Les reporters photographes professionnels du Sénégal. Une corporation sous-valorisée.( Télécharger le fichier original )par Amadou BA CESTI-Université Cheikh Anta Diop - Maîtrise Sciences et Techniques Information et Communication 2011 |
Section 2 : L'appropriation de la photographie par les populations localesLa photographie a fait l'objet d'une appropriation rapide par les élites locales avant de se diffuser à l'ensemble de la population (Werner & Nimis, 1998).36(*) A Saint-Louis mais aussi à Dakar, la bourgeoisie locale a très tôt fait usage de ce médium venu d'ailleurs, soit en tant que photographe, soit comme photographié. Contrairement à Saint-Louis, la photographie reste à Dakar la chasse gardée des colons. Dans le très connu studio de Tennequin, se trouve, parmi les nombreux apprentis, un jeune garçon d'une douzaine d'années, Mama Casset, qui deviendra un célèbre photographe dakarois.37(*) Cependant, la photographie n'est pas encore populaire et reste le fait d'une certaine élite, d'une population citadine qui se prête plus volontiers au jeu du photographe que la population paysanne encore peu concernée.38(*) Parmi les premiers clients, à côté des fonctionnaires de l'administration coloniale, il y avait les fils et filles de chefs de cantons, les mulâtres et les mulâtresses, les « Signares » (femmes ou maîtresses locales des colons), les « Linguères » (femmes de caste supérieure), les « gourmettes » (jeunes captives catholicisées et affranchies) etc. Qu'il s'agisse de photos prises dans les maisons, dans la rue ou dans un jardin, pour ces femmes de Saint-Louis, « l'élégance et le goût de la représentation ne sont pas de vains mots. »39(*) La description par Frédérique Chapuis d'une photo de Meïssa Gaye datée de 1910, renseigne sur la situation sociale des clients autochtones. Elle écrit : « au papier épais, (...) pose un jeune richement vêtu d'un tchawali*. (...) L'homme tient la main d'une jeune femme altière, elle aussi parée de nombreux bijoux. (...) Elle est l'une des petites filles de la reine du Walo ».40(*) Il faut attendre le lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour voir la photographie connaître une plus grande appropriation par les populations locales. Formés au contact des colons, les photographes sénégalais, démobilisés de l'armée, collaborateurs dans l'administration coloniale, entreprennent à leur tour de diffuser la photographie. Après avoir maîtrisé l'usage de l'appareil, ils pratiquent la photographie dans un premier temps comme simple passe-temps. Mais lorsque la passion devient plus pesante sous la poussée de la demande, le deuxième boulot s'est imposé en activité professionnelle principale. Petits évènements et temps forts de la vie sociale, évènements officiels, tout passe sous l'objectif de leurs appareils. Par leur travail, les photographes deviennent des témoins incontournables des évènements qui rythment la vie de la société. Les cérémonies familiales comme celles qui touchent la communauté tout entière sont gravées sur leurs négatifs. Mémoires vivantes de leur temps, la communauté leur reconnaît un rôle d'utilité sociale indéniable. Car, comme le dit Pierre Bourdieu, « les photographes renforcent le sentiment de cohésion familiale. Par conséquent, la photo a une utilité sociale. »41(*) Ainsi, tous les évènements, joyeux ou malheureux qui rythment la société, sont immortalisés au moyen de la photographie. L'image photographique fait dès lors partie du quotidien : de la simple photo d'identité (nécessaire pour toute démarche administrative) à l'incontournable photo de mariage, en passant par la célébration des anniversaires, des diplômes, de tous les évènements qui jalonnent la vie d'une personne jusqu'à son dernier souffle.42(*) L'Etat colonial avait placé d'emblée le rapport des Africains à la photographie sous la domination de la « mimesis » (terme grec qui signifie ressemblance au réel, à la réalité). Mais, au fil des années, ces derniers vont apprivoiser cette technique venue d'ailleurs et le pouvoir mimétique de la photographie va être progressivement mis à distance par les photographiés au profit de représentations qui tendent à brouiller les limites entre réel et fiction.43(*) Cet engouement pour la photographie, qui s'est d'abord manifesté à travers le portrait tout d'abord chez le particulier, puis en studio, répondant dans un premier temps aux besoins de la bourgeoisie africaine naissante, puis d'une administration centralisatrice transformant la pratique photographique en phénomène populaire à partir des années 1950 et 1960.44(*) La mode du portrait photographique en noir et blanc, réalisée selon des normes esthétiques précisément codifiées, s'est diffusée dans l'ensemble de la société au point que les groupes sociaux les plus démunis (sous-prolétaire urbain, paysan) sont désormais concernés.45(*) « La photographie n'était pas si élitiste qu'on veuille le faire croire», soutient Samba Diop, l'ancien assistant de Mama Casset, parlant des années 1946.46(*) Qu'il s'agisse d'une photo individuelle ou d'une photo de groupe, l'image revêt une grande importance pour les populations, « Tout le monde venait se faire photographier. Les bonnes dames, les personnalités civiles et religieuses, des chérifs - religieux musulmans de la Mauritanie - tout le monde venait se faire photographier. On se faisait de l'argent avec les photos de chefs religieux, les lutteurs, les footballeurs etc., que les gens s'arrachaient comme de petits pains. » Des décennies plus tard, Samba Diop n'en revient toujours pas. « Mon Dieu ! Il y avait des files interminables qui se formaient devant le studio.»47(*) En réalité, l'image photographique suscitait une grande curiosité à l'époque pour les populations sénégalaises. La nouveauté de l'invention les attirait. Aussi, étaient-elles très amusées de voir leur sosie en miniature sur du papier. « Les gens faisaient eux-mêmes notre publicité », nous confie Samba Diop.48(*) En plus de la photographie de portrait, la pratique très répandue de la photo d'identité a joué un rôle déterminant dans la diffusion au sein des sociétés africaines d'une conception de la photographie comme d'une image dotée de vérité.49(*) Car, si au début de la vulgarisation de la pratique de la photo au Sénégal l'image photographique était pour le photographié une manière de montrer son appartenance à une communauté donnée, au fil des années, elle représentait la volonté du photographié de s'affranchir un peu de son milieu, de s'incarner dans un personnage imaginaire. A ce jeu, le studio photographique s'y prêtait à merveille. Se faire photographier devenait alors un rituel avec une mise en scène où les accessoires de mode, les signes distinctifs de la bourgeoisie etc. faisaient partie intégrante de la pose. Dans cette optique, l'espace de prise de vue obéissait à un décor et un dispositif scénique qui offrait au photographié un large choix de l'image qu'il aimerait faire passer. Jean-François Werner décrit parfaitement cet état de fait : « Les clients (...) avaient à leur disposition des accessoires (chaise, fleurs artificielles, téléphone postiche, vêtements) avec lesquels ils pouvaient jouer à leur guise, de même que les hommes désireux de se présenter autrement que dans leurs habits africains, pouvaient emprunter au photographe des vêtements (veste, costume sombre, chemise blanche, cravate, chapeau). Dans le même ordre d'idée, divers instruments (miroir, peigne, brosse, talc pour absorber la transpiration) étaient mis à la disposition des hommes et des femmes désirant ajuster une dernière fois vêtements et parures, se peigner ou rafraîchir un maquillage. A tous ces éléments scénographiques trouvés sur place, il faut ajouter les accessoires apportés par les photographiés eux-mêmes : mobylette, radiocassette, mouton, instruments de travail etc. » (...) Le studio a été l'instrument privilégié d'une appropriation de l'image photographique par les photographiés. »50(*) Toutes choses qui font que la photo était le résultat d'un compromis entre photographiant et photographié. Car si les photographes étaient en mesure d'imposer leur vision des choses à travers les contraintes techniques, l'aménagement du studio et les normes réglant la prise de vue, les photographiés avaient aussi leur mot à dire non seulement parce qu'ils avaient le choix du moment de la prise de vue et du costume (au sens théâtral du terme) mais surtout parce que le photographe, en bon commerçant, cherchait avant tout à satisfaire sa clientèle. 51(*) Cependant, il faut remarquer qu'au début de l'apparition de la photographie, des préjugés étaient liés à sa pratique (imitation du Blanc), de même qu'une certaine hostilité des photographiés vis à vis d'un instrument venu avec la conquête coloniale. Les premières expériences photographiques des populations locales ont été « laborieuses » pour ne pas dire conflictuelles. «Il en résulte de grandes difficultés pour photographier les personnages car cette opération ne peut pas se faire à la dérobée ou à l'insu des personnes, comme un dessin (...) » écrivait, en 1855, l'« explorateur photographe », Pierre Trémaux dans son commentaire qui accompagne quelques-unes des planches de son atlas Voyage au Soudan oriental.52(*) Confrontées à leur première expérience photographique, certains faisaient montre d'une réelle réticence. On imagine donc que ces derniers se sont pliés à la pose contraints et forcés. Dans un pays fortement islamisé comme le Sénégal, la religion fut d'abord un écueil à la diffusion de la photographie. En effet, l'Islam interdit la reproduction des êtres animés.53(*) Mais au fil des ans, l'engouement des populations pour la photographie a montré que ces contraintes n'étaient pas pour autant aussi rigides. Par conséquent, la photographie était loin d'être menacée par la religion. L'exemple le plus achevé est que les gens se font même photographier dans l'enceinte des mosquées, en train de prier.54(*) Les fêtes religieuses, comme l'Aïd-el-Kebir ou Aïd-el-Fitr, sont parmi les évènements pendant lesquels les photographes font le plus de recettes. * 36 J-F. Werner, « Le studio photographique comme laboratoire d'expérimentation sociale », Africultures n° 39, juin 2001, p. 37. * 37 F. Chapuis, « Les précurseurs de Saint-Louis », op. cit., p. 52. * 38 Nimis, Erika, Photographes de Bamako. De 1935 à nos jours. Paris : Editions Revue Noire ; Paris, 1998, p. 50. * 39 F. Chapuis, « Les précurseurs de Saint-Louis », op. cit., p. 56. * 40 ID., op. cit, pp. 49-51. * 41 Cité par B. Diémé, La sociologie de la photographie : Etude du rôle et des professionnels de la photographie à Dakar. Mém. de maîtrise Sociologie : Fac Lettres et Sc H. : Univ. Cheikh Anta Diop de Dakar, 2005, p. 127. * 42 E. Nimis, « Nigéria : le géant de la photographie », Africultures n° 39, juin 2001, p. 16. * 43 ID, ibidem, p. 40. * 44 A. Freitas, « Afrique des dieux, Afrique des hommes » (RDC), in : Anthologie de la photographie africaine et de la diaspora de 1840 à nos jours, 1998, p. 27. * 45 J.-F. WERNER, « Le crépuscule des studios », in : Anthologie de la photographie africaine et de la diaspora, p. 94. * 46 Entretien avec lui à Dakar le 26 mars 2010. * 47 Cf. même entretien. * 48 Cf. même entretien. * 49 J-F. Werner, « Le studio photographique comme laboratoire d'expérimentation sociale », Africultures n° 39, op. cit., p. 40. * 50 ID., ibidem, p. 37. * 51 ID., ibidem, p. 37. * 52 Cité par E. Nimis, Photographes de Bamako, op. cit., p. 6. * 53 ID., op. cit, p. 84. * 54 ID., op. cit, p. 85. |
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