UNIVERSITE MONTPELLIER III -- PAUL VALERY -- UFR1 LETTRES, ARTS,
PHILOSOPHIE,
PSYCHANALYSE
PLATON, L'EGYPTE ET LA
QUESTION DE LAME
FREDERIC MATHIEU
21/05/2013
Mémoire présenté pour l'obtention du Master
I de philosophie par Frédéric Mathieu sous la direction de M.
Jean-Luc Périllié
2
3
Au Pr. J.-L. Périllié, pour ses précieux
conseils...
4
Avant-Propos
Un esprit efficace est sourd à ce qu'il
sait...
Papyrus Ramésséum II, vers 1800 avant
J.-C.
«L'interprétation des monuments de l'Égypte
mettra encore mieux en évidence l'origine égyptienne des sciences
et des principales doctrines philosophiques de la Grèce ». C'est en
ces termes que J.-Fr. Champollion, pionnier de l'égyptologie
française, ouvre son maître-livre. Par ces propos, programmatiques
et prophétiques, qu'il introduit sa Grammaire égyptienne
(1836)1, premier codex moderne de langue hiéroglyphique.
Des paroles audacieuses pour qui entend percer les secrets d'une civilisation
de plus de 5000 ans, et dans l'aube de cette découverte, rendre à
l'Égypte ce qui lui appartient. L'Égypte, berceau de l'Occident ?
Témérité d'un liminaire qui résonnait comme une
provocation. Et n'irait pas sans polémique. On sait combien ardue fut
pour les chercheurs darwiniens contemporains de l'auteur la remontée aux
origines, eux qui frayaient leur discipline avec pour seul mot d'ordre «
tout sauf l'Afrique »2 ! Et l'Afrique s'imposa. Volens
nolens, elle triompha des
1 J.-Fr. Champollion, Grammaire
égyptienne ou principes généraux de l'écriture
sacrée égyptienne, Paris, éd. Didot frères,
1836, p. 22. Et Champollion de récidiver dans sa correspondance : «
Je le répète encore : l'art égyptien ne doit qu'à
lui-même tout ce qu'il a produit de grand, de pur et de beau; et n'en
déplaise aux savants qui se font une religion de croire fermement
à la génération spontanée des arts en Grèce,
il est évident pour moi, comme pour tous ceux qui ont bien vu
l'Égypte, ou qui ont une connaissance réelle des monuments
égyptiens existants en Europe, que les arts ont commencé en
Grèce par une imitation servile des arts de l'Égypte, beaucoup
plus avancés qu'on ne le croit vulgairement, à l'époque
où les premières colonies égyptiennes furent en contact
avec les sauvages habitants de l'Attique ou du Pelopônèse. La
vieille Égypte enseigna les arts à la Grèce, celle-ci leur
donna le développement le plus sublime: mais sans l'Égypte, la
Grèce ne serait probablement point devenue la terre classique des
beaux-arts. Voilà ma profession de foi tout entière sur cette
grande question. Je trace ces lignes presqu'en face des bas-reliefs que les
Égyptiens ont exécutés, avec la plus
élégante, finesse de travail, 1700 ans avant l'ère
chrétienne... Que faisaient les Grecs alors ! » (idem, «
Quinzième lettre », Lettres écrites d'Égypte
et de Nubie en 1828 et 1829, Paris, éd. Firmin Didot Frères,
1833, p. 302).
2 Cf. P. Picq, Nouvelle histoire de l'homme,
Paris, Perrin, Tempus, 2005. « Tout sauf l'Afrique » est un
précepte encore bien induré. S. Bessis, historienne
spécialisée dans les rapports Nord-Sud, soupçonne qu'en
effet, l'« une des civilisations les plus anciennes et les plus brillantes
nées du génie humain [...] dont l'influence sur le monde Grec n'a
pu être totalement niée [...], ne pouvait décemment
être située sur un continent à la fois primitif, barbare et
dépourvu d'histoire ». A telle enseigne qu' « aujourd'hui
encore, la plupart des écoliers européens ou américains
seraient bien en peine de dire sur quel continent se trouve
5
réticences par la force des choses. Fallait-il, de la
même manière, reconduire l'essentiel des sciences de la
pensée grecque à des racines étrangères à la
Grèce ? Et s'infliger, encore, une blessure narcissique ?
Perpétuelle dialectique des sciences et de l'idéologie. De quel
côté fallait-il mettre Champollion, chercheur qui ne laissait pas
d'écrire : « je suis tout à l'Égypte, elle est tout
pour moi »3 ? Quelle part pour le fantasme, et comment tendre
à l'objectivité ?
Champollion, pour téméraires soient ses
allégations, était pourtant bien loin d'être le seul
à vouloir restituer à la terre noire des pharaons ce qui,
songeait-il, était son dû. Les Grecs du V1Q siècle av.
J.-C. jusqu'aux Romains de l'Antiquité tardive en passant par les
philosophes de la période alexandrine n'ont eu de cesse que de
revendiquer cette filiation. Platon est de ceux-là. Archè,
un terme à double emploi : l'ancien fait loi. Plus ancienne la
parole (orale, de préférence), plus hiératique sa
vérité. La rupture fut brutale. Pour des raisons multiples et
dont beaucoup restent à identifier, l'Europe va peu à peu renier
cette tradition. L'orientalisme n'est plus la norme lorsqu'Ernst Renan, en
plein XIXe siècle, introduit l'expression de « miracle grec ».
La pensée grecque n'a plus de comptes à rendre à une
quelconque sagesse venue d'Orient. Les nations se construisent par
différenciation et développent pour ce faire des mythes qui se
veulent fondateurs. Qui scotomisent l'interpénétration des
peuples et des idées. Occultent les porosités. Désavouent
tout échange ; bien plus encore s'il s'agit d'héritage,
dès lors que toute oeuvre de don engendre obligation4. Une
même logique s'impose à l'échelle de l'Europe qui marque
ses distances vis-à-vis de l'Égypte. On prend à
contre-pied le discours des Anciens. La science et la philosophie seront
grecques, ou bien ne seront pas.
l'Égypte des pharaons » (S. Bessis, L'Occident
et les autres : Histoire d'une suprématie, Paris, éd. La
Découverte, 2003, p. 41).
