Conclusion
Inimaginable, ces belles choses ont disparu, que l'on
contemplait hier, Le pays est laissé à sa torpeur comme du lin
arraché ! [..] C'est pourtant beau, lorsque les magistrats [prennent]
des dignités pour eux-mêmes, et que les routes autorisent les
voyages !
Les Lamentations d'Ipouour, vers 1200 avant J.-C.
Nos investigations nous ont permis, sinon d'entériner,
à tout le moins d'accréditer une hypothèse passablement
féconde pour ce qui concerne la recherche des sources de la
pensée platonicienne. Le voyage de Platon en terre des pharaons
accroît la probabilité de liens étroits entre certains
motifs, notions, idées, présentes dans ses Dialogues et les
enseignements métaphysiques ou sapientiaux de l'Égypte antique.
Au nombre de ces liens, nous avons excipé ceux afférents à
la tripartition de l'âme et au jugement des morts. Non que la
tripartition ou le jugement des morts fussent inconnu en Grèce. La
tripartition de l'âme avec la typologie qui lui est associée peut
avoir des échos chez Pythagore. Le jugement post-mortem mis en
avant dans le Gorgias ainsi, du reste, que la plupart des
références que fait Platon au sort de l'âme après la
mort peuvent là encore avoir des précédents chez les
orphiques ou chez les Grecs de l'époque archaïque. Il ne s'y
réduise pas. Car s'ils étaient connus des Grecs, ils ne
l'étaient certainement pas, cela étant, sous les modalités
d'après lesquelles les a théorisées Platon. Or, cette
présentation spécifique à Platon reprend
précisément tous les aspects et la plupart des
éléments de la psychologie et de l'eschatologie religieuse
égyptienne. A supposer que Platon ait visité ne serait-ce qu'une
« maison de vie » au cours de son séjour, il aurait eu mille
fois de quoi trouver les formes de ses intuitions. Mille fois de quoi
prêter aux palaïos logos afférents à
l'Égypte la puissance du détail ; de quoi forger en connaissance
de cause le cadre dramatique des fragments égyptiens constellant les
Dialogues : celui du Phèdre, ou du Gorgias, ou du
Timée. Ainsi de la forme, de l'imagerie ; ainsi du fond, de la
théorie. Le voyage en Égypte marquerait par là-même
une étape décisive dans la constitution de la pensée
platonicienne. L'auteur aurait tiré parti d'une véritable «
immersion ethnologique », pour intégrer à à sa propre
philosophie nombre d'idées en provenance des temples égyptiens. H
aurait su, pour employer ici les mots de Philostrate, « mêler
à ses propres doctrines
212
beaucoup de ce que lui avaient dit les prophètes et les
prêtres égyptiens, pareil à un peintre qui eût
revêtu un dessin d'éclatantes couleurs »665
Si l'on admet avec Whitehead que la philosophie de Platon a
exercé une influence déterminante sur la pensée
occidentale, et que Platon fut de surcroît profondément
influencé par la pensée « barbare », alors c'est toute
la philosophie occidentale qui, dans son aube, est imprégnée par
la pensée «barbare ». Ce n'est pas trop s'avancé que de
considérer que, dès l'instant où les idées ont une
histoire, elles ont aussi une géographie. Nous héritons, avec
Platon, de conceptions qui ne sont pas toutes imputables à Platon,
d'idées qui ne sont pas toutes écloses en Grèce attique.
