III. Valoriser ou subir le sale boulot
Cette définition du métier s'accompagne d'une
production de sens attaché aux différentes missions, ce qui
implique que certaines soient valorisées et pleinement investies, et
d'autres dépréciées et délaissées. Cette
acception est très palpable au niveau de la gestion des déchets
ménagers, d'autant plus que ce domaine d'action ne fait l'objet d'aucune
prescription de la part du bailleur126 et constitue, en quelques
sortes, l'archétype de ce que Everett Hughes nomme sale
boulot127. Le sale boulot désigne un travail
sans prestige qui ne nécessite pas de compétences techniques
particulières et qui, par là même, est
délégué, relégué « au plus bas
124 De même, le gardien de l'immeuble n°2, qui a
participé aux expérimentations du dispositif des emplois jeunes
dans le cadre du contrat local de sécurité de Planoise avant de
devenir gardien chez Habitat 25, définit sa mission actuelle à
travers les principes de la médiation et l'impératif de
sécurité. Quant à la gardienne de l'immeuble n°3 elle
avait occupé différents postes d'ouvrier spécialisé
avant d'être embauchée chez Néolia. Ainsi, elle
définit son métier de gardienne par rapport à ses
expériences professionnelles antérieures : d'une part, elle
apprécie le milieu dans lequel elle travaille puisque celui-ci reste
marqué par une sociabilité populaire à laquelle elle est
très attachée ; d'autre part, elle valorise son métier en
insistant sur l'autonomie qui lui est conférée par opposition au
travail à la chaîne.
125 « Les 408 » est la dénomination la plus
connue de la Cité Brulard. « 408 » parce que le projet
immobilier initial prévoyait la construction de 408 logements sociaux
bien que les trois immeubles en comportent 500 depuis l'opération de
réhabilitation au milieu des années 1990.
126 Si les tâches logistiques relatives au nettoyage,
aux rotations et à la sortie des bacs ou à la maintenance des
locaux poubelles sont clairement consignées dans les missions du
gardien, d'autres sont laissées à son bon vouloir (tri correctif,
rappels à l'ordre et sensibilisation des locataires).
127 HUGHES Everett, « Good people and dirty work », in
Social Problems, 1962 : vol. X, p. 3-11.
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dans la hiérarchie des tâches d'une
catégorie »128. Aussi, son caractère de «
perpétuel recommencement » (mythe de Sisyphe) le rend invisible aux
yeux de l'organisation. D'une façon générale, l'ensemble
des missions des gardiens s'apparente à un sale boulot :
puisqu'ils se situent tout en bas de la hiérarchie du bailleur
social129, ils écopent de nombreuses petites tâches
déléguées tant par les locataires (nettoyage des parties
communes, nettoyage et sortie des poubelles, travaux et réparations) que
par les agents administratifs de l'organisme logeur (gestion des conflits entre
locataires, états des lieux). Pour faire face à cette besogne
déshonorante, les travailleurs disposent d'une solution qui consiste
à retourner le stigmate associé à l'acceptation et
à la réalisation du sale boulot. Il s'agit alors pour
eux de revendiquer un type de compétence particulier que ne
possède pas le reste de la hiérarchie, soulignant par là
même que leur rôle est fondamental pour le fonctionnement de
l'organisation bien qu'il soit peu mis en lumière. La principale
ressource sur laquelle les gardiens s'appuient pour valoriser leur fonction
est, comme dans le cas des aides-soignantes étudié par Anne-Marie
Arborio, la dimension relationnelle130 de leur travail.
Plus particulièrement, ce sale boulot trouve
son paroxysme dans les tâches inhérentes à la maintenance
des locaux poubelles et, dans ce cas, d'autres types de ressources sont
également convoqués, ou non, pour valoriser leur investissement
à ce niveau. Celles-ci prennent appui soit sur une éthique
professionnelle, soit sur une sensibilité aux thématiques
liées à la préservation de l'environnement, soit sur la
dimension technique des opérations réalisées. Par exemple,
le gardien de l'immeuble n°1 s'investit pleinement dans son rôle de
maillon de la chaîne du tri et reconnait une part de
responsabilité dans les résultats de la collecte sélective
des immeubles dont il s'occupe.
« Le gardien lui, maintenant il a une
responsabilité sur la réussite du tri dans chaque bâtiment,
ce qui veut dire une bonne gestion, une sensibilisation des usagers. C'est sur
ça qu'on peut dire qu'il est le maillon fort, par rapport à la
discussion avec les usagers, les sensibiliser. C'est lui le
128 ARBORIO Anne-Marie, « Quand le "sale boulot" fait le
métier : les aides-soignantes dans le monde professionnalisé de
l'hôpital, in Sciences sociales et santé, 1995 : vol. 13,
n°3, p. 108.
129 La situation est relativement différente lorsqu'il
y a délégation de certaines tâches à des entreprises
privées. Néanmoins, cette délégation
s'opérant en externe elle ne change pas fondamentalement
l'équilibre interne à l'oeuvre dans la hiérarchisation des
tâches.
130 « Les agents de terrain profitent de la moindre
marque de reconnaissance pour donner une valeur à leur immersion au sein
de leur monde quotidien. Ils revendiquent ainsi des compétences
relationnelles qu'eux seuls possèderaient grâce à leur
proximité avec les locataires. Si le contact direct avec les «
clients » est l'apanage des agents de terrain situés en bas de la
hiérarchie sociale, il permet à ces derniers de faire valoir un
type particulier de compétence. Les gardiens-concierges font ainsi de
leur exclusion des « bureaux » un moyen de donner une certaine estime
à leur travail. Le sale travail, entendu ici comme une obligation de
s'acquitter d'une fonction de service qui suppose une confrontation directe
avec des locataires appartenant aux catégories populaires, est
susceptible d'être utilisé comme une ressource. En effet, il
permet d'acquérir un savoir social que les gardiens-concierges
revendiquent fièrement au point de se considérer, pour un certain
nombre, comme des quasi-psychologues, éducateurs ou assistants
de services sociaux. ». MARCHAL Hervé, op. cit., p. 79.
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premier. Il sera, on peut dire, le maillon le plus fort
pour pouvoir toucher les gens dans son immeuble. [...] Trier, présenter
le maximum de poubelles jaunes, si j'y arrive je valorise mon travail et je
valorise aussi tous les usagers qui participent au tri. [...] Alors c'est pour
ceux là qu'on travaille aussi dur, c'est pour ça qu'on joue le
jeu. » (Gardien de l'immeuble n°1, Grand Besançon
Habitat, cité Brulard)
D'une part, il fonde son éthique professionnelle sur
une logique d'ordre acquise à l'armée où chaque
élément doit se trouver à sa place et se montre ainsi
très rigoureux dans la gestion des poubelles sur ses immeubles. De la
même manière, le principe de respect étant essentiel pour
lui, il tient à encourager les locataires qui se donnent la peine de
respecter le tri. Dans cette optique, en contrôlant le contenu des bacs
jaunes et en opérant un tri correctif avant de les sortir sur le
trottoir pour qu'ils soient collectés, il évite que des erreurs
de tri soient constatées par les ripeurs et que les déchets
recyclables soient enlevés avec les déchets résiduels, ce
qui risquerait de décourager les locataires trieurs. Ainsi, le
gardien de l'immeuble n°1 consent à exécuter des
tâches non prescrites par son employeur et valorise par ce biais une
besogne qui s'apparente à un sale boulot. D'autre part, son
action au niveau de la collecte sélective dépend directement de
son degré de sensibilisation aux thématiques environnementales :
un gardien peu réceptif à de tels arguments et qui, de
surcroît, n'opère pas le tri au sein de son propre foyer risque de
ne pas s'investir dans la régulation des comportements des usagers sur
ses immeubles, et vice versa131. En outre, la dimension
technique introduite par la redevance incitative peut également
participer à la valorisation du travail des gardiens. Face au risque
d'identification cohésive, c'est-à-dire de stigmatisation du
travailleur à travers son assimilation à l'objet qu'il traite (en
l'occurrence le déchet), la médiation d'un vocabulaire et d'un
mode de gestion technicisés permettent de neutraliser la charge
négative associé au déchet. Le gardien n'est plus une
sorte de domestique moderne qui s'occupe de la souillure des autres mais le
gestionnaire d'un gisement d'ordures ménagères potentiellement
valorisable. Cette dimension technique s'exacerbe au niveau de sa tâche
de rotation et sortie des bacs qui a une incidence directe sur la variable de
facturation « levée ». Chaque bac loué par le bailleur
disposant d'une levée mensuelle gratuite, le gardien doit s'assurer que
tous les bacs disponibles sur l'immeuble soient utilisés et
présentés à la collecte au moins une fois chaque mois pour
ne pas perdre cette levée gratuite et, de cette façon,
maîtriser au maximum le montant de la redevance et faire valoir ses
qualités de « bon gestionnaire ».
131 BOUSSARD Valérie, MERCIER Delphine, TRIPIER Pierre,
« La dégradation du tri sélectif des déchets... ou
les frontières du cercle du tri », in L'aveuglement
organisationnel ou comment lutter contre les malentendus, Paris : Editions
CNRS Sociologie, 2004, p. 22.
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« C'est technique, c'est pour ça, je te dis,
c'est très intéressant, c'est pas n'importe qui [qui peut le
faire]... [...] Ce qui est valorisant c'est que les statistiques vont sortir.
Ils vont dire "Oh purée, sur le bâtiment de Monsieur Untel on voit
qu'il y a une bonne gestion, un bon suivi, une bonne rotation.". [...] C'est
valorisé le travail. Nous, agents de nettoiement, on dit souvent : "On
n'est pas valorisés !". On nous met les outils à la main pour
nous valoriser. Même si ça reste dans notre travail quoi, c'est
les poubelles. Mais on nous donne les outils pour nous valoriser, gérer
nos poubelles. ». (Gardien de l'immeuble n°1, Grand
Besançon Habitat, cité Brulard)
Enfin, ces tâches de maintenance s'accompagnent d'une
mission de sensibilisation des locataires qui donne au gardien une nouvelle
occasion de faire valoir ses compétences relationnelles. Celles-ci se
concrétisent par des mécanismes de réciprocité avec
les usagers pour les inciter à adopter certaines pratiques et par
l'ajustement de la distance à leur égard, c'est-à-dire
qu'il ne faut pas que le gardien soit trop proche du locataire pour ne pas
devenir son obligé, ni trop loin pour ne pas perdre l'emprise sur lui.
Une nouvelle fois, le gardien de l'immeuble n°1 illustre de façon
très parlante la finesse nécessaire pour faire adhérer les
usagers à ses prescriptions.
« Alors tu vas lui dire quoi ? "Monsieur, ton sac
poubelle !". Il va te dire quoi ? Il va t'insulter. Qu'est-ce que toi tu vas
faire ? Tu vas te défendre. Fini, plus de dialogue. [...] C'est
très difficile de discuter avec les gens. Mais, l'art et la
manière : jamais couper le dialogue. [...] Moi je me dis une chose : "Il
est méchant aujourd'hui mais demain il est gentil.". Il est
méchant aujourd'hui parce que tu lui dis "Ta poubelle c'est pas sa place
!". Il est gentil demain parce qu'il a pas de courant à la maison. Et
là, tu fonds dessus là ! Tu comprends le truc là ? C'est
ça. Il faut pas rater l'occasion. Moi c'est comme ça que je
travaille : "Aujourd'hui c'est pas grave, il a gagné, j'arrête
là. Mais demain...". [...]Il va me dire [sur un ton aimable] : "Gardien,
le papier, la boite aux lettres, la vitre, le chauffage, y a pas d'eau...". Je
leur souhaite pas ! Mais je sais qu'un jour ou l'autre ils vont faire appel
à moi. [...] Ça sert à rien d'être méchant,
ça sert à rien de me dire ''J'en ai rien à faire !". Tout
ce que je te demande c'est de m'aider à réaliser ce que j'ai
envie de faire, comme moi je peux t'aider à résoudre tes
problèmes. C'est donnant-donnant. Joues le jeu avec moi, c'est tout. Tu
veux pas jouer le jeu avec moi ? C'est pas grave ! Mais moi je vais jouer le
jeu avec toi. Tu vas m'appeler ! Et là moi je te glisse dessus. Te
montrer que je suis là pour toi, que ce que tu me demandes je
t'écoute, ce que tu me dis je t'écoute, je fais pour toi,
j'essaye au mieux de t'arranger la chose. Comme ça quand je te dis "Par
contre cousin s'il-te-plaît, la poubelle, machin là... C'est
là !", tu vas pas le prendre mal là. ». (Gardien de
l'immeuble n°1, Grand Besançon Habitat, cité Brulard)
Cette valorisation du sale boulot par la
revendication d'un « savoir social » acquis à travers les
interactions quotidiennes de terrain passe par une attitude
compréhensive vis-à-vis des locataires. Même ceux qui
affichent un mode de gestion déviant de leurs déchets sont
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supposés connaître des situations difficiles et
disposent ainsi de circonstances atténuantes quant au fait qu'ils
enfreignent régulièrement les règles collectives
liées au vivre-ensemble. Les erreurs que les usagers commettent (erreurs
de tri, poubelle au mauvais endroit) ne sont pas imputées à leur
négligence ou à leur mauvaise foi132 mais traduisent
plutôt une volonté de « bien faire » maladroite qu'il
s'agit d'aiguiller.
A l'inverse, certains gardiens, à l'instar de celui de
l'immeuble n°2 qui accorde la prépondérance à sa
mission de médiation et à l'objectif de sécurité,
tendent à négliger la question de la gestion des déchets
et rejettent toute la responsabilité des mauvais résultats de la
collecte sélective sur leurs usagers. Ils adoptent un rôle
minimal, en se conformant seulement aux prescriptions de leur employeur. Cette
posture passive s'illustre par « une rhétorique professionnelle
construite sur le refus d'être "l'esclave des locataires" ou "leur
larbin" »133 et par des discours disqualifiant une grande
majorité de locataires : « personne ne trie », « personne
ne respecte », « tout le monde salit ». Cette posture discursive
exacerbe le caractère ingrat des tâches de maintenance
qu'effectuent les gardiens et souligne l'impossibilité de trouver des
rétributions symboliques134 dans une telle besogne.
Dès lors, il n'est pas envisageable pour eux de consentir à
s'investir au-delà des prescriptions de leur employeur. Le fait
d'opérer, à titre gracieux, un tri correctif avant de
présenter les conteneurs à la collecte est jugé
dégradant, humiliant. L'introduction de la redevance incitative, avec
ses aspects techniques, ne change rien à leur vision des tâches de
maintenance. La poubelle reste poubelle, la souillure reste souillure et aucun
investissement supplémentaire de leur part n'est possible du moment que
les locataires ne se montreront pas plus respectueux de leur travail. L'usager
est donc forcément négligent et, une bonne part des erreurs qu'il
commet dans la gestion de ses déchets n'est pas imputable à son
manque d'information mais plutôt à sa mauvaise foi et à la
facilité dans laquelle il se complait. Ainsi, un dépôt
sauvage ou une grossière erreur de tri sont interprétés
par les gardiens comme un manque de respect manifeste, voire une agression,
à leur égard.
132 TAPIE-GRIME Muriel, « Coopération et
régulation dans les collectes sélectives des ordures
ménagères », in Sociologie du travail, 1998 : vol.
40, n°1, p. 80.
133 MARCHAL Hervé, op. cit., p. 44.
134 GAXIE Daniel, « Économie des partis et
rétributions du militantisme », in Revue française de
sciences politiques, 1/1977 : Vol. 27, p. 123-154.
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