3 J.-F. Champollion, H. Hartleben, R. Lebeau,
Lettres et journaux écrits pendant le voyage d'Égypte,
C. Bourgois, Paris, 1986
4 Voir les travaux de Marcel Mauss sur le «
potlatch » et sa valeur de paradigme. Aux antipodes de Lévi-Strauss
qui, donc, fait du don du « premier type » -- don
non-compétitif -- le coeur de son étude, le type de don qui
retient l'attention de Mauss relève du second type, lorsque les
prestations de don et contre-don contractent un caractère agonistique. A
l'origine cérémonie usant du don compétitif et de
l'obligation de rendre comme d'une instance de légitimation des
hiérarchies sociales, la pratique du « potlatch » devient chez
Mauss un concept anthropologique. Il y a « potlatch » chaque fois
qu'un donataire offre tellement au receveur que ledit receveur est incapable de
lui rendre ; ou bien chaque fois qu'un receveur restitue plus au donataire que
le don initial. Si le rapport dissymétrique de soumission induit par le
« potlatch » peut exister entre deux individus, que n'en serait-il de
même entre deux castes, tribus, ethnies, et plus
généralement entre deux civilisations ? Cf. M. Mauss, Essai
sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés
archaïques (1925), Paris, Quadrige, Presses universitaires de France,
2007.
6
C'est dans un tel contexte que sont venus s'ancrer des travaux
salutaires tels ceux de Dodds5 et de Froidefond6. Travaux
qui rétablissent une part de doute là où s'était
encalminé l'axiome d'autonomie. Les plus récentes études
ont entamé les certitudes les mieux ancrées, refroidissant dans
la foulée quelques ardeurs -- mais ouvrant d'autres appétits.
Nous ne croyons plus à l'heure actuelle en une «
génération spontanée » de la science et de la
philosophie aux entours de l'Attique. Plus d'exclusivité, mais des
vagues d'acculturation. Ni deuil ni création : adaptations,
réinventions. Ce qui ne saurait, pour rien au monde, réduire en
une quelconque manière l'incontestable génie grec qui a su
repenser ces différents apports pour aboutir à de nouvelles
manières de concevoir le monde. La Grèce « à
l'école de l'Égypte » n'est pas, pour ainsi dire, qu'un
élève psittacin. Renvoyant dos à dos Renan et Champollion,
nous voudrions faire voir que les extrêmes se touchent. Le tout ou rien
ne fonde pas une véritable alternative. Il ne s'agit pas de tirer la
couverture à soi ou de faire voeu de pauvreté, mais, dans un
entre-deux, de souligner ce qu'ont de vrai -- et donc de faux -- ces deux
exclusivismes. Au travers l'influence de doctrines égyptiennes sur le
vivier de la philosophie grecque, nous voudrions faire cas de la rupture autant
que de la continuité. Le cas platonicien nous a semblé, à
bien des titres, emblématique de cette ambivalence.
Platon est un passeur, mais il est plus encore. Platon peut
être un filtre dans l'histoire des idées, tout en fondant sur un
terreau déjà fertile, ses propres intuitions. Précisons :
notre propos n'est pas de minorer l'influence de Platon sur la philosophie
occidentale. Aristoclès -- de son vrai nom -- ne faillit pas à sa
réputation. Et son Socrate, son porte-voix, n'usurpe en rien son renom
d' « inventeur de la philosophie » (encore que Pythagore en ait
inauguré le terme), au point que l'on décline les
«physiologues» et les «présocratiques» comme on
décompte les années avant J.-C. C'est assez dire la valeur «
fondatrice » que revêtent les Dialogues aux yeux des historiens de
la philosophie. Un statut séminal qu'authentifie Whitehead de la
manière sans doute la plus concise et la plus percutante, en affirmant
que « la philosophie occidentale n'est qu'une suite de notes de bas de
page aux Dialogues de
5 E. R. Dodds, Les Grecs et 1 irrationnel,
Berkeley, Champs-Flammarion, 1997. Une oeuvre originale et audacieuse qui
permet à l'auteur de développer la thèse d'influences
hyperboréennes ou Scythes sur la pensée de Platon. Platon aurait,
en quelque sorte, réalisé l'hybridation de la tradition du
rationalisme grec et des conceptions mystiques, magiques et religieuses dont
l'origine remonte, via les orphiques (pôle dionysiaque), via Pythagore
(pôle apollinien), à la culture chamanique septentrionale. Le
titre peut être lu comme une habile provocation, l'association des Grecs
et de la rationalité, longtemps conçu comme allant de soi,
favorisant une certaine distorsion dans l'interprétation de ce que
pouvait être la science ou la sagesse des Grecs à cette
époque. Cette projection rétrospective n'est pas sans faire
songer à celle qui sévit tout aussi violemment à propos
des architectes de la révolution scientifique de la modernité (on
ne relèvera jamais assez combien l'alchimie fut déterminante dans
les travaux de Newton).
6 C. Froidefond, Le mirage égyptien,
Montpellier, Ophrys, 1971.
7
Platon »' (Nietzsche en aurait pleuré). Personne,
cela étant, ne s'avancerait à dire que tout Platon n'est qu'une
suite de notes au bas des papyrus égyptiens. Ceci posé, Platon
lui-même est bien loin d'incarner l'aérolithe qu'on s'imagine
parfois.
Nous supposerons que sa pensée n'a pas jailli toute en
armure, telle Pallas Athéna, hors de sa propre tête, ni de celle
de Socrate. Nous supposerons qu'elle n'était pas ce bloc achevé,
monolithique, figé dans l'écrin d'une doctrine constante et
immuable. C'est une « chose organique », pour recourir à
l'expression de Dodds, le fruit d'un « bricolage évolutif »
pour recourir à celle de feu François Jacob. Un organisme, donc,
qui croit évolue d'une part selon sa propre loi interne, de l'autre en
réaction et en interaction avec des facteurs extérieurs : les
stimuli d'autres pensées. Et il eut bien d'autres pensées
desquelles Platon aurait pu s'inspirer, lui qui vécut depuis la mort de
Périclès jusqu'à la reddition face à
l'hégémonie macédonienne. Assez pour disposer à
l'éclosion d'une oeuvre. De nombreuses influences ont fait germer cette
oeuvre, dont la nature exacte autant que l'étendue sont assez mal
déterminées8. Pas plus en philosophie qu'en biologie,
pour filer notre analogie, ne se peut soutenir l'idée de «
génération spontanée ». Ex nihilo nihil. «
Rien ne naît de rien, écrivait Démocrite, et tout
s'enchaîne nécessairement ». Et Platon d'ajouter, dans son
Épinomis (s'il est effectivement de lui), que « tout ce
que les Grecs reçoivent des barbares, ils l'embellissent et le portent
à sa perfection »9.
