Limites de la méthodologie d'enquête et
dimension heuristique des blocages de terrain
Concomitamment à la sélection des sites, nous
avons été amenés à définir a priori
une méthodologie d'enquête sans pour autant figer notre
démarche et nos outils d'investigation. Celle-ci s'articulait autour de
deux phases d'enquête :
- Dans un premier temps, des visites
répétées sur les immeubles sélectionnés et
des échanges réguliers avec les gardiens qui en ont la charge
nous ont permis d'acquérir une connaissance plus fine du terrain. Ce
travail préalable auprès des gardiens s'est clôturé
par la passation d'un entretien semi-directif avec chacun d'eux ;
- Dans un second temps, nous comptions sur les gardiens pour
nous introduire auprès des locataires et ainsi nous donner accès
aux logiques des usagers.
Toute méthodologie ou problématisation initiale,
définie a priori, est généralement naïve car
elle s'appuie bien souvent sur des représentations erronées
(voire fantasmées) du chercheur. Néanmoins, comme nous allons
tenter de le démontrer, les blocages de terrain possèdent une
dimension heuristique dans le sens où c'est la confrontation et
l'écart entre nos présupposés et la réalité
du terrain qui nous a permis d'interroger nos cadres de perception, de tirer
des enseignements et de faire avancer notre recherche24.
Lors de la première phase de notre enquête, qui a
consisté à comprendre dans quelle mesure et sous quelle forme les
gardiens s'investissent dans le bon fonctionnement de la gestion des
déchets ménagers sur leurs sites (collectes sélectives,
gestion des encombrants, dépôts sauvages), le terrain s'est
présenté ouvert, accueillant et même chaleureux. Les
gardiens ont su dégager du temps pour nous décrire finement leurs
pratiques et nous livrer sans réserve leurs réflexions sur le
sujet. S'intéresser au travail des gardiens c'est valoriser leurs
compétences, leurs savoir-faire et leurs savoir-être. C'est aussi
reconnaitre leur identité de « débrouillard », leur
réflexivité face à l'autonomie qui leur est
conférée dans leurs missions, leurs perpétuels ajustements
pour répondre aux relations et situations variées auxquelles ils
sont confrontés quotidiennement25. Les gardiens se situant
vers le bas de la hiérarchie dans l'organigramme des bailleurs sociaux,
l'oreille attentive du sociologue a aussi été un moyen
détourné de faire remonter leurs observations de terrain avec un
surcroît de légitimité afin qu'elles soient davantage
prises en compte par les personnels administratifs de leur bailleur social et
par les agents de la CAGB. Assurément, pour que la collaboration
24 Comme le relèvent d'ailleurs très
justement Stéphane Beaud et Florence Weber à travers les conseils
qu'ils prodiguent : « C'est cet écart qui fait sens
sociologiquement, c'est cela qu'il vous faudra travailler dans l'analyse.
». BEAUD Stéphane, WEBER Florence, op. cit, p. 233
25 MARCHAL Hervé, Le petit monde des
gardiens concierges. Un métier au coeur de la vie HLM, Paris :
L'Harmattan, Logiques sociales, 2006, 228 p.
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enquêteur-enquêtés fonctionne, il faut
toujours qu'il y ait un minimum d'intérêts réciproques.
L'utilisation de l'outil d'investigation sociologique qu'est l'entretien
semi-directif est venue parachever notre travail auprès des gardiens et
nous a permis de consolider les données déjà recueillies
à travers nos observations et nos échanges. De fait, les
entretiens nous ont autorisé à approfondir notre
compréhension du sens que les gardiens confèrent à leurs
tâches quotidiennes et aux pratiques, conformes ou déviantes, des
locataires26. En outre, les discours recueillis possèdent,
dans une certaine mesure, une valeur de « preuve »27
permettant d'illustrer le propos sociologique et d'éviter toute
surinterprétation de la part du chercheur.
Néanmoins, nous avons directement rencontré des
blocages de terrain dès qu'il nous a fallu entrer en contact avec des
usagers. Tout d'abord, il n'était pas aisé pour les gardiens de
nous introduire auprès des locataires et, lorsque cela s'avérait
possible, nous n'avions accès qu'à un échantillon
d'alignés28, c'est-à-dire des locataires se
conformant aux attentes et prescriptions du bailleur. En effet, pour conserver
une certaine emprise sur ses locataires, le gardien adopte une position
relativement neutre par le réglage de la distance à
l'usager29. Dès lors, introduire des locataires
non-alignés auprès du sociologue comporte un risque de
compromission de sa stratégie d'acteur car cela reviendrait à
stigmatiser des individus déviants qui, d'une part, refuseraient
surement de se confier au sociologue et, d'autre part, risqueraient
d'interpréter cette entreprise comme un affront auquel il faut riposter
sous peine de perdre la face. La médiation du gardien ne
s'avérait donc pas judicieuse pour avoir accès à la
population des non-trieurs car, même si l'un d'entre eux accepte
d'ouvrir sa porte à l'enquêteur, il refusera surement d'affirmer
devant un émissaire du gardien qu'il ne trie pas ses déchets. En
réalité, le gardien est le garant de l'ordre, du respect des
règles collectives sur l'immeuble et, en même temps, il est le
mieux placé pour apporter une réponse aux petits problèmes
du quotidien que rencontrent les locataires et fait ainsi le lien entre les
locataires et le « monde des bureaux ». Par conséquent, il est
préférable pour l'habitant d'adopter la figure du « bon
locataire » en déclarant trier ses déchets pour ne pas
être jugé négativement par le gardien et conserver son
soutien en cas d'ennuis avec les agents administratifs ou en cas de besoin de
menus travaux dans l'appartement. Prenant acte de ces difficultés, nous
avons alors tenté d'aller directement à la rencontre des
locataires par le biais du porte-à-porte mais, dès
26 BLANCHET Alain, GOTMAN Anne, L'enquête
et ses méthodes : l'entretien, Paris : Armand Colin, 2012, p.
25.
27 Ibid., p. 111.
28 MARCHAL Hervé, op. cit., p. 104.
29 Reprenant les travaux d'Erving Goffman dans
Asiles, le réglage de la distance à l'usager peut se
définir, dans le cas des gardiens, comme un jeu entre proximité
(sans tomber dans le piège de la compassion) et distance (sans perdre
l'emprise sur les usagers) vis-à-vis des locataires pour se
préserver dans leur « fonction de « tampon »,
« toujours en première ligne » ».
Ibid., p. 111-112.
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les premières tentatives, nous n'avons connu que des
déconvenues. La technique du porte-à-porte n'est adaptée
que dans le cas d'une offre d'information à l'usager (comme le
conseiller en habitat collectif qui vient sensibiliser les locataires) alors
qu'une demande d'information (« Comment gérez-vous vos
déchets ? ») renforce la suspicion du locataire face à son
interlocuteur et paralyse davantage l'établissement d'une relation de
confiance propice à la collecte de données.
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