs de
guerre (ou « warlords »)48 ou du crime
organisé49. Le cas de la Somalie, considérée
comme le cas d'école des Etats défaillants voire
45 JACKSON R.H., op. cit., p. 9
46 Id. p. 10
47 HERBST J., «Responding to state failure in
Africa», International Security, Vol. 21, n°3, Hiver 1996 -
1997, p. 122
48 Sur cette question, Voir RENO W., Warlord
Politics and african states, London, Lynne Rienner Publishers, 1998, p.
269
49 Sur la description du processus de
défaillance étatique, voir BATT J. et LYNCH D., « What is a
failing state, and when is it a security threat?», Working Paper (Institut
d'Etudes de Sécurité de l'Union Européenne), 8 Novembre
2004, p. 2 disponible sur le
http://www.iss.europa.eu/uploads/media/analy099_01.pdf
(Consulté le 04 Juillet 2012)
18
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
« faillis »50, illustre fort bien ces
propos. Dans les années 1990, la Somalie ainsi que le Libéria,
mais également hors d'Afrique Haïti et la Yougoslavie, vont
constituer une deuxième génération d'Etats
défaillants et justifier l'approfondissement du concept d'Etats
défaillants, en particulier à partir de la guerre civile en
Somalie. Ancienne colonie britannique, le Somaliland accède à
l'indépendance le 26 Juin 1960 et fusionne avec l'ancienne colonie
italienne quand celle-ci devient à son tour indépendante le
1er Juillet 1960 pour créer la Somalie51. La
guerre civile débutera en 1979 après l'accession au pouvoir du
président Siad Barré et sa volonté d'éliminer toute
forme de clanisme dans le pays. A partir des années 1980, de nombreux
groupes rebelles émergent et les jours du président Siad
Barré, qui recherche le soutien des Etats-Unis, sont désormais
comptés. Chaque clan constitue son front de libération face aux
exactions commises par le régime et ses dérives criminelles et
mafieuses. Au début des années 1990, la Somalie est totalement
déstructurée par les combats qui se sont étendus sur
l'ensemble de son territoire. Le 27 Janvier 1991, le président Siad
Barré est renversé par le général Mohamed Farah
Aïdid qui le contraint à l'exil. La chute de l'ancien dictateur ne
met pas un terme aux hostilités. Les différents clans somaliens
se livrent, depuis cette période, à une lutte acharnée
pour contrôler le pays52.
Nous pouvons tirer deux principaux enseignements de
l'effondrement de l'État somalien. Le premier enseignement est
parfaitement mis en lumière par cette métaphore de W. Zartman
lorsqu'il considère que la défaillance étatique est «
[...] a long - term degenerative disease »53. En
réalité, la défaillance étatique se traduit,
à l'instar des cas somaliens et congolais cités plus haut, par
une incapacité pour l'entité étatique dans l'exercice de
l'autorité souveraine, dans l'organisation dans la prise de
décision et dans le monopole de la sécurité. Étant
donné que ces trois fonctions sont souvent enchevêtrées, la
défaillance étatique se matérialise, dans la pratique, par
une perte progressive des attributs traditionnels de l'État. Ensuite,
l'absence de véritables nations, base de toute construction
étatique, peut aussi expliquer la défaillance des Etats issus de
la décolonisation. Tel est le second enseignement qu'on peut tirer de
l'étude de ces deux Etats défaillants. On peut retenir, en effet,
de l'expérience européenne que toute construction étatique
viable doit reposer sur un « vouloir vivre ensemble » des
différentes composantes de sa population. Dans le cas des Etats
africains, l'agrégation de plusieurs ethnies, quasiment tenues à
accepter, de facto, de vivre dans un même cadre territorial,
présageait un échec certain de ces Etats. Ces derniers
acquièrent le statut d'Etats avec un lourd handicap, celui du
découpage artificiel de leurs frontières issues de la
colonisation ; un handicap qui a compromis les efforts de construction de
véritables nations en Afrique. Les Etats africains issus de la
décolonisation ont échoué dans la préservation de
l'unité de leur base humaine. Cet échec est aussi celui de
l'État car, comme l'exprime assez bien ADHEMAR ESMEIN, «
l'État est la personnification juridique de la
50 VERON J. - B., « La
Somalie : cas d'école des Etats dits « faillis » »,
Politique étrangère, 2011/1 Printemps, pp. 45 - 47.
51 Sur l'historique de la
construction de l'État somalien voir MARCHAL R., « Le Somaliland :
entre construction et reconstruction de l'État », Afrique
contemporaine, n° 199, Juillet - Septembre 2001, pp. 192 - 204.
52 Voir BALENCIE J. - M. et A. De
LAGRANGE, Les nouveaux mondes rebelles : conflits, terrorisme et
contestations, Paris, Editions Michalon, 2005, p. 503
53 ZARTMAN W., op. cit., p.
8
19
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
nation »54. Cet impératif de
l'existence d'une nation a été également retenu par le
conseil constitutionnel français qui, dans sa décision sur le
statut de la Corse, a rappelé que l'unicité du peuple
français faisait obstacle à toute reconnaissance en son sein
d'une quelconque composante55.
Il ressort que dans l'ensemble, l'application du principe
d'autodétermination des peuples, dans le contexte de la
décolonisation, n'a pas été encadrée juridiquement.
La décolonisation a donné lieu à la réussite d'une
théorie - celle de l'État - qui va s'appliquer sans la prise en
compte des réalités historiques, socio-culturelles des
entités nouvelles indépendantes. Ce décalage entre la
technique juridique et la difficile réalité de
l'effectivité de l'État n'a contribué qu'à la
création d'Etats défaillants condamnés dès le
départ à l'échec. C'est dans ce contexte qu'on peut
expliquer l'émergence du concept d'Etats défaillants mis en
oeuvre sous différents vocables au lendemain des indépendances
pour expliquer les difficultés des nouveaux membres de la
société internationale. Après la décolonisation, la
décommunisation, cas d'application « interne » du principe
d'autodétermination des peuples, verra aussi l'expansion du concept
d'Etats défaillants.
B. La décommunisation
La décommunisation renvoie traditionnellement à
l'effondrement des régimes communistes d'Europe de l'Est à la fin
du XXe siècle. Dans la suite de l'étude du principe
d'autodétermination des peuples, la décommunisation s'apparente
à une application « interne » de ce droit et se traduit par
une dissolution d'Etats déjà constitués. La dissolution
d'Etats consiste en l'éclatement d'un État préexistant en
deux ou plusieurs Etats nouveaux, dont aucun ne peut prétendre
être le continuateur de celui dont ils sont issus, sinon par accord entre
les Etats successeurs, comme cela s'est produit pour l'U.R.S.S. (les Etats de
la Communauté des Etats Indépendants, à travers l'accord
d'Alma - Ata du 21 décembre 1991, ont reconnu à la Russie le
droit de succéder à l'U.R.S.S. comme membre des Nations Unies
avec les prérogatives qui en découlent telles que le siège
permanent au conseil de sécurité, le droit de veto,
etc.)56. Dans l'étude de la décommunisation, il est
souvent fait référence à trois démembrements
d'Etats : le cas de la Russie, de la Yougoslavie et de la
Tchécoslovaquie et à une incorporation dans le cas de
l'Allemagne. Les développements qui vont suivre se limiteront aux
exemples de la dislocation de la Fédération Yougoslave et de
l'Union soviétique qui vont véritablement donner lieu à
l'apparition de nouveaux Etats. A ce sujet, il faudrait observer
d'entrée de jeu que le droit international n'encourage pas ce mode de
création d'Etats qui s'oppose au principe du respect de
l'intégrité territoriale. Mais devant la dislocation de la
fédération yougoslave et l'union soviétique, la
communauté internationale a dû entériner ce fait.
54 ADHEMAR ESMEIN, Éléments de
droit constitutionnel français et comparé, Paris, Sirey,
1927, Tome 1, pp. 1- 2.
55 CONSEIL CONST., déc., n°91 - 290 DC du
9 mai 1991, Statut de la Corse.
56 SATCHIVI A., Le déclin de l'État
en droit international public, Paris, L'Harmattan, 2001, p. 113.
20
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
En ce qui concerne l'URSS, sa dislocation a
débuté avec les difficultés économiques
rencontrées par la fédération au début des
années 1990 ; difficultés qui vont ensuite affermir la
volonté des entités fédérées à
accéder à la souveraineté. Pour mémoire, l'URSS a
été créée en 1922 par une décision du
premier congrès des soviets de l'URSS composé de quatre
républiques soviétiques : la république socialiste
fédérative soviétique de Russie (RSFSR), la RSS d'Ukraine,
la RSS de Biélorussie et la République socialiste
fédérative soviétique du Caucase (formée en mars
1922 par l'union des trois républiques soviétiques du Caucase :
la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan). L'Union
était fondée sur deux documents importants issus de ce premier
congrès des Soviets de l'URSS, à savoir la Déclaration sur
la formation de l'Union des Républiques socialistes et le traité
sur la formation de l'Union des Républiques socialistes
soviétiques qui fixait les compétences attribuées à
l'Union et en définissait les structures. L'union s'est ensuite
dotée d'une constitution, celle du 31 Janvier 192457, qui va
fixer la répartition des compétences entre l'Union et les
Républiques fédérées. Celles-ci sont passées
de quatre en 1922 à quinze en 1957. La disparition de la RSFSR a
entraîné l'intégration du Kazakhstan, de
l'Ouzbékistan, du Turkménistan, du Tadjikistan et de la Kirghizie
à l'Union avec le statut de république
fédérée. Ensuite, la Lettonie, la Lituanie, l'Estonie et
la Moldavie sont devenues républiques soviétiques en 1940
à la suite des accords entre Staline et Hitler.
Au début des années 1990, le
fédéralisme soviétique entre dans sa phase d'effondrement
progressif. L'indépendance des pays baltes, proclamée en 1990
pour la Lettonie et l'Estonie et en 1991 pour la Lituanie, va sonner le glas de
la dissolution de l'Union à la suite de l'échec des tentatives de
M. Gorbatchev pour renouveler le fédéralisme soviétique.
Suivant l'exemple des Etats baltes, les républiques
fédérées vont, les unes après les autres, proclamer
d'abord leur souveraineté puis leur indépendance. La signature le
8 décembre 1991 par la Russie, l'Ukraine et la Biélorussie des
accords de Minsk consacrent la naissance, entérinée plus tard par
les accords d'Ata-Aka du 21 décembre 1991, de la communauté des
Etats Indépendants et la fin de l'Union soviétique.
La destruction du système communiste soviétique
entraîne en 1990 celle de l'ex-Yougoslavie. La république
fédérative de Yougoslavie réunissait six entités
hétérogènes, à savoir la Serbie, la
Slovénie, la Croatie, la Bosnie, la Macédoine et le
Monténégro. L'éclatement de la fédération
yougoslave commence, après la mort du Maréchal Tito en 1980, avec
les résurgences nationalistes et l'aspiration de plus en plus forte des
différentes entités fédérées à une
totale autonomie. Le nationalisme serbe atteint son paroxysme avec
l'arrivée au pouvoir en 1986 du communiste Slobodan Milosevic.
L'année 1990 va marquer un tournant décisif dans la dislocation
de la fédération yougoslave avec l'organisation des
référendums sur l'indépendance, d'abord en Slovénie
(1990) puis en Croatie (mars 1991). Ce mouvement d'indépendance
satisfaisait les peuples non serbes au grand dam des serbes pour lesquels le
seul avantage de l'État yougoslave consistait à pouvoir
réunir tous les serbes dans un seul État. Les institutions
fédératives vont se bloquer à un point tel qu'il
n'était plus possible de trouver un arrangement entre peuples
minoritaires et peuples majoritaires dans les
57 La Constitution de l'URSS du 31 Janvier 1924,
disponible à l'adresse :
http://mjp.univ-perp.fr/constit/su1924.htm
(Consulté le 05 Juillet 2012).
21
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
différents Etats. Seule l'armée restait
fédérale mais elle était dominée par les officiers
serbes. Elle cherchera en vain à lutter contre la proclamation
d'indépendance de la Slovénie, puis de la Croatie en mai 1991. A
son tour, la Macédoine proclame son indépendance à la
suite du référendum de septembre 1991. Interviendra en mars 1992,
la proclamation de la république de Bosnie suivie de la sécession
des serbes et de la guerre entre Serbes et Bosniaques.
Ce qu'il faudrait retenir de ce bref rappel historique est la
cause, du moins les principes juridiques qui ont été
avancés pour justifier le droit à l'autodétermination de
ces peuples. Grosso modo, on aura appris, sans doute de manière
inattendue à cette époque, que les peuples appartenant à
des Etats déjà constitués pouvaient
bénéficier d'un droit à l'autodétermination. La
communauté internationale se trouvait, dans le cadre de la
décommunisation, devant un fait accompli et elle se devait de trouver
une solution à l'épineuse équation de la conciliation
entre « [...] deux principes qui s'opposent en apparence, à savoir
le respect de l'intégrité des Etats et le droit à
l'autodétermination des peuples »58. On peut donc
s'apercevoir, à travers la décommunisation, qu'il a
été reconnu aux peuples appartenant à des Etats
déjà constitués un droit à
l'autodétermination, droit qui s'appuie sur une sorte de « principe
de légitimité ethnique »59. La création de
nouveaux Etats, dans le contexte de la décommunisation,
répondait, dans la majorité des cas, à une
référence à des arguments identitaires mélangeant
des aspects culturels et historiques.
En fin de compte, la mise en avant de l'identité
ethnico-nationale dans l'application du principe d'autodétermination des
peuples n'a abouti qu'à créer des conflits qui ont fini par
créer des Etats à l'infini défaillants.
L'appréciation de la défaillance de ces Etats ne s'opère
pas exclusivement sur la base de critères économiques car, dans
ce domaine, certains Etats issus de la décommunisation ont, en
intégrant certaines communautés économiques
régionales, comblé leur retard et jouissent d'une relative
stabilité. En revanche, l'évaluation de leur défaillance
sur la base de critères tels que l'effectivité de l'État
de droit ou encore le respect des Droits de l'Homme, confirme aisément
ces propos. Ainsi, au moins onze (11) Etats issus de la décommunisation
figurent dans la catégorie « warning », « very higt
warning », « hight warning » et « alert
» du Failed States Index 2012 produit par le Fund of
Peace60.
C'est d'ailleurs sur la base des critères de
l'effectivité de l'État de droit, du respect des Droits de
l'Homme que s'appréciera la défaillance étatique au
lendemain des attentats du 11 septembre, période qui a également
vu émerger un consensus international autour du concept d'Etats
défaillants.
58 Point de presse du ministre
français des affaires étrangères, R. BADATINR du 8 Juillet
1991 à la Haye, cf. AFDI 1991, p. 986
59 Voir GOSSIAUX J. - F.,
Pouvoirs ethniques dans les Balkans, Paris, PUF, 217 p.
60 The Fund of Peace, Failed
States Index 2012, p. 4 - 5; document disponible à l'adresse :
http://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/cfsir1210-failedstatesindex2012-06p.pdf
(Consulté le 05 Juillet 2012)
22
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Paragraphe 2 : les lendemains du 11 septembre 2001
L'attaque des Etats Unis, le 11 septembre 2001, par le
mouvement terroriste Al-Qaida va accélérer le débat sur
les Etats défaillants. En remontant la piste des pirates de l'air, les
américains effectuent un long périple qui les mène de
Ground Zero à Manhattan jusqu'aux grottes de l'est des montagnes
afghanes. L'Afghanistan, selon les termes de Stephen Krasner et Carlos Pascual,
« one of the poorest countries in the world, became the base for the
deadliest attack ever on the U.S. »61. Si l'attention de
la communauté internationale s'est focalisée au départ sur
l'Afghanistan, considéré comme la base arrière d'Al-Qaida,
très vite de nombreux Etats défaillants d'Afrique, d'Europe de
l'Est, d'Amérique latine et du Moyen Orient vont aussi être
considérés comme des sources potentielles d'instabilité
internationale. A la suite des attentats du 11 septembre (ci-après
attentats du 11/9), la criminalité internationale n'aura plus de
frontières rationnelles dans la mesure où les problèmes
des Etats défaillants peuvent affecter directement les autres Etats et
entraîner des conséquences terriblement dramatiques. Dès
lors au lendemain des attentats du 11/9, le consensus autour du concept d'Etats
défaillants s'établit à partir d'une approche
sécuritaire. Les Etats défaillants vont être
considérés dans la politique étrangère
internationale comme une menace pour la paix et la sécurité
internationales (A) en raison du rôle important qu'ils jouent dans
l'éclosion des filières transnationales hostiles liées au
terrorisme islamiste international, au blanchiment d'argent, à
l'immigration internationale et au trafic de drogue qui constituent de
nouvelles problématiques sécuritaires internationales (B).
A. Le concept d'États défaillants dans la
politique étrangère internationale
Les attentats du 11/9 vont pousser la communauté
internationale à accorder une attention maximale à la
problématique des Etats défaillants. Ils vont ainsi permettre
l'entrée des Etats défaillants dans l'Agenda sécuritaire
international62, suite à la pression des think tanks
américains qui ont consacré de nombreuses études
à ces entités. Alors même que la toute première
prise en compte des Etats défaillants dans l'Agenda sécuritaire
international remonte au début des années 1990, et plus
précisément à 1992 date à laquelle le Conseil de
sécurité autorise une intervention en Somalie63. Dans
cette résolution, le conseil de sécurité n'a pas
cherché à justifier son action en invoquant les implications
régionales de la crise comme il l'avait fait par le
passé64. Dans cette résolution 794, n'était
pointée du doigt que la
61 KRASNER S. et PASCUAL C.,
« Addressing state failure », Foreign Affairs, vol. LXXXIV,
n°4 Juillet/Août 2005, pp. 153 - 163 et précisément p.
153
62 Sur la construction de l'Agenda
sécuritaire international, voir WASINSKI C. et MORSELLI V., «
comment se construit l'agenda sécuritaire international ? »,
Revue internationale et stratégique, 2/2011 (n°82), pp. 77
- 85 ; Document disponible à l'adresse :
http://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2011-2-page-77.htm
(Consulté le 06 Juillet 2012)
63 S/RES/794 du 3 décembre
1992
64 S/RES 775 du 28 Août 1992
; S/RES/733 du 23 Janvier 1992 ; S/RES/746 du 17 mars 1992 ; S/RES/751 du 24
avril 1992 et S/RES/767 du 27 juillet 1992.
23
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
défaillance de l'État somalien, son échec
dans la résolution d'un conflit interne qui a déjà fait
beaucoup de victimes civiles. Cette extension de l'agenda sécuritaire
international contribue ainsi à un changement de perspectives au niveau
international au regard des approches traditionnelles des questions de
sécurité : la menace contre la paix et la sécurité
internationale ne naît plus de la puissance des Etats mais de leur
faiblesse et de leur défaillance. Au lendemain des attentats du 11/9,
cette extension de la sécurité internationale va se
concrétiser autour de deux approches : d'une part la pauvreté et,
partant, le sous développement dans les Etats défaillants est
perçu par la communauté internationale comme un danger ; d'autre
part, devant les risques de débordement de ce danger, les Etats
défaillants apparaîtront comme une menace pour la paix et la
sécurité internationales en raison de leur échec dans le
maintien de l'ordre sur leurs territoires. Dans la politique
étrangère internationale, les attentats du 11/9 ont donc permis
de résoudre l'équation « défaillance des institutions
étatiques = terrorisme = danger ».
Ce consensus autour de la menace que représenteraient
les Etats défaillants va se traduire d'abord par l'harmonisation des
discours des personnalités politiques internationales dans leur
perception des Etats défaillants. C'est ainsi que l'ancien
secrétaire général des Nations Unies, Koffi Annan va
estimer que « [...] contre des terroristes qui opèrent depuis des
refuges dans les failed states aucune nation ne peut se
protéger »65 ou encore Gerhard Schröder qui
considère que : « les failed states sont une menace
lorsqu'ils viennent accompagnés du terrorisme international et des armes
de destruction massive »66. Pour sa part, Michelle
Alliot-Marie, alors ministre française de la Défense Nationale,
mentionnait en avril 2005, devant l'Institut des Hautes Études de
Défense Nationale, que « Les Etats défaillants, parce qu'ils
ne peuvent maintenir l'autorité et l'ordre, sont à la source de
troubles politiques, humanitaires, économiques qui peuvent rapidement
s'exporter dans les pays voisins ou chez nous. Ils peuvent menacer notre
sécurité et celle de nos ressortissants »67.
Ce consensus va également se concrétiser, de
manière institutionnelle, par la création au niveau de l'ONU de
la Commission de consolidation de la paix (ci-après CCP). Cet organe a
été mis en place en 2005 et est en charge de la gestion de
certains Etats qui ne parviennent plus à se stabiliser et qui sont
potentiellement sources de menace pour la sécurité
internationale68. Selon le président de l'Assemblée
générale des Nations Unies, lors de la première
séance de la CCP, cette dernière devra aider les Nations Unies
à « empêcher les Etats de retomber dans les conflits ou de
devenir des failed states [...] »69.
65 ANNAN KOFFI, «What I have
learned», Washington Post, 11 décembre 2006, p. A19.
66 Discours devant
l'Assemblée Générale des Nations Unies, le 23 septembre
2004 à New York, disponible sur
http://www.un.org/webcast/ga/59/statements/gereng040923.pdf
(Consulté le 6 Juillet 2012)
67 GAULME F., « « Etats
faillis », « Etats fragiles » : concepts jumelés d'une
nouvelle réflexion mondiale », Politique Etrangère,
2011/1 Printemps, p. 23
68 Sur la création de la
CCP, voir : CHAPAUX V., « La réforme des Nations Unies et
consolidation de la paix : la création de la commission de consolidation
de la paix », in CARDONA LLORENS, jorge, La ONU y el
mantenimiento de la paz en el siglo XXI, entre la adaptacion y la reforma de la
carta, Valencia, Tirant Lo Blanch, 2008, pp. 245 - 261.
69 Discours du président de
l'AGNU, M. Jan Eliasson lors de la première séance d'ouverture
des travaux de la commission de consolidation de la paix à New York, le
23 Juin 2006, disponible sur
http://www.un.org/ga/president/60/speeches/060623.pdf
(Consulté le 6 Juillet 2012).
24
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
En somme, la mise en au programme sécuritaire de la
défaillance étatique après les attentats du 11/9 a
contribué à forger un consensus international autour du concept
d'Etats défaillants. Ce consensus s'est progressivement imposé
dans la politique étrangère internationale au regard du
développement de nouvelles sources de menace à la paix et
à la sécurité internationale dont les Etats
défaillants sont souvent tenus pour responsables.
B. Le lien entre la défaillance étatique
et les nouvelles menaces à la sécurité
internationale
Dans une démarche d'analyse de la crise de
l'institution étatique, notamment sous l'angle de la défaillance
étatique, une thèse voulant établir un lien entre cette
dernière et l'apparition de nouvelles menaces pour la paix et la
sécurité internationales70 peut paraître, a
priori difficilement soutenable. Mais dans un monde de plus en plus
interconnecté, du fait de l'intégration de l'économie
mondiale, une telle thèse peut aisément emporter la conviction.
C'est ce qui ressort du rapport du groupe de personnalités de haut
niveau sur les menaces, les défis et le changement, qui considère
qu' « aujourd'hui plus que jamais auparavant, les menaces sont
étroitement liées entre elles et ce qui constitue une menace pour
l'un d'entre nous [Etats] est une menace pour tous »71. Dans
les Etats défaillants, la perte de l'effectivité du
contrôle du territoire et des activités qui s'y déploient
offre des conditions propices au développement de ces nouvelles menaces
pour la paix et la sécurité internationales. A en croire l'ancien
président américain Jimmy Carter, les Etats défaillants
peuvent devenir « havens for terrorist ideologues seeking refuge and
support. [...] the breeding grounds for drug trafficking, money laundering, the
spread of infectious diseases, uncontrolled environmental degradation, mass
refugee flows and illegal immigration »72: telles sont les
nouvelles menaces qui proviendraient aujourd'hui des Etats
défaillants.
En ce qui concerne le terrorisme international, il faudrait
observer d'emblée, qu'il n'a rien de « nouveau » puisque le
terrorisme, en tant qu'infraction internationale, était
déjà reconnu par le droit international depuis l'époque de
la Société des Nations73. Mais au lendemain des
attentats du 11/9, sa « nouveauté » a résidé
essentiellement dans l'ampleur de sa puissance destructrice et
déstabilisatrice. Au vu de ces considérations, le conseil de
sécurité était même amené à qualifier
les actes de terrorisme international comme « l'une des menaces les plus
graves à la paix et à la sécurité internationale au
XXe siècle »74. Après les attentats du 11/9, le
lien établi entre les Etats défaillants et l'émergence du
terrorisme international
70 Pour une analyse approfondie de ces nouvelles
menaces, voir S.F.D.I., Les nouvelles menaces contre la paix et la
sécurité internationales/New threats to international Peace and
security, Paris, A. Pedone, 2004, 297 p.
71 Assemblée générale, A/59/565,
Rapport du groupe de personnalités de haut niveau sur p. 21,
§17.
72 JIMMY CARTER, « The Human Right to
Peace», Global Agenda, 2004,
http://www.globalagendamagazine.com
73 Allusion est ici faite à la Convention
sur la « prévention et la répression du terrorisme » du
16 novembre 1937.
74 S/RES/1377 () du 12 novembre 2001.
25
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
s'explique par trois arguments75. En premier lieu,
les Etats défaillants, en ayant perdu l'effectivité du
contrôle sur la totalité de leur territoire, offrent souvent aux
groupes terroristes l'opportunité d'avoir un territoire sur lequel ils
pourront procéder aux opérations d'entraînement de leurs
membres, construire des dépôts d'armes et surtout
bénéficier des facilités de communications. Le plus
souvent, les groupes terroristes prennent le contrôle sur ces portions de
territoire en soutenant les mouvements de rébellion. L'accord entre AQMI
et le mouvement rebelle Ansar Dine dans la crise au Nord du Mali en constitue
la parfaite illustration. En outre, les groupes terroristes profitent en
général de ces conflits pour développer des trafics
lucratifs de drogue ou de pierres précieuses afin de financer leurs
activités. Enfin, l'extrême pauvreté dans les Etats
défaillants ajoutée aux problèmes de chômage et
d'éducation rendent les jeunes très réceptifs au discours
extrémiste qui, pour l'essentiel, désigne l'Occident comme
responsable de leur malheur. Toutes ces frustrations concourent au
développement du terrorisme dans les Etats défaillants.
Par ailleurs, le terrorisme, le trafic de drogue et le
blanchiment d'argent alliés aux autres sources d'instabilité
créent un cercle vicieux menaçant de façon continue la
paix et la sécurité internationales. Ainsi, les Etats
défaillants, par leur sous-développement, favorisent le
développement des réseaux d'immigration illégale. Ces
réseaux exploitent la misère et le désespoir des
populations qui sont prêtes à recourir à des
méthodes souvent dangereuses pour gagner les pays
développés, en quête d'un avenir meilleur. De même,
la déficience du système sanitaire dans les Etats
défaillants entraîne aussi la propagation des maladies
pandémiques comme le VIH/SIDA. A titre illustratif, l'Afrique
subsaharienne, dont les Etats dans leur quasi-totalité, peuvent
être considérés comme défaillants, présente
le plus fort taux de prévalence de contamination au virus du VIH/SIDA.
Ce taux est de l'ordre de 5%, soit une population contaminée d'environs
22, 4 millions de personnes sur les quelques 829 millions d'habitants vivant
sur de cette partie du continent76.
Toutes ces menaces et surtout leur complexité appellent
une plus forte collaboration entre les Etats. Car, « il est en effet de
l'intérêt de chaque État d'aider les autres à
régler leurs problèmes de sécurité les plus
pressants afin de pouvoir s'assurer leur concours le moment venu
»77. C'est également dans ce contexte qu'a pu
émerger un consensus autour de la notion d'Etats défaillants,
consensus illustré par la conception de la stratégie de
sécurité et de défense de quelques puissances mais aussi
par le discours des institutions internationales qui mènent des actions
dans ces Etats dits défaillants.
75 Pour une analyse approfondie sur le lien entre
terrorisme et les Etats défaillants, voir STEWART P., « weak states
and global threats : fact or fiction ? », The Washingtion
Quaterly, n° 29, 2006, pp. 27 - 53 ; TAKEYH R. and GVOSDEV N., «
Do Terrorist networks need a home ? », The Washington Quaterly,
n°25, 2002, disponible sur
http://www.cfr.org/world/do-terrorist-networks-need-home/p7348
(Consulté le 08 Juillet 2012)
76 Rapport mondial 2010 de l'ONUSIDA, disponible
sur
http://www.unaids.org/globalreport/documents/20101123_GlobalReport_Full_Fr.pdf
77 AGNU, A/59/565, « Un monde plus sûr,
notre affaire à tous »,Rapport du groupe de personnalités de
haut niveau sur les menaces, les défis et le changement, p. 22
26
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Section 2 : L'évolution du concept d'Etats
défaillants
Après les attentats du 11/9, le concept d'Etats
défaillants va trouver un écho dans une sphère autre que
celle de l'Agenda sécuritaire international. Le concept d'Etats
défaillants va désormais occuper une place importante dans les
politiques nationales de sécurité et de défense de
certains Etats (Paragraphe 1). Ces derniers vont reconsidérer leurs
relations avec ces Etats. Cela se traduit par l'élaboration de
politiques spécifiques à l'endroit des Etats défaillants
mais aussi parfois par la création d'organes administratifs
chargés de s'occuper exclusivement de ces Etats défaillants et
surtout de mesurer l'impact de ces derniers sur leur
sécurité nationale78. Cette
évolution s'observe aussi dans le droit international
du développement notamment à travers l'émergence d'une
notion qui se veut « neutre » pour rendre compte de la
défaillance étatique. Il s'agit de la notion d' « Etats
fragiles » qui matérialise l'approche développementaliste
des Etats défaillants (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : Le concept d'Etats défaillants
dans l'élaboration de la politique nationale de défense et de
sécurité des Etats occidentaux
Dans ce paragraphe, nous nous bornerons à
l'étude de deux acteurs importants de la scène internationale
dont le narratif sécuritaire au cours de ces dernières
années permet de mettre en lumière l'évolution du concept
d'Etats défaillants. Aussi, conviendrait-il de préciser qu'il
s'agit d'un choix entièrement arbitraire en raison du fait que la
quasi-totalité des Etats influents dans l'élaboration de l'Agenda
sécuritaire international, ont dû, au cours de ces
dernières années, tenir compte de la problématique des
Etats défaillants dans leur politique nationale de
sécurité et de défense79. Ainsi, les
développements qui vont suivre se limiteront, d'une part, à
l'analyse de la politique nationale de sécurité et de
défense des Etats Unis (A) et au discours de l'Union Européenne
envers les Etats défaillants d'autre part (B).
78 A titre d'exemple, on peut citer l'U.S
Commission on weak states and National Security.
79 A titre illustratif on peut citer la
Position de la France sur les Etats fragiles et les situations de
fragilité, stratégie validée par le Comité
Interministériel de la Coopération Internationale et du
Développement le 27 Septembre 2007, disponible sur
http://www.diplomatie.gouv.fr/en/IMG/pdf/EtatsFragiles-2.pdf
(Consulté le 8 juillet 2012) ; pour le compte de l'Australie, nous avons
Our failing Neighbour : Australia and the future of Solomon Islands,
document produit par l'Australian Strategic Policy Institute en 2003, document
disponible sur
http://www.aspi.org.au/htmlver/22484solomons/index.html
; enfin pour le Royaume Uni, nous pouvons citer The strategic Defense
Review : A new chapter , 2002 disponible sur
http://www.mod.uk/NR/rdonlyres/79542E9C-1104-4AFA-9A4D-8520F35C5C93/0/sdr
a new chapter cm5566 vol1.pdf
27
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
A. L'U.S. National Security Strategy et les Etats
défaillants
«The events of September 11, 2001, taught us that
weak states, like Afghanistan, can pose as great a danger to our national
interests as strong states»80. Cette phrase par laquelle
l'ancien président américain G.W. Bush introduit la
stratégie de sécurité nationale de l'année 2002
(ci-après SSN) est assez évocatrice de la place que son
gouvernement accordait aux Etats défaillants après les attentats
du 11/9. Même si certains auteurs ont remarqué, à juste
titre, que les Etats défaillants ont commencé à devenir la
préoccupation des politiques nationales de sécurité des
Etats Unis quelques années après la fin de la guerre
froide81. C'est dans cette perspective, qu'entre 1995 et 2000, la
CIA, sous la houlette du ministère de la défense des Etats Unis
(Department of Defense), a été appelée à
travailler avec la State failure task force. Il s'agissait d'un groupe
spécial d'étude dont la mission était de mettre en avant
les causes de la défaillance étatique et celles de
l'incapacité de ces Etats à rester membres de la
communauté internationale. Dans cette même période, la
United States Agency for International Development (USAID), la
principale agence d'aide américaine au développement
s'intéressait déjà à la situation des pays
déstabilisés par l'effondrement du mur de Berlin à travers
des opérations ayant pour objectif d'assurer le retour à la paix
et l'établissement de la démocratie dans ces pays.
Mais en réalité, l'intérêt que
l'administration américaine porte aux Etats défaillants est
apparu plus manifeste depuis les attentats du 11/9 dont la
responsabilité est imputée en partie à l'Afghanistan, du
fait de sa défaillance dans le contrôle d'une portion de son
territoire qui a servi de base arrière au mouvement terroriste
Al-Quaïda. Selon l'expression de l'ex-secrétaire d'État
à la défense Condoleezza Rice, ces Etats défaillants
posent aux Etats Unis un danger « unparalled »82
en raison de leur lien avec le développement de nouvelles menaces contre
la paix et la sécurité internationale. Cette idée
constitue le leitmotiv de toute la stratégie de sécurité
nationale de 2002. Le document, dans différents chapitres,
établit des liens entre les Etats défaillants et le
développement du terrorisme international (Chapter III : Strengthen
alliances to defeat global terrorism and work to prevent attacks against US and
our friends), la propagation des armes de destruction massive (Chapter
V : Prevent our enemies from threatening US, our allies, and our friends with
weapons of mass destruction) et enfin les Etats défaillants sont
perçus comme sources d'instabilité régionale (Chapter
IV : Work with others to defense regional conflicts)83.
Cependant, il faudrait signaler que, quand bien même la Stratégie
de Sécurité Nationale de 2002 considère les Etats
défaillants comme l'un des défis majeurs du XXIe siècle et
comme l'un des dangers les plus importants à la sécurité
des Etats-Unis, le raisonnement dans tout le reste du document, est construit
autour de la vielle notion de rogue states : ces Etats qui maltraitent
leur population et dilapident leurs ressources au
80 White House, National Security of the United
States of America, 2002, p.1
81 Voir SACHS D. J., « The strategic
signidicance of global inequity», The Whasington Quaterly, Vol.
24, n°3, Summer 2001, pp. 187 - 198 (Il s'agit en effet d'un article
écris quelques années plus tôt mais dont la
publication n'a été effectuée qu'en
2001), disponible sur
http://www.earth.columbia.edu/sitefiles/file/about/director/pubs/ECSP_1003.pdf
82 RICE Condoleezza, « The promise of
Democratic peace: why promoting freedom is the only Realistic path to
security», Washington Post, Decembrer 11, 2005.
83 White House, U.S National Security
Strategy, 2002.
28
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
profit des dirigeants, rejettent les règles du droit
international, soutiennent le terrorisme, ne respectent pas les Droits de
l'Homme et par-dessus tout, haïssent les Etats Unis. C'est du moins ce qui
ressort de la définition des rogue states donnée par
l'US National Security Strategy de 200284. Du reste, la principale
innovation dans le document consiste en la mise en place d'une stratégie
d'action envers ces Etats. Cette stratégie repose sur trois axes
à savoir la diplomatie, la défense et le développement. Ce
dernier axe est sans doute l'innovation majeure de ce document. Le
développement devient ainsi un enjeu majeur pour la
sécurité intérieure des Etats-Unis. A titre d'exemple, le
chapitre VII (Expand the circle dor development by opening societies and
bulding the infrastructure of democracy) du document s'emploie à
expliquer le rôle de l'aide au développement dans la protection de
l'intérêt national étatsunien dans son combat face aux
nouveaux défis du XXIe siècle. L'USAID rentrera très vite
dans cette dynamique en adoptant le 7 janvier 2003 un rapport intitulé
Foreign Aid in the National Interest85 dans lequel l'agence
explique comment les actions d'aide publique au développement vont
être coordonnées avec celles d'une politique nationale de
sécurité. Il faudrait alors remarquer que, par le biais de ce
positionnement, les Etats Unis utilisent l'aide publique au
développement non pas pour aider les Etats défaillants mais au
contraire pour se protéger de ces Etats. C'est en tout cas l'opinion de
l'ex-secrétaire d'État à la défense Condoleezza
Rice lorsqu'elle considère que l' « un de nos meilleurs outils pour
aider les Etats à construire des institutions démocratiques et
à renforcer la société civile est notre aide au
développement, mais nous devons l'utiliser correctement. Une des grandes
avancées des huit dernières années a été la
création d'un consensus bipartisan pour une utilisation plus
stratégique de l'aide étrangère. Nous avons
commencé à transformer notre aide en incitants, afin de pousser
les pays en développement à gouverner de manière juste,
à avancer en matière de liberté économique et
à investir dans leur population. [...] Nous alignons maintenant mieux
notre aide au développement avec nos objectifs de politique
étrangère »86.
Ainsi, d'une conception purement sécuritaire au
départ, le concept d'Etats défaillants a pu s'imposer dans la
politique intérieure et étrangère des Etats Unis et
apparaît aujourd'hui comme un moyen d'action au service de la politique
d'aide au développement à l'égard des Etats
défaillants. C'est également cette approche qu'a adopté
l'Union Européenne (ci-après l'UE) dans son positionnement face
à la problématique des Etats défaillants.
B. Les Etats défaillants dans le discours
sécuritaire de l'Union Européenne
Pour se donner une représentation politique sur la
scène internationale et surtout suivre la dynamique de réussite
de son intégration économique et monétaire, l'UE s'est
dotée d'une politique étrangère de sécurité
commune (PESC). Dès ses premiers balbutiements, cet
84 Ibid., p. 13
85 USAID, Foreign Aid in the National Interest
: promoting freedom, security, and opportunity, Washington D.C., 2003
disponible sur
http://pdf.usaid.gov/pdf_docs/pdabw901.pdf
(Consulté le 9 juillet 2012).
86 RICE Condoleezza, « Rethinking the National
interest», Foreign Affairs, Jul/Aug 2008, Vol. 87.
29
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
instrument communautaire a dû se confronter aux crises
de Bosnie et du Kosovo, sans doute les deux conflits les plus graves qu'ait
connu l'Europe depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Il était
donc impérieux pour l'UE de revisiter sa politique
étrangère qui a montré jusqu'à présent
beaucoup de signes de faiblesse révélant à
différentes reprises les divergences entre les Etats. Cet
impératif d'évolution devait donc au final permettre à
l'UE de s'affirmer pleinement dans la recomposition de l'Europe et du monde,
après la guerre froide et surtout après les attentats du 11/9, et
de faire face aux nouvelles menaces pour la paix et la sécurité
internationale. D'après le document stratégique de
sécurité européenne, ces menaces ont pour nom le
terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive, la
criminalité organisée, les conflits régionaux mais surtout
la déliquescence des Etats87. L'expression «
déliquescence étatique » est préférée
dans le cadre européen à toute la panoplie des appellations
issues de la doctrine américaine qui, de l'avis des européens,
relèvent souvent de la « paranoïa »88 dans la
lutte contre les sources potentielles d'instabilité de la
société internationale. Ce choix de vocable illustre de
manière significative la différence entre l'approche
européenne des Etats défaillants et l'approche
étatsunienne déjà étudiée. En la
matière, les différents instruments communautaires adoptent d'une
manière générale l'appellation retenue par les
institutions financières internationales (ci-après IFI) à
savoir « Etats fragiles », et, mieux encore l'UE parle de «
situations de fragilité ». Toutefois, aucun document
stratégique de l'UE ne donne une définition claire de ces
situations de fragilité. De l'avis de la commission européenne,
il s'agit des situations qui « [...] font obstacle au développement
durable, à la croissance équitable et à la paix, en
générant une instabilité régionale, des risques sur
le plan de la sécurité à l'échelle mondiale, des
flux migratoires incontrôlés, etc. »89. Cette
appellation se veut beaucoup plus neutre afin de traduire le caractère
conjoncturel de la fragilité étatique. A travers cette
appellation, l'UE adopte une approche technique et surtout non statique de la
définition de la fragilité étatique. Par
conséquent, dans la conception européenne, tous les Etats,
même ceux réputés « forts » ou «
réussis », peuvent présenter des situations de
fragilité mais à des degrés variables90. Ce
cadre théorique va ainsi permettre à l'UE, dans son action envers
les Etats présentant des situations de fragilité, de ne prendre
en compte que la capacité des Etats à faire face aux changements
en matière d'efficacité ou de légitimité de
l'État de droit. Il s'agit du principe de la résilience
développée aussi par l'OCDE dans son action envers les Etats
fragiles91. Cette approche implique donc de la part de l'UE une
action circonstanciée en tenant compte de la spécificité
de la fragilité des Etats. Cette mission est remplie par les Documents
de Stratégie par Pays (DSP)92. Il s'agit des documents
stratégiques visant à assurer l'efficacité de l'action de
l'UE pour le développement des pays présentant des
87 Une Europe sûre dans
un monde meilleur - Stratégie européenne de
sécurité adoptée par le Conseil Européen le 12
Décembre 2003, p. 3
88 Allocution de M.
François GAULME lors de la conférence : Fragile states : the
final frontier, the african exemple, organisée conjointement par l'IFRI
et l'OCDE le 9 Octobre 2010 ; document sonore disponible sur
http://www.youtube.com/watch?v=rLm0OYljq2w
89 Com (2007) 643 du 27/10/2007
90 Cette thèse a
été aussi défendue par Naom CHOMSKY qui qualifie les Etats
Unis eux mêmes de failed States : voir CHOMSKY N., Failed States. The
Abuse of Power and the Assault on Democracy, New York, Metropolitan Books,
2006, p. 401; Voir aussi
91 OCDE, « Concepts et
dilemmes pour le renforcement de l'État dans les situations de
fragilité : de la fragilité à la résilience »,
Revue de l'OCDE sur le développement, Vol. 9, n°3, p.
12
30
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
situations de fragilité. Cette action s'effectue en
trois temps : il s'agit d'abord d'une action de coopération au
développement visant à remédier à long terme
à la fragilité des Etats (au moyen des DSP notamment) ; elle peut
se décliner aussi en action de nature politique et diplomatique en cas
de détérioration de la situation faisant apparaître un
risque de conflit (à travers la PESC et la PESD) et enfin par des
actions humanitaires en cas de conflit ouvert.
En somme, l'évolution du concept d'Etats
défaillants se traduit à l'échelle européenne par
la définition d'un nouveau cadre conceptuel privilégiant une
approche dynamique de l'évaluation de la défaillance
étatique. Cette approche se distingue de celle des Etats Unis, quasi
manichéenne, qui oppose la stabilité à la
fragilité, la réussite à l'échec dans
l'évaluation de la défaillance étatique. Ce n'est
sûrement pas un hasard si l'UE, principal acteur en matière
d'assistance humanitaire et d'aide au développement, adopte à
l'instar des institutions financières internationales, une approche
développementaliste des Etats défaillants.
Paragraphe 2 : L'approche développementaliste
des Etats défaillants
Cette analyse a été en partie
développée avec l'étude de la place du concept d'Etats
défaillants dans le discours sécuritaire des Etats-Unis et de
l'UE. Elle nous a permis de démontrer que l'évolution qu'a connu
ce concept en droit international le positionne désormais à la
croisée des chemins entre la politique sécuritaire des acteurs de
la scène internationale et leur politique de développement
à l'égard des Etats défaillants. Dans les
développements qui vont suivre, nous nous placerons dans le champ
d'étude qui a vu émerger le concept d'Etats défaillants,
à savoir le droit international du développement. Il serait alors
intéressant, dans une perspective comparative, de mettre en
lumière l'évolution du concept dans le discours des acteurs du
développement international. Dans ce contexte, nous nous
intéresserons d'abord à l'approche des institutions
financières internationales (A) qui sont toujours au premier plan dans
le processus de reconstruction des Etats défaillants. Leur pratique peut
s'avérer très utile dans l'élaboration des critères
de défaillance étatique (B) qui permettront une véritable
reconstruction des Etats défaillants.
A. L'approche des institutions financières
internationales
Ces IFI désignent le plus souvent des structures non -
privées qui interviennent, par le biais de financements, auprès
des gouvernements ou du secteur privé des Etats défaillants.
Parmi ces IFI, on peut compter les Institutions de Bretton Woods, les banques
de développement régional et les autres agences et institutions
de développement bilatérales. Nous procéderons, dans cette
partie, à l'analyse de l'approche développée par la Banque
Mondiale (ci-après BM) et le Comité d'Aide au
Développement de l'OCDE (ci-après CAD) en tant que principaux
acteurs au développement dans les Etats défaillants.
31
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Après la fin de la guerre froide, ces IFI ont de suite
porté une attention particulière à la crise de
l'institution étatique. Cet intérêt s'est traduit dans la
réalité par le développement des notions de « bonne
gouvernance », de « state bulding » qui ont souvent servi dans
la recherche de l'efficacité de l'Aide Publique au Développement
(APD) provenant de ces IFI. Après le 11/9, elles ont dû s'aligner
dans la droite ligne de l'Agenda sécuritaire international qui a
posé, comme priorité fondamentale, la lutte contre les menaces
à la paix et à la sécurité internationale à
travers des actions de développement en direction des Etats
défaillants qui en sont souvent la cause. Afin de s'approprier cette
mission, elles vont se départir de la conception sécuritaire des
Etats défaillants et élaborer d'autres cadres conceptuels pour
servir au mieux leurs objectifs de développement. C'est ainsi que la BM
va mettre en place en 2002 le Low Income Countries Under Stress Office
(ou le groupe d'étude sur les pays à faible revenu ou
à difficulté). Le critère d'analyse retenu par la BM est
donc le LICUS (Low Income Countries Under Stress) qui désigne
les pays « caractérisés par de très faibles
politiques, institutions et gouvernances ». Désormais, l'action de
la BM ne se bornera plus seulement au transfert de ressources par le
mécanisme des APD mais revêtira également une dimension
plus politique à travers le renforcement des institutions
étatiques, l'établissement de la bonne gouvernance afin de mener
à bien les efforts de développement dans les Etats
défaillants. Ce n'est qu'en 2005 que la BM va procéder à
une réévaluation de ce critère. Le LICUS va ainsi
évoluer et tendre vers la définition d'Etats fragiles dans les
institutions financières internationales. Cette définition va
désormais mettre l'accent sur la construction de la paix et de
l'État, devenue un enjeu majeur des activités de
développement, tout en prenant en compte la spécificité de
chaque pays.
De son côté, le CAD de l'OCDE, après avoir
expérimenté plusieurs terminologies, va aussi adhérer au
consensus général autour de l'utilisation du concept d'Etats
fragiles dans ses actions de développement envers ces Etats. En effet,
dans l'objectif de lutter contre la pauvreté et de promouvoir, à
cette fin, une gestion efficace de l'aide au développement, le CAD avait
alors en 2003 adopté le concept de poor performers countries
(ou pays peu performants) puis difficult partnerships (ou partenaires
difficiles) pour qualifier les pays qui ne jouent pas un rôle de leader
dans l'accomplissement de cet objectif. Il faudra attendre 2005 pour voir
apparaître l'expression « Etats fragiles » dans un document
officiel du CAD. Il s'agit de la Déclaration de Paris de 2005, sur
l'efficacité de l'aide, dans laquelle les Etats fragiles sont
définis comme « les pays caractérisés par un manque
d'engagement politique et/ou par une faible capacité à
développer ou mettre en oeuvre des politiques en faveur des pauvres, par
la présence de conflits violents et/ou une faible gouvernance
»93.
En somme, dans le cadre des actions de développement
menées par les IFI, on peut observer l'émergence d'un consensus
international non pas autour du concept d'Etats défaillants mais bien
plutôt autour d'une nouvelle élaboration conceptuelle
censée traduire au mieux les impératifs de la mission qui leur
incombe. Mais dans le fond, on peut remarquer, dans cette approche, le spectre
du concept d'Etats défaillants qui appréhende les Etats
défaillants ou fragiles comme des sources potentielles
d'instabilité de la société internationale. Par
conséquent, dans la droite ligne de l'U.S National Strategy
Security, l'aide publique au
93 Déclaration de Paris sur l'efficacité
de l'aide, OCDE/CAD, 2005
32
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
développement doit être utilisée comme un
moyen de parer à ces défaillances. Mais dans
l'impossibilité de concilier l'approche sécuritaire et l'approche
développementaliste des Etats défaillants, la pratique des IFI a
su dégager certains critères d'identification de ces Etats.
B. Vers des critères d'identification des Etats
défaillants
Vouloir dégager les critères d'identification
des Etats défaillants peut se révéler complexe en raison
des écarts plus ou moins considérables qui existent entre toutes
les formulations théoriques développées par les auteurs,
les Etats, les organisations internationales, les institutions
financières internationales, voire certaines organisations non
gouvernementales94. Aussi, cet exercice peut-il s'avérer
d'autant plus difficile en raison de la différence de culture
juridique95 des concepteurs de ces théories mais
également en raison de la diversité des critères
d'identification qu'ils retiennent pour expliquer la défaillance
étatique. Helman et Ratner, par exemple, regroupent, en se fondant sur
le critère de la graduation de la défaillance étatique,
les Etats défaillants en trois catégories : les failed
states, les failing states et les new states
established96. R. Rotbert, quant à lui, en se basant sur
la capacité des Etats à satisfaire les besoins de leurs
populations en termes de services publics, dégage deux catégories
d'Etats défaillants : les failing states et les failed
states97. Ainsi, du fait de la difficulté à
distinguer les critères d'identification élaborés par les
auteurs, un même pays peut parfois être catégorisé
différemment par deux auteurs différents. A titre d'exemple,
HELMAN et RATNER considèrent que la Somalie et le Cambodge sont des
failed states98 tandis que ROTBERG décrit la Somalie
comme un collapsed State et le Cambodge comme un weak
state99.
Mais au-delà de la différence intrinsèque
à tous ces critères, on peut remarquer que leur
élaboration, tout comme la logique du concept d'Etats défaillants
en lui-même, s'appuie en général sur l'analyse
fonctionnelle de l'État. Ce serait donc le rapport
créancier/débiteur qui existe entre l'État et sa
population, dans l'exécution du contrat social les liant, qui peut
permettre d'affirmer si l'État est défaillant. Sous cet angle, on
peut donc distinguer des Etats qui « ne peuvent pas » et d'autres qui
« ne veulent pas » satisfaire aux besoins primaires de leurs
populations et ont, de ce fait, failli dans leurs fonctions fondamentales. Ces
fonctions ont été dégagées par les IFI notamment la
BM100. Elles seront ensuite précisées et
classées en
94 A titre d'exemple, nous avons
The Fund of Peace qui produit chaque année une indexation des
Etats en situation de crise dans le monde.
95 on peut recenser dans la littérature
juridique en langue anglaise, française et allemande, plusieurs
terminologies qui abordent la question des Etats défaillants. En anglais
: quasi-states, fragile states, collapsed states,
state failure, weak state; en allemand: der Wegfall
effektiver Staatsgewalt, gescheiterter Staat, zerfallender
Staat, zerbrochener Staat, prämoderner Staat ; en français :
État failli, État mou, État faible, État
défaillant.
96 HELMAN et RATNET, op.
cit. p.2
97 R. ROTBERG, «The failure and collapse of
Nation-states : Breakdown, prevention and repair» in When States fail
: Causes and Consequences, Princeton, Princeton University Press, 2003, p.
3.
98 HELMAN et RATNER, Ib., p.
2
99 R. ROTBERG, Ib., p. 46 et
49.
100 Banque Mondiale, L'Etat dans un monde en mutation :
rapport sur le développement dans le monde 1997, Eska, Paris, p. 278 ;
disponible en langue anglaise sur
http://go.worldbank.org/1AF3C6JFZ0
33
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
trois catégories par F. Fukuyama dans son livre
State Bulding : Gouvernance et ordre du monde au XXIe
siècle101 :
- Fonctions minimales : fourniture des biens publics,
défense, santé publique,
amélioration de l'équité, protection des
droits de propriété, protection des pauvres. - Fonctions
intermédiaires : garantir l'éducation, la protection de
l'environnement,
l'assurance sociale, la maîtrise des monopoles, la
régulation financière.
- Fonctions activistes : politique industrielle, redistribution
du capital.
Toujours selon Fukuyama, ces fonctions doivent être
assumées au moyen d'un cadre législatif efficace, une bonne
gouvernance et des institutions gouvernementales fiables. D'une manière
générale, c'est aussi sur ces critères fonctionnels que
s'appuient plusieurs organismes d'indexation des Etats défaillants (ou
Etats fragiles selon la terminologie retenue). C'est en effet le cas pour
l'Indice International du Risque (ou Country Risk Guide Number),
l'Index humain de développement du PNUB ou encore l'Index Freedom
House102 et le Failed States Index103 (du
Fund of Peace) qui prennent en compte des critères plus
généraux comme l'effectivité des droits politiques et des
libertés civiles.
En définitive, il faudrait retenir que depuis son
élaboration, le concept d'Etats défaillants n'a pu créer
un véritable consensus international qu'autour de la seule
réalité qu'il prétend décrire. Cette
réalité est celle d'une crise de l'institution étatique,
dans sa conception wébérienne, à savoir
l'incapacité de l'État à « revendiquer avec
succès le monopole de la violence légitime [...] »
exercées sur « une communauté humaine dans les limites d'un
territoire déterminé [...] »104. Ce consensus
international s'est aussi établi autour de la menace que
représenteraient les Etats défaillants dans l'émergence de
nouvelles sources d'instabilité internationale. En revanche, en fonction
des différents champs d'étude, plusieurs approches et plusieurs
appellations ont servi à décrire cette réalité.
Toutes ces dénominations, partant, les approches qui les sous-tendent,
ne parviennent pas à donner un contenu juridique précis au
concept d'Etats défaillants. Ce manquement peut justifier à
certains égards la timidité du droit international dans la
définition de leur régime juridique.
101 FUKUYAMA F., State Bulding : Gouvernance et ordre du
monde au XXIe siècle, Paris, La table Ronde, 2005, p. 28.
102 Disponible sur
http://www.freedomhouse.org/?page=1
103 Voir Annexe 1.
104 WEBER M., op. cit. p. 3.
34
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Chapitre 2 : Le régime juridique des Etats
défaillants en droit international
Parce qu'il demeure l'acteur principal de la
société internationale, la crise de l'État doit être
un catalyseur du progrès de l'ordre juridique international et surtout
de sa capacité à trouver une réponse à cette crise.
Il faudrait alors voir de quelle manière le droit international
s'intéresse à cette question d'autant plus que la crise de
l'État peut, de l'avis de l'ex Secrétaire général
des Nations Unies, M. Boutros BOUTROS GHALI, remettre en cause le
progrès de tout le droit international lui-même105. En
filigrane à cette question, se pose surtout le problème de
l'application des règles du droit international à ces
entités qui ne seraient plus que, nominalement, les membres de la
communauté internationale. Si l'on doit considérer tout ordre
juridique comme le reflet du système politique qui le
façonne106, alors le droit international devrait
légitimement se préoccuper de la problématique des Etats
défaillants qui, jusque là, n'est explorée que sous
l'angle politique dans la doctrine politiste.
A cet effet, dans une perspective unitaire voulant primer la
technique juridique sur les considérations de fait, on serait
tenté de considérer que le droit international ne connaît
qu'un seul régime juridique statutaire qui s'applique aux Etats,
défaillants ou réussis (Section 1). Au demeurant, cette analyse
peut se révéler infructueuse pour appréhender ce qu'est
l'État aujourd'hui en droit international et surtout pour mieux
comprendre la dynamique du droit des gens à l'égard de cette
typologie d'Etats, à savoir les Etats défaillants. Mais si l'on
retient une approche fonctionnelle, en tenant compte de la qualité des
Etats et non pas en fonction des éléments qui conditionnent et
caractérisent traditionnellement l'État en droit international,
on peut se rendre compte de la nécessité d'une diversité
dans l'application du droit international. A ce niveau, le régime
juridique de l'applicabilité du droit international aux Etats
défaillants doit encore être inventé (Section 2).
Section 1 : Un régime juridique statutaire non
diversifié
De manière générale, un régime
statutaire est une situation établie par un ordre juridique en faveur de
l'un de ses sujets en raison de son appartenance « à une
catégorie dont les attributs sont définis de manière
collective et non au cas par cas »107. Ainsi, en droit interne,
on peut remarquer l'existence d'un statut juridique d'enfant légitime,
de salariés, ou de propriétaires, etc. En droit international,
l'État bénéficie aussi d'un statut « unique »
qui lui est attribué par l'ordre juridique international. Tout
État, quelles que soient, sa taille, sa superficie, sa puissance
économique, peut prétendre à ce statut qui lui est
systématiquement reconnu, sans considération de ses
particularités. L'État défaillant peut donc, au même
titre que tous ses pairs, bénéficier de ce statut et jouir des
attributs qui en découlent en dépit de sa
105 Agenda pour la paix, op. cit.
106 VERHOEVEN J., « L'État et l'ordre juridique
international. Remarques », R.G.D.I.P., 1978, p. 764
107 COMBACAU J. et SUR S., Droit international Public,
Paris, Montchrestien, 7e éd., 2006, p. 226
35
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
singularité. Cette jouissance doit néanmoins
s'apprécier au regard des pré-conditions matérielles qui
doivent concourir à l'effectivité de ce statut. A ce stade, le
régime juridique statutaire des Etats défaillants se trouve
considérablement biaisé en ce qui concerne la capacité
d'action internationale de ces Etats (Paragraphe 1) même si leur
qualité de sujets originaires du droit international demeure
protégée par, ce qui s'apparente vraisemblablement à une
fiction, à savoir leur souveraineté (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : La capacité d'action
internationale de l'État défaillant
Il faudrait indiquer, d'entrée de jeu, qu'en
dépit de l'existence de jure d'une capacité d'action
internationale, celle-ci en réalité est, soit neutralisée,
soit inefficace, en raison du désordre interne ou de l'absence d'un
véritable gouvernement à même d'assurer la
visibilité des actions de l'État défaillant sur le plan
international. La capacité d'action de l'État défaillant
se trouve donc de fait paralysée en premier lieu dans la faculté
d'engagement de celui-ci dans des relations bilatérales ou
multilatérales (A) et ensuite dans l'exercice du droit de
légation (B) qui devrait lui permettre d'entretenir des relations
diplomatiques avec les autres membres de la communauté
internationale.
A. La capacité de s'engager de l'État
défaillant
Cette capacité, dite substantielle,108 car
liée à la personnalité de l'État, doit être
entendue ici comme l'aptitude de l'État à s'impliquer
effectivement dans le processus de création normative en droit
international. Tous les Etats disposent donc, sous réserve de
restriction de leur fait, de la capacité de s'engager par des actes
juridiques unilatéraux (actes tels que l'engagement
unilatéral109, la reconnaissance ou l'acquiescement) ou par
des actes posés conjointement avec d'autres membres de la
société internationale (les traités) créant ainsi
des obligations positives internationales ou des situations légales.
Ainsi, la capacité de conclure des traités (treaty making
power), à laquelle on s'intéressera particulièrement
dans ces développements, constitue un attribut fondamental de la
personnalité juridique internationale comme l'a si bien mentionné
la C.P.J.I., dans l'affaire Vapeur de Wimbledon, érigeant
« la faculté de contracter des engagements internationaux » en
« un attribut de la souveraineté de l'État
»110. Cette évidence a également
été rappelée par l'article 6 de la Convention de Vienne de
1969 sur le droit des traités111. Ainsi, l'exercice du
treaty making power, même par les Etats défaillants, ne
saurait valablement être contesté. Toutefois, les
108 Ibid., p. 232
109 CIJ, Essais nucléaires français,
ordonnance en mesures conservatoires, requête Fidji pour intervention et
fond, 20 décembre 1974, CIJ, Rec. 1974 ; Voir aussi CPJI, Statut
juridique du Groenland oriental, 5 avril 1933, CPJI, Rec, 1933.
110 CPJI, Affaire Du Vapeur Wimbledon, 17 août
1923, Série A, n°1, p. 25
111 Cette disposition se lit comme suit « Tout État a
la capacité de conclure des traités ».
36
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Etats « ne pouvant agir qu'au moyen et l'entremise de la
personne de leurs agents et représentants »112, le
désordre institutionnel ou parfois l'absence totale de gouvernement dans
les Etats défaillants peut rendre difficile l'exercice effectif de ce
droit d'action internationale. A titre illustratif, l'absence d'autorité
pour ratifier la Convention de Lomé113 du 15 décembre
1989, modifiée par l'accord de partenariat ACP-CE de
Cotonou114, a empêché la Somalie de
bénéficier de l'aide au développement allouée par
le Fond Européen de Développement. Cela, en dépit du fait
que cet accord allait jusqu'à envisager une adhésion future de la
Somalie suite à l'intervention du Secrétaire
Général de l'ONU auprès du Conseil ACP-UE invitant ce
dernier à faire preuve de souplesse à l'égard de
l'État somalien qui n'a pas pu ratifier ces différents
instruments « en raison de circonstances échappant à son
contrôle »115. Cette absence d'autorité
étatique capable de ratifier les traités internationaux a
pénalisé la Somalie dans ses relations avec la Banque Mondiale.
L'État somalien n'a pas pu par conséquent
bénéficier des nombreux programmes d'aide, mis en place par la
Banque Mondiale116. Dans un tout autre domaine, la Somalie s'est vue
imposer une opération des Nations Unies à visée
humanitaire en raison de l'absence d'un gouvernement qui aurait du
souverainement autoriser une telle action. En effet, dans le cadre du respect
du principe de non intervention dans les affaires intérieures des
Etats117, le Conseil de Sécurité de l'ONU ne peut
autoriser une action humanitaire dans un État, en dehors du cadre du
chapitre 7 de la Charte, que si ce dernier en a fait la demande à un
autre État ou un groupe d'Etats, conformément à la
Résolution 387 du 31 mars 1976118. Mais, dans l'exemple
somalien, la Résolution 794 (1992)119 a été
adoptée par le conseil de sécurité pour imposer à
la Somalie, sans représentation devant la communauté
internationale, une opération humanitaire.
En outre, que les Etats défaillants aient la
capacité de conclure des traités et de s'engager ainsi
internationalement, personne ne saurait leur contester cette faculté.
Toutefois au regard de l'objet et du but de certains traités, il
semblerait légitime de leur refuser le droit de participer à leur
conclusion. Cela peut, de manière évidente, s'appliquer aux
relations conventionnelles bilatérales dans lesquelles la qualité
de l'État peut être prise en compte et lui être
opposée par l'autre État contractant. Mais cela peut
s'avérer beaucoup plus compliqué dans le cadre des traités
multilatéraux et particulièrement ceux dits «
d'intérêt général » en considération du
« principe de participation universelle »120 pour ce genre
de traités qui « portent sur la codification et le
développement progressif du droit international ou dont
112 CPJI, Colons allemands en Pologne,
avis consultatif du 10 septembre 1923, Série B, n°6, pp. 1, 22.
113 Journal officiel, n° L 84, 28
février 1990.
114 Accord de partenariat entre les membres
du groupe des Etats d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) et la
Communauté européenne et des Etats membres, signé à
Cotonou, le 23 juin 2000, Journal officiel, n° L 317, 15
décembre 2000.
115 Décision du Conseil ACP-UE du 28
juin 1996, citée in CJCE, Affaire Somalfruit SpA et Camar SpA c.
Ministero delle Finanze et Ministero del Commercio con l'Estero du 27
novembre 1997, C-369/95, Rec. I-6619, §9 - 11.
116 S/1999/882, Rapport du Secrétaire
général sur la situation en Somalie, 16 Août 1999,
§74.
117 Article 2, §7 de la Charte de Nations
Unies
118 S/Res/387 (1976) du 31 mars 1976 : «
Rappelant également le droit naturel et légitime de
chaque État, dans l'exercice de sa souveraineté, de demander
l'assistance de tout autre État ou groupe d'Etats, [...] »
119 S/Res/794 (1992) du 3 décembre
1992
120 MATHY D., « Participation universelle
aux traités multilatéraux », RBDI, Vol. VIII,
1972-1, pp. 529 - 567.
37
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
l'objet et le but intéressent la communauté
internationale dans son ensemble »121. Même dans un cadre
multilatéral, il serait préférable de primer la logique
qualitative sur la simple nécessité comptable de faire participer
le maximum d'Etats à la conclusion de ces traités. Car il va de
soi que seuls les Etats ayant satisfait aux pré-conditions
matérielles d'application de ces traités pourront contribuer
à leur effectivité. Les traités de protection des Droits
de l'Homme peuvent illustrer parfaitement ces propos. Il nous semble d'aucune
utilité de faire participer un État défaillant à la
conclusion d'un traité de protection des Droits de l'Homme quand on sait
par avance qu'un tel État pourra impunément n'en tenir aucun
compte ou ne disposera pas d'institutions efficaces pour en assurer
l'application122. En raison de l'objet et du but de ces
traités, il paraîtrait justifié de dépasser le
simple aspect formaliste qui milite pour une plus grande participation d'Etats
et d'en refuser ainsi l'adhésion aux Etats défaillants qui
n'offrent pas des garanties suffisantes pour en assurer le respect dans leur
ordre juridique.
Ces difficultés quant à l'action internationale
de l'État défaillant, ne se limitent pas qu'à sa seule
faculté de s'engager, elles peuvent aussi se traduire par son
incapacité à entretenir des relations diplomatiques et s'assurer
par la-même une visibilité internationale.
B. L'ineffectivité du droit de légation de
l'État défaillant
Le droit de légation est défini par J. Salmon
comme « le droit pour un État souverain d'envoyer et de recevoir
des agents diplomatiques »123. Selon la doctrine du droit
naturel, le droit de légation constitue, au même titre que le
droit de conclure des traités, le droit de guerre ou le droit de
légitime défense, un attribut fondamental de tout
État124. Mais étant donné que
l'établissement des relations diplomatiques suppose
nécessairement le consentement et le concours des deux
souverainetés intéressées125, ce droit se
décline dans la pratique plutôt comme une faculté, ou une
capacité reconnue aux Etats. Ainsi, même en situation de
défaillance, l'État conserverait toujours cette faculté
car à la différence de la guerre, la déliquescence,
même durable, des organes étatiques n'entraîne pas
systématiquement la rupture des relations diplomatiques ; bien qu'en
pratique, les Etats représentés dans ces Etats
121 Voir les discussions relations à
l'introduction d'un article 5bis dans le projet de Convention sur le droit des
traités, A/Conf.39/C.1/L/74 ; Pour plus de détails sur la
question Voir NAHLIK, H., « La Conférence de Vienne sur les droits
des traités », AFDI, 1969, pp. 24 et ss.
122 Dans le même sens, voir la critique
formulée par le Professeur A. PELLET à l'endroit de ceux qu'il
appelle les « droit-de-l'hommistes », PELLET, A., « «
Droit-de-l'hommisme » et droit international », discours
prononcé à l'occasion de la conférence
commémorative GILBERTO AMADO aux Nations Unies à Genève le
18 juillet 2000, disponible sur
http://www.alainpellet.eu/Pages/Articles.aspx
123 SALMON, J. (Sous la direction de),
Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant, 2001,
p. 375
124 ROUSSEAU, Ch., Droit international
public, Paris, Sirey, tome 1er, 1970, p. 29. Sur la
théorie des droits fondamentaux de l'État, voir Le Fur Louis,
« La théorie du droit naturel depuis XVIIIe siècle et la
doctrine moderne », RCADI, 1927, III, Vol. 18, pp. 263 - 439 ;
PILLET, A., Recherches sur les droits fondamentaux des Etats dans l'ordre
des rapports internationaux et sur la solution des conflits qu'ils font
naître, Paris, A. Pedone, 1899, p. 107
125 Article 2 de la Convention de Vienne du
18 avril 1961 sur les relations diplomatiques : « L'établissement
des relations diplomatiques entre Etats et l'envoi de missions diplomatiques
permanentes se font par consentement mutuel ».
38
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
défaillants aient dû rappeler leur personnel
diplomatique en raison du climat d'insécurité
générale qui y prévaut. Aussi, si l'État
défaillant peut légitimement jouir d'un droit de légation
en dépit de sa particularité, l'exercice effectif de ce droit
n'est toujours pas garanti. L'absence de gouvernement effectif, car, le plus
souvent dans ces Etats, plusieurs gouvernements établis sur une portion
du territoire national revendiquent la légitimité de l'action
internationale au nom de l'État défaillant, empêche l'envoi
des missions diplomatiques et l'entretien de véritables relations
diplomatiques avec les Etats étrangers. Dans le cas de la Somalie, par
exemple, le changement récurrent de gouvernement a entraîné
dans de nombreux Etats accréditaires la fermeture des ambassades de la
République de Somalie, faute de véritables lettres
d'accréditation de la part du nouveau gouvernement en place qui
autoriseraient les agents diplomatiques somaliens à continuer à
représenter valablement la Somalie. Par conséquent, les agents
diplomatiques somaliens dans les Etats étrangers verront leur
capacité d'action limitée et peuvent véritablement se
retrouver dans une insécurité juridique. A titre illustratif, le
juge britannique a dû limiter la capacité processuelle de
l'État somalien devant les tribunaux nationaux en refusant toute
représentativité à un ambassadeur, nommé par un
premier gouvernement qui ne contrôlait qu'une portion du territoire
national, au moment de l'exercice d'une action en réclamation du prix
d'une cargaison de riz non livrée : « the former government ofd
president Siad Barre had ceased to exist and Mrs Bihi has no accreditation or
authority from any other government [...J»126.
Le droit de légation des Etats défaillants est
non seulement privé d'effets dans le cadre des relations diplomatiques
bilatérales, il l'est également dans la représentation de
ces Etats auprès des organisations internationales ou régionales
dont ils sont membres. L'absence d'un gouvernement effectif dans un État
défaillant peut donc empêcher ce dernier de participer et de
défendre ses intérêts lors des travaux de ces organisations
internationales. C'est en effet le cas de la Somalie qui n'a pas eu de
représentation aux différentes sessions de l'assemblée
générale des Nations entre 1992 et 2000. En effet,
conformément à la procédure de vérification des
pouvoirs, au début de chaque session de l'AGNU, la Commission de
Vérification des Pouvoirs doit examiner de manière formelle
l'accréditation des représentants des Etats membres et
vérifier l'authenticité de l'autorité accréditante
(vérifier si l'accréditation a été donnée
par un chef d'État, un chef de gouvernement ou un ministre des affaires
étrangères, etc.)127. C'est ainsi qu'à
l'ouverture de la XLVIIe session, le dernier représentant de la Somalie
auprès de l'AGNU n'a pas pu justifier d'un véritable pouvoir de
représentation en raison de l'absence de toute autorité
gouvernementale du fait des circonstances politiques qui ont suivi le
renversement du président de la Somalie Mohamed Siad Barré en
1991. Ce fut le premier cas de vacance de siège dans toute l'histoire de
l'AGNU et il est à différencier des situations
précédentes du Rwanda, de la Sierra Leone et du Liberia dont les
pouvoirs ont été jugés réguliers par la Commission
de vérification des pouvoirs, en dépit des troubles politiques
que connaissaient ces pays128. Dans le cas somalien, aucun pouvoir
n'a été présenté, entre 1992 et 2000,
empêchant ainsi la Somalie d'avoir une
126 British High Court, Queen's Bench
Division, Somalia v. Woodhouse Drake & Carey, 13 mars 1992, The weekly Law
Report, 6 novembre 1992, p. 744, citée par CAHIN G., op. cit.,
p. 187.
127 Article 27 du Règlement
intérieur de l'AGNU
128 Voir SHRAGA, D., « La qualité
de membre non représenté : le cas du siège vacant »,
AFDI, 1999, pp. 649 - 664.
39
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
représentation permanente auprès de l'ONU. Sa
seule présence dans l'organisation internationale se réduit
à une plaque portant son nom dans la salle de l'AGNU et dans les autres
salles de conférence, faute de gouvernement habilité à
désigner une personne autorisée à occuper cette place.
En somme, l'État défaillant, en raison des
difficultés matérielles inhérentes à sa situation,
peut être paralysé dans l'exercice effectif des attributs que lui
confère son statut d'État en droit international. Car ces
attributs lui sont reconnus de droit par la personnalité juridique dont
il dispose et encore plus par l'égalité de souveraineté
qu'il partage avec ses pairs, deux éléments qui lui garantissent
sa qualité d'État en dépit de sa défaillance.
Paragraphe 2 : la protection de la qualité
d'Etat de l'État défaillant
L'État défaillant en dépit de ses
vicissitudes n'en demeure pas moins un État au sens juridique du terme.
Un État dont l'existence est protégée par sa
personnalité juridique internationale (A) et dont la souveraineté
doit être préservée (B) au même titre que tous les
autres Etats.
A. Une personnalité juridique internationale
protégée
D'une manière générale, la
personnalité juridique peut être entendue comme « le fait
d'être capable d'avoir des droits et des obligations juridiques dans un
système de droit donné ou, en d'autres termes, d'être le
destinataire direct des règles de ce système
»129. Ainsi, dans l'ordre juridique international, la
personnalité juridique internationale désigne concrètement
le statut légal des sujets du droit international qui sont
dépositaires de la capacité de recevoir des droits et de
contracter des obligations en droit international. Cette personnalité
juridique internationale renvoie en définitive à la possession de
droits et devoirs découlant du droit international et à la
capacité à les exercer ou à en être responsable en
cas d'inobservation. L'État, sujet par excellence de cet ordre
juridique, dispose de toute évidence de cette personnalité
juridique internationale même s'il ne possède que l'un de ces
droits et devoirs130. De l'avis de la CIJ, la personnalité
juridique internationale peut être conférée à une
entité (État ou organisation internationale) par le consentement
des personnes juridiques internationales existantes, soit par une
reconnaissance expresse ou une reconnaissance impliquée et donc
tacite131. Cela suppose en effet que pour acquérir la
personnalité juridique
129 BEDJAOUI, M., Droit international. Bilan
et Perspectives, Paris, A. Pedone, Tome 1, 1991, p. 23
130 CIJ, Affaire relative aux droits des
ressortissants des Etats Unis d'Amérique au Maroc, arrêt du
27 août 1952, Rec. CIJ, 1952, p. 185 « [...] le Maroc, même
sours le protectorat, a conservé sa personnalité d'État en
droit international ».
131 CIJ, Réparation des dommages
subis au service des Nations Unies, avis consultatif, 11 avril 1949, Rec.
CIJ, 1949, p. 174
40
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
internationale, l'État postulant aura
démontré auprès des membres existants, jusque là
auteurs des règles de droit et responsables de leur application, sa
capacité à assumer les droits et obligations qui découlent
de l'ordre juridique international. C'est pourquoi, ayant acquis la
personnalité juridique internationale, l'État peut la conserver
aussi longtemps qu'elle possédera les moyens d'en assumer les
conséquences. Dans une telle configuration, il peut sembler difficile
pour un État défaillant, déstructuré, de pouvoir
prétendre encore à la personnalité juridique
internationale. Ce n'est cependant pas encore le cas en droit international.
L'exemple somalien illustre une nouvelle fois de façon pertinente le
paradoxe entre le maintien de la personnalité juridique internationale
des Etats défaillants et leur déliquescence avérée.
En effet, après plusieurs années de crises politiques à
répétition, la Somalie était encore, il y a quelques
années, « le seul pays au monde à ne pas avoir de
gouvernement national et dans lequel les fonctions incombant d'ordinaire
à un État (...) ne sont plus assurées
»132. Pourtant, la disparition définitive de la Somalie
en tant qu'État n'a jamais été validée, son
existence, au contraire, continue d'être approuvée par la pratique
de l'ONU. Le conseil de sécurité a toujours invité, entre
1992 et 1994, le chargé d'affaires somalien à assister aux
débats du conseil concernant son pays133. Les organes et
institutions de l'ONU ont aussi, dans leur pratique, continué à
affirmer l'existence de la personnalité juridique de la Somalie. Cette
dernière est membre de la Commission des Droits de l'Homme
jusqu'à la fin de son mandat en 1992. Par conséquent, la Somalie
n'a donc jamais perdu sa qualité d'État membre de l'ONU. La
présence symbolique de sa plaque dans la salle de l'AGNU peut de
surcroît en témoigner.
En outre, la protection de la personnalité juridique de
la Somalie se reflète dans les efforts sans cesse soutenus de la
communauté internationale à limiter la déliquescence de
son autorité et à rétablir la paix dans le pays. Cela se
concrétise par l'organisation de nombreuses conférences
nationales de réconciliation, d'abord au plan régional par les
Etats voisins, et à l'échelle internationale par l'intervention
humanitaire des autres Etats sous les auspices de l'ONU avec les interventions
des « casques bleus »134. Cette volonté de la
communauté internationale de maintenir la Somalie unie en tant
qu'État se manifeste aussi par l'absence de reconnaissance d'autres
Etats en faveur de la collectivité sécessionniste du Somaliland.
Ces recours de la communauté internationale au chevet de la Somalie et
de bien d'autres Etats défaillants témoignent de la
nécessité de la protection de la qualité d'État de
ces entités, en dépit de leur déliquescence, et suffisent
aussi à prouver qu' « une fois la situation juridique d'État
constituée, le droit international lui assure une certaine permanence,
indépendamment de la vérification effective des conditions »
à remplir pour bénéficier du statut
d'État135. L'État défaillant
bénéficie aussi de cette protection au regard de l'un de ses
principaux attributs, à savoir sa souveraineté.
132 S/1999/882, Rapport du Secrétaire
général sur la situation en Somalie, 16 août 1999,
§63.
133 S/23445 du 20 janvier 1992 in Répertoire de la
pratique du Conseil de Sécurité - Supplément 1989 - 1992,
p. 647.
134 Dans la période 1992 - 1995, on peut compter deux
opérations des Nations Unies en Somalie : ONUSOM I (1992 - 1993) et
ONUSOM II (1993 - 1995).
135 RUIZ FABRI H., « Genèse et disparition de
l'État à l'époque contemporaine », AFDI,
1992, pp. 153 - 178, précisément p. 162.
41
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
B. Une souveraineté de jure
protégée
Il s'agit ici de la souveraineté dans sa conception
négative i.e la souveraineté internationale de l'État qui
implique sa non-soumission à une autorité
considérée comme lui étant supérieure dans l'ordre
international et qui détiendrait une puissance légale envers lui.
Vue sous cet angle, la souveraineté internationale ne diffère en
rien de la notion d'indépendance, situation de fait « qui permet
à une collectivité de prétendre à la qualité
d'État » et dont la souveraineté internationale ne serait
qu'une « formalisation légale »136. Ainsi, dans une
représentation chronologique de la création d'un État,
c'est donc la réalisation d'une indépendance effective qui
détermine l'acquisition de la souveraineté internationale.
Cependant, ce postulat semble n'avoir pas été
appliqué dans le processus de création de nombreux Etats,
catalogués aujourd'hui comme défaillants137.On peut
remarquer dans le processus de création de ces Etats défaillants
un retournement du processus d'acquisition de la souveraineté qui s'est
traduit par « la reconnaissance de la qualité d'État
souverain à des entités dépourvues d'autorités
gouvernementales effectives [...], et ce sur la base du droit à
l'autodétermination [...] » et cela a conduit à « faire
de l'indépendance formelle la base de la souveraineté
»138. De ce fait, certains auteurs notamment les laudateurs de
la théorie de la dualisation de la souveraineté139
remettent en cause la souveraineté internationale de ces Etats
défaillants considérés comme des « Etats des Nations
Unies »140. Mais contrairement à la doctrine, la
pratique des Etats et notamment au niveau de l'ONU semble légitimer ce
cheminement inverse vers l'acquisition de la souveraineté. Les efforts
de la communauté internationale à protéger la
souveraineté de tous ses membres et, en particulier, celle des Etats
défaillants, en sont la manifestation. Cette volonté de
protection se caractérise d'abord par la consécration du principe
de non-intervention dans les affaires intérieures des Etats quels qu'ils
soient, défaillants ou « forts ». Dans le droit des Nations
Unies, ce principe découle de l'alinéa 7 de l'article 2 de la
Charte141 et sera plus tard élevé par l'AGNU au rang
de principe fondamental touchant les relations amicales et la
coopération entre les Etats dans sa déclaration du 24 octobre
1970142. Dans la même veine, la CIJ dans l'affaire des
activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre
celui-ci (Nicaragua c. Etats Unis) va considérer ce principe comme
une règle « absolue et sacrée » dont «
l'inobservation pourrait avoir des conséquences désastreuses et
causer d'indicibles souffrances à l'humanité
»143.
136 COMBACAU J. et SUR S., op. cit. p.
235
137 Notamment les Etats issus de la
décolonisation et de la décommunisation (Voir supra
Chapitre 1).
138 MOUTON J. - D., « L'État
selon le droit international : diversité et unité » in
S.F.D.I., L'État souverain à l'aube du XXIe
siècle, Paris, A. Pedone, 1994, pp. 79 - 106, 89.
139 Voir JACKSON R., « Quasi - States,
dual regimes and neoclassical theory : international jurisprudence and the
third world », International Organization, Vol. 41, n°4,
(Autumn 1987), pp. 519 - 549, disponible sur
http://www.jstor.org/stable/2706757
(Consulté le 14 juillet 2012)
140 VERHOEVEN J., « L'État et
l'ordre juridique international », RGDIP, 1978, pp. 749 - 774,
141 Cette disposition se lit comme suit :
«Aucune disposition de la présente Charte n'autorise les Nations
Unies à intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement
de la compétence nationale d'un État [...] ».
142 Résolution 2625 (XXV),
déclaration relative aux principes du droit international touchant les
relations amicales et la coopération entre les Etats conformément
à la Charte des Nations Unies, A/8082, 24 octobre 1970.
143 CIJ, Aff. des Activités
militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c.
Etats Unis d'Amérique, fond) du 27 juin 1986, Rec. CIJ, 1986,
p. 211.
42
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
C'est donc à ce titre que le conseil de
sécurité n'a cessé de rappeler à tous les Etats de
« s'abstenir d'intervenir militairement en Somalie et que le territoire
somalien ne doit pas servir à compromettre la stabilité dans la
sous-région »144. En dépit de l'état de
déconfiture des Etats défaillants, les autres Etats se doivent de
respecter leur souveraineté, leur intégrité territoriale
ainsi que leur indépendance politique. Le conseil de
sécurité se porte ainsi garant du respect des principes cardinaux
qui découlent de la souveraineté des Etats défaillants. Il
le rappellera dans de nombreuses résolutions prises sur la situation en
Somalie comme sur celle de bien d'autres Etats en
déliquescence145. Ainsi, toute intervention internationale
dans un État défaillant devrait s'effectuer dans le strict
respect des règles traditionnelles du recours à l'emploi de la
force résultant du droit et de la pratique de l'ONU. Une telle
intervention, à défaut d'avoir été
sollicitée par l'État défaillant lui-même, faute de
gouvernement effectif146, doit être justifiée par une
situation d'extrême détresse147 ou par l'état de
nécessité148 de mener une telle action de protection
des personnes civiles en péril de mort. A ce titre, on pourrait
s'interroger sur la légalité de l'intervention américaine
en Afghanistan à la suite des attentats du 11/9 ou encore des frappes de
l'armée américaine sur Mogadiscio contre des factions terroristes
présumées alliées d'Al-Quaida dans la région. A
tout le moins, l'incapacité de ces Etats à lutter efficacement
contre ces mouvements terroristes, en raison de leur défaillance,
pourrait expliquer ces interventions armées qui assurément ne
s'inscrivent dans un aucun cadre légal et violent par conséquent
la souveraineté de ces Etats défaillants. Se pose alors la
question de l'effectivité de cette souveraineté au regard des
obligations internationales incombant à ces Etats et, de manière
générale, de leur capacité à appliquer le droit
international.
Section 2 : L'applicabilité du droit
international par les Etats défaillants : un
régime à inventer
Du point de vue de la technique juridique, le régime
statutaire des Etats défaillants ne se différencie d'aucune
façon de celui des autres Etats. Par conséquent, si l'État
défaillant, en dépit de sa particularité, peut jouir des
droits qui découlent de son statut, l'application des obligations
internationales qui lui incombent, en tant que sujet à part
entière du droit international, peut, par contre, se
révéler très problématique. En effet, la
défaillance étatique peut sérieusement remettre en cause
le respect par l'État défaillant de ses obligations
internationales (Paragraphe 1). A ce niveau, il faudrait remarquer que
l'unité du droit international sur le régime statutaire qui lui
est reconnu ne résiste pas dans la recherche des
144 S/PRST/2001/1, Déclaration du président du
Conseil de Sécurité sur la situation en Somalie, 11 janvier 2001,
disponible sur
http://urls.fr/5rh (Consulté le
14 juillet 2012)
145 S/RES1519 (2003) du 16 décembre 2003
146 S/RES/387 (1976) du 31 mars 1976
147 Article 24 du projet d'articles de la CDI sur la
responsabilité des Etats, Annexe de la résolution AGNU/26/83 du
12 décembre 2001
148 Article 25 du projet d'articles de la CDI sur la
responsabilité des Etats, Annexe de la résolution AGNU/26/83 du
12 décembre 2001
43
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
conséquences juridiques qui découlent de la
violation de ces obligations internationales, notamment sur le terrain du droit
de la responsabilité internationale (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : L'État défaillant face
à ses obligations internationales
En règle générale, L'État
défaillant, privé d'organes exécutifs,
momentanément ou de façon chronique, se trouve dans
l'impossibilité d'exécuter ses obligations internationales
lato sensu à savoir les obligations conventionnelles ou
coutumières découlant du droit international. Mais dans les
développements qui vont suivre, seules les obligations conventionnelles
retiendront notre attention. En effet, en l'état actuel du droit
international, la défaillance étatique n'est pas
considérée comme une circonstance d'extinction, de retrait ou de
suspension de l'exécution des traités. Il serait alors
intéressant de voir comment le droit international appréhende la
défaillance étatique dans l'exécution des obligations
résultant des traités internationaux (A). Et pour donner plus de
visibilité à cette analyse, nous nous intéresserons
à la problématique de l'application des obligations du droit
international humanitaire et du droit international des droits de l'homme dans
les Etats défaillants (B).
A. L'exécution des obligations conventionnelles par
les Etats défaillants
Pour déterminer de quelle manière la
défaillance étatique peut impacter l'exécution des
traités, il importe de préciser au préalable le statut de
ces traités au regard de la situation de défaillance
étatique. Il faudrait dire à ce sujet que la défaillance
étatique ne remet absolument pas en cause le principe de la
continuité de l'État. Par conséquent, la
sécurité juridique des relations conventionnelles est
protégée par ce principe de continuité de l'État.
C'est pourquoi après une Révolution ou un changement de
gouvernement, un État ne peut pas déclarer ne pas être
lié par les traités qui ont été signés et
ratifiés par le gouvernement précédent. De la même
manière, une situation de défaillance, qu'il s'agisse d'une
simple situation momentanée de désordre institutionnel ou une
anarchie chronique dans les institutions gouvernementales, n'entraîne pas
une extinction des obligations conventionnelles qui continuent de lier
l'État défaillant. A titre d'exemple, la charte somalienne de
transition de 2001 réaffirme l'adhésion de la Somalie aux
traités internationaux conclus par tous les gouvernements
précédents149. Mais si la défaillance
étatique n'éteint pas les obligations conventionnelles qui lient
l'État défaillant, leur application demeure cependant
extrêmement dépendante de l'existence de structures
étatiques efficaces. Le respect du principe de la pacta sunt
servanda150 qui préside à l'exécution des
obligations conventionnelles implique l'existence d'organes étatiques
forts dont ne disposent pas les Etats défaillants. Il faudrait
149 Article 3 de la Charte Nationale de
Transition citée par la Commission des Nations Unies pour les droits de
l'homme dans son rapport sur la situation des droits de l'homme en Somalie,
Doc. E/CN/2001/105, 13 mars 2001.
150 Article 26 de la Convention de Vienne sur le
droit des traités.
44
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
alors déterminer le régime juridique pouvant
régir les obligations conventionnelles incombant aux Etats
défaillants. A ce sujet, la défaillance étatique pourrait
être perçue comme un des cas exceptionnels prévus par la
règle rebus sic stantibus de l'article 62 de la Convention de
Vienne. Toutefois les juridictions internationales n'ont pas une
interprétation uniforme de l'assimilation de la défaillance
étatique à un changement fondamental de circonstances en vertu de
la clause rebus sic stantibus. En 1997, la CIJ dans l'affaire
Projet Gabcikovo - Nagymaros151, avait écarté
les prétentions de la Hongrie, fondées entre autres, sur le
changement des conditions politiques en Europe centrale entre 1977 et 1989.
Tandis que dans l'affaire A. Racke GmbH & Co152 de
1998, la CJCE avait, quant à elle, considéré la
dissolution de la Yougoslavie et la situation de guerre qui a prévalu
dans la région comme un changement fondamental des circonstances
justifiant la suspension puis la dénonciation par la Communauté
Européenne d'un accord la liant à cet État. En effet,
cette position de la CJCE pourrait se justifier par le fait que l'existence de
structures gouvernementales en état de marche est indispensable à
l'exécution des obligations conventionnelles, partant, leur
défaillance pourrait être à juste titre
considérée comme un changement fondamental de circonstances
pouvant justifier l'inexécution des traités. Cependant, cette
approche ne saurait être généralisée en raison de la
difficulté à saisir le processus de la défaillance
étatique. De ce fait, considérer la défaillance
étatique comme une circonstance rentrant dans le cadre de la
règle rebus sic stantibus ne contribuerait qu'à
augmenter l'insécurité juridique dans l'application des
obligations résultant des traités conclus avec les Etats
défaillants. Néanmoins, la défaillance étatique
pourrait être assimilée à un cas de force majeure qui,
à défaut de justifier l'extinction des obligations
conventionnelles incombant aux Etats défaillants, pourrait devenir une
circonstance excluant la responsabilité internationale de l'État
défaillant.
En définitive, les dispositions relatives à la
non-application des traités se révèlent en l'état
insatisfaisantes pour s'appliquer à la particularité de la
défaillance étatique. Cette situation justifierait alors la
nécessité d'inventer un régime juridique spécifique
applicable aux Etats défaillants dans leurs relations conventionnelles
bilatérales ou multilatérales. Cette urgence est encore beaucoup
plus manifeste face aux difficultés qu'éprouvent les Etats
défaillants dans l'application des traités de droits de l'homme
et de droit international humanitaire.
B. L'exécution des obligations découlant du
droit international humanitaire et du droit international des droits de
l'homme
Si ces deux corps de règles partagent essentiellement
de nombreux points communs en raison de leur finalité, les
difficultés que rencontrent les Etats défaillants dans leur
application se situent dans des cadres légèrement
différents.
151 CIJ, Projet Gabcikovo - Nagymaros
(Hongrie c. Slovaquie), arrêt du 25 septembre 1997, CIJ
Rec. 1997, pp. 3, 64, §104.
152 CJCE, A Racke Gmbh & co. V. Hauptzollamt
Mainz, arrêt du 16 juin 1998, C-162/96, Rec. I-3655
45
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Pour ce qui est des règles du droit international des
droits de l'homme (ci-après DIDH), il faudrait dire que leur
caractère objectif, non réciproque et universel font que leur
application ne tient aucun compte de la qualité des Etats qui en sont
chargés. En effet, les traités de droits de l'homme ont cette
particularité de rendre l'État débiteur d'une obligation
dont est créancier l'individu placé sous sa juridiction. En vertu
des traités de protection des droits de l'homme dont est partie
l'État, ce dernier devient le principal garant des droits dont
bénéficie sa population. L'État est donc la
véritable « raison d'être » des traités de
protection des droits de l'homme153. Et pour assurer efficacement ce
rôle, l'État doit disposer d'organes suffisamment forts afin
d'apporter une protection maximale aux droits garantis. Cependant, comme a du
le constater la Commission des droits de l'homme, les Etats défaillants,
à l'instar de la Somalie et de l'Afghanistan, ne disposent pas d'une
administration à même de respecter et de protéger ces
droits et, par conséquent, leur adhésion aux instruments de
protection des droits de l'homme n'auront aucun effet pratique154.
Or, l'une des particularités des traités de droits de l'homme
réside dans le fait que leur application n'autorise aucune suspension
même en période de crise grave du moins en ce qui concerne un
noyau dur de droits dont la protection est rendue incompressible155.
Ce principe a été aussi consacré par l'article 60 §5
de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités qui exclut
la possibilité de suspendre en conséquence de leur violation,
l'application des « dispositions relatives à la protection de la
personne humaine contenues dans des traités de caractère
humanitaire ». La CIJ, pour sa part, a érigé ce principe au
rang d'un « principe juridique général »156
rendant ainsi impossible la suspension des traités de droits de l'homme
dans les situations de défaillance étatique, comme pourraient
l'être les autres traités interétatiques. D'ailleurs, le
simple fait que ces Etats soient157 régulièrement
conviés à participer aux séances de travail des organes de
contrôle des traités de droits de l'homme, vient aussi confirmer
que l'application de ces traités n'était pas suspendue, en
dépit de nombreuses violations souvent constatées.
Mais si la défaillance étatique n'entraîne
pas la suspension des obligations résultant des traités de droits
de l'homme, leur applicabilité n'en demeure pas moins un
véritable défi pour les Etats défaillants. En effet, dans
les Etats défaillants, l'État n'est pas toujours le seul agent
transgresseur des règles de DIDH. Il est très souvent
concurrencé en cela par le rôle sinistre joué par les
milices et les différents groupes armés qui sont souvent à
l'origine des violations graves et massives des droits de l'homme dans les
Etats défaillants. Ainsi, la difficulté pour l'État
défaillant d'assurer l'application des traités de droits de
l'homme se trouve encore accrue par le fait que ces entités « ne
sont pas, à strictement parler,
153 MUTUA M., « Savages, victims, and saviors : the
metaphor of Human Rights», Harvard International Law Journal,
Vol. 42, n°1, Winter 2001, pp. 201 - 245, 203.
154 Rapport sur la situation des droits de l'homme en Somalie,
E/CN.4/2001/105 du 13 mars 2001. Voir aussi pour la Somalie le Rapport de
l'expert indépendant sur la situation en Somalie, E/CN.4/1994/77/Add.1,
§22 et pour l'Afghanistan celui du rapporteur spécial pour
l'Afghanistan, E/CN.4/1994/53, §44.
155 Toutes les conventions de protection des droits de l'homme
consacrent une liste de droits indérogeables en tout temps dont certains
ont acquis la valeur de jus cogens, voir par exemple article du pacte
international relatif aux droits civils et politiques et l'article 14 al 2 de
la Convention européenne des droits de l'homme.
156 CIJ, Conséquences juridiques pour les Etats de la
présence continue de l'Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain)
nonobstant la résolution 276 (1970) du conseil de
sécurité, avis consultatif du 21 juin 1971, CIJ
Rec. 1971, pp. 47, §96.
157 UN Doc. A/50/18, Report of the Committe on the Elimination
of Racial Discrimination, 22 september 1995, §593 - 596
46
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
juridiquement tenues de respecter les dispositions des
instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme qui sont des
instruments adoptés par des Etats, auxquels seuls des Etats peuvent
officiellement adhérer ou que seuls des Etats peuvent ratifier » ;
par conséquent « les mécanismes de surveillance
établis en vertu de ces instruments ne sont pas habilités
à contrôler les activités de ces groupes ni à
prendre des mesures après avoir pris connaissances de rapports les
concernant »158.
Ces mêmes difficultés d'applicabilité des
règles du DIDH apparaissent également dans le champ d'application
des règles du droit international humanitaire (ci-après DIH).
Mais à la différence des règles de DIDH, les règles
du DIH lient non seulement les Etats mais également les entités
non étatiques qui participent aux conflits qui sont souvent à
l'origine de la défaillance étatique. De fait, l'article 3,
commun aux quatre conventions de Genève du 12 août 1949, imposent
aux parties à un conflit armé non international le respect de
certaines règles minimales du DIH. Mais toute la difficulté
d'application de ces règles à un État défaillant
réside dans la qualification de ces « parties au conflit ». De
manière générale, pour avoir la qualité de «
partie au conflit », un groupe armé doit présenter un
certain degré d'organisation et disposer d'un commandement responsable
qui pourra être tenu responsable de l'application des règles du
DIH pendant le conflit159. Cette condition d'organisation,
indispensable à la satisfaction de la compétence rationae
materiae des conventions de Genève sur le DIH, ne saurait
être vérifiée au niveau des groupes armés en conflit
dans les Etats défaillants. Il peut parfois aussi se
révéler difficile d'établir une distinction entre les
belligérants et les civils car ces derniers deviennent souvent la cible
directe des combats. De ce fait, il peut techniquement s'avérer
difficile, voire impossible, de qualifier de tels groupes armés de
« parties au conflit » afin de leur appliquer les règles du
DIH. Toutefois, la pratique du conseil de sécurité, dans le cadre
des conflits en Somalie et au Sierra Leone, a permis de dégager une
conception presque coutumière des « parties au conflit » dans
les Etats défaillants. Le conseil de sécurité, dans
plusieurs résolutions, a retenu l'appellation « parties au conflit
» pour qualifier les groupes armés en conflit dans ces Etats
défaillants160. Cet assouplissement dans la qualification de
ces groupes armés vise essentiellement à faire entrer leur
agissement dans le cadre de la compétence matérielle des
règles du DIH. Pour paraphraser la CIJ, ceci en raison des «
considérations élémentaires d'humanité
»161 qui inspirent ces règles et qui doivent s'appliquer
même aux acteurs des conflits armés non internationaux ayant lieu
dans les Etats défaillants et qui ne rentrent pas toujours dans le champ
des conditions de conflictualité posées par les conventions de
Genève de 1949 et leurs différents protocoles additionnels.
158 Rapport du Secrétaire Général
à la commission des droits de l'homme, règles humanitaires
minimales, E/CN.4/1998/87, 5 janvier 1998, §59
159 Article 1 du Protocole II additionnel aux conventions de
Genève relatif à la protection des victimes dans un conflit
armé non international, Genève le 8 juin 1977, entré en
vigueur le 7 décembre 1978.
160 Sur le Libéria SC/RES/788 du 19 novembre 1992 et sur
la Somalie SC/RES/814 du 26 mars 1993
161 CIJ, Activités militaires et paramilitaires au
Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats Unis d'Amérique),
arrêt du 27 juin 1986, CIJ Rec. 1986, p. 114, §218 ; CIJ,
Aff. Détroit de Corfou (Fond), arrêt du 9 avril 1949, CIJ
Rec. 1949, p. 22, § 215.
47
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Il apparait ainsi de manière incontestable que la
défaillance étatique ne permet pas aux Etats d'honorer leurs
obligations primaires en particulier celles découlant du DIDH et du DIH.
Mais qu'en est-il des obligations secondaires ?
Paragraphe 2 : Les règles régissant les
violations des obligations internationales
Il s'agira dans cette partie d'analyser les relations de
l'État défaillant avec le corps des règles qui
régissent les conséquences de son action consistant en la
violation d'une obligation internationale. Mais bien plus que la seule
violation d'une obligation internationale, il serait intéressant
d'examiner ici l'applicabilité du régime juridique de la
responsabilité internationale aux situations de défaillance
étatique. Car, sujet incontesté du droit international et
bénéficiant du même régime statutaire que tous les
autres Etats, l'État défaillant doit aussi être comptable
de son action dans l'ordre juridique international. Le corollaire
nécessaire du droit étant la responsabilité, celle de
l'État défaillant sera engagée si un fait
internationalement illicite lui est attribuable (A). Mais cette condition,
l'une des plus essentielles162 d'engagement de la
responsabilité internationale des Etats peut a priori être
difficilement remplie par un État défaillant qui souvent ne
dispose pas d'une véritable structure gouvernementale à qui il
pourrait être attribué la violation d'une obligation
internationale. Par contre, la situation de défaillance étatique
pourrait bien être considérée ici comme une circonstance
excluant l'illicéité de l'action de l'État
défaillant (B).
A. L'attribution d'un fait internationalement illicite
à l'État défaillant
En matière de responsabilité internationale, la
règle générale est donc que le seul comportement
susceptible d'engager la responsabilité internationale de l'État
est celui qui peut lui être attribué, c'est-à-dire celui de
ses organes de gouvernement ou celui d'autres entités qui ont agi sous
la direction, à l'instigation ou sous le contrôle de ces organes,
en qualité d'agents de l'État163. Cette approche
objective de la responsabilité internationale, adoptée par la
CDI, vise donc à limiter la responsabilité de l'État
à un comportement qui l'engage directement (par le canal de ses agents)
et à établir aussi l'autonomie des personnes privées qui
agissent pour leur propre compte et dont les agissements, sans lien avec une
entité publique, peuvent avoir une « portée internationale
»164. Cette définition des critères d'attribution
d'un fait internationalement illicite (ci-après fii) ne saurait
être appliquée aux
162 Rapport de la Commission de droit
international à l'Assemblée Générale sur les
travaux de sa cinquante-troisième session,
A/CN.4/SER.1/2001/Add.1(Part2), p. 39
163 Article 4 du Projet d'article de la CDI
sur la responsabilité des Etats, Annexe de la Résolution
A/RES/56/83, du 28 janvier 2002 ; Sur l'attribution d'un fait
internationalement illicite à un État de manière
générale voir CONDORELLI L., « L'imputation à
l'État d'un fait internationalement illicite : solutions classiques et
nouvelles tendances », RCADI, 1984-VI, Martinus Nijhoff
Publishers, Dordrecht/Boston/London, 1988, t. 189, p. 19 - 216.
164 Article 1 du Statut de Rome de la Cour
Pénale Internationale, A/CONF.183/9 du 17 juillet 1998
48
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Etats défaillants dont le principal symptôme est
l'absence d'organes officiels qui pourraient répondre internationalement
d'un fait internationalement illicite attribué à l'État
défaillant. Il faudrait alors rechercher ailleurs, dans le projet
d'articles de la CDI, des dispositions susceptibles de retenir la
responsabilité internationale d'un État en dépit de sa
défaillance.
Dans ce contexte, l'article 9 dudit projet pourrait
s'appliquer avec succès. En effet, cette disposition intitulée
« comportement en cas d'absences ou de carence des autorités
officielles », attribue à l'État le comportement d'un groupe
de personnes qui « exerce en fait des prérogatives de puissance
publique en cas d'absence ou de carence des autorités officielles et
dans des circonstances qui requièrent l'exercice de ces
prérogatives ». D'après le commentaire du projet
d'articles165, cette disposition vise en particulier un cas
exceptionnel à la suite d'une révolution, d'un conflit
armé, d'une occupation étrangère où des forces
irrégulières prennent la place des autorités officielles
empêchant ces dernières d'exercer leurs fonctions dans un domaine
ou un endroit précis. Plus loin dans le commentaire de son projet
d'article, la CDI précise aussi que ces situations envisagées
supposent « l'existence d'un gouvernement officiel et d'un appareil
d'État dont des irréguliers prennent la place ou dont l'action
est complétée dans certains cas ». A travers cette
dernière précision, la CDI semble viser davantage des situations
plus transitoires que celles qui caractérisent l'état de
défaillance. Dans ces conditions, il sera difficile d'attribuer à
l'État le comportement des groupes armés qui, pourtant,
contrôlent effectivement une partie du territoire de l'État
défaillant et y exerce aussi des prérogatives de puissance
publique comme c'est le cas, en Somalie du somaliland qui est sous le
contrôle des milices du Somalian National Movement (SNM) depuis les
années 1980 et du Puntland passé depuis la fin des années
1990 sous le contrôle des éléments du Somalian Salvation
Democratic Front (SSDF).
En revanche, l'article 10 du projet d'articles qui
régit le comportement des mouvements insurrectionnels pourrait
s'appliquer aux cas de défaillance étatique dont de tels
mouvements sont souvent à l'origine. Mais afin d'attribuer un fii
à un mouvement victorieux devenu le nouveau gouvernement d'un
État défaillant, il faudrait au préalable réussir
à qualifier de mouvement insurrectionnel. Or, la CDI, dans son projet
d'article, ne fournit ni la définition du mouvement insurrectionnel ni
les critères permettant de qualifier un mouvement comme tel.
Au vu de tous ces éléments, on peut remarquer
que dans son projet d'articles, la CDI n'a pas tenu grand compte de la
défaillance étatique dans la codification du régime
juridique de la responsabilité internationale des Etats. C'est pour
cette raison que les différentes dispositions du projet d'articles
peinent à s'appliquer véritablement aux Etats défaillants.
Mieux encore, dans l'économie générale du projet
d'articles, la défaillance étatique peut être
considérée comme une circonstance excluant
l'illicéité.
165 Projet d'articles sur la
responsabilité de l'État pour fait internationalement illicite et
commentaires y relatifs, Annuaire de la CDI, 2001, Vol. II, p. 117
49
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
B. La défaillance étatique, une
circonstance excluant l'illicéité ?
En droit de la responsabilité internationale, une
circonstance excluant l'illicéité est une situation ayant une
valeur d'exception ou de justification qui vient dédouaner l'État
de sa responsabilité qui serait pourtant effectivement fondée sur
la violation d'une obligation internationale. Dans le chapitre V de son projet
d'articles, la CDI a défini six circonstances excluant
l'illicéité d'un fait qui serait pourtant internationalement
illicite et qui serait attribué à un État. Il s'agit du
consentement (art 20), de la légitime défense (art 21), des
contre-mesures (art 22), de la force majeure (art 23), de la détresse
(art 24) et de l'état de nécessité (art 25).
Parmi toutes ces circonstances, la défaillance
étatique peut être assimilée à un cas de force
majeure définie par le projet d'articles de la CDI comme « la
survenance d'une force irrésistible ou d'un évènement
extérieur imprévu qui échappe au contrôle de
l'État et induit qu'il est matériellement impossible,
étant donné les circonstances, d'exécuter l'obligation
»166. La force majeure, dans le projet d'articles, va
au-delà de la simple impossibilité d'exécuter un
traité167 car les circonstances dans lesquelles la force
majeure peut être invoquée s'étendent jusqu'à la
perte de contrôle d'une partie du territoire de l'État, suite
à une insurrection ou à la dévastation d'une zone
engendrée par des opérations militaires conduites par un
État tiers168. Ainsi, l'État défaillant, en
proie à un conflit armé et ayant perdu le contrôle d'une
partie de son territoire, ne peut donc pas être tenu responsable des
dommages résultant de son incapacité matérielle à
prévenir les actes des particuliers ou encore à en assurer la
répression, conformément à son obligation de diligence.
Cependant, l'application de la force majeure à une
situation de défaillance étatique pourrait être compromise
par les dispositions du paragraphe 2 du même article 23. En effet, en
vertu de cette disposition, l'État défaillant ne pourra pas
s'exonérer de sa responsabilité en invoquant une force majeure
lorsque cette dernière est due soit uniquement soit en conjonction
d'autres facteurs à son propre comportement. De fait, même si de
multiples causes structurelles et conjoncturelles peuvent expliquer la
défaillance étatique, il faudrait indiquer que les
décisions unilatérales prises en toute souveraineté par
les autorités d'un État, avant son processus de
désintégration, peuvent aussi rentrer en ligne de compte. Ces
décisions unilatérales, les choix de politique
opérés peuvent constituer la « contribution » des
gouvernants des Etats défaillants à l'effondrement de l'appareil
d'État et à la décomposition du pays. On pourrait alors
considérer que l'État défaillant a contribué d'une
manière ou d'une autre à la survenance de la circonstance qui a
rendu impossible l'exécution de ses obligations internationales.
166 Article 23, projet d'articles de la CDI sur la
responsabilité des Etats, A/RES/56/83, 12 décembre 2001
167 Annuaire de la Commission du Droit International, 1966, vol.
II, p. 278
168 Rapport de la Commission à l'Assemblée
générale sur les travaux de sa cinquante-troisième
session, ACDI, 2001, Vol. II, p. 81
50
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Partie 2 : L'État défaillant, un concept
opératoire en droit international
S'il peut être établi que le concept
d'États défaillants a servi de manière théorique
à décrire et expliquer la crise de l'État, il est par
contre assez difficile de démontrer l'utilité
opérationnelle d'un tel concept dans la pratique des acteurs de la
scène internationale. En effet, l'étude des enjeux
théoriques du concept d'Etats défaillants nous a permis de
démontrer qu'il s'agit d'un système de sens mis en place dans les
milieux universitaires et politiques pour expliquer la crise de l'institution
étatique à laquelle est confrontée la
société internationale. Et comme pour tout système de
sens, les acteurs qui l'utilisent ne démontrent pas clairement la
finalité particulière qu'ils poursuivent. Toutefois, une
étude des caractéristiques intrinsèques de l'objet du
concept - les Etats défaillants en tant que réalité
matérielle - et des actions de la communauté
internationale169 à l'égard de ces Etats, peut nous
permettre d'appréhender l'objectif pratique de ce concept. A cet effet,
l'une des premières et sans doute la principale réponse à
la crise de l'État est ce que Jean-Denis MOUTON appelle «
l'internationalisation de l'État »170. Il s'agit d'une
autre forme d'intervention internationale qui se met en place le plus souvent
après les conflits dans les Etats défaillants et qui opère
une double mission : endiguer la violence et le chaos qui y règnent et
surtout réaffirmer la présence et la puissance de ses pouvoirs
publics contestés et fragilisés. La communauté
internationale vient ainsi au secours de l'État défaillant pour
pallier à sa déliquescence en restaurant sa
légitimité et son autorité. Au nom d'une action sous forme
de principe de subsidiarité, la communauté internationale
s'érige en architecte de la reconstruction des Etats qui sont incapables
de le faire eux-mêmes. Ces actions de reconstruction peuvent rappeler un
phénomène, déjà très ancien, ayant vu le
jour dans l'entre-deux-guerres à savoir le système
d'administration internationale. Mais après la guerre froide, ce mode de
gestion des territoires a été réactualisé et s'est
davantage généralisé. Les acronymes renvoyant à ce
type d'intervention internationale peuvent en témoigner : APRONUC
(Autorité des Nations Unies au Cambodge), CPR (Coalition Provisional
Authority in Irak), l'ATNUTO (Administration Transitoire des Nations Unies au
Timor Oriental)171, etc. L'ONU n'est pas le seul acteur de cette
« internationalisation » des Etats. Elle est secondée par
d'autres acteurs poursuivant le même objectif. Ainsi, l'administration de
la ville de Mostar par la Communauté Européenne ou celle de la
Bosnie - Herzégovine par le « Haut Représentant »
participent aussi de ce type d'intervention internationale172.
Que la communauté internationale intervienne dans les
Etats défaillants, cela ne constitue sans doute pas un
phénomène nouveau en droit international. Mais ce qui a retenu
notre
169 Dans cette partie, l'expression abstraite
« communauté internationale » servira à désigner
l'ensemble des organisations internationales composées d'Etats et autres
bailleurs de fonds étatiques qui interviennent dans la reconstruction
des Etats défaillants.
170 Voir MOUTON J. - D., « Crise et
internationalisation de l'État : une place pour l'État
multinational ? », in L'État multinational et l'Europe,
Presses Universitaires de Nancy, 1997, pp. 9 - 18
171 Voir N. QUOC DINH, DAILLIER P. et PELLET
A., Droit international public, Paris, L.G.D.J.,
7ème éd., 1992, p. 611 - 612
172 Pour une présentation
générale des projets d'administration internationale depuis 1932,
voir WILDE R., International territorial Administration - How Trusteeship
and the Civilizing Mission Never Went Away, Oxford, Oxford University
Press, 2008, pp. 94 - 95
51
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
attention et qui nous permettrait de mettre en lumière
l'opérationnalisation du concept d'Etats défaillants dans cette
ingénierie de la reconstruction étatique, est le fondement
à la fois juridique et politique d'un tel projet. Dans ce contexte, le
concept d'Etats défaillants vient donc légitimer une nouvelle
forme d'action internationale qui va au-delà de la traditionnelle
ingérence humanitaire et qui implique une véritable «
réinterprétation »173 de la souveraineté
des Etats défaillants. L'État défaillant, en
représentant une menace pour sa propre sécurité et celle
des autres Etats, impose à ces derniers une nouvelle obligation. La
CIISE appelle cette nouvelle obligation, la responsabilité de
protéger, qui rend admissible une intervention à des fins de
protection humaine, y compris une intervention militaire dans les cas
extrêmes, lorsque des civils sont en grand danger ou risquent de
l'être à tout moment et que l'État en question ne peut pas
ou ne veut pas mettre fin à ce péril ou en est lui-même
l'auteur »174. Cette responsabilité, quoique dite de
protéger, ne se limite pas en réalité à la seule
protection des personnes civiles, elle implique une autre obligation, celle de
construire. C'est ce versant de la responsabilité de protéger qui
focalisera notre intérêt dans cette partie car il permet de mettre
nettement en avant l'aspect opérationnel du concept d'Etats
défaillants à travers cette nouvelle forme d'intervention
internationale considérée comme une réponse
adéquate à la défaillance étatique (Chapitre 1).
Cette analyse de l'aspect opérationnel du concept d'Etats
défaillants devra conduire à une réflexion en profondeur
sur son efficacité dans la résolution de la crise de
l'État. Ce sera alors l'occasion d'envisager d'autres perspectives qui
pourront dépasser la simple catégorisation des Etats et proposer
d'autres approches et solutions au problème de la défaillance
étatique (Chapitre 2).
173 Robert KEOHANE, «Political Authority
after Intervention : Gradations in Sovereignty», in J-L.
Holzegrefe and R-O. Keokane (eds.), Humanitarian Intervention : Ethical,
Legal and Political Dilemmas, Cambridge University Press, 2003, p. 276
174 Rapport de la Commission Internationale
sur les Interventions et la Souveraineté des Etats (CIISE), Ottawa,
2001, p. 16
52
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Chapitre 1 : L'intervention internationale,
réponse à la défaillance étatique
La principale solution à la crise de l'État
proposée par la communauté internationale a pris, depuis ces
dernières décennies, la forme des interventions internationales.
Ces interventions internationales se caractérisent par leur
diversité et leur complexité croissante. Mais dans un contexte
post-conflit, elles revêtent de manière générale la
forme d'opérations de paix. Apparu au lendemain de la guerre froide, le
concept d'opérations de paix a été consacré d'abord
par l'Agenda pour la paix175 de 1992 et ensuite par le
Rapport Brahimi176 de 2000 et il visait à remplacer
l'ancien concept de maintien de paix dans le mandat des Nations Unies dans le
maintien de la paix et de la sécurité internationales.
D'après ce même rapport, les opérations de paix consistent
à déployer une ou plusieurs équipes organisées de
spécialistes civils, policiers ou militaires au lendemain d'un conflit
dans le but de remplir deux fonctions : le maintien et la consolidation de la
paix177. Tandis que les opérations de maintien de la paix
visent le rétablissement et parfois l'imposition de la paix par des
forces armées sous mandat international, les opérations de
consolidation de la paix, quant à elles, qualifient une mission de long
terme visant à créer les conditions d'une paix durable en
renforçant les capacités fonctionnelles de l'État
après un épisode conflictuel178. On peut
déduire de ces définitions que la réponse à la
crise de l'État dans les Etats s'orientera bien plus vers une
opération de consolidation de la paix, combien même le maintien de
la paix peut se révéler tout à fait indispensable et
conditionne souvent la réussite de la reconstruction de l'État.
Les termes anglais « peacebulding » et «
state-bulding », termes les plus souvent employés pour
désigner les opérations de consolidation de la paix traduisent
mieux leur dimension concrète qui vise fondamentalement la
reconstruction des Etats défaillants. C'est ce qui justifie le choix,
dans les développements qui vont suivre, de l'expression
state-bulding pour mettre en lumière les efforts de
reconstruction déployés par la communauté internationale
dans les opérations de consolidations de paix.
Quoiqu'il en soit, il faudrait observer que même si les
fondements philosophiques de cette nouvelle génération d'action
internationale remontent loin dans le passé, leur introduction au sein
des mandats des opérations de paix est assez récente (Section 1).
Les opérations visant la reconstruction des Etats défaillants se
particularisent aussi par leur caractère multidimensionnel ou
multifonctionnel. C'est ainsi que le cadre opérationnel de ces
opérations touche à la fois les volets sécuritaire,
politique, économique et social (Section 2).
175 BOUTROS BOUTROS-Ghali, op. cit. p.
7, §57
176 A/55/305 - S/2000/809, Etude d'ensemble
de toute la question des opérations de maintien de la paix sous tous
leurs aspects, 21 Août 2000.
177 WHITE N., « Opérations de
paix » in CHETAIL V. (dir.), Lexique de la consolidation de
la paix, Bruylant, Bruxelles, 2009, pp. 293 - 313, 313.
178 Département de maintien de la paix
des Nations Unies, Opérations de maintien de la paix des Nations Unies :
principes et orientations, New York, 2008, p. 19 ; Voir aussi TARDY T.,
Gestion de crise, maintien et consolidation de la paix : acteurs,
activités, défis, Bruxelles,De boeck, 1ère
éd., 2009, p. 280
53
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Section 1 : L'introduction des pratiques de
consolidation de la paix au sein des
mandats des opérations de paix
La pratique de la consolidation de la paix doit son
entrée dans le vocabulaire international et en particulier dans celui
des Nations Unies, au lendemain immédiat de la guerre froide, à
l'Agenda pour la paix de l'ancien secrétaire
général de l'ONU Boutros BOUTROS-GHALI. L'ancien
secrétaire général y décrivait déjà
la consolidation de la paix comme l'un des quatre domaines d'activités
essentielles de la gestion des conflits aux côtés de la diplomatie
préventive, du rétablissement de la paix et du maintien de la
paix. Plus loin, il précisait la finalité de la consolidation de
la paix : « reconstruire les institutions et les infrastructures des
nations déchirées par la guerre civile et les conflits internes
[...] »179. En 1995, dans le Supplément à
l'Agenda pour la paix180, il rappelait « le
bien-fondé des efforts de consolidation de la paix après les
conflits » et mettait aussi en exergue la nécessité de
« mener une action intégrée » à travers les
quatre domaines d'activités de la consolidation de la paix. Ces deux
documents ont ainsi fait évoluer considérablement la conception
de la consolidation de la paix au niveau de l'ONU. De l'Agenda pour la paix
en 1992 au Supplément à l'Agenda pour la paix de
1995, la conception onusienne de la consolidation de la paix est passée
d'une approche linéaire à une approche qui se veut plus
intégrée. L'introduction, et surtout l'évolution de la
consolidation de la paix dans le mandat des Nations Unies, seront
entérinées en 2005 lors du sommet mondial qui confirmera «
la nécessité d'une approche coordonnée, cohérente
et intégrée de la consolidation de la paix au lendemain de
conflits en vue de l'instauration d'une paix durable »181. Ce
besoin de coordination a conduit l'ancien secrétaire
général, Kofi Annan, à proposer à la suite du
sommet, la création d'une Commission de Consolidation de la Paix afin de
pallier au déficit institutionnel dans le domaine de la coordination des
opérations de reconstruction des Etats après les conflits. Ainsi,
les opérations de consolidation de la paix ont pu s'imposer dans
l'arsenal des actions internationales en vue de résoudre la
défaillance étatique et permettre par la même occasion
à l'ONU, principal acteur de ces opérations, d'atteindre son
principal but, à savoir « maintenir la paix et la
sécurité internationales et à cette fin : prendre des
mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d'écarter les
menaces à la paix (...) »182.
Aussi importante qu'elle puisse paraître, la notion de
consolidation de la paix n'est cependant pas clairement précisée
dans les textes officiels de l'ONU. Les différents rapports qui traitent
de la consolidation de la paix, n'abordent la question que par le biais des
opérations de consolidation de la paix. Cette constatation rend ainsi
nécessaire la détermination des fondements substantiels de la
notion de consolidation de la paix (Paragraphe 1). Ensuite, le fait que ces
opérations, orientées vers la reconstruction des Etats,
179 BOUTROS BOUTROS-GHALI, op. cit., §15
180 Supplément à l'Agenda pour la paix,
Rapport de situation présenté par le secrétaire
général à l'occasion du cinquantenaire de l'ONU, A/50/60 -
S/1995/1, 25 janvier 1995
181 Nations Unies, Secrétaire général,
Dans une liberté plus grande : développement,
sécurité et respect des droits de l'homme pour tous,
A/59/2005, 21 mars 2005, p. 26
182 Article 1er, Charte de l'ONU.
54
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
puisse porter atteinte à la souveraineté des
Etats défaillants oblige à préciser la
spécificité de son cadre juridique (Paragraphe 2)
Paragraphe 1 : Les fondements substantiels des
opérations de consolidation de la
paix
Le lendemain de la guerre froide a permis d'une manière
générale une réflexion approfondie sur les pratiques de
l'ONU dans la recherche de la paix. Ce besoin de réinterprétation
de la conception de la paix se justifiait par le fait que la période de
la guerre froide a réduit la paix à son acception la plus
classique, à savoir l'absence de guerre. C'est pourquoi l'introduction
des pratiques de consolidation de la paix au début des années
1990 visait donc à concilier les objectifs a priori contradictoires
entre la conception d'une paix négative - se traduisant par une absence
de guerre - et celle d'une paix positive - impliquant le maintien de la paix et
la sécurité internationale, le respect des droits de l'homme. Il
en résulte que les opérations de consolidation de la paix visent
à établir une paix positive et structurelle nécessaire
à la reconstruction des Etats défaillants (A). La poursuite de
cet objectif doit ensuite reposer, sinon se concrétiser, par des actions
structurantes et constructives menées par tous les acteurs
impliqués dans la reconstruction des Etats défaillants (B).
A. La reconstruction des Etats à travers une paix
structurelle
Bien qu'elle soit d'apparition récente comme pratique
onusienne des opérations de paix, l'attention portée à la
notion de consolidation de la paix par les Nations Unies ne tient pas d'une
préoccupation circonstancielle. Plusieurs documents officiels
témoignent de ce que, depuis ses origines, l'Organisation mondiale
considère la recherche d'une paix durable, structurelle comme un
élément important sinon la finalité ultime ayant
présidé à sa création, lors de la conférence
de San Francisco en 1945. En effet, une lecture combinée du
préambule et de la charte, en particulier celle du chapitre premier
relatif aux buts et objectifs de l'ONU, permet de constater que la paix y est
envisagée dans une approche positive. A travers ces dispositions, on
peut comprendre que la paix désigne à la fois un état mais
surtout un processus devant conduire, selon les termes mêmes de la
Charte, à « favoriser le progrès social et à
instaurer de meilleures conditions de vie dans une plus grande liberté
»183. A cet effet, la mission du maintien de la paix, incombant
à l'organisation mondiale en vertu de l'article 1er de la
charte, ne se limite pas seulement à la recherche d'une paix «
négative » se traduisant par l'absence de conflit entre les Etats
mais implique aussi la recherche à plus long terme d'une paix durable
afin de favoriser le progrès social et de créer de meilleures
conditions de vie.
183 Préambule de la Charte des Nations Unies, 26 juin
1945
55
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Ainsi, comme le fait remarquer Boris MIRKINE-GUERZEVITCH,
« la sauvegarde de la paix et la défense des Droits de l'Homme
»184 constituent véritablement les deux idées
directrices de l'Organisation internationale. De ce fait, dans l'idée
des rédacteurs de la Charte, la recherche de la paix dans sa dimension
militariste, et ce avec des moyens spécifiques donnés par cette
même charte, doit s'accompagner d'une action plus structurelle
d'éradication des causes profondes du conflit afin d'établir une
paix durable entre les anciens belligérants. On peut ainsi se rendre
compte que l'idée d'une paix positive et structurelle sous-jacente
à la notion de consolidation de la paix et en particulier aux
opérations de reconstruction des Etats, était déjà
ancrée dans la Charte des Nations Unies. La mise en oeuvre des nouvelles
pratiques de consolidation de la paix ne seraient ainsi qu'un « retour aux
sources de la Charte »185.
Par ailleurs, la formalisation de la consolidation de la paix
peut à certains égards être considérée comme
une codification au niveau de l'ONU des aspirations philosophiques, longtemps
considérées comme idéalistes, du président Woodrow
Wilson et, bien avant lui, de plusieurs penseurs du XVIIIème
siècle. Les travaux d'Emmanuel KANT sur la paix perpétuelle
peuvent être considérés comme les prémisses de cette
paix structurelle que veulent établir les Nations Unies au moyen des
opérations de consolidation de la paix. En effet, déjà en
1795, KANT publiait Vers la paix perpétuelle186
ouvrage dans lequel il considère que la paix n'a de véritable
signification qu'en étant perpétuelle, à telle enseigne
que l'expression « paix perpétuelle » s'apparente, selon lui,
à un pléonasme. Par conséquent l'état de calme
naturel qui existe entre deux guerres ne désigne pas la
réalité d'une paix qui, d'après lui, ne peut se construire
qu'à travers un projet de long terme. C'est pourquoi dans cet ouvrage
ressemblant à un véritable traité de paix, il propose les
conditions devant conduire à l'établissement d'une paix durable
qui n'équivaudrait pas seulement à une suspension de la guerre.
Une paix durable, de son avis, s'appuie d'une part sur un régime
politique particulier qui est celui de la démocratie et d'autre part sur
le respect d'autrui, le respect du droit, et le respect du droit d'autrui. Pour
le professeur Jean-Denis MOUTON, c'est ce droit cosmopolitique, s'entendant
à la fois comme le droit ayant pour destinataire la «
communauté humaine » et comme le droit des obligations incombant
aux Etats, qui a abouti à l'internationalisation des droits de l'homme
et a consacré le passage d'une société internationale
dominée par l'état de nature à une société
respectant le droit187.
Ainsi, on peut en déduire que la création de
l'ONU découle de cette vision kantienne, mais aussi de celle, bien avant
KANT, de l'abbé de Saint-Pierre et de Jean Jacques
Rousseau188, qui prônent la recherche de la paix par le
droit.
184 MIRKINE - GUERZEVITCH B., « Quelques problèmes
de la mise en oeuvre de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme
», RCADI, 1953, t. II, vol. 83, p. 302.
185 DUPUY J. - M., « Sécurité collective et
organisation de la paix », RGDIP, 1993, p. 623.
186 KANT E. et DARBELLAY J., Vers la paix perpétuelle
: essai philosophique ; traduction précédée d'une
introduction historique et critique par Jean Darbellay, Paris, éd. St
Augustin, vol. 1, 1958, p. 188.
187 MOUTON J. - D., « L'Union Européenne,
modèle original de combinaison de la force et du droit », in
ACHOUR B. et LAGHMANI S. (sous la direction de ), Le droit
international à la croisée des chemins. Force du droit et droit
de la force, Paris, A. Pedone, 2004, pp. 281.
188 Voir BELISSA M., « Les projets de paix
perpétuelle : une « utopie » fédéraliste au
siècle des Lumières », Nuevo Mundo Mundos Nuevos,
Coloquios, 2008, Puesto en Linea el 10 junio, 2008, disponible sur
http://nuevomundo.revues.org/35192
(Consulté le 22 juillet 2012)
56
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Cette idée d'une paix perpétuelle, qui sous-tend
la pratique de la consolidation de la paix a également été
développée par le sociologue et chercheur norvégien Johan
GALTUNG dans ses travaux sur la distinction entre « paix négative
» et « paix positive ». Dans son ouvrage Peace, war and
defense : essays in peace research189, il considère que
la paix négative se caractérise par une « absence de
violence directe entre groupes humains ou nations » tandis que la paix
positive se gagne par une coopération à plus long terme entre ces
groupes et ces nations et par l'éradication des causes profondes du
conflit190.
Ainsi, du concept d'Etats défaillants à celui de
la consolidation de la paix, la recherche des solutions à la
défaillance étatique, par le biais des actions internationales,
aura permis de redonner vie aux différents projets de paix
perpétuelle qui ont, d'une manière ou d'une autre, fondé
la création de la SDN puis de l'ONU dont les actions poursuivent cette
finalité. De ce fait, l'instauration d'une paix structurelle dans les
Etats défaillants apparait dans la démarche de la reconstruction
des Etats comme un palliatif efficace pouvant empêcher une
éventuelle rechute de la défaillance étatique.
Pour sortir des origines conceptuelles de la notion de
consolidation de la paix, il faudrait signaler que, pour paraître moins
utopiste, l'idée d'une paix structurelle qui sous-tend la pratique de la
consolidation de la paix, nécessite une plus forte coopération
des acteurs agissant dans ce domaine. De la communauté internationale
à l'État défaillant lui-même, le projet de
reconstruction étatique requiert une véritable action
structurante.
B. La reconstruction des Etats au moyen d'une action
structurante
La complexité et le caractère multidimensionnel
du projet de la reconstruction étatique justifient qu'un tel projet soit
mené au moyen d'une action structurante, fédérant tous les
acteurs qui y sont impliqués. L'idée d'une action structurante,
au service d'une paix structurelle qui anime la pratique de la reconstruction
des Etats, n'est rien d'autre qu'un nouveau « retour aux sources de la
charte »191 des Nations Unies. Il s'agit en
réalité de recourir à la coopération internationale
afin de « résoudre les problèmes internationaux d'ordre
économique, social, intellectuel ou humanitaire »
conformément au troisième alinéa de l'article premier de
la charte. Ainsi, en raison du caractère polymorphe de l'entreprise de
la reconstruction étatique, on peut distinguer plusieurs
catégories d'acteurs impliqués à des degrés divers.
On peut dénombrer, à ce propos, les acteurs étatiques (les
Etats et les différents gouvernements), les acteurs non étatiques
(la société civile, les organisations non gouvernementales, les
agents économiques, les institutions financières internationales
ainsi que les agences d'aide au développement, etc.) et les acteurs
militaires (les organisations militaires, les forces multinationales agissant
sous mandat international, etc.). C'est en effet la coordination de cette
diversité d'intervenants qui conditionne la réussite de la
consolidation
189 GALTUNG J., cité par CHETAIL V., op. cit. p.
29
190 Id.
191 Voir supra, note 207
57
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
de la paix et, partant, de la reconstruction des Etats
défaillants. Cette coordination est assurée au niveau de l'ONU,
principal acteur de la gouvernance internationale, par la commission de
consolidation de la paix qui agit sous la houlette du conseil de
sécurité. En effet, dans les efforts de reconstruction des Etats
défaillants, le conseil de sécurité demeure investi de la
mission du maintien de la paix, au sens policier du terme et son action sera
accompagnée dans les domaines social, économique voire politique
par celle de la commission de consolidation de la paix.
Toutefois, si l'action internationale se révèle
d'une importance capitale dans la reconstruction des Etats, il ne faudrait pas
ignorer le rôle que peuvent jouer les acteurs locaux dans le projet de
reconstruction de leur État, de leur société. La
réussite du projet de reconstruction des Etats défaillants doit
nécessairement passer par ce que le sociologue belge François
POLET appelle « l'endogenéïsation du state-bulding
»192. Le renforcement des capacités des acteurs locaux,
en particulier de ceux issus de la société civile, ainsi que
l'appropriation par ces derniers des différentes actions menées
par la communauté internationale ne pourront que contribuer à la
reconstruction effective des Etats défaillants. Il ne s'agit là
que de réaliser le but de la pratique de la consolidation de la paix
précisé dans l'Agenda pour la paix c'est-à-dire
la définition au sein même des Etats défaillants des
structures capables de raffermir la paix193. Dans ce contexte, la
reconstruction étatique n'entraîne pas la création d'un
nouvel État avec de nouvelles structures, elle vise entre autres
tâches à « remettre en état l'infrastructure
[existante afin de ] de jeter les bases du relèvement et de
l'économie et entreprendre des réformes économiques
à long termes »194.
S'inspirant directement des origines conceptuelles de la
charte, la pratique de la consolidation de la paix, de par son caractère
multidimensionnel, s'inscrit toutefois dans une perspective d'évolution
des actions menées par les Nations Unies en vue du maintien de la paix
et de la sécurité internationales. Cette évolution, se
traduisant sous un certain angle par des efforts de reconstruction des Etats, a
remis sur la table le sempiternel dilemme entre la souveraineté
nationale des Etats, mêmes défaillants, et la
légalité des interventions internationales aux fins de
reconstruction de ces Etats. Il serait alors nécessaire de
s'intéresser au cadre juridique dans lequel s'inscrivent ces
interventions internationales d'une toute autre nature.
192 POLET F., « State Bulbing au Sud : de la doctrine
à la réalité », in (Re-)construire les
Etats, nouvelle frontière de l'ingérence, Alternatives
Sud, 16 mars 2012, disponible sur
http://www.cetri.be/spip.php?article2561
(Consulté le 23 juillet 2012)
193 A/57/277 - S/25111 du 1è juin 1992, Agenda pour
la paix, Diplomatie préventive, rétablissement de la paix,
maintien de la paix, § 21.
194 S/2003/715 du 17 juillet 2003, Rapport de
Secrétaire général présenté en application
du paragraphe 24 de la résolution 1483 (2003) du Conseil de
sécurité, § 87.
58
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Paragraphe 2 : Le cadre juridique de la pratique de la
consolidation de la paix
Si d'un point de vue substantiel, la conception polymorphe des
pratiques de consolidation de la paix ne constitue pas véritablement une
innovation, cette constatation ne trouve pas aisément confirmation dans
le cadre de l'analyse des fondements juridiques de ces opérations. La
tendance à ce sujet se situe à mi-chemin entre l'idée
d'une continuité des assises juridiques ayant toujours sous-tendu les
opérations onusiennes, en matière de maintien de la paix et de la
sécurité internationale, et une innovation tenant beaucoup plus
à l'heure actuelle de la pratique des Etats. Ainsi, les pratiques de
consolidation de la paix peuvent sans aucun doute être fondées sur
la base du chapitre VI et du Chapitre VII de la Charte de l'ONU (A). Toutefois,
la particularité des Etats défaillants, cadre géo-spatial,
d'opérationnalisation de la pratique de la consolidation de la paix a,
depuis ces dernières années, constitué une partie de la
justification des pratiques de consolidation de la paix. En raison de
l'incapacité des Etats défaillants à assurer le
bien-être de leur population, et surtout du fait qu'ils sont devenus
eux-mêmes des menaces à la paix et à la
sécurité internationale, les autres Etats se sont reconnus une
responsabilité de protéger les personnes civiles et de
reconstruire l'État qui n'en est pas matériellement capable.
Cette obligation non encore codifiée, s'apparente ainsi à une
obligation d'origine coutumière qui viendrait fonder l'action de
reconstruction d'un État défaillant (B).
A. Les chapitres VI et VII de la Charte de l'O.N.U.
Bien que constituant une nouvelle génération des
opérations de maintien de la paix, les opérations de
reconstruction des Etats relèvent du cadre juridique existant qui a
toujours été appliqué par l'ONU dans sa mission de
maintien de la paix et de la sécurité internationales. Elles
reposent dès lors sur ce que l'ancien secrétaire
général de l'ONU, Dag Hammarskjöld, appelait le «
chapitre VI et demi » oscillant entre les méthodes traditionnelles
du règlement pacifique des différends consacrées par le
chapitre VI et une action plus coercitive, moins axée sur le
consentement en vertu du chapitre VII de la charte. Ainsi, le fondement des
opérations de reconstruction des Etats doit trouver son point d'ancrage
autant dans les dispositions du chapitre VI que dans celles du chapitre VII.
En effet, les opérations de reconstruction
étatique, s'apparentant davantage à la diplomatie
préventive195, s'inscrivent véritablement dans la
logique des « procédés de pacification » de premier
ordre consacrés par le chapitre VI de la Charte196.
Toutefois, dans la mise en oeuvre des opérations de consolidation de la
paix, les résolutions adoptées par le conseil de
sécurité ou par l'Assemblée générale, ne
mentionnent pas expressément la référence au chapitre VI
de la Charte. Néanmoins, la détermination du fondement juridique
dans le cadre du chapitre VI, pourrait être présupposée
dans toutes les résolutions de l'ONU mettant en place des
195 A/47/277 - S/24111, Agenda de la paix, 17 juin 1992, op.
cit., § 21.
196 VIRALLY M., L'organisation mondiale, Paris, A.
Colin, 1972, p. 419
59
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
opérations de consolidation de la paix. Il ne saurait
en être autrement en raison de la nature structurelle de ces
opérations dont la réussite nécessite le consentement de
tous les acteurs impliqués. Le consensualisme va ainsi servir de socle
à la pratique de la consolidation de la paix et pourrait s'entendre d'un
double point de vue. Il s'agit d'abord d'une obligation juridique qui participe
au respect du principe de l'égalité souveraine qui existe entre
les Etats et qui n'autorise d'ingérence d'aucune sorte dans les affaires
intérieures des autres Etats conformément au paragraphe 7 de
l'article 2 de la Charte197. Le consentement de l'État
hôte est requis à plus forte raison du fait des compétences
reconnues à ces opérations ; lesquelles compétences
touchent parfois à la substance même de la souveraineté de
ces Etats. Si la consolidation de la paix peut se concrétiser par des
activités de gouvernement dans les Etats défaillants, il serait
impératif de recueillir, au préalable, le consentement de ces
derniers en considération de la souveraineté de jure qui
leur est encore reconnue. Comme l'a souligné la Cour internationale de
justice dans l'Affaire des activités militaires et paramilitaires au
Nicaragua et contre celui-ci, l'absence du consentement d'un État
rend illicite une intervention internationale portant sur des matières
dont la libre administration est garantie par le principe de
l'égalité de souveraineté entre les
Etats198.
Ensuite, l'exigence du consentement de l'État
hôte semble également incontournable en ce qu'elle conditionne la
réussite pratique des opérations de consolidation de la paix. De
manière générale, ces opérations sont mises en
place à la suite d'un accord entre les parties au conflit et l'ONU.
Ainsi, la bonne exécution de ces accords repose fondamentalement sur une
relation consensuelle qui doit exister entre les différents acteurs.
C'est la raison pour laquelle le Rapport Brahimi appelle les
opérations de consolidation de la paix des « opérations de
mise en oeuvre des accords de paix »199. Le concours de
l'État défaillant et des autres parties au conflit - les
mouvements rebelles par exemple - est indispensable à la bonne
exécution de ces accords de paix. La défaillance de l'État
ne justifie pas qu'il lui soit appliqué des décisions auxquelles
il n'a pas consenti au préalable. L'ancien secrétaire
général, M. BOUTROS-GHALI, va dans le même sens quand il
considère que « la consolidation de la paix n'est pas une
thérapie que l'ONU peut imposer à un patient peu disposé
à l'accepter (...) »200.
Toutefois, si le consentement de l'État hôte
s'avère indispensable à la réussite de l'opération
de consolidation de la paix, il ne constitue pas une nécessité
juridique qui conditionne, dans l'absolu, la mise en place de telles
opérations. Mais en cas d'échec des procédés
pacifiques, le conseil de sécurité peut se dispenser de
recueillir le consentement de l'État défaillant et décider
de la mise en place d'une opération de consolidation de la paix sur le
fondement d'un ensemble de dispositions, contenues dans le chapitre VII, qui
lui donnent un pouvoir discrétionnaire d'action en cas de menace
à la paix, rupture à la paix ou d'agression. La menace contre la
paix, la rupture de la paix ou l'agression, qui doivent au
197 Pour une analyse approfondie des
implications de cette disposition, Voir MAMPUYA A., « Historique et
contenu de l'article 2§7 », in La pratique de l'exception
posée par l'article 2§7 de la Charte des Nations Unies : Que
reste-t-il de la clause de compétence nationale ? Civitas
Europa n°17, Décembre 2006, p. 29.
198 CIJ, Affaires des activités
militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, arrêt
du 27 juin 1986, CIJ, Rec. 1986, p. 108, § 205.
199 A/55/305 - S/2000/809 du 2A août
2000, Rapport du Groupe d'étude sur les opérations de paix de
l'Organisation des Nations Unies, § 20.
200 A/51/1, Rapport du Secrétaire
général sur l'activité de l'Organisation, 20 août
1996, § 1095
60
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
préalable faire l'objet de qualification de la part du
Conseil de Sécurité201, constituent ainsi les seules
hypothèses dans lesquelles peuvent être appliquées les
mesures coercitives contenues dans le chapitre VII de la charte. Dans le cadre
des opérations de reconstruction, par rapport à la pratique du
conseil de sécurité, une nouvelle condition, qui pourrait
justifier une action en vertu du chapitre VII, a vu le jour : la
défaillance étatique. Cette dernière n'est certes pas
expressément consacrée par le conseil de sécurité
dans ses résolutions. Mais il s'en dégage, de par l'attention
portée par le conseil à ces Etats défaillants,
l'idée que la défaillance étatique englobe plusieurs
sources d'instabilité qui ont déjà été
consacrées expressément par le conseil de sécurité
comme des menaces à la paix et à la sécurité
internationales. Il s'agit des atteintes massives aux droits de l'homme, des
problèmes de gouvernance politique, de l'instabilité sociale,
économique, etc. Cette qualification extensive des menaces à la
paix et à la sécurité internationales va conduire le
conseil de sécurité à décider de la création
de plusieurs opérations de paix aux fins de la reconstruction de
certains Etats défaillants en Afrique. Dans sa résolution 814, le
conseil de sécurité va retenir les difficultés
rencontrées par les autorités somaliennes dans le processus de
réconciliation nationale ainsi que l'absence totale de
légalité pour fonder la création de l'ONUSOM
II202. Dans la résolution 1528, le Conseil de
sécurité va considérer la dégradation de la
situation économique en Côte d'ivoire comme une menace contre la
paix et la sécurité internationales justifiant ainsi la mise sur
pied de l'ONUCI203. Enfin, le conseil de sécurité va
considérer que l'instabilité politique, sociale et
économique d'Haïti représente une menace à la paix et
à la sécurité internationales afin de créer la
MINUSTAH en 2004204.
Ainsi, en évitant de consacrer l'État
défaillant comme une nouvelle catégorie juridique et en fondant
son action en vertu du chapitre VII, le conseil de sécurité
recourt à des notions telles que les atteintes aux droits de l'homme, la
violation du droit international humanitaire, etc. De cette façon, le
conseil dispose dorénavant d'un continuum juridique allant du chapitre
VI au chapitre VII qui lui permet de justifier ses actions de reconstruction
des Etats défaillants. Hormis ce cadre juridique traditionnel des
opérations onusiennes de maintien de la paix, il se dégage, de la
pratique des Etats, un principe qui peut, à certains égards,
constituer un fondement coutumier aux opérations de reconstruction des
Etats.
B. L'émergence d'un foncement d'origine
coutumière de la pratique de consolidation de la paix
Pour mémoire, il importe de rappeler que l'une des
bases, sur lesquelles repose le système de la sécurité
collective codifié par la Charte de l'ONU, est le principe de la
souveraineté de
201 Article 39 de la Charte : « le
conseil de sécurité constate l'existence d'une menace contre la
paix, d'une rupture de la paix ou d'un acte d'agression et fait des
recommandations ou décide quelles mesures seront prises
conformément aux articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la
paix et la sécurité internationales ».
202 Préambule de la résolution
S/RES/814 du 26 mars 1993
203 S/RES/1528 du 9 mars 2004, §1.
204 S/RES/1542 du 30 avril 2004, §1.
61
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
ses Etats membres. Dès lors que tout Etat est
considéré comme l'égal de l'autre, nul ne peut
s'ingérer dans les affaires intérieures d'autrui205.
Longtemps considéré comme un principe sacro-saint du droit
international, la conception de la souveraineté des Etats n'a
cessé d'évoluer autour des problématiques liées au
droit d'ingérence humanitaire. Cette reconsidération va se
confirmer, dans le discours international, avec l'émergence du concept
d'Etats défaillants ayant permis de mettre en lumière la
capacité des Etats à assumer véritablement cette
souveraineté. En 2001, le rapport de la Commission Evans/Shanoun donnera
l'occasion de préciser cette nouvelle conception de la
souveraineté des Etats. La souveraineté n'apparaît plus
comme un droit qui confère aux Etats la faculté de gérer
de façon libre et indépendante leurs affaires intérieures,
elle s'analyse désormais comme un devoir qui oblige l'État
à assumer une série de responsabilités envers ses citoyens
et envers les autres Etats206. En vertu de cette souveraineté
fonctionnelle, l'État a désormais la « responsabilité
(...) de protéger ses populations du génocide, des crimes de
guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l'humanité ».
Toutefois, « lorsque les autorités nationales n'assurent
manifestement pas la protection de leurs populations (...) il incombe (...)
à la communauté internationale dans le cadre de l'Organisation
des Nations Unies de mettre en oeuvre les moyens pacifiques appropriés
(...) » et, « lorsque ces moyens pacifiques se révèlent
inadéquats (...) » de mener « (...) une action collective
résolue par l'entremise du Conseil de sécurité (...)
»207 afin de protéger les populations de ces
fléaux. Ce principe de la responsabilité de protéger,
consacré par le document final du sommet mondial de 2005, n'est en
réalité que l'écho de trois autres documents majeurs de
l'ONU. En premier lieu, dans leur rapport « Un monde plus sûr :
notre affaire à tous »208, le groupe de
personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le
changement mandaté par Kofi Annan avait déjà en 2004
adopté ce principe. Il sera ensuite repris par l'ancien
secrétaire général Kofi Annan lui-même dans son
rapport intitulé « Dans une liberté plus grande :
développement, sécurité et respect des droits de l'homme
pour tous »209. Enfin, la responsabilité de
protéger s'est trouvée également au coeur du rapport de la
CIISE en 2001210. Succédané du concept du droit ou
devoir d'ingérence - dont elle n'est qu'une brillante traduction
diplomatique211 - le principe de la responsabilité de
protéger vient donc légitimer une intervention internationale aux
fins de protection des personnes civiles lorsque l'État se
révèle défaillant dans l'accomplissement de cette mission.
D'après le Rapport Evans/Shanoun, cette responsabilité
de protéger peut être fondée, entre autres, sur les
dispositions de l'article 24 de la Charte qui consacre la responsabilité
principale ou « primordiale »212 du conseil de
sécurité dans le maintien de la
205 §1 et §7 de l'article 2 de la
Charte de l'ONU.
206 Voir DENG F., Sovereignty as
responsability : conflict management in Africa, Washington D.C., Brookings
Institution Press, 1996, p. 290
207 A/60/L.1, Document final du sommet mondial
de 2005, §138 et 139.
208 A/59/565 Rapport du groupe de
personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le
changement : Un monde plus sûr : notre affaire à tous, 2
décembre 2004, § 201 - 209.
209 A/59/2005, Rapport du secrétaire
général du 24 mars 2005, § 135
210 La responsabilité de
protéger, Rapport de la commission internationale de l'intervention et
de la souveraineté des Etats, décembre 2001.
211 BOISSON de CHAZOURNES L. et CONDORELLI L.,
« De la « responsabilité de protéger », ou d'une
nouvelle parure d'une notion déjà bien établie », in
RGDIP, 2006, pp. 9 - 18.
212 D'après la version espagnole de la
charte qui parle de la « (...) responsabilidad primordial de mantener
la paz y la seguridad internacionales (...) ».
62
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
paix et de sécurité internationales.
Au-delà du conseil de sécurité, cette
responsabilité du maintien de la paix et de la sécurité
internationales incombe traditionnellement à tous les Etats qui doivent
« respecter et faire respecter »213 les règles
protectrices des droits de l'homme, les règles du droit international
humanitaire dont la violation massive pourrait mettre en péril la paix
et la sécurité internationales. La violation de ces «
principes intransgressibles du droit international coutumier
»214 en raison de la défaillance d'un État, fonde
ainsi la responsabilité des autres Etats à mener une action dans
le cadre de la charte des Nations Unies afin de mettre un terme à ces
violations. La défaillance étatique, étant
désormais constitutive de menace contre la paix et la
sécurité internationales215, donne par
conséquent toute légitimité à une intervention
pacifique ou armée, menée par la communauté internationale
en vertu du principe de la responsabilité de protéger.
Cependant, si la justification du principe de la
responsabilité de protéger s'appuie sur le droit des Nations
Unies, sa consécration en tant que norme du droit international ne s'est
pas encore opérée et, à la suite de la Commission
Evans/Shanoun, l' « on n'est pas encore suffisamment fondé à
affirmer qu'un nouveau principe de droit international coutumier est apparu
(...) »216. Le principe de la responsabilité de
protéger s'apparente ainsi à une coutume en devenir ; coutume
dont l'élément matériel paraît incontestable au
regard d' « (...) une pratique croissante des Etats et des organisations
régionales, ainsi que les précédents du conseil de
sécurité (...) »217. En effet, dans plusieurs
résolutions relatives aux situations au Darfour (S/RES/1706 (2006) du 31
août 2006), en Côte d'Ivoire (S/RES/1975 (2011) du 30 mars 2011) ou
encore en Lybie (S/RES/1973 (2011) du 17 mars 2011) le conseil de
sécurité invoque le principe de la responsabilité de
protéger, consacré par les paragraphes 138 et 139 du Document
final du Somment mondial de 2005218. Ainsi, à partir de
ces dernières résolutions, se développe, dans la pratique
du conseil de sécurité et d'autres organisations internationales
voire non gouvernementales, l'idée que les Etats, dans leur ensemble,
portent une responsabilité de protection tant à l'égard de
leurs propres citoyens que de ceux d'autres Etats. Toutefois, l'accession
à la normativité de cette pratique est entravée par
l'immixtion dans les interventions, au nom de la responsabilité de
protéger, des données politiques et matérielles rendant
ainsi ces interventions très sélectives, en dehors de toute
considération à la protection des populations
civiles219. Si la communauté internationale, à travers
le conseil de sécurité, a décidé d'assumer sa
responsabilité de protection à l'égard des populations
ivoiriennes et libyennes, il ressort à l'heure actuelle, de la pratique
du conseil de sécurité, que les populations du royaume de
Bahreïn et de la Syrie ne « mériteraient » pas cette
protection.
213 Article 1 commun aux quatre conventions de
Genève
214 CIJ, Avis sur la licéité
de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires, avis 8 juillet
1996, Rec. CIJ, 1996,
§79 ; CIJ, Avis du les conséquences juridiques
de l'édification d'un mur dans le territoire palestinien
occupé, avis consultatif du 9 juillet 2004, § 157.
215 Voir supra A.) du paragraphe 2
216 Rapport de la Commission internationale de
l'intervention et de la souveraineté des Etats, décembre 2001,
p.
16, §2.24
217 Id.
218 A/60/L.1, op. cit. §138 et
§139.
219 Voir Géraud de La Pradelle, «
Rôles du « droit » et de la « justice » en
matière d'interventions humanitaires »,
in ANDERSSON N. et LAGOT D. (Sous la direction de),
Responsabilité de protéger et guerres « humanitaires
», Le cas de la Libye, Paris, L'Harmattan, 2012, pp. 21 - 38.
63
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Etant donné que l'application du principe de la
responsabilité de protéger est subordonnée à des
considérations politiques, la sédimentation et le raffermissement
de l'opinio juris de cette pratique ne sont pas véritablement
acquis au point de faire de cette pratique, un principe coutumier du droit
international220. Les interventions sélectives, sur la base
du principe de la responsabilité de protéger, constatées
jusque-là ne sont pas de nature à permettre la cristallisation de
cette pratique et à le renforcement de son opinio juris au sein
de la communauté des Etats.
Mais en dépit de ces considérations ne relevant
que de la technique juridique, la maltraitance des individus du fait de la
défaillance étatique a toujours justifié une action de la
communauté internationale. Les opérations de reconstruction des
Etats s'inscrivent dans cette logique et peuvent ainsi justifier de leur
légalité, tant au regard du droit des Nations Unies que dans la
pratique des Etats et des organisations internationales, même si
certaines spécificités se dégagent du régime
juridique appliqué à cette nouvelle forme d'opération de
paix. Cette innovation se traduit aussi en pratique à travers le
caractère multidimensionnel de ces opérations.
Section 2 : Le cadre opérationnel de la
reconstruction des Etats défaillants
Depuis la redéfinition par le rapport Brahimi
des opérations de paix, la pratique onusienne en matière de
maintien de paix est désormais orientée vers des missions de plus
en plus ambitieuses et des fonctions plus élargies : de la
sécurité aux droits de l'homme, de l'état de droit aux
élections et à la gouvernance économique. La
reconstruction des Etats, troisième phase des opérations de
consolidation de la paix, s'inscrit naturellement dans cette dynamique au vu de
ses enjeux. Pour souligner le caractère multidimensionnel de ces
opérations et, partant de la pratique de la reconstruction des Etats, il
faudrait s'intéresser au cadre opérationnel d'exécution de
ces missions. Ainsi, au vu du travail effectué par les opérations
de consolidation de la paix sur le terrain et d'après les termes de leur
mandat, la reconstruction des Etats passe d'abord par l'amélioration des
structures sécuritaires des Etats défaillants (Paragraphe 1). La
réforme du secteur de la sécurité doit naturellement
permettre la restructuration des autres secteurs afin de contribuer
effectivement à la reconstruction des Etats et de leur assurer une paix
durable (Paragraphe 2).
220 La CIJ dans plusieurs arrêts a
déterminé les conditions de formation de la règle
coutumière, Voir CIJ Affaire du Plateau Continental de la Mer du
Nord, arrêt du 20 février 1969, Rec. CIJ, §44 «
Pour constituer l'opinio juris [...] non seulement les actes
considérés doivent représenter une pratique constante,
mais en outre ils doivent témoigner, par leur nature ou la
manière dont ils sont accomplis, de la conviction que cette pratique est
rendue obligatoire par l'existence d'une règle de droit » ; Voir
aussi CIJ Affaire de la délimitation maritime dans la région
du Golfe du Maine, arrêt du 12 octobre 1984, Rec. CIJ, 1984, p. 299,
§11 : la règle coutumière « [...] se prouve par voie
d'induction en partant de l'analyse d'une pratique suffisamment
étoffée et convaincante, et non pas par voie de déduction
en partant d'idées préconstituées à priori [...]
» ; Voir mutatis mutandis CAHIN G., La coutume internationale
et les organisations internationales : l'incidence de la dimension
institutionnelle sur le processus coutumier, Paris, A. Pedone, 2001, p.
782.
64
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Paragraphe 1 : Le volet sécuritaire de la
reconstruction des Etats
La reconstruction des Etats, ayant pour ultime finalité
l'instauration d'une paix durable, s'intéresse en premier lieu au
traitement des armes dont la profusion était généralement
à l'origine du développement du banditisme ou des situations
conflictuelles dans les Etats défaillants. A cet effet, la
reconstruction de l'État s'oriente primordialement vers la recherche
d'une stabilité sécuritaire à travers les
opérations de désarmement, démobilisation et
réinsertion des anciens combattants (A). Ensuite, afin de promouvoir
à l'avenir un État plus à même d'assurer et de
garantir par lui-même une véritable paix durable, la
reconstruction de l'État passe obligatoirement par la restructuration
des forces de l'ordre (B).
A. Les opérations de désarmement,
démobilisation et réinsertion des anciens
combattants
Aujourd'hui, les opérations de désarmement,
démobilisation et réinsertion des anciens combattants
(ci-après DDR) font partie intégrante du package standard de
toute intervention internationale post conflictuelle221 et
constituent la première étape du long processus de reconstruction
des Etats défaillants ayant sombré pendant de longues
années dans la guerre. Le DDR s'inscrit ainsi dans une logique
d'instauration d'un climat de stabilité et sécurité
nécessaire au démarrage des activités de
développement du pays. Né de l'idée que le
développement de l'État post-conflit est intimement lié
à sa capacité à garantir la sécurité sur son
territoire, le DDR a été adopté, au sein de l'ONU, par les
communautés de la sécurité et du développement,
à telle enseigne qu'il se révèle assez susceptible quand
il s'agit de préciser sa définition et de circonscrire son
périmètre. Expérimenté pour la première fois
en Amérique centrale à travers le mandat du Groupe d'observateurs
des Nations Unies en Amérique centrale222, le DDR est
désormais incorporé dans le mandat de toutes les
opérations de consolidation de la paix et de reconstruction des Etats
après les conflits223. Il peut être défini comme
l'ensemble des activités ayant trait à la collecte et au
contrôle des armes, au cantonnement et à la démobilisation
des anciens combattants, à l'aide à leur
réintégration et réinsertion dans la vie
civile224. A travers cette définition, on peut
appréhender les trois étapes de ce processus : le
désarmement, la démobilisation et la
réintégration/réinsertion. De l'avis du conseil de
sécurité, ces trois étapes sont consécutives et
doivent être envisagées de manière intégrée
dans le processus de reconstruction des Etats : « Le Conseil de
sécurité reconnaît que le désarmement, la
démobilisation et la réinsertion ne peuvent être
envisagés isolément, mais
221 Voir POULIGNY B., Les anciens
combattants aujourd'hui. Désarmement, démobilisation et
réinsertion, CERI et SGDN, Paris, Septembre 2004, p. 60
222 Résolution 650 (1990) du 27 mars
1990
223 Voir S/2000/101, Rapport du
secrétaire général sur le rôle des opérations
de maintien de la paix des Nations Unies dans le Désarmement, la
Démobilisation et la Réinsertion, 11 février 2000.
224 MUGGAH R., « Désarmement,
Démobilisation et Réintégration », in
CHETAIL V. (Sous la dir.), op. cit., p. 144
65
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
doivent être considérés comme un processus
continu, fondé sur l'objectif plus général de la recherche
de la paix, de la stabilité du développement (...)
»225.
Le désarmement, première étape de ce
processus, consiste concrètement en la collecte, le stockage et la
gestion des armes de petit calibre, des munitions, des explosifs détenus
par des combattants après l'obtention d'un cessez le feu sur un
théâtre conflictuel226. Cette opération qui est
le souvent incluse dans les accords de paix de sortie de crise, doit
idéalement s'effectuer sur une base volontaire. Comme le souligne le
conseil de sécurité dans le cadre u mandat de l'ONUSOM II, la
réussite du désarmement, support de la reconstruction pacifique
de l'État, nécessite une bonne volonté politique de la
part des mouvements et factions devant être
désarmés227. Dans ce cadre, pour encourager les
anciens combattants à rendre leurs armes, on leur attribue le plus
souvent des indemnités financières ou la garantie
d'échapper à des poursuites judiciaires.
Sont souvent associées au désarmement, les
opérations de déminage des territoires. Le déminage des
territoires s'avère tout aussi important que le désarmement
lui-même et consiste à dépolluer entièrement les
régions dans lesquelles ont été disséminées
des mines pendant la période des affrontements. Cette mission
complémentaire au désarmement a été
incorporée par exemple dans le mandat de l'Autorité provisoire
des Nations Unies au Cambodge. L'APRONUC devait, en vertu de la
résolution 745 (1992), assister le Cambodge en matière de
déminage et lancer des programmes de formation en matière de
déminage et de sensibilisation aux mines parmi la population
cambodgienne228.
Après le désarmement, intervient ensuite la
deuxième phase du processus à savoir la démobilisation. A
la lumière du travail effectué par la mission des Nations Unies
au Libéria (MINUL), on peut apprendre que la démobilisation
consiste en l'inscription et l'accueil des soldats à démobiliser
dans des centres spécifiques, la délivrance des cartes
d'identité, l'enregistrement et l'entrepôt des armes et le cas
échéant leur destruction229. Cette deuxième
phase du DDR doit aboutir obligatoirement à la réinsertion des
combattants démobilisés car, comme l'a si bien remarqué
l'ancien secrétaire général de l'ONU, M. Kofi Annan, la
démobilisation serait incomplète sans une véritable
réinsertion230. Dans la pratique du DDR, la
réinsertion constitue une étape intermédiaire entre la
démobilisation et la réintégration des anciens soldats
dans la vie civile. Elle consiste en une assistance transitoire, ponctuelle
apportée aux démobilisés afin de leur permettre de
subvenir à leurs besoins fondamentaux. Cette assistance peut parfois
prendre la forme d'une indemnité de sûreté transitoire, de
denrées alimentaires, des vêtements, d'un abri, des services
médicaux, des services
225 S/PRST/1999/21, Déclaration du
président du Conseil de sécurité, 8 juillet 1999, p. 1
226 Département des Opérations
de Maintien de la Paix des Nations Unies, Integrated Disarmament,
Demobilisation and Reintegration Standards (IDDRS), New york, 2006, p. 2 ;
A/C.5/59/31, Note du secrétaire général sur les
Aspects administratifs et financiers du financement des opérations
de maintien de la paix des Nations Unies, 24 mai 2005
227 S/RES/814 du 26 mars 2003, § 7 - 8.
228 S/RES/745 du 28 février 1992.
229 S/2004/972, Cinquième rapport du
secrétaire général sur la Mission de l'organisation des
Nations Unies au Libéria, 17 décembre 2004, §21 - 24.
230 S/2000/101, Rapport du secrétaire
général, op. cit. §58 - 61.
66
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
d'éducation, de formation et d'emploi231. Le
processus de DDR se conclut par une véritable
réintégration des anciens soldats dans la vie civile. La
réintégration s'inscrit dans le long terme et permet aux anciens
soldats d'acquérir le statut de civil grâce à un emploi
stable. Elle offre ainsi la possibilité de transformer les combattants
en de véritables citoyens productifs, aptes à contribuer au
relèvement de leur pays. Cet effort de reconstruction
sécuritaire, au moyen du DDR, implique inéluctablement la
réforme des structures militaires policières afin de bâtir
une véritable armée opérationnelle capable de contribuer
à l'établissement d'une paix durable.
B. La restructuration des forces de l'ordre
Après le DDR, la réforme du secteur
sécuritaire des Etats défaillants passe nécessairement par
une véritable restructuration des forces de l'ordre. En effet, au vu de
la situation qui prévaut généralement dans les Etats
défaillants où l'armée et la police nationale sont
transformées en instruments de répression, la création
d'un État de droit dans les Etats défaillants doit
nécessairement passer par la subordination des forces de l'ordre
à l'autorité civile et par la limitation de leur rôle quant
au maintien de la sécurité intérieure. Dans ce domaine,
l'objectif du projet de reconstruction des Etats défaillants est de
transformer l'armée et la police nationale, considérées
autrefois comme des éléments déstabilisateurs de la paix,
en de véritables garants et promoteurs de la paix. L'action
internationale en vue de la restructuration des forces de l'ordre des Etats
défaillants doit d'une part permettre la rationalisation232
des effectifs des forces de l'ordre et, d'autre part, le renforcement des
capacités opérationnelles et professionnelles de celles-ci.
Pour ce qui est de la restructuration des forces
armées, l'action de la communauté internationale en Centrafrique
et au Congo permet de saisir la portée des réformes accomplies
dans ce domaine. En Centrafrique, il faudrait observer que le projet de
restructuration des forces armées a été incorporé
au mandat de la Mission des Nations Unies en République Centrafricaine
(MINURCA) par la résolution 1182 (1998). En vertu de cette
résolution, la MINURCA devait conseiller et fournir une assistance
technique en vue de la restructuration des forces de sécurité du
pays233. Dans ce cadre, la MINURCA, avec le concours des
autorités nationales, a permis l'élaboration de quatre projets de
lois visant à préciser le rôle de chacune des composantes
de l'armée nationale dans le maintien de la sécurité et la
défense nationale ; mission qui était dévolue à un
conseil suprême de défense nationale et de la gestion des crises.
En outre la MINURCA a aussi contribué à la formation des cadres
de l'armée nationale du
231 A/C.5/59/31, Note du secrétaire
général sur les aspects administratifs et budgétaires du
financement des opérations de maintien de la paix, 24 mai 2005
232 Cette rationalisation peut se faire soit
par l'augmentation des effectifs souvent insignifiants des forces de l'ordre
soit par la réduction des effectifs de ces dernières.
233 S/RES/1182 du 14 juillet 1998, §9.
67
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
pays afin de rendre plus efficaces l'administration et la
gestion des forces armées centrafricaines234.
Pour ce qui est de la République Démocratique du
Congo, la Mission de l'Organisation des Nations Unies au Congo (MONUC) a
été investie, par la résolution 1565 (2004) du mandat,
d'une mission de conseil aux autorités nationales afin de mener à
bien « la réforme du secteur de la sécurité, y
compris l'intégration des forces de défense nationale et de
sécurité intérieure (...) en s'assurant de leur
caractère démocratique et pleinement respectueux des droits de
l'homme et des libertés fondamentales »235. Ainsi,
d'après le rapport du secrétaire général Kofi
Annan, l'assistance de la MONUC a permis la réduction de l'effectif des
Forces Armées de la République Démocratique du Congo, la
formation des éléments intégrés dans la nouvelle
armée constituée et leur entrainement236. Il
conviendrait aussi de souligner le rôle de la MONUC dans la supervision
de l'assistance apportée par les autres partenaires dans la
restructuration des forces armées congolaises. On peut citer pour
exemple, la mission EUSEC - RD. CONGO237 déployée par
l'Union Européenne afin d'accompagner les réformes du secteur de
la sécurité en République Démocratique du
Congo238.
La reconstruction des forces de l'ordre des Etats
défaillants doit permettre de mettre sur pied des structures efficaces
dans le maintien de l'ordre civil afin de créer un véritable
climat de paix et de sécurité au plus près de la
population. A ce titre, dans son rapport de 2006 sur la situation en
Haïti, l'ancien secrétaire général de l'ONU
considère que la mise en place d'une police professionnelle et efficace
constitue une condition préalable et indispensable à la
création d'un tel environnement favorable à une paix
durable239. Dans les opérations de reconstruction des Etats
défaillants, la restructuration de la police nationale de ces Etats est
dévolue aux Observateurs de police civile des Nations Unies dont la
mission, selon le Rapport Brahimi, consiste non seulement à
recenser les abus et autres comportements inacceptables mais doit avant tout
impliquer la réforme et la réorganisation des forces de police
locales240. Dans la même dynamique que celle de la
restructuration des forces armées, le conseil de sécurité
va intégrer au mandat des forces internationales déployées
dans les Etats défaillants en vue de leur reconstruction, la mission de
renforcement des capacités opérationnelles et des
compétences professionnelles des forces de police. C'est ainsi que
l'Opération des Nations Unies au Burundi (ONUB) est investie par la
résolution 1545 (2004) de la mission de mener à bien des
réformes institutionnelles ainsi que de la constitution des forces
intégrées de sécurité intérieure, en
particulier la formation et la supervision de la police, en s'assurant de leur
caractère démocratique et pleinement respectueux des droits de
l'homme et des libertés
234 S/1999/788, 7ème
rapport du secrétaire général sur la mission des Nations
Unies en République Centrafricaine, 15 juillet 1999.
235 S/RES/1565 du 1er octobre 2004,
§7, b)
236 S/2004/251, Quinzième rapport du
secrétaire général sur la Mission de l'Organisation des
Nations Unies en République Démocratique du Congo, 25 mars
2004.
237 Mission mise en place à la demande
du gouvernement de la République Démocratique du Congo par la
Décision 2010/565/PESC publiée au Journal officiel de l'Union
Européenne du 21 septembre 2010.
238 S/RES/1693 du 30 juin 2006, §5.
239 S/2006/60, Rapport du secrétaire
général sur la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en
Haïti, 2 février 2006, §65.
240 A/55/305 - S/2000/809, Rapport du Groupe
d'étude sur les opérations de paix de l'Organisation des Nations
Unies du 21 août 2000, §39.
68
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
fondamentales241. Dans cette même optique, le
conseil de sécurité a également chargé la Mission
des Nations Unies au Timor Oriental (MANUTO), établie en 2002 en
remplacement de l'Autorité Transitoire des Nations Unies au Timor
Oriental (ATNUTO), du mandat d'assurer le maintien de l'ordre et de la
sécurité publique et d'aider à la mise en place du Service
de police du Timor Oriental, nouvel organisme chargé du maintien de
l'ordre public dans le pays242.
Ainsi, dans plusieurs autres Etats défaillants, la
reconstruction des forces de l'ordre s'est effectuée à travers la
rationalisation des effectifs mais surtout par le renforcement des
capacités opérationnelles des éléments de
l'armée et de la police nationales. Dans la reconstruction des Etats
défaillants, ces réformes du secteur de la sécurité
doivent préparer le terrain à d'autres réformes visant
à asseoir l'autorité politique de l'État à
reconstruire et à faciliter de cette manière son
développement économique et social.
Paragraphe 2 : Les volets politique, économique
et social de la reconstruction des
Etats défaillants
L'analyse des activités menées par la
communauté internationale dans les domaines politique, économique
et social témoigne du caractère multidimensionnel de la
reconstruction des Etats défaillants. Les efforts de reconstruction
politique, à travers le renforcement de l'autorité politique de
l'État et la création d'un véritable État de droit
(A), doivent permettre aux Etats défaillants de renouer avec le
développement. Comme le remarque si bien l'ancien secrétaire
général Kofi Annan dans son Agenda pour le
développement, « au lendemain d'un conflit, sans
reconstruction et développement, il ne saurait y avoir de paix durable
» ; et pour bâtir une véritable paix durable, gage du
développement, il importe de mener « (...) une action soutenue et
concertée dans les domaines économiques, sociaux, culturels et
humanitaires (...) »243 (B).
A. La reconstruction politique des Etats
défaillants
L'assistance internationale, dans ce domaine, vise à
doter l'État défaillant d'institutions démocratiques,
respectueuses de l'État de droit et des droits de l'homme afin de
renforcer l'effectivité de sa compétence nationale, remise en
cause pendant la période de déliquescence. L'accent mis sur la
démocratisation des Etats défaillants, dans leur processus de
241 S/RES/1545 du 21 mai 2004, §6.
242 S/RES/1410 du 17 mai 2002, §2, b).
243 A/48/935, Développement et
coopération économique internationale, Agenda pour le
développement, Rapport du secrétaire général des
Nations Unies, 6 mai 1994, §22
69
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
reconstruction, s'inscrit dans une tendance ayant vu le jour
au lendemain de la guerre froide244 et qui considère que la
règle de droit (rule of law) et les institutions de contrainte
(law nforcement) constituent des préalables indispensables
à la pacification des Etats. Dans ce contexte, les mandats des
opérations des Nations Unies, en charge de la reconstruction des Etats,
feront l'expression de cette volonté de favoriser, au sein des Etats
défaillants, l'établissement d'institutions démocratiques.
Ainsi, dans sa résolution 814 (1993) élargissant le mandat de
l'ONUSOM II, le conseil de sécurité réaffirme le
rôle que cette mission doit jouer dans l'organisation « (...) de
consultations et de délibérations à caractère
largement représentatif pour parvenir (...) à un accord sur la
mise en place d'institutions gouvernementales de transition ainsi qu'à
un consensus sur les principes de base et les mesures propres à
favoriser l'établissement d'institutions démocratiques
représentatives »245. La reconstruction de l'État
de Bosnie-Herzégovine symbolise égalament cette volonté de
doter cet État d'institutions démocratiques. Cette volonté
était d'abord exprimée dans l'accord de paix sur la
Bosnie-Herzégovine paraphé à Dayton le 21 novembre 1995 et
signé à Paris le 14 décembre de la même
année, qui prévoyait que « Bosnia and Herzegovina shall
be a democratic state, which shall operate under the rule of law and with free
and democratic elections »246. Il s'agit du même
objectif poursuivi par l'action de la communauté internationale dans la
reconstruction politique de l'Irak247, de
l'Afghanistan248, de la Côte d'Ivoire249, etc.
Il ressort de l'analyse du mandat de toutes ces
opérations que la reconstruction politique des Etats défaillants
s'effectue au moyen d'une assistance internationale par la réforme des
structures en charge des domaines législatif, administratif et
électoral.
Dans le domaine législatif, les missions de
reconstruction des Etats apportent leur assistance dans la rédaction et
le contrôle du respect des dispositions législatives de
manière à raffermir les bases d'un véritable État
de droit dans les Etats défaillants. D'une manière
générale, les réformes législatives mises en oeuvre
dans les Etats défaillants sous la houlette des missions des Nations
Unies s'articulent autour de la protection des droits de l'homme et des
libertés fondamentales. C'est dans ce contexte que l'actuel
secrétaire général Ban KI-MOON rapporte que les missions
des Nations Unies au Burundi, au Libéria et en Sierra Leone ont
aidé ces Etats « à se donner les moyens de mieux sauvegarder
les droits de l'homme en facilitant la transposition des normes internationales
dans leur législation interne (...) »250.
244 Voir FRANCK M. T., « The emerging
right to democratic governance », in AJIL, vol. 86, n°1,
January 1992, pp. 46 - 91.
245 S/RES/814 du 26 mars 1993 ; Voir aussi la
Déclaration de la présidence de l'Union Européenne sur la
Conférence de réconciliation nationale en Somalie, Bruxelles le
30 janvier 2004, 5823/1/04 (Presse 36) REV 1 (fr) P 18/04.
246 Article 1.2 du texte de la Constitution de
1995 annexée à l'Accord de Paix (Annexe IV)
247 S/RES/1546
248 S/RES/1563 du 17 septembre 2004
249 S/RES/1528 du 9 mars 2005, §6
250 A/63/1, Rapport du secrétaire
général sur l'activité de l'Organisation, du 12 août
2008, §45.
70
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Pour ce qui est des réformes du secteur administratif,
l'appui de la communauté internationale prend la forme d'avis d'experts
et d'assistance technique afin de moderniser et de renforcer l'administration
des Etats défaillants. Dans de nombreux Etats en reconstruction,
l'assistance internationale a surtout accompagné les lois de
décentralisation administrative et encadré leur exécution
par les Etats défaillants eux-mêmes. C'est en effet le cas de la
Mission des Nations Unies en Sierra Leone qui a contribué à la
mise en place, dans le pays, de la réforme de la
décentralisation, notamment dans la répartition des
compétences entre l'administration centrale et les conseils locaux dans
les domaines de l'éducation, la santé et
l'agriculture251.
S'agissant enfin du domaine électoral, l'assistance
internationale vise à garantir au peuple l'expression de son droit
à l'autodétermination à travers le choix de ses
dirigeants. L'assistance électorale se révèle d'une
importance capitale dans la reconstruction d'un État en raison du fait
que la défaillance étatique trouve généralement son
origine dans les troubles nés de la contestation des résultats
d'un scrutin. Depuis leur première mission de supervision d'un processus
électoral en 1989 au Nicaragua252, les Nations Unies ont
depuis lors participé à l'organisation de nombreuses
élections dans des Etats en reconstruction et ont acquis une
expérience remarquable en la matière. La mission des
opérations de supervision des élections consiste, d'une part, en
l'observation et en la vérification du processus électoral et,
d'autre part, à organiser et à garantir le bon déroulement
de tout le processus électoral de manière à ce que ce
dernier soit conforme aux standards établis par l'Assemblée
Générale de l'ONU dans sa résolution 43/157 de
1988253. L'appui international peut se matérialiser, comme ce
fut le cas de la Mission d'Observation des Nations Unies en El
Salvador254 et de la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation
en Haïti255, par la restauration de tout le système
électoral des Etats hôtes, notamment dans la rédaction du
code électoral, par le renouveau des listes électorales et la
mise en place d'une commission électorale afin de garantir le bon
déroulement du scrutin.
Afin de remédier aux causes profondes de la
défaillance étatique, les efforts de reconstruction politique
doivent être accompagnés de la reconstruction des infrastructures
économiques et sociales afin que les Etats défaillants renouent
définitivement avec des perspectives saines de développement.
251 S/2005/596, Vingt - sixième
rapport du secrétaire général sur la Mission des Nations
Unies en Sierra Leone, 20 septembre 2005, §16 - 18.
252 DONG NGUYEN H., « L'assistance
électorale comme préalable à la restauration de
l'État », in DAUDET Yves (Sous la direction de), Les
Nations Unies et la restauration de l'État, Paris, A. Pedone, 1995,
p.34
253 A/43/157, Renforcement de
l'efficacité du principe d'élections périodiques et
honnêtes, 8 décembre 1988
254 Voir S/1995/220, Rapport du
secrétaire général sur la Mission d'Observation des
Nations Unies en El Salvador, 24 mars 1995, § 41.
255 Voir S/2005/631, Rapport du
secrétaire général sur la Mission des Nations Unies de
Stabilisation en Haïti, 6 octobre 2005, §19.
71
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
B. La reconstruction des infrastructures sociales et
économiques des Etats
défaillants
Dans le processus de reconstruction des Etats
défaillants, le volet économique et social occupe une place tout
aussi importante que la dimension politique et sécuritaire. A travers ce
triptyque, l'action internationale en vue de la reconstruction des Etats
défaillants doit parvenir à faire la paix, à la maintenir
et à assurer sa pérennité. La reconstruction
économique et sociale doit ainsi contribuer à faire durer la paix
à travers la détermination et la création de structures
capables d'éviter la réapparition d'un conflit. Car « au
lendemain d'un conflit, sans reconstruction et développement, il ne
saurait y avoir de paix durable » comme le souligne l'ancien
secrétaire général dans son Agenda pour le
développement256. Toutefois, la reconstruction
économique et sociale, préalable indispensable à
l'établissement d'une paix durable, n'est toujours pas consacrée
dans le mandat des opérations de consolidation de la paix dans les Etats
défaillants257. Parce qu'une telle mission peut
s'étaler dans le temps et doit être poursuivie après la
durée du mandat des opérations de l'ONU, le conseil de
sécurité n'a jamais voulu s'octroyer l'exclusivité d'une
telle tâche. Dans de nombreuses résolutions décidant de la
mise en place d'une mission de reconstruction étatique, le conseil de
sécurité invite la communauté internationale dans son
ensemble - Etats, organisations internationales, institutions
financières internationales, etc. - à apporter une assistance et
les moyens nécessaires à la reconstruction économique et
sociale des Etats défaillants. A titre illustratif, en créant la
Mission des Nations Unies en Sierra Leone (MINUSIL), le conseil de
sécurité demande instamment à tous les Etats et
organisations internationales d'apporter une assistance soutenue et
généreuse en vue des actions à mener sur le long terme en
matière de reconstruction, de redressement économique et social
de la Sierra Leone258. Sur le terrain, le rôle du Conseil de
sécurité se restreint à coordonner l'assistance
apportée par les différents acteurs impliqués dans le
redressement économique des Etats défaillants259. Mais
d'une manière générale, les efforts de la
communauté internationale pour aider au redressement économique
des Etats défaillants se traduisent par l'allègement de leur
dette publique. Sous l'influence des Etats et des organisations
internationales, les institutions créancières des Etats
défaillants peuvent accepter de réduire le montant de leur dette
publique afin de faciliter leur reconstruction économique. Ainsi, sur la
proposition de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International,
les pays du G7, ont décidé lors du sommet de Lyon en 1996, de
mettre en place un mécanisme international d'allègement de la
dette connue sous l'appellation d'Initiative en faveur des pays pauvres
très endettés (PPTE). Une telle initiative vise à
convaincre les créanciers260 des pays les plus pauvres de
ramener la dette extérieure de ces
256 A/48/935, Développement et
coopération économique internationale, Agenda pour le
développement, Rapport du secrétaire général du 6
mai 1994, §22.
257 La résolution 782 (1992) du 13
octobre 1992 qui crée l'ONUMOZ précise aussi ses quatre domaines
de responsabilité à savoir : le domaine politique, militaire,
électoral et humanitaire. Aucune référence n'a
été faite à la nécessité de procéder
à la reconstruction des infrastructures économiques et sociales
du Mozambique.
258 S/RES/1270 du 22 octobre 1999, § 21.
259 A/55/305 - S/2000/809, Rapport du Groupe
d'étude sur les opérations de paix de l'Organisation des Nations
Unies, 21 août 2000, § 44.
260 Ces créanciers sont
composés le plus souvent des gouvernements nationaux, des
sociétés privées, la Banque Mondiale, le Fonds
monétaire international, et les autres institutions financières
régionales.
72
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
pays à un niveau qu'ils pourraient raisonnablement
supporter, de manière à ne pas handicaper leur reconstruction
économique. Ainsi, en Juin 2012, 36 pays parmi lesquels 30 sont
essentiellement africains ont bénéficié de ce
mécanisme d'allègement de leur dette pour un montant avoisinant
76 milliards de dollars américains261.
L'appui de la communauté internationale peut se
traduire aussi par l'assistance technique apportée par le Fonds
Monétaire international et la Banque Mondiale afin d'améliorer la
gestion des affaires publiques dans les Etats en reconstruction. Cette
assistance est indispensable pour le suivi de la bonne gestion des aides
apportées par les donateurs internationaux en vue de la reconstruction
économique des Etats défaillants. Les garanties de bonne
gouvernance sont même devenues une condition d'éligibilité
aux programmes et aides de ces institutions financières
internationales.
Par conséquent, cette assistance internationale en vue
de la reconstruction économique des Etats défaillants participe
aussi à la reconstruction de leurs infrastructures sociales et
humanitaires. La communauté internationale, en apportant une assistance
financière en vue du redressement économique des Etats
défaillants, va aussi mettre l'accent sur les secteurs dans lesquels des
projets devraient être prioritairement réalisés. L'action
de la Banque Mondiale dans le domaine éducatif illustre de façon
significative ces propos. Dans la seule période allant de 2004 à
2008, la Banque Mondiale a engagé 2 milliards de dollars
américains de prêts, crédits et dons pour soutenir
l'éducation dans de nombreux Etats en reconstruction. Désormais,
l'éducation mais aussi d'autres problématiques sociales dans les
Etats défaillants (lutte contre le VIH/SIDA, lutte contre la corruption,
etc.) constituent parallèlement à la poursuite de la
stabilité économique, les domaines d'action de la Banque
Mondiale.
Les développements qui précèdent invitent
à retenir deux conséquences majeures de
l'opérationnalisation du concept d'Etats défaillants. La
première conséquence est que le concept d'État
défaillant, au-delà de la simple description de la crise que
traverse l'État, permet de justifier une nouvelle forme d'intervention
internationale considérée comme la solution au problème de
la défaillance étatique. Cette nouvelle ingérence
extérieure se fonde sur un autre concept : la responsabilité de
protéger qui autorise les autres Etats à intervenir dans
l'État défaillant puis à reconstruire ce dernier. Telle
est la deuxième conséquence de l'opérationnalisation du
concept d'Etats défaillants en droit international.
Toutefois, ce tableau assez satisfaisant de
l'opérationnalisation du concept d'Etats défaillants contraste,
à maints égards, avec les résultats obtenus par l'action
de la communauté internationale, en guise de réponse à la
défaillance étatique. De l'Irak à l'Afghanistan en passant
par Haïti, la République démocratique du Congo, la Somalie,
etc. aucun projet de reconstruction de ces Etats défaillants n'a abouti
à de réels progrès en matière de démocratie,
de sécurité, ou de développement socio-économique.
Bien au contraire, certains grands avocats de la reconstruction étatique
considèrent même que cette dernière n'a fait que
détruire
261 Voir la fiche technique descriptive de
l'initiative PPTE, disponible sur
http://www.imf.org/external/np/exr/facts/fre/hipcf.htm
(Consulté le 31 juillet 2012)
73
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
davantage les capacités des institutions
étatiques plutôt que de les reconstruire262. Plusieurs
estimations vont jusqu'à prévoir une reprise de 20 à 50
pour cent des conflits dans les cinq années qui suivent un cessez-le-feu
et ceci, en dépit de la mise en place d'une mission internationale de
consolidation de la paix et de reconstruction des Etats263. Un tel
constat d'échec quant à la réponse apportée par la
communauté internationale à la défaillance
étatique, s'avère de nature à remettre en cause le
rôle même du concept d'Etats défaillants en droit
international.
262 FUKUYAMA F. cité par CHANDLER D., « Comment le
State-bulding affaiblit les Etats », in (Re-) construire les Etats,
nouvelle frontière de l'ingérence, Alternatives Sud,
op. cit. p. 45
263 SHURKE A. and SAMSET I., «What's in a figure?
Estimating Recurrence of civil War», in International
Peacekeeping, vol. 14, n° 2, 2007, pp. 195 - 203, 1, disponible sur
http://www.cmi.no/publications/file/?2599=whats-in-a-figure
(Consulté le 01 août 2012); Voir aussi COLLIER P. and HOEFFLER A.,
«On the incidence of civil war in Africa», in Journal of Conflict
Resolution, vol. 46, n°1, 2002, pp. 13 - 28, disponible sur
http://www.jstor.org/stable/3176237
(Consulté le 01 août 2012)
74
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Chapitre 2 : L'État défaillant, un
concept à dépasser
Si la réalité du phénomène que
décrit le concept d'Etats défaillants ne fait l'objet d'aucun
doute dans les milieux politiques et universitaires, son
opérationnalisation est la cible de nombreuses critiques, en raison des
faiblesses qui caractérisent son élaboration. La première
faiblesse et sans doute la plus marquante qu'on peut attribuer au concept
d'Etats défaillants est l'absence de définition précise de
son objet, à savoir les Etats défaillants eux-mêmes. Cette
absence de définition entraîne des difficultés quant au
choix d'un régime juridique unique qui serait applicable aux
États en situation de défaillance. Par conséquent,
l'évaluation de défaillance étatique et la
détermination des politiques spécifiques à leur appliquer
ne pourront se réaliser que sur la base de variables et de jugements
subjectifs. De ce fait, il ne paraît pas erroné d'affirmer que
l'opérationnalisation du concept s'effectue sans risque
d'instrumentalisation de la part des Etats « forts » ou «
réussis » qui développent des actions en vue de
remédier à la défaillance des autres Etats. Dans ce
contexte, le concept d'Etats défaillants a souvent été
considéré comme un moyen de domination par les
idées264 pour justifier les interventions de la
communauté internationale dans les Etats catalogués comme
défaillants. Ainsi, la défaillance étatique ne serait
qu'un prétexte au service des Etats forts qui vient légitimer
leurs actions dans d'autres Etats dans la poursuite d'une politique ne servant
que leurs propres objectifs.
La seconde faiblesse mise en cause par l'analyse de la crise
de l'État sous le prisme du concept d'Etats défaillants,
réside dans la dimension « fourre - tout » de ce dernier. En
effet, le manque de critères définissant avec précision la
réalité de l'État défaillant entraîne une
confusion dans l'analyse des causes et des spécificités de chaque
défaillance étatique. Sous l'appellation Etats défaillants
sont souvent regroupés des Etats ayant des différences au niveau
des problématiques et des contextes de défaillance. Ce faisant,
le concept d'Etats défaillants ne constitue pas une grille efficace dans
le traitement des causes de la défaillance étatique.
Enfin, l'une des plus grandes faiblesses du concept d'Etats
défaillants réside dans le précepte qu'il préconise
comme solution à la défaillance étatique. En effet, le
concept d'Etats défaillants et tous les autres concepts qui
découlent de son opérationnalisation ne recommandent que la seule
reconstruction de l'État comme remède à sa
défaillance. Comme le souligne Charles T. CALL, « (...) state
strengthening is the medecine for the malady of state failure (...)
»265. Autrement dit, même dans le traitement de la
défaillance étatique, le concept d'Etats défaillants
n'envisage que des solutions de renforcement de l'État en tant
qu'institution, ignorant ainsi les autres dimensions de la crise de
l'État dont le traitement pourrait permettre de remédier
intégralement au problème de la défaillance
étatique. Au-delà de la menace à la paix et à la
sécurité internationales, le phénomène des Etats
défaillants traduit surtout la maltraitance des individus. Avant de
constituer une menace pour les autres
264 CHAPAUX V., Dominer par les idées : Etude de la
notion de failed state, op. cit.
265 CALL T. C., «The fallacy of the failed state»,
in Third World Quaterly, vol. 29, n°8, 2008, pp. 1491 - 1507,
1496.
75
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Etats, l'État défaillant se révèle
être tout d'abord une menace pour les personnes vivant en son sein. Il
serait très réducteur de se focaliser exclusivement sur
l'État, sa sécurité et d'ignorer la dimension humaine du
problème que représente l'État défaillant.
Au vu de ces constats, il est patent que le concept
d'États défaillants a montré ses limites dans l'analyse de
la crise de l'État. C'est pourquoi, il doit lui être
substitué une autre grille d'analyse, plus neutre et plus globale de la
réalité de la crise de l'État. Dans ce contexte, le
concept de la sécurité humaine peut se révéler un
substitut au concept d'Etats défaillants : il faudrait passer de la
sécurité de l'État à la sécurité de
l'individu afin de remédier à la défaillance
étatique (Section II). Il importe de changer de référent
dans l'analyse de la crise de l'État en raison des limites
déjà mentionnées dans l'opérationnalisation du
concept d'Etats défaillants. En dehors des limites intrinsèques
au concept d'Etats défaillants lui-même, son
opérationnalisation a mis au jour une autre limite, plus fondamentale
celle-là, qui démontre l'urgence à dépasser le
concept d'Etats défaillants. En effet, dans de nombreuses
hypothèses, le concept d'Etats défaillants est apparu comme un
prétexte utilisé pour justifier une intervention internationale
dont les conséquences n'ont fait que fragiliser davantage l'État
qualifié de défaillant. L'étude du cas de l'Afghanistan,
avant et après l'invasion américaine au lendemain du 11/09, en
raison de la prétendue défaillance de l'État afghan,
permet de s'en convaincre (Section I).
Section 1 : Comment fragiliser un État sous
prétexte de sa défaillance : étude de cas de
l'Afghanistan
Pour mettre en lumière les dérives de
l'opérationnalisation du concept d'Etats défaillants, nous nous
intéresserons dans cette partie à l'utilisation qui en a
été faite au sujet de la crise en Afghanistan. Le choix de ce
pays trouve sa justification dans le fait qu'au lendemain des attentats du
11/09, l'Afghanistan a été présenté comme
l'État défaillant par excellence qui a manqué à ses
obligations nationales et internationales et est devenu la base arrière
d'Al-Quaida. C'est pourquoi, la défaillance de l'État Afghan
pouvait justifier une intervention internationale armée pour
détruire les bases du réseau terroriste en Afghanistan et
reconstruire ensuite un État fort, capable d'assurer le contrôle
de son territoire et d'aider la communauté internationale dans la lutte
contre le terrorisme. Il s'agissait en effet de la justification donnée
par les Etats-Unis et ses alliés dans leur entreprise de guerre contre
la terreur. Mais en analysant le discours de ces mêmes acteurs, quelques
années avant l'invasion américaine d'octobre 2001, on peut
constater que l'Afghanistan ne constituait pas véritablement un
État défaillant (Paragraphe 1). Les attentats du 11/09 vont
radicalement faire évoluer la perception de l'Afghanistan et, arguant de
sa défaillance qui a rendu possible lesdits attentats, les Etats-Unis et
ses alliés de l'OTAN vont y mener une intervention armée qui au
bout du compte n'a fait que fragiliser davantage la situation de ce pays
(Paragraphe 2).
76
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Paragraphe 1 : L'Afghanistan vu par la
communauté internationale avant les
attentats du 11/09
D'entrée de jeu, il nous semble indispensable de
préciser que notre démonstration ne cherche pas à prouver
que l'Afghanistan était un État « fort » avant
l'invasion des troupes de l'OTAN en octobre 2001. Les développements qui
vont suivre tenteront, dans la mesure du possible, de démontrer les
conséquences de l'utilisation du concept d'Etats défaillants dans
le cadre de l'Afghanistan. La principale conséquence de cette
utilisation en a été l'amplification de la fragilisation du pays
qui se trouvait déjà dans une situation très
problématique, bien avant l'intervention de l'OTAN en 2001. Mais en
dépit de cette situation, la communauté internationale n'avait
pas recouru au concept d'États défaillants pour envisager la
crise de l'Afghanistan.
En effet, depuis le départ des troupes
soviétiques en 1989, s'est développée en Afghanistan une
véritable guerre civile opposant les différents mouvements
rebelles dans leur lutte pour le pouvoir. Cette guerre civile va prendre une
nouvelle ampleur après la chute du régime Najibullah en 1992. Les
différentes factions rebelles, longtemps unies dans la lutte contre leur
ennemi commun - le régime de Mohamed Najibullah, mis en place et soutenu
par l'Union soviétique - vont se diviser ; avec pour effet
l'intensité de la guerre dans la période allant de 1992 à
1995. C'est dans cette situation de désordre
généralisé que va émerger le mouvement Taliban qui
se présente comme la seule force capable de mettre un terme à la
guerre civile, devenue quasiment chronique dans le pays depuis la fin des
années 1970266. Fondant leur légitimité sur
l'islam traditionnel, encore fortement appliqué dans le pays, les
Talibans vont peu à peu prendre le contrôle de la
quasi-totalité du territoire jusqu'à la capitale Kaboul au
début des années 2000267. Très vite, les
Talibans changent de statut : ils passent du statut de mouvement à celui
de gouvernement déterminé à instaurer un État
islamique en Afghanistan. Cependant, le gouvernement Taliban, prônant le
fondamentalisme religieux ne sera pas reconnu par l'ensemble de la
communauté internationale. Seuls le Pakistan, l'Arabie Saoudite et les
Emirats Arabes Unis décideront de reconnaître le gouvernement
Taliban268. Le reste de la communauté internationale sous
l'influence des Etats-Unis et de l'Union Européenne n'accordent de
légitimité qu'au gouvernement militairement
représenté par le Front Uni du commandant Massoud qui ne
contrôlait plus que la partie Nord-Est du pays, depuis la prise du
pouvoir par les Talibans en 1996.
Ainsi, depuis le début des années 1990
jusqu'à 2001, la crise politique en Afghanistan n'apparaissait que comme
une crise « classique » à l'instar de celle de nombreux autres
pays. Il s'agissait d'une lutte pour le pouvoir opposant au sein d'un
même État deux factions, soutenues chacune par des acteurs de la
société internationale. Une crise « classique » qui,
266 DOMBROWSKY P. et PIEMAS S.,
Géopolitique du nouvel Afghanistan, Paris, Ed. Ellipses, 2005,
p. 21.
267 YUNG J., « Afghanistan : les
Talibans », Publication de la Division des Affaires Politiques du
Parlement Canadien, 5 décembre 2007, disponible sur
http://www.parl.gc.ca/content/LOP/ResearchPublications/prb0727-f.htm#TOP
(Consulté le 02 août 2012).
268 RUBIN M., « Who is responsible for
the Taliban ? », in Middle East Review of International Affairs,
Vol. 6, n° 1, March 2002, disponible sur
http://meria.idc.ac.il/journal/2002/issue1/mrubin.pdf
(Consulté le 2 août 2012).
77
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
comme toutes les autres, a fait l'objet de tentative de
résolution pacifique par la communauté internationale. Les
Nations Unies, par la voie de leur envoyé spécial dans le pays,
M. Lakhdar Brahimi ont proposé la mise en place d'un gouvernement non
exclusivement taliban mais largement représentatif de tous les groupes
ethniques et religieux du pays269. Alors même que ces efforts
de résolution de crise n'ont pas été couronnés de
succès, il n'a pourtant jamais été question, dans les
différents forums de négociation, de considérer
l'Afghanistan comme un État défaillant. L'ancien
secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, dans son rapport
sur La situation en Afghanistan et ses conséquences pour la paix et
la sécurité, n'envisage pas l'Afghanistan comme un
État défaillant et incapable de se gérer. Il se contente
juste de décrire l'Afghanistan comme un État en proie à
une guerre civile, opposant les Talibans aux éléments du
commandant Massoud270. Au sein même du conseil de
sécurité, les débats sur les moyens de mettre un terme
à la guerre civile en Afghanistan n'envisageaient pas ce dernier comme
un État défaillant. Pour le représentant de la Malaisie
par exemple, il était impératif d'éviter de traiter
l'Afghanistan comme un État défaillant afin d'encourager les
efforts entrepris au plan national en faveur de la paix et de la
réconciliation : « If Afghanistan was to continue as a
sovereign State and not be reduced, eventually, to the fate of a "failed
State", characterized by endless infighting and contending for power and
positions among its leaders, it was imperative that its proud people seize the
opportunity now to steer a clear course towards national reconciliation and
unity »271. On peut aussi apprendre de ce débat
qu'aucune intervention extérieure n'était envisagée. Les
participants au débat sur la situation en Afghanistan, lors de la
3705e séance du conseil de sécurité, ont
réaffirmé leur volonté de ne pas s'ingérer dans les
affaires intérieures de l'Afghanistan qui, de l'avis du
représentant du Pakistan, n'était pas un État
défaillant mais un État engagé depuis de nombreuses
années dans une simple guerre civile272. Les membres du
conseil de sécurité n'envisageaient que des moyens pacifiques,
notamment le dialogue entre les Talibans et le Front Uni, afin de favoriser la
résolution de la crise.
Définitivement, la communauté internationale ne
considérait pas l'Afghanistan comme un État défaillant
ayant perdu le contrôle sur son territoire ou dont les institutions
seraient en ruine. Bien au contraire, pour les Etats-Unis, c'est en raison du
contrôle exercé sur le pays par le régime des talibans et
dans une certaine mesure par le groupe Al-Quaida lui-même que leur
intervention d'octobre 2001 devenait légitime. Cette idée peut
être corroborée par la lettre adressée par le
représentant des Etats-Unis auprès de l'ONU en date du 7 octobre
2001 : « The attacks on 11 September 2001 and the ongoing threat to
the United States and its nationals posed by the Al-Qaeda organization have
been made possible by the decision of the
269 A/53/695 - S/1998/1109, Rapport du
secrétaire général sur la situation en Afghanistan et ses
conséquences
pour la paix et la sécurité internationale, 23
novembre 1998, p. 9.
270 Id.
271 SC/6718 (Press Release), « Security
council hears calls for end to outside interference in Afghanistan, with access
for humanitarian aid», 27 august 1999 (Malaysia's intervention)
272 S/PV.3705, La situation en Afghanistan, 16
octobre 1996, p. 35
78
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Taliban regime to allow the parts of Afghanistan that it
controls to be used by this organization as a base of operation
»273.
La qualification d'État défaillant
appliquée à l'Afghanistan ne se fera que postérieurement
à l'intervention américaine d'octobre 2001. Cette appellation
viendra justifier l'intervention déjà engagée et surtout
légitimer la poursuite de l'action de reconstruction de l'État
afghan qui représente désormais une menace pour la
sécurité des autres Etats. Cette évolution dans le
discours de la communauté internationale est caractéristique des
risques d'instrumentalisation que comporte le concept d'Etats
défaillants.
Paragraphe 2 : La qualification de l'Afghanistan
après les invasions d'octobre 2001
En représailles aux attentats du 11/09, le
Président Bush lançait le 7 octobre 2001 l'opération
« Enduring freedom » ou (liberté immuable) dont les
objectifs militaires incluaient la destruction des camps d'entrainement et des
infrastructures terroristes en Afghanistan, la capture des leaders d'Al-Quaida,
et la cessation des activités terroristes dans le pays274.
Cette action militaire, dont la légalité internationale a
été fortement contestée275, marque un tournant
dans la perception de l'Afghanistan par les Etats-Unis et leurs alliés
dans leur entreprise de guerre contre le terrorisme. Si, quelques années
auparavant, l'Afghanistan ne connaissait qu'une « simple guerre civile
»276 dont la solution ne pouvait être que politique,
après les attentats du 11/09 dont les Etats-Unis ont imputé la
responsabilité au régime Taliban, l'argumentaire de la
communauté a évolué et elle envisage à
présent l'Afghanistan comme un État défaillant.
Désormais l'Afghanistan doit être considéré comme un
État défaillant qui a démontré son
incapacité à gérer son territoire ; et qui a rendu
possible le développement du terrorisme dans le pays et les attentats du
11/09. La défaillance de l'Afghanistan justifie alors l'attaque du 7
octobre 2001, attaque qui doit se poursuivre pour empêcher que le
terrorisme ne s'y développe à nouveau.
La modification fondamentale du message pré-11/09 au
moyen du recours à l'argumentaire de l'État défaillant
visait les deux objectifs qui se dégagent du discours des artisans de la
guerre contre le terrorisme en Afghanistan. Le concept d'États
défaillants va servir non seulement à justifier la poursuite de
la guerre en Afghanistan mais essentiellement
273 S/2001/946, Letter dated from 7 october
2001 from the Permanent Representative of the United States of America to the
United Nations addressed to the President of the Security Council.
274 The White House, Office of the Press
Secretary, Statement by the president Bush, October 7, 2001, «(...) On
my orders, the United States military has begun strikes against al Qaeda
terrorist training camps and military installations of the Taliban regime in
Afghanistan. These carefully targeted actions are designed to disrupt the use
of Afghanistan as a terrorist base of operations, and to attack the military
capability of the Taliban regime.» disponible sur
http://www.globalsecurity.org/military/library/news/2001/10/mil-011007-usia01.htm
(Consulté le 3 août 2012)
275 CORTEN O. et DUBUISSON F., «
Opération « liberté immuable » : une extension abusive
du concept de légitime défense », RGDIP, 2002 - 1,
p. 92
276 S/PV. 3705, op. cit., p. 35
79
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
le recrutement d'autres Etats pour soutenir l'effort de guerre
aux côtés des Etats-Unis. L'Afghanistan représentant
désormais une menace pour tous les Etats en raison de sa
défaillance, chacun doit prendre des dispositions pour éviter
d'en être la prochaine. Et pour ce faire, il faudrait envoyer des troupes
pour soutenir la guerre pour la « juste cause »277
déjà engagée par les Etats-Unis.
L'application du concept d'Etats défaillants va
permettre également aux acteurs de la guerre en Afghanistan de mener une
campagne de récolte de fonds afin de soutenir non seulement l'action
militaire mais aussi de reconstruire le pays après la guerre. Cette
idée a été défendue par Hasmy AGAM, le
représentant de la Malaisie auprès du conseil de
sécurité qui soulignait que « (...) Afghanistan would
not be abandoned once the immediate military and security objectives of the
United States led international coalition had been achieved. Learning from past
lessons, every effort should be made to ensure that Afghanistan would not be
left as a «failed state» to be ruled by various warlords, which would
provide fertile breeding ground for the kind of terrorism that had shaken the
world on 11 September »278. Dans la même veine,
l'ancien secrétaire général de l'ONU Kofi Annan va
également utiliser le spectre de l'État défaillant pour
inciter les membres des Nations Unies à coopérer à
l'action militaire et puis à la reconstruction de
l'Afghanistan279.
L'exemple afghan illustre l'utilisation du concept d'Etats
défaillants qu'en ont fait les Etats-Unis et leurs alliés pour
justifier leur intervention militaire. On peut constater ainsi toute la
relativité de ce concept qui a servi à justifier une politique
partisane des Etats-Unis et de leurs alliés dans leur entreprise de
guerre contre le terrorisme. Dans le cas de l'Afghanistan, l'application du
concept d'Etats défaillants n'aura servi qu'à servir les
intérêts nationaux et la volonté politique des acteurs de
la communauté internationale. En cela, l'intervention des forces de la
coalition n'a contribué qu'à fragiliser davantage la situation
politique, sécuritaire et économique de l'Afghanistan. Depuis
l'Accord de Bonn de 2001280 et le Pacte pour l'Afghanistan de
2006281, toutes les solutions proposées par la
communauté internationale pour sécuriser et reconstruire
l'Afghanistan n'ont pas véritablement connu de succès. Mise
à part une réussite contrastée de la transition
institutionnelle ayant débouché sur les élections
démocratiques de janvier 2004 avec la victoire du président Hamid
Karzaï, l'intervention de la coalition n'aura fait que favoriser la
complète désintégration de la situation
sécuritaire, économique et sociale du pays. Alors que l'on
s'approche de 2014, année durant laquelle étaient prévus
le retrait complet des troupes de la coalition et le transfert des
277 Statement by President Bush, October 7,
2001, op. cit.
278 GA/10002, UN Press Release, «
International Community must Maintain Commitment to Afghanistan, Say
speakers in General Assembly », 20 décembre 2001,
disponible sur
http://www.un.org/News/Press/docs/2001/GA10002.doc.htm
(Consulté le 03 août 2012)
279 SG/T/2345, UN Press Release, «
Activities of Secretary General in China, 13 - 16 October», October 16,
2002, disponible sur
http://www.un.org/News/Press/docs/2002/sgt2345.doc.htm
(Consulté le 3 août 2012)
280 Accord définissant les
arrangements provisoires applicables en Afghanistan en attendant le
rétablissement d'institutions étatiques permanentes, signé
à Bonn le 5 décembre 2001, disponible sur
http://www.geopolitis.net/LES%20DOCUMENTS/ACCORD%20SUR%20L'AFGHANISTAN.pdf
(Consulté le 3 août 2012).
281 S/2006/90, Faire fond sur le
succès, Pacte sur l'Afghanistan, annexé à la lettre
datée du 9 février 2006 adressée au président du
conseil de sécurité par le représentant permanent de
l'Afghanistan auprès de l'ONU, 9 février 2006.
80
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
compétences aux autorités afghanes, le constat
établi par le secrétaire général en 2006 selon
lequel le tiers du territoire est encore « le théâtre d'une
violente insurrection »282 peut encore se vérifier
aujourd'hui. La détérioration du climat sécuritaire
ajoutée à la lenteur de la reconstruction et à la
difficulté qu'éprouve l'administration centrale à imposer
son autorité sur toute l'étendue du territoire sont autant
d'éléments qui peuvent témoigner de l'échec de
l'intervention militaire menée par les Etats-Unis et ses alliés
au nom de la prétendue défaillance de l'État afghan. Sur
le plan économique, en dépit de l'aide de la communauté
internationale, le secrétaire général de l'ONU rapporte
que l'Afghanistan continue de connaître des difficultés
économiques et de développement quasi
insurmontables283. Sur le plan social et humanitaire, la situation
du pays s'est encore dégradée davantage. Depuis la chute du
régime des Talibans et l'invasion des troupes de l'OTAN, le nombre des
victimes de la guerre civile a quadruplé284.
L'étude de l'application du concept d'Etats
défaillants dans le cadre de l'Afghanistan illustre de quelle
manière ce concept peut être instrumentalisé et
entraîner des conséquences politiques. On a pu constater, à
travers les précédents développements, qu'avant l'invasion
d'octobre 2001, l'Afghanistan n'était pas vraiment un État
défaillant car les Talibans contrôlaient plus de 90% du territoire
national ; ce qui est un pourcentage plus élevé que pour nombre
de gouvernements reconnus dans le monde. A travers les initiatives
diplomatiques menées par l'ONU, l'issue de la guerre civile pouvait
être prévisible. Mais pour des intérêts de
défense nationale, les Etats-Unis et leurs alliés de l'OTAN ont
réussi à faire passer l'Afghanistan pour un État
défaillant, afin de légitimer leur intervention militaire
d'octobre 2001. Hormis le risque d'instrumentalisation politique que comporte
le concept d'Etats défaillants, le bilan de son
opérationnalisation souligne encore davantage que les limites de la
logique sécuritaire de la crise en Afghanistan - sous-jacente au concept
d'Etats défaillants lui-même - semblent avoir été
atteintes. Au-delà de la sécurité de l'État, il
faudrait envisager une approche plus globale prenant en compte aussi la
sécurité des individus. Autrement dit, passer de la
sécurité de l'État à la sécurité de
l'individu.
Section 2 : De la sécurité de
l'État à la sécurité de l'individu
A travers les différentes variantes de son
opérationnalisation, le concept d'Etats défaillants ne
débouche que sur des solutions axées autour de l'État en
tant qu'institution dont la stabilité et le renforcement des
capacités sécuritaires sont indispensables au maintien de la paix
et de la sécurité internationales. C'est dans cette optique que
les efforts de reconstruction des Etats défaillants se concentrent
prioritairement sur des mesures visant le renforcement des
282 A/61/326, Rapport du secrétaire
général présenté au conseil de
sécurité sur la situation en Afghanistan et ses
conséquences pour la paix et la sécurité internationales,
11 septembre 2006, § 76.
283 A/60/224, Rapport du secrétaire
général présenté au conseil de
sécurité sur la situation en Afghanistan et ses
conséquences pour la paix et la sécurité internationales,
12 août 2005, §50.
284 Voir « Afghanistan : les violences
ont quadruplé en 2006 », Le Monde, 13 novembre 2006 ; Voir
aussi « Afghan conflict deaths quadruple », BBC News, 13
novembre 2006.
81
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
forces militaires et de police nationale afin de lutter
efficacement contre le développement du terrorisme et de la
criminalité internationales dont on accuse habituellement les Etats
défaillants d'en faire le lit. Ce faisant, le concept d'Etats
défaillants n'aborde la question de la crise de l'État
qu'à travers les conséquences qui peuvent en découler :
les nouvelles menaces à la paix et à la sécurité
internationales. Une telle approche a largement montré ses limites car,
dans la recherche des réponses à la défaillance
étatique, le traitement des conséquences immédiates de ce
problème est tout aussi important que celui de ses causes profondes.
Aborder la question de la défaillance étatique par les causes
obligera à prendre en compte la situation des individus dont le
comportement participe à la désintégration de
l'État et, partant, au développement des nouvelles menaces
à la paix et à la sécurité internationales.
Ainsi, pour lutter efficacement contre le
phénomène de la défaillance étatique, il importe de
ne pas se focaliser exclusivement sur la sécurité de
l'État. Il faudrait prendre le problème à la racine et,
dans cette optique, assurer la sécurité des individus peut
contribuer efficacement au renforcement de la sécurité de
l'État et, in fine, la sécurité internationale.
Cette approche a été développée par un autre
concept ayant vu le jour au début des années 1990 et qui veut
recentrer la question de la sécurité, et en particulier la
sécurité internationale, sur l'Homme en tant qu'être
humain. Il s'agit du concept de la sécurité humaine apparu pour
la première fois dans le Rapport mondial sur le développement
humain produit par le PNUD en 1994, dont la première phrase
résume à la perfection la doctrine de ce concept : « Le
monde ne vivra jamais en paix tant que les gens ne connaîtront pas la
sécurité dans leur vie quotidienne »285. Le
concept de la sécurité humaine développe ainsi une
approche globale de la sécurité internationale conciliant la
sécurité des Etats avec la sécurité des individus
(Paragraphe 1). Sous cet aspect, la sécurité humaine peut
apparaître à la fois critique et complémentaire du concept
d'Etats défaillants qui ne développait qu'une vision
linéaire de la sécurité internationale axée sur
l'État. En conformité avec l'évolution de la
société internationale qui a vu accroître la place de
l'individu en son sein, la sécurité humaine réalise,
ainsi, une extension de la sécurité collective à travers
des mécanismes novateurs qui concourent efficacement au maintien de la
paix et de la sécurité internationale (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : L'approche des Etats défaillants
par la sécurité humaine : une
approche globale de la sécurité
internationale
Dans une logique d'extension de la conception traditionnelle
de la sécurité internationale, l'approche des Etats
défaillants par la sécurité humaine permet à la
fois de prendre en compte les menaces qui découlent de la
défaillance de l'État en tant qu'institution mais aussi celles
qui pèsent sur ses composantes, à savoir les individus. Il s'agit
donc d'une approche qui englobe les causes et les conséquences de la
défaillance étatique. Les causes de défaillance
étatique se traduisent par des facteurs qui mettent en cause la
sécurité humaine : pauvreté, sous-développement,
maladies pandémiques, violation des droits de l'homme, etc.
285 PNUD, Rapport mondial sur le développement
humain, Paris, Economica, 1994, p. 1
82
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
C'est alors l'incapacité de l'État à
assurer la sécurité humaine, dans son acception la plus large,
qui le rend vulnérable dans la lutte contre le développement des
nouvelles menaces à la paix et à la sécurité
internationales. Par un cheminement inverse à la logique du concept
d'Etats défaillants, le concept de la sécurité humaine
aborde la question de la défaillance étatique à travers
ses causes profondes afin de contribuer efficacement à la maîtrise
de ses conséquences dommageables pour la sécurité
internationale. L'approche des Etats défaillants par la
sécurité humaine prend ainsi en compte la sécurité
de l'État (renforcement de la capacité fonctionnelle de
l'État, contrôle de l'intégrité territoriale,
autorité effective, etc.) et celle des individus (sécurité
alimentaire, sanitaire, éducation, respect des droits et libertés
fondamentales, etc.). Cette vision globale de la sécurité
internationale émane des deux volets qui ressortent de la foultitude des
définitions de cette notion. On apprend du précédent
secrétaire général de l'ONU dans son rapport
intitulé « Dans une plus grande liberté :
développement, sécurité et respect des droits de l'homme
pour tous » que la sécurité humaine doit concourir non
seulement à libérer l'Homme de la peur (ou « freedom
from fear ») mais encore à le libérer du besoin (ou
« freedom from want »)286.
Dans sa première acception, « freedom from
fear », la sécurité humaine se rapproche de la logique
du concept d'Etats défaillants qui envisage la sécurité
internationale à travers le renforcement des capacités de
l'État. Sous cet angle, le concept de la sécurité humaine
n'ignore pas le rôle fondamental de l'État dans le maintien de la
sécurité en son sein et, par ricochet, dans la
préservation de la sécurité internationale. D'après
le contrat social qui le lie à sa population, l'État demeure, de
ce fait, l'acteur le plus légitime pour assurer la
sécurité au niveau national et international. Ainsi, pour
libérer l'Homme de la peur, la sécurité humaine mais aussi
le concept d'Etats défaillants militent pour un renforcement des
rôles et des responsabilités de l'État. A ce titre, la
volonté de reconstruction des Etats, développée par le
concept d'Etats défaillants, se justifie aisément au vu des
nouvelles menaces à la paix et à la sécurité
internationale auxquelles doivent faire face les Etats de nos jours. De
manière plus pratique, cette version de la sécurité
humaine a été au coeur de la campagne pour l'interdiction des
mines anti-personnel et des sous-munitions287, l'action
internationale contre la prolifération et l'utilisation abusive des
armes légères et de petit calibre et surtout la création
de la Cour Pénale Internationale288.
Cependant, selon l'approche de la sécurité
humaine, la reconstruction des capacités de l'État ne suffit pas
à elle seule à assurer la sécurité internationale.
La sécurité humaine introduit donc, dans l'analyse de la
défaillance étatique, une dimension humaine qui n'a
été que très accessoirement envisagée dans la
logique du concept d'Etats défaillants. De cette
286 A/59/2005, Rapport du secrétaire
général, « Dans une plus grande liberté :
développement, sécurité et respect des droits de l'homme
pour tous », 24 mars 2005, §§ 25 - 73 , §§ 74 - 126 ;
Voir aussi TAVERNIER P., « La sécurité humaine et la
souveraineté des Etats », in KHERAD R. (Sous la direction
de), La sécurité humaine : Théorie(s) et Pratique(s),
Paris, A. Pedone, 2010, pp. 39 - 50, 41.
287 Lancée en 1992 par six organisations
internationales non gouvernementales, les activités de ladite campagne
ont abouti à la conclusion en décembre 1997 à Ottawa du
traité d'interdiction des Mines et la Convention sur les armes à
sous-munitions ouverte à la signature depuis le 3 décembre 2008
à Oslo, Voir le site de la campagne :
http://www.icbl.org
288 Pour de plus amples
développements, voir KRAUSE K., « Sécurité Humaine
» in CHETAIL V., Lexique de la consolidation de la paix, op.
cit., pp. 507 - 522.
83
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
façon, la sécurité humaine replace
l'homme au coeur de l'analyse des menaces à la sécurité
internationale puisque si ces menaces sont reconnues comme telles, c'est parce
qu'elles affecteront en fin de compte l'individu. La sécurité
humaine rend ainsi indissociable la sécurité des Etats et celle
des individus et confirme, par la même occasion, la place de plus en plus
prépondérante de l'individu sur la scène internationale.
Cette vision de la sécurité humaine confirme aussi, d'une
certaine manière, l'analyse presque prophétique faite par N.
POLITIS en 1927 lorsqu'il estimait qu' « en constatant les
résistances d'une partie de la doctrine à reconnaître
à l'individu la qualité de sujet du droit international et celles
de la pratique à lui accorder la faculté d'agir en justice, on en
arrive à la conclusion que le droit international est dans une
période de transition : s'il n'est plus exclusivement le droit des
Etats, il n'est pas encore complètement le droit des hommes. (...)
»289. Dans cette perspective, en raison de la place qu'occupe
désormais l'individu dans la société internationale, les
menaces à sa sécurité, en tant que personne physique,
peuvent désormais être considérées comme sources
d'insécurité internationale. Ces menaces sont essentiellement
liées au sous-développement et peuvent renvoyer aux
problèmes de chômage, au non-respect des droits et libertés
fondamentales, au développement des maladies, etc.
Dans ce contexte, pour assurer la sécurité
internationale, l'approche des Etats défaillants par la
sécurité humaine consiste aussi - et c'est en effet la seconde
version de la sécurité humaine - à répondre aux
besoins humains des individus en termes économiques, sanitaires,
alimentaires, sociaux et environnementaux : il s'agit de permettre aux
individus de « vivre à l'abri du besoin » ou encore «
freedom from want ». Cette version de la sécurité
humaine découle de la formulation originale du concept de la
sécurité humaine, définie par le rapport du PNUD de
1994290. Dans cette version, la sécurité humaine
englobe donc des menaces liées directement au bien-être des
individus mais qui peuvent aussi compromettre la sécurité des
Etats et en provoquer la défaillance. C'est pourquoi, à la suite
du rapport du PNUD de 1994, l'ancien secrétaire général
des Nations Unies considère que pour permettre aux individus de vivre
à l'abri du besoin, il importe de s'attaquer à la
pauvreté, aux maladies infectieuses mortelles, à la
dégradation de l'environnement, facteurs qui tous peuvent
générer des conséquences également catastrophiques
telles que la violence civile, le crime organisé, le terrorisme et les
armes de destruction massive291.
C'est donc à travers cette dialectique
sécurité des Etats/sécurité des individus que se
manifeste la dimension globale du concept de la sécurité humaine.
Sous l'angle de la sécurité humaine, la défaillance
étatique autant que les problèmes liés aux conditions de
vie des individus peuvent saper la paix et la sécurité
internationales. Dans ce contexte, l'État et les différentes
politiques visant sa reconstruction doivent être considérés
comme de simples instruments permettant d'assurer la sécurité des
individus qui conditionne en retour la sécurité internationale.
En concentrant l'analyse de la sécurité internationale sur les
menaces liées à la sécurité des individus, la
sécurité humaine consacre ainsi une évolution de la
conception traditionnelle de la sécurité collective. Ce faisant,
contrairement au concept d'Etats défaillants
289 POLITIS N. cité par SIERPINSKI B., « La
sécurité collective confrontée à la
sécurité humaine », in KHERAD R. op. cit.,
pp. 51 - 64, 64.
290 Rapport sur le développement humain, op.
cit.
291 A/59/2005, Rapport du secrétaire
général, op. cit., §78
84
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
qui abordait la question de la sécurité
internationale à travers une approche unidimensionnelle centrée
sur l'Etat, le concept de sécurité humaine peut renforcer
l'efficacité de la sécurité collective.
Paragraphe 2 : La sécurité humaine,
extension de la sécurité collective
Cette extension de la sécurité collective doit
être perçue comme une résultante de l'approche globale du
concept de la sécurité humaine. En intégrant les menaces
qui pèsent sur les individus dans l'analyse de la sécurité
internationale, le concept de sécurité humaine opère par
la même occasion une extension du cadre traditionnel de la
sécurité collective. Ainsi, contrairement au concept d'Etats
défaillants, la sécurité humaine permet de mieux garantir
l'effectivité du mécanisme de la sécurité
collective en élargissant l'éventail des menaces potentielles
à la paix et à la sécurité internationales et en
précisant les moyens de lutter efficacement contre celles-ci.
Le débat sur la nécessité de repenser la
sécurité collective292 s'est posé avec
acuité au début des années 1990 lorsqu'au travers des
massacres de Srebrenica et du génocide rwandais, la communauté
internationale s'est rendu compte que les menaces à la paix et à
la sécurité internationale provenaient davantage de situations
internes aux Etats. L'ancien secrétaire général de l'ONU
avait alors constitué un groupe composé de personnalités
de haut niveau dont la mission était d'appréhender les nouvelles
menaces à la paix et à la sécurité internationales.
Le rapport293 de ce groupe d'étude dégageait
l'idée selon laquelle la conception de la sécurité
collective, issue de la charte de l'ONU, se révèle aujourd'hui
insuffisante pour appréhender les nouvelles menaces à la paix et
à la sécurité internationales, d'où la
nécessité de repenser une sécurité collective plus
globale permettant de trouver des moyens pour les maîtriser. La
sécurité humaine à travers sa double dimension («
freedom from fear » et « freedom from want
»)294 offre ainsi un cadre d'analyse élargi de ces
nouvelles menaces à la paix et à la sécurité
internationales et peut permettre de mieux garantir la sécurité
collective aujourd'hui.
Cette évolution, ou, plus exactement, extension de la
sécurité collective implique alors la reformulation du cadre
institutionnel et normatif de l'ONU et particulièrement du conseil de
sécurité, organe détenant la responsabilité
principale de la garantie de la sécurité
collective295. Pour ce qui est du cadre institutionnel de la
sécurité collective, il faut dire que la
292 S.F.D.I., Les métamorphoses de la
sécurité collective : droit, pratique et enjeux
stratégiques, Paris, A. Pedone, 2005, p. 280 ; Voir aussi DAILLIER
P., « La nécessité de la réactualisation du
système de la sécurité collective », in
KHERAD R. (Sous la direction de), Les implications de la guerre en
Irak : colloque international : mercredi 12 mai 2004 et jeudi 13 mai 2004,
Paris, A. Pedone, , p. 248.
293 A/59/565, Rapport du groupe de personnalités de
haut niveau sur les menaces, les défis et le changement, 2
décembre 2004.
294 Voir supra §1, p. 80
295 Article 24, §1 de la Charte de l'ONU.
85
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
réforme du conseil de sécurité a toujours
fait débat à l'ONU entre les Etats296 -
généralement issus des pays en développement - qui
militent pour un élargissement des membres dudit conseil et des Etats -
les anciens victorieux de la seconde guerre mondiale - qui ne voient pas
l'opportunité d'une telle réforme. Mais dans le contexte de
l'extension de la sécurité collective, une telle réforme
se révèle indispensable afin d'assurer l'effectivité de la
sécurité humaine. Le groupe de personnalités de haut
niveau sur les menaces, les défis et le changement s'est penché
sur la question et propose dans la quatrième partie de son rapport des
pistes pour la réforme du cadre institutionnel de la
sécurité collective297. Le groupe propose
l'élargissement des membres du conseil de sécurité
à 24 membres, soit la création de neuf nouveaux sièges. Il
propose ensuite deux formules d'élargissement du nombre des membres du
conseil. Selon la formule A, le groupe propose la création de six
sièges permanents sans droit de veto et de trois nouveaux sièges
non permanents avec un mandat de deux ans. Avec la formule B, le groupe ne
propose pas la création de nouveaux sièges permanents mais la
création d'une nouvelle catégorie de sièges avec mandat
renouvelable de quatre ans soit huit sièges et un dernier avec un mandat
non renouvelable de deux ans. Par ailleurs, le groupe rappelle aussi les
principes298 qui doivent guider la réforme du conseil de
sécurité notamment le principe de répartition
géographique afin de rendre plus démocratique le conseil de
sécurité. Ces propositions, reprises pas l'ancien
secrétaire général dans son rapport « Dans une
plus grande liberté : développement, sécurité et
respect des droits de l'homme pour tous »299, ont
été soumises aux Etats lors du sommet mondial de 2005.
Finalement, faute de consensus entre les Etats, elles ne seront
qu'évoquées dans le document final300 du sommet
mondial dont la principale réforme institutionnelle a consisté en
la dissolution du conseil de tutelle.
Au-delà de ce blocage politique, il faudrait ajouter
que la réforme du conseil de sécurité est toujours
souhaitable afin de permettre à cet organe de relever les défis
de plus en plus importants de la sécurité collective.
Cependant, sur le plan normatif, on peut remarquer une nette
évolution des mécanismes de la sécurité collective
confirmant ainsi la dynamique d'extension de la sécurité
collective opérée par le concept de la sécurité
humaine. Cette évolution se manifeste par l'introduction du concept de
la sécurité humaine dans le droit positif de l'ONU. En dehors de
la pratique et du discours des Etats au sein de l'ONU qui font état de
l'acception implicite ou explicite du concept de la sécurité
humaine, cette introduction dans le droit positif de l'ONU s'est
opérée à travers les résolutions du conseil de
sécurité visant à assurer la protection des civils dans
les conflits armés. Dans ce contexte, on pourrait considérer que
la prise en compte de la sécurité humaine par le conseil de
sécurité remonte à ses résolutions consacrant la
violation massive des droits de l'homme et du droit international humanitaire
au
296 Voir TAVERNIER P., « Soixante ans
après : la réforme du conseil de sécurité des
Nations Unies est - elle
possible ? », in Actualité et Droit
International, août 2005, disponible sur
http://www.ridi.org/adi/articles/2005/200508tav.pdf
(Consulté le 8 août 2012)
297 A/59/565, op. cit., §§
249 - 260
298 Ibid., §249
299 A/59/2005, Rapport du secrétaire
général, op. cit., § 77.
300 A/60/L.1, Document final du sommet mondial de 2005, 20
septembre 2005
86
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Rwanda et en Somalie comme une menace à la paix et
à la sécurité internationales. Cependant le
caractère exceptionnel des situations somalienne et rwandaise ne
permettent pas d'affirmer effectivement cette extension du cadre normatif de la
sécurité collective. Cette consécration s'effectuera
à travers la résolution 1296 (2000) du conseil de
sécurité sur la protection des civils en période de
conflit armé. Dans cette résolution, de manière quasi
législative et sans référence à une situation
donnée, le conseil de sécurité consacre la violation
systématique, flagrante et généralisée du droit
international humanitaire et du droit relatif aux droits de l'homme comme une
menace à la paix et à la sécurité
humaine301. Par déduction, on peut aussi affirmer que la
violation de la sécurité humaine - qui consiste en période
de paix à assurer l'effectivité des droits de l'homme au sens
large - peut être constitutive de menace à la paix et à la
sécurité internationales. Ainsi, l'extension de la
sécurité collective se traduit par le fait que, désormais,
les mécanismes du chapitre VII peuvent être mis en oeuvre par le
conseil de sécurité en face d'une menace à la paix et
à la sécurité internationales dans sa conception classique
mais aussi dans les situations de menace à la sécurité
humaine. Par ailleurs, l'action militaire en vertu du chapitre VII serait
à exclure car son utilisation serait contreproductive dans le maintien
de la sécurité humaine. Ainsi, de tous les mécanismes de
maintien de la paix contenus dans la charte de l'ONU et redéfinis par le
rapport Brahimi, la diplomatie préventive apparaît comme
le moyen le plus efficace pour garantir la sécurité collective
par le biais de la sécurité humaine302. Tandis que le
concept d'Etats défaillants s'intéressait au traitement des
crises déjà ouvertes, la sécurité humaine accorde
une place importante à la prévention basée sur des
engagements à long terme afin mieux garantir la sécurité
collective.
Au vu de toutes ces réflexions, le concept de la
sécurité humaine paraît plus fédérateur et
plus efficace dans l'analyse de la crise de l'État que ne l'est le
concept d'Etats défaillants. S'il fallait envisager de dépasser
le concept d'Etats défaillants, la sécurité humaine
constituerait un parfait substitut dans l'analyse de la défaillance
étatique et dans la résolution de ce problème auquel est
confronté l'État aujourd'hui.
301 S/RES/1296 (2000), 19 avril 2000,
§5.
302 Voir MESTRE C., « La
sécurité humaine et la prévention des conflits »,
in KHERAD R., La sécurité humaine :
théorie(s) et pratique(s), op. cit., pp. 179 - 191.
87
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Conclusion Générale
De l'étude du concept d'Etats défaillants en
droit international, quelques constats se dégagent et méritent
d'être énoncés avant une prospection des lacunes qu'il
soulève et qui doivent être résolues afin de le rendre
à même de poser moins de difficultés qu'il n'en
résout.
D'un point de vue théorique, on peut retenir que
l'échec et les piétinements de l'État dans de nombreux
endroits du monde, depuis ces dernières années, ont
alimenté les recherches dans plusieurs disciplines du droit dans le but
d'appréhender la crise que traverse l'État. Ces recherches ont
culminé au moment de l'accession des anciens territoires
colonisés à l'indépendance et de la chute du bloc
communiste ; deux évènements majeurs ayant engendré la
naissance de nombreux Etats inaptes à assumer les fonctions liées
à la qualité d'Etat. De ce fait, la décolonisation et la
décommunisation ont favorisé l'essor des théories
explicatives de l'effondrement de l'Etat sur la scène internationale. De
toutes ces théories, nous avions retenu, dans la cadre de ce
mémoire, celle de l'Etat défaillant qui est plus à
même d'emporter de véritables conséquences juridiques. Au
terme de cette recherche, on peut retenir que l'Etat défaillant est
celui qui est incapable de reproduire durablement et de manière
effective les conditions de sa propre existence. En d'autres termes, un Etat ne
peut plus assurer la sécurité et qui n'a plus aucun
contrôle sur son territoire et ses frontières, qui n'est pas
capable de satisfaire les besoins, en termes de service public, de sa propre
population. L'accumulation de toutes ces lacunes a fait de l'Etat
défaillant, surtout au lendemain des attentats du 11/09, l'une des plus
importantes sources d'instabilité de la société
internationale en raison des liens entre la situation de défaillance et
le développement de nouvelles menaces pour la paix et la
sécurité internationales.
En outre, on peut également retenir qu'au-delà
de son aspect analytique se manifestant par la simple explication de la crise
de l'Etat, le concept d'Etat défaillant apparaît aussi comme un
concept opérationnel qui intéresse tous les acteurs
appelés à agir pour limiter ou remédier aux situations de
défaillance des Etats. Sous son angle opérationnel, le concept
d'Etats défaillants a favorisé l'émergence d'une nouvelle
forme d'ingérence au secours des Etats défaillants en vue
d'oeuvrer pour leur reconstruction. Cette intervention internationale, aux
fondements juridiques novateurs, est perçue comme la réponse de
la communauté internationale en réponse à la
défaillance étatique. Le state-bulding, à travers
ses fonctions polymorphes, vise le rétablissement de l'autorité
de l'État pour limiter au mieux les effets de sa défaillance.
Mais le state-bulding est surtout un vecteur du prosélytisme
démocratique développé par les Etats occidentaux, depuis
la fin de guerre froide, et qui perçoit les régimes
démocratiques, respectueux des droits de l'Homme, comme seuls gages de
stabilité et de sécurité tant nationales
qu'internationales.
Toutefois, ce projet ambitieux d'ingénierie
étatique se heurte aux difficiles réalités du terrain et,
sur tous les théâtres où le state-bulding a
été expérimenté, son bilan n'a jamais
été à la hauteur des résultats attendus de sa mise
en oeuvre.
88
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Cet échec du state-bulding, déclinaison
du versant opérationnel du concept d'Etats défaillants, traduit
en filigrane les limites du concept d'Etats défaillants lui-même.
Ces limites résident en premier lieu dans l'absence de définition
communément admise par l'ensemble des acteurs concernés par la le
problème de la défaillance étatique. En effet, la
signification du concept d'Etats défaillants est construite par les
efforts isolés d'institutions ou d'individus. Cette absence de
définition unique du concept d'Etats défaillants rend compte de
sa relativité et fait que dans son opérationnalisation, le
concept d'Etats défaillants se prête à toutes les
manipulations et instrumentalisations possibles. Ainsi, l'exemple afghan a
permis de démontrer que le concept d'Etats défaillants a servi de
paravent pour mieux justifier et cautionner l'agenda sécuritaire de
l'après 11 septembre au sein de l'ONU et d'autres Etats occidentaux.
Sur le plan de la technique juridique, l'absence de
définition précise du concept d'Etats défaillants a
posé également de nombreux écueils notamment en ce qui
concerne la détermination du régime juridique applicable aux
Etats jugés défaillants.
Au vu de toutes ces lacunes, la catégorisation des
Etats, sur des critères fonctionnels, ne présente aucune grande
utilité théorique et pratique. La configuration actuelle de la
société internationale a rendu les débiteurs de fonctions
de plus en plus accrues. De ce fait, dans une conception maximaliste, on peut
considérer que tout Etat est structurellement défaillant. Le
climat généralisé de crise dans lequel est actuellement
plongée la société internationale témoigne du fait
que tous les Etats présentent à divers degrés des
défaillances en termes de régulation économique, de
développement, d'environnement, de droits de l'homme ou de droit
humanitaire.
Ainsi, pour poursuivre efficacement les objectifs du concept
d'Etats défaillants, il importe de développer plutôt une
approche capacitaire des Etats. Cette dernière n'est qu'en partie
développée par le concept d'Etats défaillants dans
l'analyse de la crise de l'Etat. Il importe alors de dépasser la
dimension unilinéaire du concept d'Etats défaillants, axée
sur la seule sécurité des Etats, au profit d'une autre
élaboration conceptuelle ; celle de la sécurité humaine
notamment qui apparaît plus opérationnelle en raison de sa
dimension globale et de sa relative neutralité idéologique. En
outre, la sécurité humaine a l'avantage de promouvoir la
prévention de l'effondrement des Etats à travers une analyse des
variables d'arrière plan qui sont à l'origine de la
défaillance étatique afin de lutter efficacement contre les
conséquences qui peuvent en résulter au regard de
l'impératif maintien de la paix et de la sécurité
internationales.
Au demeurant, il faudrait retenir que quand bien même le
concept d'Etats défaillants traduit un malaise de la forme
d'organisation politique et sociale qu'est l'Etat, le remède à
cette pathologie doit nécessairement être recherché dans le
perfectionnement de l'institution étatique qui, de ce fait, a encore de
beaux jours devant elle.
89
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
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Une Europe sûre dans un monde meilleur -
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FAUCHERE Lucie, Reconstruite l'Afghanistan post-taliban : le
rôle de la communauté internationale dans le processus de
transition institutionnelle en Afghanistan, Mémoire de Master 2,
Institut d'Etudes Politiques de Lyon, Année 2010 - 2011, 106 p.
NTUMBA KAPITA P. E., La pratique onusienne des
opérations de consolidation de la paix : Analyse, Bilan et perspectives,
Thèse présentée et soutenue en vue de l'obtention du grade
de docteur en droit, Université de Nancy, Année 2010 - 2011, 447
p.
WATTANASOPON W., Le conseil de sécurité et la
lutte contre le terrorisme depuis le 11 septembre, Mémoire de DEA en
droit International public, Université Robert Schuman de Strasbourg,
Septembre 2005, 137 p.
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Annexes
Annexe 1 : Représentation cartographique des
Etats défaillants
100
Source : Failed States Index 2012
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Annexe 2 : Classement des Etats défaillants
Source : Failed States Index 2012
101
102
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
Table des matières
Dédicace 1
Remerciements 2
Liste des sigles et abréviations 3
Sommaire 4
Introduction Générale 6
Première partie : Les enjeux théoriques du
concept d'Etats défaillants en droit international 12
Chapitre 1 : Vers la naissance d'un consensus
international autour du concept d'Etats défaillants 13
Section 1 : La genèse du concept d'Etats
défaillants 14
Paragraphe 1 : L'après seconde guerre mondiale et
l'affirmation du principe d'autodétermination des peuples 14
A. Le contexte de la décolonisation
16
B. La décommunisation 19
Paragraphe 2 : les lendemains du 11 septembre 2001
22
A. Le concept d'États défaillants dans la
politique étrangère internationale 22
B. Le lien entre la défaillance étatique
et les nouvelles menaces à la sécurité internationale
24
Section 2 : L'évolution du concept d'Etats
défaillants 26
Paragraphe 1 : Le concept d'Etats défaillants
dans l'élaboration de la politique nationale de défense et de
sécurité des Etats
occidentaux 26
A. L'U.S. National Security Strategy et les Etats
défaillants 27
B. Les Etats défaillants dans le discours
sécuritaire de l'Union Européenne 28
Paragraphe 2 : L'approche développementaliste des
Etats défaillants 30
A. L'approche des institutions financières
internationales 30
B. Vers des critères d'identification des Etats
défaillants 32
Chapitre 2 : Le régime juridique des Etats
défaillants en droit international 34
Section 1 : Un régime juridique statutaire non
diversifié 34
Paragraphe 1 : La capacité d'action internationale
de l'État défaillant 35
A. La capacité de s'engager de l'État
défaillant 35
B. L'ineffectivité du droit de légation de
l'État défaillant 37
Paragraphe 2 : la protection de la qualité
d'État de l'État défaillant 39
A. Une personnalité juridique internationale
protégée 39
B. Une souveraineté de jure
protégée 41
Section 2 : L'applicabilité du droit international
par les Etats défaillants : un régime à inventer
42
Paragraphe 1 : L'État défaillant face
à ses obligations internationales 43
A. L'exécution des obligations conventionnelles
par les Etats défaillants 43
103
Réflexions sur le concept d'Etats défaillants
en droit international
B. L'exécution des obligations découlant du
droit international humanitaire et du droit international des droits
de l'homme 44
Paragraphe 2 : Les règles régissant les
violations des obligations internationales 47
A. L'attribution d'un fait internationalement illicite
à l'État défaillant 47
B. La défaillance étatique, une
circonstance excluant l'illicéité ? 49
Partie 2 : L'État défaillant, un concept
opératoire en droit international 50
Chapitre 1 : L'intervention internationale,
réponse à la défaillance étatique 52
Section 1 : L'introduction des pratiques de consolidation
de la paix au sein des mandats des opérations de paix 53
Paragraphe 1 : Les fondements substantiels des
opérations de consolidation de la paix 54
A. La reconstruction des Etats à travers une paix
structurelle 54
B. La reconstruction des Etats au moyen d'une action
structurante 56
Paragraphe 2 : Le cadre juridique de la pratique de la
consolidation de la paix 58
A. Les chapitres VI et VII de la Charte de l'O.N.U.
58
B. L'émergence d'un foncement d'origine
coutumière de la pratique de
consolidation de la paix 60
Section 2 : Le cadre opérationnel de la
reconstruction des Etats défaillants 63
Paragraphe 1 : Le volet sécuritaire de la
reconstruction des Etats 64
A. Les opérations de désarmement,
démobilisation et réinsertion des anciens
combattants 64
B. La restructuration des forces de l'ordre
66
Paragraphe 2 : Les volets politique, économique
et social de la reconstruction des Etats
défaillants 68
A. La reconstruction politique des Etats
défaillants 68
B. La reconstruction des infrastructures sociales et
économiques des Etats
défaillants 71
Chapitre 2 : L'État défaillant, un concept
à dépasser 74
Section 1 : Comment fragiliser un État sous
prétexte de sa défaillance : étude de cas de
l'Afghanistan 75
Paragraphe 1 : L'Afghanistan vu par la
communauté internationale avant les attentats
du 11/09 76
Paragraphe 2 : La qualification de l'Afghanistan
après les invasions d'octobre 2001 78
Section 2 : De la sécurité de l'État
à la sécurité de l'individu 80
Paragraphe 1 : L'approche des Etats défaillants
par la sécurité humaine : une
approche globale de la sécurité
internationale 81
Paragraphe 2 : La sécurité humaine,
extension de la sécurité collective 84
Conclusion Générale 87
104
Réflexions sur le concept d'Etats
défaillants en droit international
Bibliographie 89
Annexes 100
Table des matières 101
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