Certaines parmi ces influences -- celles d'Héraclite,
de Parménide et surtout de Socrate --, ne sont pas négociables.
Leur sort est arrêté. D'autres, plus insidieuses, suscitent
à l'heure actuelle des débats passionnés. C'est notamment
le cas des sectes orphiques et pythagoriciennes10. La Lettre
VII, certains passages du Phèdre et de la
République 11 renforcent l'hypothèse selon
laquelle, comme l'atteste Aristote12 (son indiscipliné
disciple) et, à sa suite, l'Ecole de Tubingen, Platon aurait
été tenant d'une
A. N. Whitehead, Procès et réalité.
Essai sur la cosmologie (1929), Paris, Gallimard, Bibliothèque de
Philosophie, 1995, p. 63.
8 Se reporter à ce sujet à
l'introduction de L. Brisson dans L. Brisson, Fr. Fronterotta (dir.), Lire
Platon, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 2006.
9 Platon (?), Épinomis 987d.
10 Cf. C. Mallan, Ch. Noë, O. Lahbib, « La parabole
de la panégyrie : Platonisme ou pythagorisme ancien ? », article en
ligne dans L'Enseignement philosophique, 2002, vol. 52, n° 4, p.
20-34 ; P. Boyancé, « Platon et les cathartes orphiques »,
article en ligne dans Revue des Études Grecques, t. 55, fasc.
261-263, juillet-décembre, 1942, pp. 217-235.
11 Platon, Lettre VIII. 340-345 ;
Phèdre, 276e et République, 501e.
12 Au sujet de l'enseignement oral, «
ésotérique » platonicien, se reporter à la
réédition de l'ouvrage de M.-D. Richard, qui propose un
aperçu synthétique, revu et corrigé des travaux de
l'École de Tübingen : M.-D. Richard (dir.), L'Enseignement oral
de Platon. Une nouvelle interprétation du platonisme (1986), pref.
de P. Hadot, Paris, Cerf, 2006. Citons, de même, la proverbiale
contribution de L. Robin, La théorie platonicienne des Idées
et des nombres d'après Aristote. Etude historique et critique
(1908), Paris, F. Alcan, Georg Olms, 1998, où ce dernier entreprend
de reconstituer les éléments de la doctrine
ésotérique platonicienne à partir
8
doctrine réservée au premier cercle ; d'une
sagesse tributaire, précisément, des courants pythagoriciens.
Passées les illusions du « mirage grec », des chercheurs plus
entreprenants ont ouvert d'autres pistes en direction de la
périphérie. Ils ont rasé les marges de
l'ékoumène ; tenté, toute précaution gardée,
de définir le cadre géographique et conceptuel au sein duquel se
seraient effectués ces échanges culturels. Puis
étudié la réception de ces apports, souvent teintés
de religion, dans le biotope intellectuel des Grecs. A telle enseigne que
l'hypothèse d'inspirations externes à la philosophie proprement
grecque sur la pensée de Platon se présente aujourd'hui comme
davantage qu'une extrapolation gratuite. L'idée a fait son chemin. Elle
a ses défenseurs, et non des moindres. Nous y reviendrons.
Les « Barbares » (Barbaroi) sont par
ailleurs loin d'être absents des Dialogues de Platon : l'auteur mentionne
le terme à raison d'environ 83 reprises d'après le
décompte établi par L. Brandwood13, contre environ 135
occurrences se référant aux « Grecs »
(Hellénès). La statistique est éloquente, bien
qu'elle ne préjuge rien du traitement réservé à
l'un et l'autre membre de cette combinaison. « Combinaison » ; car
toute dichotomie suppose une mise en relation : l'on ne parle jamais de «
Grecs » qu'autant qu'il y reste des «non-Grecs» pour en
conscrire l'identité14. La question se pose incidemment de
savoir à quels « Barbares » Platon fait
référence et desquels notre auteur aurait pu « s'inspirer
». Barbares de quelles contrées ? Ce ne sont pas là les
choix qui manquent. Les grands triomphes ne manquent pas d'artisans. On a
parlé tantôt de la Perse, tantôt de l'Inde, tantôt de
la Syrie, tantôt de l'Asie Mineure, de la Chaldée ou de
l'Hyperborée. On a parlé de « migration » et d'«
acculturation », de « transmission » de système de
pensée des quatre coins du monde, et dont les Grecs, opportunistes,
auraient fait la synthèse. La coupe est pleine. On ne compte plus les
candidats à la « fécondation ». Mais aucun,
semble-t-il, ne fut si peu et si négligemment analysé que
l'Égypte dont cependant, les références abondent dans les
dialogues platoniciens. Hormis la Perse, l'Égypte est en effet le pays
foyer de « Barbares » le plus souvent cité dans l'oeuvre de
Platon15. Il n'est qu'à prendre la mesure de la
récurrence dans les Dialogues des allusions directes ou indirectes
à ce « don du Nil », terre d'élection des sciences
astronomiques16 et de la médecine (hippocratique, entre
autres). D'aucuns
non plus des Dialogues, mais des allusions
aristotéliciennes à la question des Nombres et des Idées.
Enfin, l'article compendium de S. J. E. Strycker, « L'enseignement oral et
l'oeuvre écrite de Platon », article en ligne dans Revue belge
de philologie et d'histoire, t. 45 fasc. 1, 1967. Antiquité --
Oudheid, pp. 116-123.
13 L. Brandwood, A Word Index to Plato,
Leeds, W. S. Maney and Sons, Maney Publishing, 1976.
14 C'est la valeur différentielle des
systèmes sémantiques, mise en valeur par F. de Saussure, avec
toutes les implications philosophiques que cette valeur comporte. Cf. F. de
Saussure, Cours de linguistique générale (1916), Paris,
Payot, 1979.
15 C. Froidefond, Le mirage égyptien,
Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.
16 « Car c'est une ancienne contrée qui produisit
les premiers qui s'adonnèrent à cette étude,
favorisés par la beauté de la saison d'été, telle
qu'elle est en Égypte et en Syrie, et contemplant toujours, pour ainsi
dire, tous
9
sont allés bien plus loin, accusant sans détour
Platon d'avoir traduit sa République de fragments
égyptiens ; à telle enseigne que son commentateur Crantor dut
monter au créneau et prendre sa défense".
D'autant plus étonnante apparaît, par contraste,
la rareté des travaux consacrés aux rapport entre le Logos grec
et la pensée de l'Égypte antique. Certains d'entre eux, de
manière significative, font prévaloir les influences des Grecs de
l'Antiquité tardive sur la production culturelle et artistique de
l'Égypte ptolémaïque18 ; peu s'intéressent
aux périodes antérieures ou aux influences de l'Égypte
pharaonique sur la production grecque. Question philosophique et historique qui
connut néanmoins un certain renouveau avec la parution récente de
l'oeuvre afrocentriste de Martin Bernal19. La somme est
appréciable, mais non dénuée d'exclusivisme ; et l'auteur
verse assez loisiblement dans les travers d'un kémétisme qui
s'exposeront aux mêmes reproches qu'on pouvait faire à
Champollion. Une certaine hellénophilie indo-européenne tardive
aurait fait oublier, selon l'auteur, ce que la Grèce doit à
l'Égypte. C'est-à-dire tout. C'est-à-dire trop pour
être honnête...
Mentionnons également l'ouvrage plus nuancé de
J. Albert Faure, L'Egypte et les Présocratiques 20.
Faure, il est vrai, ne lisait pas l'égyptien dans le texte, ainsi
qu'une méthode appointée l'eût immanquablement prescrit.
Sans doute fut-ce sa limite ; sans doute est-ce également la nôtre
; sans doute, enfin, est-ce l'une des raisons au manque de recherche
afférentes aux reprises helléniques de la veine
égyptienne21. N'est pas Georges Dumézil qui veut. Il
avait néanmoins pris connaissance de la
les astres à découvert, parce qu'ils habitaient
toujours une région du monde bien loin des pluies et des nuages. Leurs
observations, vérifiées pendant une suite presque infinie
d'années, ont été répandues en tous lieux et en
particulier dans la Grèce. C'est pourquoi nous pouvons les prendre avec
confiance pour autant de lois » (Platon (?), Épinomis,
987a).
17 F. W. A. Mullach, Fragmenta philosophorum
graecorum. Collegit, recensait, vertit annotationibus et prolegomenis
illustravit indicibus (1875), t. III., D. 139, Paris, Didot, 1879.
18 Citons l'étude emblématique de Ph.
Derchain, Les impondérables de l'hellénisation.
Littérature d'hiérogrammates, Paris, Brepols, Monographies
Reine Elisabeth, 2003.
19 M. Bernal, Black Athena. Les racines
afro-asiatiques de la civilisation classique, 3 vol., Paris, Presses
Universitaires de France, 1987.
20 J. A. Faure, L'Egypte et les
Présocratiques Paris, Librairie Stock, 1923.
21 Un autre obstacle à cette recherche serait la
difficulté du néophyte à faire la part, au sein d'un fonds
de publication toujours plus abondant ayant trait à l'Égypte,
entre les ouvrages fiables et la littérature plus folklorique. Pour ce
qui concerne la question de la maîtrise conjointe du grec et de
l'égyptien ancien, deux langues éteintes, celle-ci est aussi rare
que peu encourageé. On pourrait aisément en dire autant de la
double connaissance de l'égyptien et de l'hébreu ancien, qui
permettrait d'avoir une meilleure compréhension de l'influence des
motifs égyptiens sur l'élaboration des textes
vétéro- et, dans une moindre mesure, néotestamentaires :
monothéisme, Trinité, Dieu ressuscité, Création par
le verbe, culte marial, etc. Le livre des Proverbes reprend ainsi
expressément (de 22:17 à 23:11) les Maximes
d'Aménémopé (-1200 avant J.-C.). L'Égypte ne
fut pas sans raison le premier pays à s'être christianisé.
Cf. à ce sujet G. Posener, P. Humbert, Recherches sur les sources
égyptiennes de la littérature sapientiale d'Israël,
dans Mémoires de l'Université de
10
plupart des traductions disponibles à l'époque.
Toute traduction -- transposition de signifiants d'un univers à l'autre
-- implique déformation. Traduttore, traditore, clame l'adage
cisalpin. Les impairs de la traduction n'empêchèrent pas toutefois
la révélation de nombre d'analogies ; assez pour jeter une
lumière nouvelle sur « ce que la Grèce doit à
l'Égypte». Et susciter, peut-être, un regain
d'intérêt pour ces doctrines plusieurs fois millénaires et
partout diffusées qui prirent naissance et corps en terre des pharaons.
Toujours est-il que son appoint ne contribue pas peu à notre tentative
d'envisager ce que Platon a pu trouver et retenir pour sa chapelle d'une si
ancienne et prestigieuse culture. Hormis ces deux auteurs -- Bernal et Faure
--, nous ne pouvons guère citer que quelques noms à la
périphérie, engagés pour leur compte dans cette
périlleuse enquête ; essentiellement François Daumas, Roger
Godel, François Hartog, Christian Froidefond déjà
cité et Youri Volokhine. Ce modeste mémoire s'en voudrait un
hommage autant qu'un prolongement.
Plusieurs facteurs motivent ce désinvestissement. Nous
invoquions tantôt la barrière de la langue. Nous invoquions encore
l'embarrassement du néophyte aux prises avec une somme
considérable d'ouvrages consacrés à l'Égypte, mais
dont la prodigalité n'a bien souvent d'égal que l'absence de
valeur scientifique. Comment faire le départ entre ce qui relève
de la spéculation, sinon du pur fantasme, et l'état
véritable de nos connaissances ? L'histoire pharaonique s'étend
au reste sur une période suffisamment vaste pour nous faire perdre pied
: ce qui est vrai à une époque et en tel lieu ne le sera pas
nécessairement à l'époque ultérieure ou en tel
autre lieu. A ces causes objectives se pourrait ajouter la réticence des
hellénistes à saborder leur monopole. D'où, en partie, une
certaine forme d'hypercriticisme à l'oeuvre dans les milieux de la
recherche intéressés aux matériaux antiques, peu
désireux de voir le tout-venant marcher sur leurs plates-bandes. La
« science normale », comme la défmit Kuhn22, aime
à camper sur ses acquis et protège ses investissements. Le cas de
Dumézil, encore une fois, a fait jurisprudence.
Ici n'est pas le lieu de mettre en branle une
polémique. Nous laisserons la question des ferments subjectifs et
objectifs des réticences qui se constatent à la sociologie des
sciences, nous contentant, pour ce qui nous concerne, de faire valoir combien
une lecture de Platon nourrie par l'hypothèse d'un
réinvestissement de notions égyptiennes peut s'avérer
enrichissante pour la compréhension de son oeuvre. Pour peu, il va sans
dire, que l'on adhère au postulat que l'« implicite » peut
être au moins aussi crucial que l'« explicite » pour travailler
à cette compréhension. Un postulat que nous partageons avec W.
Jaeger, introducteur en la matière de la notion d'«
ésotérisme platonicien », et, à sa suite avec
Neuchâtel, vol. 10, n° 2, Syria, 1929, p.
166-167 ; J. Assman, Moïse JEgyptien, 1997, Paris, Aubier 2001,
et idem, Le Prix du monothéisme, Paris, Aubier, 2007.
22 T. S. Kuhn, La Structure des révolutions
scientifiques, en part. Chap. III : « La science normale.
Résolution des énigmes », Paris, Flammarion, Champs,
1983.
11
l'École de Tübingen, laquelle s'est
illustrée via ses représentants -- dont K. Gaiser, H. J.
Kramer et T. A. Szlezak -- par sa tentative de reconstitution du contenu
achroamatique de la doctrine platonicienne. On ne peut, à notre sens,
arraisonner Platon dans toute son épaisseur qu'une fois admise la
pertinence du suggéré et du non-dit. Toute théorie,
incluse la nôtre, fait fonds sur une trame de
présupposés23. L'erreur -- ou la
malhonnêteté -- serait de les dissimuler. D'autant qu'il se
pourrait qu'à terme, les résultats de notre enquête
entérinent in fine le bien-fondé de ces partis-pris. Les
partisans de l'« ésotérisme platonicien » ne s'en sont
pas cachés ; et bien leur en a pris.
Lucides, nous escomptons à notre tour et dans une
même optique tirer parti d'une lecture méthodique de l'oeuvre de
Platon pour colliger toutes les indications, tous les marqueurs, tous les
indices passibles d'étayer la thèse d'investissements ou
d'incorporations d'éléments égyptiens à la chair
des Dialogues. Notre projet consisterait dès lors à proposer un
recensement de différentes options de recherche pouvant conduire
à postuler de putatives reprises de motifs « égyptianisants
» -- tant par la forme que par le fond -- au sein des loci aegyptii.
Il s'agirait d'instruire une lecture de Platon guidée par le fil
rouge d'une Égypte inspirante ; Égypte présente dans les
silences autant que dans les références ; Égypte comme
pépinière d'idées, source d'imaginaire et matrice
d'intuitions. Cela en évitant, autant que faire se peut, ces trois
écueils que sont la pétition de principe, le rapprochement tous
azimuts (syndrome de l'analogie sans frein) et l'excès de conjectures
dont l'empilement nuirait à la viabilité. « Rasoir d'Occam
» oblige, nous aurons soin de ne pas multiplier les hypothèses
ad hoc.
L'esprit de cette étude se veut académique dans
la méthode et respectueux -- sinon du style -- à tout le moins
des formes. Il ne s'agit pas de battre la campagne, de spéculer sur du
sable d'estran, mais bien d'ancrer notre propos dans une doxographie
précise ; incessamment, d'en revenir au texte. C'est dans le texte
même que nous puiserons la substance nécessaire à notre
développement. Le contexte également peut éclairer notre
démarche ; nous ne laisserons pas d'en tenir compte. Déterminer
et développer les convergences entre les textes de Platon et les textes
égyptiens ne peut se faire sans faire appel, enfin, à
l'exégèse instruite d'un certain nombre de commentateurs,
à même de pallier nos
23 Kurt Gödel a fait valoir dans un article de
1931 intitulé « Sur indécidabilité formelle des
Principia mathematica et des systèmes apparentés »,
qu'aucun système n'est démontrable exhaustivement. Aucun
système ne se soutient lui-même. Le coeur de sa
démonstration consiste ainsi à dévoiler au sein de chaque
appareil théorique la présence inévitable d'une
proposition indécidable sans sortir du système. Tout
système déductif est incomplet au sens où lui
échappe toujours une vérité. Il pose des assertions
gratuites -- ou alors fait faillite, lorsqu'il atteste des
énoncés faux. Gödel a démontré ceci que l'on
ne pouvait jamais être certain de rien en matière de
mathématiques, dernier bastion de l'évidence -- ni donc en aucune
science. On s'aperçoit ainsi et paradoxalement que le
théorème d'incomplétude, moins que tout autre, ne peut
s'exonérer des conséquences du théorème
d'incomplétude. Il n'échappe pas à la proposition
indécidable, rendant le théorème lui-même...
indécidable. Toujours est-il qu'il ne peut y avoir de théorie
sans postulats, de système sans présupposés.
12
insuffisances. Nous procédons moins par
démonstration (more geometrico) que par thésaurisation
d'indices. Aucun n'est dirimant en soi, mais tous, s'accumulant, se superposent
et se renforcent mutuellement pour composer un millefeuille argumentatif
robuste. Un fétu de paille cède vite à la tension ; mille
fétus de paille enchevêtrés tissent une botte solide. Les
occurrences s'agglomérant comme des gouttes de rosée viennent
grossir le ruisseau puis finissent en torrent. Du pur quantitatif, on glisse
vers le qualitatif. Les conclusions de notre enquête nous rendront ainsi
apte à jauger a posteriori de la pertinence a priori
de ses prémisses. L'enjeu de ce mémoire est donc tout
à la fois philosophique, historique et méthodologique.
Que l'on fasse nôtre une idée directrice :
l'Égypte est, chez Platon, bien davantage qu'un recours
rhétorique, une source d'inspiration. Celle-ci n'est à ce stade
qu'une hypothèse de travail. Une béquille de lecture à
valeur heuristique. Notre projet consiste à transformer cette
hypothèse en thèse argumentée et viable. Ce n'est
qu'alors, alors seulement que nous aurons acquis les matériaux et les
outils à même de nous faire comprendre un peu mieux ce que Platon,
ergo la Grèce, ergo notre Occident philosophique, doit
à l'Égypte ; de nous instruire de ce qui, plus
particulièrement, au sein d'une civilisation que l'on se
représente à l'heure actuelle si éloignée des
systèmes de pensée qui sont les nôtres, a pu
intéresser Platon et enrichir sa réflexion. Sa réflexion
et via cette réflexion, l'esprit pérenne de toute une
tradition dont nous sommes héritiers. Libre au lecteur de se rallier ou
pas à nos propositions ; au moins sera-t-il juge en connaissance de
cause.
Options d'approche
Se pourraient distinguer à tout le moins deux
stratégies d'approche visant à prendre en main les «
extraits égyptiens » -- rebaptisés aiguptiaka ou
loci aegyptii -- dans l'oeuvre de Platon : il s'agirait ou bien de
penser l'Égypte à partir de Platon, ou bien de penser Platon
à partir de l'Égypte. Les deux options peuvent être
rapportées à l'alternative suivante.
-- Soit démontrer comment Platon mobilise les
aiguptiaka pour étayer ses propres thèses, tout en
reconnaissant les limites du « modèle égyptien ».
C'est-à-dire dégager la fonction argumentative et le ressort
critique des passages égyptiens dans l'économie rhétorique
des Dialogues. Ce qui signifie considérer l'usage et la portée
tant du logos que du muthos égyptien ; les
apprécier d'abord comme une « boîte à outils »,
comme instruments ; soit, par exemple, comme une preuve de l'incarnation
possible de la République sur le plan historique (la mémoire de
l'expédition de Saïs véhiculée par
13
Critias le jeune24 valide historiquement la
construction dialectique de la kallipolis dans la
République). Ou bien tantôt comme un modèle,
tantôt comme anti-modèle législatif, éducatif,
morale, artistique, etc. Une telle approche aurait le mérite de mieux
nous faire entendre la pensée de Platon, ainsi que, sur le plan formel,
de nous faire voir par quel ensemble de procédés l'auteur
parvient à traduire cette pensée -- ce qui, du moins, peut en
être traduit25. Elle conduirait surtout à reconstruire
l'Égypte de Platon, en d'autres termes, l'Égypte telle que la
concevait Platon. Sans rien ôter de son intérêt, une telle
approche ne nous apprendra rien toutefois sur ce que Platon aurait pu retirer
-- théoriquement parlant -- de son expédition.
-- Soit entreprendre une « remontée aux sources
». Prendre l'histoire rebrousse-temps. Faire le départ entre le
rhétorique, l'emprunt, l'imprégnation, la falsification. Mettre
en valeur les bouturages et les transpositions. Tenter de retrouver ce
qu'aurait été la richesse des rapports culturels entre deux
civilisations, leurs influences mutuelles ; ainsi, mettre en valeur une
dialectique fructueuse entre la pensée grecque et égyptienne. Une
dialectique au sens où l'entendait précisément
Platon26, et dont Platon aurait été l'un des acteurs
de premier plan. Une manière incidente de rappeler, contre une opinion
encore courante, que la « pensée logique »27 ni la
« raison » ni la métaphysique ne sont écloses ex
nihilo sur les bords de l'Attique. L'objet d'une analyse serait moins dans
cette perspective d'envisager l'Égypte telle que la concevait Platon,
que d'ouvrir des chemins, d'exciper des indices, des faisceaux convergents
d'indices rendant raison de ce que l'auteur pourrait avoir reçu d'une
pensée trois fois millénaire ; pensée d'une civilisation
qui, de longue date, avait commerce avec la Grèce28. Les
passages égyptiens serviraient dès lors à l'instruction
d'une analyse comparative des textes de Platon à la lumière
d'authentiques textes égyptiens. Une analyse qui, sous un
éclairage diffusionniste,
24 Platon, Timée 21c seq. ;
Critias, passim.
25 L'écrit, de fait, est impuissant à rendre
compte de la science véritable : « Cette science ne s'enseigne pas
comme les autres avec des mots ; mais, après un long commerce, une vie
passée ensemble dans la méditation de ces mêmes choses,
elle jaillit tout-à-coup comme une étincelle, et devient pour
l'âme un aliment qui la soutient à lui seul, sans autre secours
[...] Je crois que de tels enseignements ne conviennent qu'au petit nombre
d'hommes qui, sur de premières indications, savent eux-mêmes
découvrir la vérité » (Platon, Lettre VIL
341d seq.). Ce qui se conçoit bien ne s'énonce pas du tout :
« Concluons que tout homme sérieusement occupé de choses
aussi sérieuses doit se garder de les traiter dans des écrits
destinés au public, pour exciter l'envie et se jeter dans l'embarras
» (ibidem).
26 Sur les différents stades, usage et
acceptions de la dialectique dans les Dialogues de Platon, voir P. Janet,
Essai sur la Dialectique de Platon, Paris, Joubert éditeur,
2009.
27 S'il ne fallait prendre qu'un exemple, songeons
au syllogisme thématisé par Aristote. Ce mode de raisonnement par
concaténation, comprenant majeure, mineure et conclusion, se trouve
déjà mise en valeur dans les Textes des pyramides. Les
égyptiens avaient identifié les différents paralogismes et
les sophismes que dénonce le Stagirite dans 1'Organon.
28 Cf. C. Paparrigopoulos, « Grèce et
Égypte aux temps pré-homériques », article en ligne
dans Bulletin de correspondance hellénique, vol. 5, 1881. pp.
241-250 et Y. Garlan, Guerre et économie en Grèce ancienne,
Paris, La Découverte, 1999.
14
permettrait peu ou prou une relecture de Platon à
partir de l'Égypte. C'est dans cet horizon que nous voulons inscrire
notre recherche.
Méthodologie
Comment procéderons-nous ? Question
préliminaire, assurément fondamentale que celle de la
méthode. La méthode la plus adaptée à ce type de
recherche nous semble consister à comparer minutieusement une collection
d'éléments bien déterminés des dialogues de Platon
avec les documents originaux qui nous sont parvenus de l'Égypte antique
traitant de sujets analogues. Il s'agirait, en somme, de prélever
certaines des idées phares dont l'histoire des idées fait de
Platon l'introducteur dans la philosophie hellénistique de son
époque, puis dans un second temps, de spécifier dans quelle
mesure de tels apports pourraient être comptables de ferments
égyptiens. Frayer cette lecture parallèle suppose, à
l'évidence, d'avoir déjà relevé dans les dialogues
des éléments typiques de la pensée platonicienne -- «
typique » au sens où n'apparaissant pas chez ses contemporains et
prédécesseurs grecs. Pourquoi sinon aller jusqu'en Égypte
recueillir pro domo des conceptions présentes à domicile
? Notre recherche n'a d'intérêt qu'autant qu'elle fait valoir une
migration de thèmes et de concepts. Les voyages forgent la jeunesse --
et les idées.
Ce qui nous introduit immédiatement à la
question suivante : quels éléments de comparaison extraire des
dialogues de Platon ? Quels passages retenir ? Au premier chef, ceux qui
témoignent d'une originalité particulière relativement aux
différents courants et systèmes de pensée qui avaient
cours en Grèce. Ceux des aiguptiaka qui paraissent
témoigner d'une extranéité. C'est ce pourquoi il incombera
aussi, pour les discriminer, pour dégager ces éléments
à première vue typiques, de mobiliser un corpus grec. Et de
comprendre quelles doctrines, même et surtout minoritaires, pouvaient se
rencontrer en Grèce qui ne seraient pas par conséquent à
reverser au dossier égyptien. Une première grande étape
requise pour justifier le rapprochement de l'Égypte et de Platon
consiste donc à opérer au préalable une mise en
perspective des conceptions platoniciennes telles qu'exprimées dans les
aiguptiaka avec les traditions philosophiques à l'oeuvre dans
le bassin grec. Nous obtiendrons par soustraction tout ce qui n'est pas soluble
dans la pensée grecque, donc susceptible de racines
étrangères. Faute de pouvoir traiter pour l'heure l'ensemble de
ces éléments, nous avons fait le choix de nous en tenir
essentiellement à deux principaux thèmes : à savoir la
tripartition de l'âme et le jugement des morts. Bien d'autres pistes de
recherche toutes aussi passionnantes pourraient être abordées,
qu'il faudra réserver pour un prochain voyage. Nous en dirons deux mots
en guise de conclusion.
15
Une fois mené à bien ce premier tamisage, nous
procéderons à la comparaison du noyau exogène mis en
exergue dans les aiguptiaka avec une documentation témoignant
de traditions égyptiennes. La mise en regard du corpus égyptien
et du corpus platonicien sera l'occasion d'en dégager les divergences et
les points contigus. S'il se trouve bien des rapports décelables entre
ces éléments typiques des Dialogues de Platon et les doctrines
suggérées par la littérature pharaonique, une influence
peut être admise, sous condition que notre auteur ait bel et bien
été en terre d'Égypte ou en contact d'une manière
ou d'une autre avec des Égyptiens. Cette condition (non suffisante, mais
nécessaire) doit également se justifier. Or, c'est
précisément l'objet de notre premier chapitre que de la
justifier. Le « chamanisme » de Platon29 ne l'allouait pas
d'un corps astral : l'homme devait voyager, in corporaliter (comme
l'écrivait Leibnitz), se rendre de lui-même à la rencontre
des prêtres. Quant aux modalités de l'emprunt, nous parlons d'
« influences » à défaut d'autres termes plus
appropriés ; il eût été plus rigoureux de parler
d'acculturation, ou d'appropriation, ou d'utilisation de documents
consultés de visu ou rapportés par akoué
auprès des initiés (officiants, drogman, etc.). Toute la
difficulté consiste finalement en cela que nous ne savons pas, et ne
saurons probablement jamais, de quelle manière Platon a pu entrer en
connaissance de ces doctrines.
Plan de recherche
Ne différons pas plus l'exposition de notre plan.
L'enjeu élucidé, la méthode précisée, reste
à convenir de la manière selon laquelle s'articuleront les
différentes parties de cette étude. Il est un fait, nous le
disions, que l'idée même d'un rapprochement possible entre
certaines idées présentes dans les
29 La première rencontre entre Platon et
Archytas aurait eu lieu au cours du voyage en Sicile de - 390-389. Elle se
trouve attestée par Cicéron au premier Livre de sa
République (10, 16) et par Valère Maxime au
huitième Livre de ses Faits et dits mémorables (7, ext.
1). Si l'on se range effectivement au témoignage de l'Arpinate, «
Platon a d'abord fait en Égypte un voyage d'études. Puis il est
allé en Italie et en Sicile pour s'informer de façon
complète sur les découvertes de Pythagore. Là il a
beaucoup fréquenté Archytas de Tarente et Timée de Locres
». D'après E. R. Dodds, d'accord avec M.-L. Freyburger-Galland (cf.
M.-L. Freyburger-Galland, « Archytas de Tarente : Un mécanicien
homme d'État », dans L.De Poli, Y. Lehmann (éd.),
Naissance de la science dans l'Italie antique et moderne, Actes du
colloque franco-italien des ler et 2 décembre 2000 tenu à
l'Université de Haute-Alsace, Bern, 2004), Archytas de Tarente
représentait selon Platon un modèle du philosophe-roi. Il
s'ensuivit qu'auprès de lui « Platon effectua une hybridation de la
tradition du rationalisme grec avec des idées magico-religieuses dont
les origines les plus lointaines remontent à la culture chamanique
septentrionale » (E.R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel,
Berkeley, Champs-Flammarion, 1997, p. 207). Sur les contacts et les
inspirations réelles ou supposées d'Archytas sur Platon,
signalons notamment l'article de L. Brisson, « Archytas de Tarente »,
dans J.-L. Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens
Cah. de philosophie Ancienne n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008 et
celui de B. Mathieu, « Archytas de Tarente », dans la revue BAGB,
1987, p. 246-254.
16
Dialogues et des doctrines de factures égyptiennes
n'aurait de sens que si Platon a réellement subi des influences
venant d'Égypte ; ce qui suppose que notre auteur se soit trouvé
à un moment donné en contact avec de telles doctrines. Un voyage
en Égypte eût été à cette fin l'occasion
idéale. D'où l'importance d'asseoir la légitimité
de notre enquête sur des données de nature historique et
historiographique. C'est là pourquoi notre premier chapitre s'applique
à estimer si oui ou non la conjoncture des relations entre les
populations grecques et égyptiennes aurait permis qu'ait lieu une telle
expédition. Puis à considérer les allusions qui s'y
réfèrent chez un panel d'auteurs et des compilateurs
sélectionnés au prorata de leur ancienneté et de leur
crédibilité. L'examen minutieux des gousses d'indications
relatives à l'Égypte figurant chez Platon nous fournira un autre
angle d'attaque à même d'attester l'authenticité de ce
voyage. Le dernier pan de ce chapitre s'intéressera enfin à la
nature des sources que Platon aurait pu consulter une fois rendu sur place. Ce
propos liminaire n'a rien de superflu : il conditionne l'acceptabilité
de toute notre démarche. C'est à son aune que sont rendues
plausibles et donc pensables les emprunts suggérés dans les
chapitres attenants.
Les chapitres en question nous font entrer dans le vif du
sujet. Leur propos général est d'établir de la
manière la plus argumentée possible des rapprochements entre les
dialogues de Platon et les doctrines traditionnelles de l'Égypte
ancienne. Faute de pouvoir traiter intégralement l'ensemble des domaines
qui seraient susceptibles d'intéresser une telle problématique,
nous avons fait le choix de nous restreindre à de grandes
thématiques en quoi consistent la tripartition de l'âme (chapitre
II) d'une part, et d'autre part son jugement eschatologique dans le royaume des
morts (chapitre III). Ces deux chapitres épousent la construction en
deux périodes de la méthode précédemment
décrite. Dégageant tout d'abord la valeur ajoutée de la
pensée de Platon vis-à-vis de ses contemporains grecs, nous
confronterons ensuite ces éléments à des sources
égyptiennes. 11 va de soi, s'il se constate entre ces textes
suffisamment de coïncidences, que l'antériorité du corpus
égyptien ici mobilisé plaide en faveur d'une diffusion de
l'Égypte vers la Grèce, de l'Égypte vers Platon,
plutôt que le contraire30. Ce qui résout
d'emblée l'énigme immémoriale de la poule et de l'ceuf.
Plus mais de conflit de paternité : les Grecs en la matière,
comme le fait dire Platon au prêtre de Saïs, « sont toujours
des enfants »31
30 La Grèce influencera par suite
profondément l'Égypte. L'avènement en -323 de
Ptolémée IeL, ancien
général d'Alexandre devenu empereur satrape (parfois
considéré comme fondateur de la XXXIIe dynastie pharaonique),
favorise l'interpénétration des cultures nord- et
sud-méditerranéenne. Cf. B. Lançon, C.-G. Schwentzel,
L'Egypte hellénistique et romaine, Paris, Nathan, 2003.
31 « -- Ah ! Solon, Solon, vous autres Grecs,
vous êtes toujours des enfants, et il n'y a point de vieillard en
Grèce. » A ces mots : « Que veux-tu dire par là ?
demanda Solon. -- Vous êtes tous jeunes d'esprit, répondit le
prêtre ; car vous n'avez dans l'esprit aucune opinion ancienne
fondée sur une vieille tradition et aucune science blanchie par le temps
» (Platon, Timée 21e-22a).
17
Corpus et documents
Enjeu, méthode et plan ayant été
fixés, nous reste enfin à circonscrire un cadre de recherche
adapté à nos ambitions. Ce cadre fait principalement droit au
corpus des Dialogues, concerne spécifiquement les passages
égyptiens (aiguptiaka), et plus spécifiquement encore
les aspects scientifiques, philosophiques et religieux des influences possibles
de l'Égypte sur la pensée de Platon. Nous laisserons donc en
friche les influences des autres civilisations barbares (gymnosophistes de
l'Inde, mages perses, d'Asie Mineure, d'Iran ou de Chaldée, les chamans
scythes ou saces ou hyperboréens), ainsi que les aspects pratiques,
éducatifs et politiques de la pensée de Platon. Nous recourrons
à plusieurs fonds documentaires pour conduire notre étude. Les
passages égyptiens des dialogues de Platon seront mis en regard avec un
corpus grec afin d'en exciper l'originalité. Il conviendra alors de
comparer ces novations avec une troisième source documentaire,
proprement égyptienne, pour décider dans quelle mesure celle-ci
pourrait avoir alimenté celles-là. Les trois corpus auxquels nous
devront faire appel se déclineraient ainsi de la manière suivante
:
Corpus platonicien
Seront conviés pour notre étude l'ensemble des
Dialogues se référant de manière explicite ou implicite
à la vallée du Nil. Pour ce qui concerne l'ordre
généalogique de ces dialogues, nous nous en
référons à la chronologie et à la partition
proposée par Luc Brisson32.
En dehors du Phédon qui peut fournir un
contrepoint intéressant pour jauger la rupture de la pensée de
Platon avec les dialogues ultérieurs à son possible voyage en
Égypte, la période de jeunesse ne nous offre que relativement peu
de matière exploitable et pertinente pour notre propos. Ressortissant
à la période de transition (-390/-385), le Gorgias, en
revanche, va s'avérer particulièrement prodigue en piste, tout
comme l'Apologie de Socrate, et, dans une moindre mesure, le
Ménexène et le Cratyle. Si l'on estime que le
Gorgias a bien été écrit durant ou après
les grandes pérégrinations de Platon33, tout aussi
pertinents pour ce qui concerne notre problématique sont les dialogues
rédigés durant la période de maturité (-385/-370) :
le Phèdre, le Parménide, la
République, et, ultimement, le
Théétète. Le Phèdre, plus
particulièrement, marque un tournant, bien relevé par
32 Chronologie liminaire à ses traductions des
Lettres, de Phèdre, et du Timée/Critias,
publiées dans la collection Garnier-Flammarion.
33 Marcel Détienne, entre autres auteurs, situe la
période de composition du Gorgias au retour des
premières grandes pérégrinations de Platon. Cf. M.
Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce
archaïque (1967), Paris, La découverte, 2006.
18
Froidefond34, concernant la fréquence et
l'emploi par Platon de l'exemple égyptien. D'épars et subsidiaire
qu'il était jusqu'alors, il devient pièce maîtresse de
l'argumentation. Les détails prolifèrent, ils s'accumulent et se
précisent. Ils perdent en approximation ce qu'ils gagnent en importance.
L'Égypte est, à compter du Phèdre, un
thème recrudescent, croissant, exponentiel. Tout se passe comme si
quelque événement, qui n'était pas que le caprice de
l'âge, avait déterminé Platon à marquer cette
rupture. Rupture que son oeuvre ultérieure ne fera qu'accentuer.
Témoins les dialogues de vieillesse (-370/-346) qui
apparaissent également d'une importance cruciale dans la mesure
où c'est à leur faveur que la pensée de Platon s'affirme
de la manière la plus autonome. Le « