IV. Un rôle d'ajustement
L'investissement des gardiens dans la gestion des
déchets est donc variable et dépend des ressources qu'ils sont
susceptibles de convoquer pour valoriser une tâche qui comporte a
priori tous les attributs d'un sale boulot. Mais, dans tous les
cas, ces derniers assurent au moins une régulation minimale sur les
immeubles dont ils ont la charge par l'accomplissement des tâches de
maintenance prescrites par leur employeur. Cette régulation peut
s'accentuer par la réalisation d'actes destinés à
réparer les défaillances matérielles ou humaines
constatées dans l'organisation de la chaîne du tri. Par exemple,
ces actions peuvent prendre la forme d'un contrôle de la qualité
du tri et, si nécessaire, d'une correction des erreurs de tri, comme
nous l'avons abordé à travers le cas du gardien de l'immeuble
n°1. Il peut aussi s'agir d'arrangements avec les locataires sur le mode
d'évacuation des encombrants. En principe, les locataires sont
censés amener leurs encombrants et autres déchets
spécifiques jusqu'en déchetterie et les organismes logeurs ne
devraient pas prendre en charge les monticules d'objets qui sont
abandonnés au pied des immeubles. Dans la réalité, peu de
locataires respectent cette injonction ce qui oblige les gardiens et les
bailleurs sociaux à trouver des compromis pour que ces types de
déchets ne soient plus déposés sauvagement et, de ce fait,
n'encombrent plus l'espace public. Par exemple, les locataires de l'immeuble
n°1 peuvent prendre contact avec leur gardien lorsqu'ils souhaitent se
débarrasser d'un meuble. Ce dernier leur indique alors à quel
moment ils pourront venir le déposer dans le local destiné au
stockage des encombrants. Quand le local est plein, le gardien fait appel
à une entreprise pour qu'elle évacue tous ces matériaux en
déchetterie. Une dernière action qui illustre les actes de
réparation auxquels se livrent les gardiens est l'aménagement des
locaux poubelles de façon à éviter le dépôt
de déchets résiduels dans les bacs jaunes ou à
améliorer l'effort de tri. Toujours sur l'immeuble n°1,
l'exiguïté des trappes jaunes dans lesquels les usagers glissent
leurs déchets recyclables étant un frein au tri des gros cartons,
le gardien a décidé de laisser ouvertes les grilles de l'abri
poubelles pour que ceux-ci puissent procéder à un
dépôt direct.
Ces différents actes de réparation sont
destinés à assurer l'efficience du mode de gestion des
déchets ménagers par « l'assouplissement de règles
formelles qui se révèlent inadaptées aux grands ensembles.
»135. Ils sont généralement inconnus ou peu pris
en considérations par les acteurs institutionnels, notamment la CAGB,
qui attendent davantage des gardiens l'établissement d'une communication
de proximité qu'une action corrective au
135 TAPIE-GRIME Muriel, op. cit., p. 84.
61
niveau du mode de gestion des déchets. Cependant, les
témoignages des gardiens rencontrés et nos observations prouvent
que cette communication de proximité n'est pas toujours aisée
à mettre en place pour plusieurs raisons. D'abord, il n'est pas
évident pour eux d'identifier clairement quelles sont les pratiques des
différents locataires, de savoir qui trie et qui ne trie pas. Or, toute
communication de proximité suppose une adaptation du discours à
l'interlocuteur. Ainsi, pour pouvoir interpeller un locataire, le gardien doit
nécessairement avoir observé sa pratique, de façon
fortuite ou non. Ensuite, comme en témoigne la stratégie
relationnelle du gardien de l'immeuble n°1, rappeler à l'ordre un
locataire ne se fait pas n'importe comment, n'importe quand et n'importe
où. Les gardiens opèrent un réglage de la distance
à l'usager qui les empêche de s'immiscer trop intimement dans la
vie privée de leurs locataires136. Il s'agit pour eux de
conserver une certaine neutralité et une confidentialité pour ne
pas se compromettre, pour rester en dehors des jeux de commérages entre
voisins et ainsi garder une emprise sur tous les locataires. Observer et
contrôler de façon trop insistante des pratiques qui
relèvent de la sphère privée et révèlent une
part de l'intimité des locataires risquerait de briser la
stratégie relationnelle qu'adoptent la plupart des gardiens. Il en va de
même en ce qui concerne l'émission de recommandations trop
abruptes (« Il faut trier ! », etc.) qui sont
interprétées par les usagers comme une disqualification de leur
qualité de « locataires respectueux ». Dès lors,
ceux-ci se sentent rangés dans la « case » des locataires
déviants et n'ont plus aucun scrupule à enfreindre, cette fois-ci
volontairement, les règles du vivre-ensemble137.
Les modes d'action privilégiés par les gardiens
sont donc ceux qui ne comportent peu ou pas de risques de voir leur
stratégie relationnelle désavouée. Tout d'abord, la
communication prend une allure formelle imposée par les agents
administratifs de l'organisme logeur via la distribution d'un guide de tri
à l'entrée du locataire dans le logement.
Généralement, l'information transmise à cette occasion se
retrouve noyée et
136 Cette posture se construit en opposition à la
figure populaire de la concierge commère qui colore sa vie
professionnelle en colportant des ragots sur ses locataires. C'est ce
qu'Hervé Marchal nomme une « stratégie de
désidentification » : « La posture idéale, aux
antipodes des pratiques auxquelles les concierges se prêtaient,
réside dans une stricte application de la « politique du singe
», c'est-à-dire, comme le diront certains
enquêtés, « tout entendre, tout voir et ne rien dire
». ». MARCHAL Hervé, op. cit., p. 48.
137 « C'est au cours de telles situations qu'un cercle
vicieux relationnel peut apparaître. En effet, aux yeux des
gardiens-concierges, certains locataires s'apparentent à des
non-alignés, dans le sens où ils ne s'alignent pas sur
les codes en vigueur et sur les règles élémentaires du
savoir-vivre. C'est à ce titre qu'ils feront l'objet d'une mise à
distance plus ou moins explicite. Mais ne comprenant pas pourquoi leur gardien
les évite, les locataires offensés peuvent à leur tour
être enclins à porter des jugements défavorables à
son sujet. Pourquoi feraient-ils des efforts alors que leur interlocuteur fait
manifestement preuve d'ostracisme à leur égard ? Ainsi, par un
effet de miroir, des locataires s'engagent dans une carrière de
non-aligné, vis-à-vis de leur gardien en le jugeant de plus
en plus négativement. Plus les relations se tendent, plus les
identités se durcissent jusqu'à ce que la rupture soit parfois
définitivement consommée. Les profanations rituelles initiales,
réalisées de façon totalement involontaire ou naïve
par les locataires, deviennent désormais les causes manifestes du
hiatus. ». Ibid., p. 104.
62
reléguée par « une procédure
d'entrée dans le logement déjà longue et fastidieuse
»138. Aussi, les gardiens sont amenés à
développer, selon leur bon vouloir, une autre forme de communication
écrite qui se matérialise par l'affichage des consignes de tri
dans les locaux poubelles. Il peut s'agir de supports de communication
autoproduits ou d'outils réalisés par la CAGB et transmis par les
conseillers en habitat collectif. Parfois, face à l'expérience
qu'ils font d'erreurs de tri récurrentes, certains gardiens ajoutent
même des consignes négatives (« Il ne faut pas mettre telle
matière dans le bac jaune ») pour compléter les consignes
institutionnelles qui revêtent seulement une forme positive (« Il
faut mettre tel emballage dans le bac jaune »). Surtout, ils mettent en
oeuvre une communication orale à condition qu'elle prenne place dans des
espaces bien délimités et dans des situations précises.
Cette communication orale prend la forme de rappels à l'ordre qui
s'effectuent directement en situation, c'est-à-dire lorsque les
locataires apportent leurs ordures au local poubelles et que le gardien observe
une non-conformité dans le dépôt. En effet, le local
poubelle constitue le territoire quasi-exclusif du gardien : les locataires ne
revendiquent pas de droits spécifiques sur cet espace connoté
négativement, ils se hâtent d'y déposer leurs rebuts et en
repartent promptement. Cette absence d'appropriation de l'espace «
poubelles » qui est, par conséquent, directement assimilé au
gardien, confère un surcroît de légitimité à
ce dernier pour interpeller les usagers et veiller au respect des consignes. En
revanche, les espaces intermédiaires situés entre la
sphère privée et l'espace public sont partagés dans les
usages entre les locataires et le gardien, ce qui atténue
l'autorité de ce dernier et le bien-fondé de ses remontrances.
Enfin, en ce qui concerne l'espace privé de l'appartement, il serait
déplacé de la part du gardien de procéder à des
rappels à l'ordre sur le territoire des locataires sous peine de
provoquer leur indignation et de s'attirer leur hostilité. Il ne dispose
donc pas d'une légitimité lui permettant d'interpeller les
usagers au sein de cet espace et, pis, il risquerait de se trouver encore plus
en porte-à-faux s'il tentait de leur imposer un modèle de gestion
domestique de leurs déchets. Finalement, le gardien n'a
réellement de prise que sur le dépôt139 : il ne
veille donc pas à ce que les locataires trient au sein de leur foyer, il
s'assure simplement qu'ils déposent leurs sacs proprement dans les
poubelles appropriées.
Son rôle de communication de proximité se limite
donc à certains espaces et à certaines situations qui ne menacent
pas son réglage de la distance à l'usager. Bien qu'il soit
clairement identifié comme un relais d'information par les usagers
trieurs qui expriment des
138 ETIcs/Université François-Rabelais et
Etéicos, DETRITUS / DEchets, TRI eT Usages Sociaux. Gestion des
déchets et tri sélectif en habitat collectif HLM, Etude
réalisée pour le compte de l'ADEME, Avril 2012, p. 68.
139 Avant le dépôt, le cheminement du déchet
est susceptible de passer par trois phases : la séparation (tri), le
stockage, l'évacuation.
63
doutes sur une consigne de tri, il ne se trouve pas en
position d'enrôler des usagers non trieurs dans la pratique du
tri. Ainsi, la communication de proximité des gardiens est
substantiellement différente et complémentaire à celle des
conseillers en habitat collectif. Le discours des conseillers vise à
délivrer un argumentaire pour convaincre les usagers non trieurs
d'adhérer au tri et fournit des informations aux usagers
trieurs pour leur permettre de perfectionner leur geste et de
conforter le bien-fondé de leur démarche.
Pour finir, nous pouvons souligner que le rôle essentiel
joué par les gardiens dans la régulation de la collecte
sélective en habitat collectif est partiellement remis en cause par les
politiques des bailleurs sociaux qui tendent de façon croissante
à déléguer les tâches les moins valorisantes
à des sociétés de nettoyage. Les agents d'entretien de
Néolia Palente ont perdu la compétence « gestion des
poubelles » depuis le passage au tri, ce qui a bloqué toute
possibilité d'investissement à ce niveau de leur part. Toutefois,
le renforcement de la collaboration entre cet organisme logeur et la CAGB
depuis l'instauration du programme d'accompagnement à la mise en place
de la redevance incitative en habitat collectif a permis aux agents de terrain
de Néolia de prendre conscience de leur importance dans la chaîne
du tri et d'endosser un rôle dans la régulation de la collecte
sélective sur leurs immeubles.
Enquêteur : « Et vous allez faire de la
surveillance, vous m'avez dit. Dans quel sens de la surveillance ?
»
Gardienne de l'immeuble n°3 : « Ben si on voit
quelqu'un qui trie mal ou voilà, on le dit, on l'aide. »
Enquêteur : « Parce qu'avant vous ne faisiez
pas trop attention à ce qu'ils allaient jeter à la poubelle.
»
Gardienne de l'immeuble n°3 : « Non, non. Mais
maintenant... Voilà, ben comme la mamie de l'autre jour : j'étais
en train de mettre un courrier, je l'ai vu avec ses médicaments, je lui
ai dit "Ah non, il faut pas faire ça !" ».
Enquêteur : « Mais ça aurait
été deux ans auparavant vous ne l'auriez pas interpelé
parce que vous n'auriez pas su... »
Gardienne de l'immeuble n°3 : Non, je l'aurais pas
fait parce que d'une part je l'aurais pas su et puis j'aurais dit "Bon ben elle
met... [au bon endroit]". Pour nous, dès l'instant où vous mettez
dans les bacs c'est déjà bien, vous mettez pas par terre.
Voilà. » (Gardienne de l'immeuble n°3, Néolia,
Palente)
Alors que les défaillances des opérations de
collecte sélective en habitat collectif sont généralement
imputées à des « mauvais » comportements individuels
des usagers qu'il s'agit de corriger par une communication pédagogique
de masse, elles révèlent surtout des
déficiences dans l'agencement organisationnel des
différents maillons de la chaîne du tri (usagers, gardiens,
ripeurs) 140.
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140 TAPIE-GRIME Muriel, op. cit., p. 85.
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