Bidez l'expose ; Dodds l'atteste ; Daumas jette également son
pavé dans la mare. Nous contribuons. Une fêlure dans
l'argumentaire du « choc des civilisations ». Par où
s'esquissent des enjeux autrement plus importants que ceux d'une simple
controverse de paternité. L'hypothèse d'influences entre corpus
d'origines différentes conduit à reconsidérer sous de
nouveaux auspices les relations que pouvaient entretenir différentes
cultures par le passé. Des relations qui ne se réduisaient pas,
comme d'aucuns le souhaiteraient, à de purs engagements
d'intérêt politiques ou contentieux divers. Des relations qui ne
s'épuisaient pas en conflits militaires : elles étaient cela ;
mais elles étaient bien plus. Ces relations, si nous avons raison de
penser que Platon ait pu avoir lié connaissance avec des prêtres
égyptiens, furent plus encore l'écrin, la trame et l'occasion de
communications philosophiques et scientifiques fécondes. «
Patchwork » : un mot bien trop anglais pour dire une si belle
chose. Compositions, combinaisons, entrelacements. Quand la
fréquentation de l'Autre accouche d'un savoir élargi, d'un
accroissement de sagesse ; lorsque la découverte des
altérités «barbare », aiguillonné par la «
pulsion épistémique» (Freud), agrège une
pensée riche, hybride, au carrefour d'influences multiples. Platon,
à cet égard, consacre la synthèse. Et qui mieux que
Socrate, inapte à engendrer666, pour donner corps à
cette synthèse ?
Le caractère « syncrétique » dont sont
empreints les dialogues de Platon pourrait ne pas être étranger
à la fortune sans précédent qu'ils seraient appelés
à connaître. La victoire a mille pères.
Littéralement parlant. De là à cette autre
conséquence pour ce qui a trait à l'un des plus
déconcertants -- et des mieux indurés -- parmi les
préjugés de la doxa philosophique. « Miracle grec ». Un
thème fort insistant. Invétéré. Vivace, en
dépit des travaux précédemment cités. Notons ceci
que l'expression trahit déjà sa nature de croyance.
Enfonçons le clou : la Grèce est rien moins qu'isolée dans
le bassin
665 Philostrate l'Ancien, Vie d'Apollonios de Tyane
(217-245 après J.-C), L. I, 2, trad. P. Grimai dans Romans
grecs et latins Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1958, p. 1025-1338.
666 « J'ai d'ailleurs cela de commun avec les
sages-femmes que je suis stérile en matière de sagesse, et le
reproche qu'on m'a fait souvent d'interroger les autres sans jamais me
déclarer sur aucune chose, parce que je n'ai en moi aucune sagesse, est
un reproche qui ne manque pas de vérité » (Platon,
Théétète, 150c).
213
méditerranéen. Sa force est d'avoir su -- comme,
à sa suite, Alexandrie d'Égypte -- agglomérer d'autres
matrices d'idées pour constituer ses propres systèmes de
pensée667. Le phénomène ne s'arrête pas
à Platon ; ne commence pas avec Platon. Il n'y a de « miracle grec
» qu'autant que d'intérêt à taire les processus de
fond qui ont permis son émergence. « Miracle » ; car c'est
précisément par son absence de cause, d'explication, par son
absoluité, par la rupture qu'il marque d'avec une réalité
qui ne s'y prêtait guère que le miracle, au sens courant, se
définit. Renan fut un jalon qui, le premier, en forgea l'expression dans
ses Souvenirs d'enfance 668. Pour n'être pas
fondée, une telle créance en l'exclusivité hellène
de la philosophie antique (donc, au passage, en l'exclusivisme grec de la
philosophie grecque) n'en a pas moins bénéficié de
puissants relais académiques. Elle ne « prit corps dans les esprits
» qu'avec les concours appliqués d'Hegel, d'Husserl et d'Heidegger.
Pour peu que l'on y regarde à deux fois, elle apparaît
relativement récente. Ce n'est que très marginalement qu'elle
s'envisage chez nos ancêtres Grecs. Revenons aux textes (ceux sur
lesquels il est de bon ton de jeter un voile pudique) : lorsque les Grecs, ou
les Romains, ou les Pères de l'Église, ou même les
humanistes de la Renaissance, y discutaient des « prophètes
égyptiens », des mages de Perse ou des gymnosophistes (les
ascètes nus) indiens, ils les nommaient tantôt sophoi, «
les sages », tantôt philosophoi, « les
philosophes ». Nous connaissons pléthore de locci grecs de
l'époque de Platon qui clament expressément la
supériorité et l'antériorité -- soit le primat et
la primeur -- philosophique des Barbares sur les Grecs. Ces déclarations
de foi procèdent évidemment de l'exagération. Et elles non
plus ne sont pas exemptes de visées rhétoriques. Mais cet
excès dans l'autre extrême n'en manifeste qu'avec plus
d'efficacité l'ampleur de l'inversion qui eut lieu entre temps. C'est
assez dire le chemin parcouru. Les Grecs, en somme, ne se concevaient pas comme
nous les concevons. Les Grecs ne se percevaient pas comme nous les percevons ;
ou, pour reformuler, les Grecs ne se regardaient pas comme nous nous regardons
nous-mêmes : en rupture radicale d'avec le « contrepoint barbare
».
Il n'est, dans le même ordre d'idées, aucun
concept de qui n'ait pu desservir autant notre compréhension des
phénomènes d'incubation des grandes idées que celui de
« génie ». Usons du terme, puisqu'il est attendu, mais n'en
soyons pas dupe. Le « génie grec », quoiqu'en dénote le
mot, n'est pas d'inspiration divine. Il consiste en un souffle encore
inexploré qu'une culture particulière, en un moment particulier,
a su traiter à des courants de pensée qui n'étaient pas
exclusivement de sa propre chapelle. Il est une inflexion comptable d'une
époque, de son épistémê, de son « histoire en
train de se faire » ; une inflexion donnée à des doctrines
de formes et d'origines diverses, dans des domaines aussi variés que la
religion, les sciences, les arts et la métaphysique. Le «
génie grec » ainsi
66' Cf. R. Grousset, « Le miracle grec »,
dossier : « Grèce antique », dans Encyclopédie de
l'Agora (portail en ligne, 2012 et Y. Bakiya, Le miracle grec : mythe
et réalité, Paris, Éditions Menaibuc, 2005.
668 E. Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Paris,
Nelson, 1883, p. 60.
214
compris ne doit pas être minoré ; mais sa
célébration ne doit pas être hémiplégique. La
pensée grecque témoigne d'influences autant que de ruptures, de
créations autant que d'incorporations. Elle est le fait
d'échanges autant que d'inventions. Nous sommes
bénéficiaires de ces échanges ; de créateurs
parfaits, nous devenons légataires. «Nani gigantum humeris
insidentes », citait Bernard de Chartres, avant d'être
lui-même repris par Blaise Pascal, puis de nouveau par Isaac Newton.
«Nous sommes des nains assis sur les épaules de géants
». Rendons hommage à ceux qui nous ont fait. D'où qu'ils
soient. Quels qu'ils soient. L'humilité est le ferment de tout
apprentissage. La pensée grecque -- les pensées grecques -- ont
donc plus en commun avec les doctrines étrangères qu'on a voulu
l'admettre ; et certainement plus à gagner qu'à perdre à
renouer leur dialogue quelque peu mis à mal avec l'Orient. Qui cherche
dans cette voie pourrait mettre la main sur des trésors de paix, et
bouleverser profondément notre lecture de l'histoire des idées.
Il s'agirait alors, et paradoxalement, moins d'un exil que d'un retour aux
sources -- partiel --, mais qui prêterait à la philosophie de
nouvelles interrogations. « Retour aux sources », aux sources de la
connaissance et de la connaissance de soi. « Gnôthi
seautôn »669 : n'est-ce pas aussi à cela que
nous invite Platon ?
Limites d'une investigation
Nous avons mis sur pied une méthodologie en deux
étapes, consistant en première instance à départir
ce qui relevait dans les Dialogues de sources grecques bien attestées
(historiens, chroniqueurs, dramaturges, courants philosophiques et religieux) ;
puis, en seconde lecture, à confronter les passages résiduels de
ces Dialogues -- ceux témoignant d'indices irréductibles à
la connaissance grecque -- avec un corpus égyptien. Partant des
convergences qui se pouvaient relever entre les locci Aegypti et ces
textes en circulation dans la vallée du Nil ; prenant appui sur la forte
probabilité du voyage de Platon, nous avons étudié la
possibilité que notre auteur ait pu entrer en possession ou, tout au
moins, en connaissance des doctrines de l'Égypte par l'entremise des
prêtres égyptiens. Doctrines qu'il aurait par la suite
réinvesties dans l'horizon de sa propre pensée. Il nous a donc
fallu manipuler un certain nombre de documents. « Coller » aux
documents. Or, ce qui fait la force de notre étude est également
sa principale faiblesse. Précisément, qu'il s'agisse d'oeuvres
grecques ou égyptiennes, ne nous sont parvenues que de très rares
épaves, vestiges d'un immense naufrage. Dans un cas comme dans l'autre,
les pertes sont inestimables. Ceci implique que nous ne saurons peut-être
jamais s'il existait en Grèce des ouvrages plus complets relatifs
à l'Égypte ; ouvrages qui se seraient perdus, mais supprimeraient
dès lors l'intérêt heuristique du voyage de Platon en
Égypte (ce qui ne retirerait rien à l'influence possible de
doctrines égyptiennes sur la pensée de Platon ; cette influence
serait seulement moins
669 Platon, Charmille, 164d ; Philèbe,
48c ; Premier Alcibiade, 124a.
215
immédiate). Et combien moins serons-nous à
même d'envisager quels ouvrages égyptiens ont pu être
traduits et diffusé auprès des Grecs ?
Les pertes de livres depuis l'Antiquité tardive auront
été à l'origine d'un effacement considérable de
l'héritage des anciens Grecs et plus encore, des Égyptiens. Les
causes en sont multiples. On cite principalement, entre la fin du IIIe
siècle et celle du VIe siècle, les sinistres accomplis lors des
persécutions chrétiennes ou à l'inverse, avec la
christianisation de l'empire romain, la mise au ban (et à l'index) des
auteurs païens ; l'éclatement de l'empire, l'oubli de la
période sombre, etc. On cite encore, et indépendamment, les
détériorations consécutives au support d'écriture
(quoique la chose soit aujourd'hui des plus controversées), la
désuétude de ces supports et leur substitution : passage du
papyrus au parchemin, du volumen au codex, usage systématique
du palimpseste à compter du VIIe siècle après J.-C. Tant
et si bien que la proportion des oeuvres qui nous sont parvenues
intègres aux temps modernes s'avère extrêmement faible.
Elle laisse à déplorer une perte irréparable de
l'héritage culturel de l'Antiquité classique. La plus grande part
de ces fragments ont été sauvegardés ou bien grâce
aux duplicata datés de la période
médiévale et conservés dans les réserves des
monastères, ou bien par l'entremise des traducteurs et des commentateurs
arabes. Nous connaissons, par les registres des bibliothèques, environ
2000 noms d'auteurs grecs antérieurs au Ve siècle. Parmi ces
noms, seuls 253 nous sont connus par leurs écrits, pour la plupart
tronqués, de seconde main ou lacunaires. La survivance des collections
anciennes s'estime, selon M. H. Harris, à un titre sur
mille670. Rapportée à l'ensemble de la période
classique, antique et archaïque ; rapportée à la production
présumée des auteurs Grecs et Égyptiens, l'ensemble de ces
fonds ne représente jamais qu'une fraction dérisoire. Nous avons
peu ; mais c'est là tout ce que nous avons.
Toute entreprise portant sur le passé tombe sous le
coup de ce que les sociologues des sciences appellent le « biais de survie
» : nous ne basons jamais nos déductions que sur les
témoignages dont nous sommes légataires ; que sur les oeuvres qui
ont survécu à ce passé. Nous inférons de ce a
été sur le fondement de ce reste ; et nous ne pouvons mieux
faire. La principale limite de notre étude tiendra par conséquent
à la rareté des sources dont nous disposons. Toutes nos
suppositions se rapportant au voyage Platon en terre des pharaons sont en effet
fondées sur la base putative de ce que Platon ne pouvait pas
connaître de l'Égypte depuis le continent. Mais de ce que la
Grèce, ou l'Italie, ou la Sicile abritaient d'oeuvres relatives à
l'Égypte, qu'en savons-nous vraiment ? Le saurons-nous jamais ? Un autre
auteur, perdu, aurait-il pu instruire Platon bien plus avant qu'un
pèlerinage « sur la route de Memphis » ? A cette question,
nous ne pouvons guère répondre dans la prose du Bellay, que :
« nul,
670 M. H. Harris, A History of Libraries in the Western
World, Lanham, Maryland, Scarecrow Press, 1995, p. 51.
216
sinon Écho, ne répond à ma voix ».
Consolons-nous en remarquant que ce silence n'est toutefois pas si dirimant
pour notre argumentaire qu'il pourrait le sembler. L'existence toute
hypothétique d'une source grecque comblant les vides, pour mettre
à mal la thèse du séjour égyptien de Platon,
n'ébrèche en rien celle de sources égyptiennes à la
pensée de Platon. Qu'importe que la chaîne ait chaînon de
plus, pourvu qu'elle soit solide. H est aussi, dans les lignées
évolutives selon Darwin, bien des chaînons manquants ; ceux-ci ne
sont pas rédhibitoires. H faut donc modérer les
conséquences pour notre enquête de cette lacune documentaire.
H serait désastreux, à trop prendre au
sérieux les impairs intrinsèques à toute audace
intellectuelle, de renoncer à entreprendre d'envisager ce que les
penseurs grecs ont pu trouver de recrutable dans les cultures du Proche-Orient,
et particulièrement dans les trésors des traditions pharaoniques.
La possibilité de nouvelles découvertes rendent certes
provisoires toutes conclusions que nous pourrions donner à notre
exploration. Nous ne faisons qu'empiéter sur un domaine encore peu
fréquenté. Aventureux. Peut-être un continent ; et notre
carte est bien modeste. H reste encore beaucoup à découvrir,
enfoui sous les sables d'Égypte. Nous dressons un état des lieux
qui, le cas échéant, appellera d'autres développements,
d'autres réformes à venir. Mais n'est-ce pas là le lot de
toute méthode que de connaître ses limites ; la dignité de
toute recherche que d'appeler sans crainte à sa remise en cause ?
N'est-ce pas le propre de la science, sinon de la philosophie, que de ne jamais
se tenir pour acquise ; que de sans cesse s'interroger, interpeller ; que de se
souvenir, enfin, qu'elle n'est jamais, en ce monde-ci, au fait que de son
ignorance ?...
De nouvelles perspectives
Choisir, c'est renoncer. Qu'on s'en réjouisse ou le
déplore, la question des inspirations possibles de doctrines
égyptiennes sur la pensée de Platon ne saurait s'épuiser
en de si maigres analyses. La source est loin d'être tarie. C'est une
mine d'or, une pépinière, mais elle est bien trop vaste pour
être ici appréhendée en intégralité. Faute de
prétendre à l'exhaustivité, nous avons résolu de ne
prendre en considération que les dimensions anthropologiques et
eschatologiques des « passages égyptiens ». La mise en
parallèle des corpus grec, platonicien et égyptien nous a ainsi
permis d'apercevoir au cours de notre étude un certain nombre de
convergences possibles ne ressortissant pas aux thématiques de la
tripartition et du jugement des âmes. Deux perspectives d'approche qui se
sont avérées suffisamment fécondes pour transformer notre
intuition première -- celle d'une reprise par Platon de doctrines
égyptiennes -- en véritable thèse, prouvant incidemment
que l'implicite est aussi important que l'explicite pour bien saisir tous les
ressorts de la pensée de notre auteur. Il a fallu rogner sur bien des
217
convergences qui n'intéressaient pas directement notre
propos. Sélectionner, autrement dit, exclure. Nous nous sommes
contenté de suggérer des pistes, d'en explorer certaines ; bien
d'autres mériteraient de plus amples approfondissement qu'il nous faut
ajourner. Ce n'est que partie remise...
Cette ouverture peut être l'occasion pour nous
d'envisager quelles pourraient être ces autres perspectives. Une occasion
de proposer d'autres orientations de recherche, de présager de ce que
pourrait être une étude plus poussée des tropismes
égyptiens de la pensée de Platon. Nous pourrions notamment
redistribuer ces emprunts supposés en cinq grands axes de recherche,
selon qu'ils interrogent :
(a) les conceptions platoniciennes et égyptiennes de
l'écriture et de l'oralité671, nous engageant à
une confrontation des notions d'anamnèse et hypomnèse
sous-jacente dans le mythe de Theuth672 avec celles, analogues, de
Sia et de Rekh dans la doctrine de l'Égypte antique673
;
(b) le statut « éternel » et « immuable
» du hiéroglyphe conçu comme vérité
première, comme « archétype », « modèle
», « essence », mis en rapport avec la théorie
platonicienne des « formes intelligibles » connues par l'intellect et
de leurs déclinaisons sensibles (question de l'articulation entre
idéa et eidôlon, entre être et devenir,
etc.)674 ;
(c) l' « aspectivisme » de l'art égyptien ;
art protreptique et « réaliste » plutôt que
représentatif675 ; art codifié dont les canons
inspirent les figures de la danse, forment les corps et les esprits ; un art
fi71 Une question épineuse que celle de la
disposition de Platon vis-à-vis de la parole écrite et de la
parole orale. Question qui rejoint par d'autres chemins celle des enseignements
ésotériques que d'aucuns lui ont attribués ; celle,
également, de l'implicite et des messages codés que les dialogues
recèlent à l'intention des initiés. Cf. à ce sujet
les articles « Dialogue socratique et divulgation de l'incommensurable
», dans J.-L. Périllié (dir.), Oralite et Ecriture chez
Platon, Cahiers de philosophie Ancienne n°22, Bruxelles, Editions
Ousia, 2012 ; celui de M. Vegetti, « Dans l'ombre de Thoth. Dynamiques de
l'écriture chez Platon », dans M. Detienne (dir.) Les savoirs
de l'écriture en Grèce ancienne, Paris, Presses
universitaires de Lille, 1988, p. 387-419, et celui de P. Loraux, « L'art
platonicien d'avoir l'air d'écrire », dans op. cit., p.
420-455.
672 Platon, Phèdre, 274e-275a. Se reporter au
commentaire de J. Derrida, « La pharmacie de Platon » (1968), dans
Platon, Phèdre, Paris, GF-Flammarion,
2e éd., 1992, p. 255-403 (en part. p. 391,
n. 8). A mettre en parallèle avec D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, La vie
quotidienne des dieux égyptiens, Paris, Hachette, 1995 ; en part.
chap. V, §4: « De la parole à l'écrit », p.
154.
673 ibid, chap. V, §1: « Omniscience et
connaissance », p. 144 et §3 : « Le savoir de Toth », p.
152.
674 Platon, Banquet, 211a ; Phédon,
75c-d, 78c-79d, 80a, 100a-b, 102b-103a, passim ; Parménide,
128e-130a, République, L. VI, 508b, L. V, 476d-479e, L.
VII, 522e-525c ; Timée, 27d-28a, 51a-52a ; Phèdre,
247d-250d, etc. Un exposé plus détaillé sur la teneur
et les évolutions de la « théorie des idées »
chez Platon peut être consulté dans J.-Fr. Pradeau (dir.),
Platon : les formes intelligibles, Paris, Presses Universitaires de
France, 2001 et dans idem, L. Brisson, Le Vocabulaire de Platon,
Paris, Ellipses, 1998. Voir également l'article de F. Fronterotta,
« Qu'est-ce qu'une forme pour Platon ? Raisons et fonctions de la
théorie des intelligibles », dans L. Brisson, F. Fronterotta,
Lire Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.
675 Platon, Sophiste, 265e ; République,
L. X, 605c-605e ; Lois, L. VII, 799c, etc. R. Schraerer, dans
La question platonicienne. Etude sur les rapports de la pensée et de
l'expression dans les Dialogues, Paris,
218
manifestant, en somme, la plus grande part des qualités
dont Platon déplorait l'absence dans les audaces illusionniste de son
approchant grec ;
(d) le système politique égyptien, ses lois et
ses limites ; son emploi rhétorique et les ambiguïtés de son
utilisation dans le discours platonicien, parfois à titre de
modèle, parfois d'anti-modèle. Non moins intéressante est
la question de la viabilité et des limites de l'analogie entre la figure
du pharaon et celle du philosophe-roi évoqué dans la
République 676 et dans la Lettre VII
67, de même que celle de la Justice «
médiatisée » par les gardiens678 et de la
Maât679 ;
(e) le dossier de l'astronomie, de la « religion astrale
»680, de la Grande Année platonicienne («
téléos eniautos »)681, de la
palingénésie, du chiffre nuptia1682 et de la
parallaxe683 mis en rapport avec la théorie des cycles ; le
tout passé au crible des computs calendaires de l'Égypte antique
et des croyances qui s'y réfèrent
(cosmotélie684, période sothiaque, assimilation des
âmes divinisées aux astres, etc.) ; éventuellement aussi,
indissociable de ces cosmologies, la question religieuse.
On concevra par ce faisceau d'approches l'amorce d'une
entreprise plus ambitieuse pour tenter d'exciper les ferments égyptiens
de la pensée de Platon. Entreprise moins conventionnelle, moins attendue
; aussi, moins orthodoxe et par là même plus prometteuse que
celles ordinairement conduites. Des points aveugles résistent à
l'exégèse traditionnelle ; des ombres épaisses laminent le
texte, que seule, peut-être, une relecture à l'aune des doctrines
égyptiennes aboutirait à dissiper. Le
«phénomène Platon» est loin d'avoir livré tous
ses secrets. Bien des surprises -- nous en sommes convaincu -- attendent ceux
qui, l'audace aidant, se donneront les moyens d'exécuter ce pas de
côté si nécessaire pour renouveler l'étude d'un
philosophe qui n'a de cesse de fasciner. L'Égypte de Platon est un
continent riche ; et il ne tient qu'à nous de nous en emparer.
Neuchâtel, 1969, p. 167, caractérise ainsi l'art
pictural tel que l'aurait envisagé Platon : « Nous pouvons supposer
que cette peinture sera plate et que cependant elle représentera son
modèle aussi synthétiquement que possible, un peu comme ces
fresques égyptiennes figurant un homme "complet" vu de profil et de face
». L'art égyptien a tout d'un art « platonicien ». Voir,
à fin de comparaison, A. Mekhitarian, La peinture égyptienne,
Paris, Skira, 1954, p. 22.
676 Platon, République, L. V, 473c.
67 Platon, Lettre VIL 326a.
678 Platon, République, L. X, 607b-68b ; Lois
L. VII, 799c
679 D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit, chap. II,
§2 : « L'exercice du pouvoir », p. 61.
680 Platon, Épinomis, 987e-988a.
Cf. A.-J. Festugière, Études de religion grecque et
hellénistique, Paris, Vrin, 1972, p. 129-131.
681 Platon, Timée, 23d-25a.
682 Platon, République, L. VIII, 546 b-c.
683 Platon, Timée, 59a.
684 Le Livre des Morts chap. CLXXV.
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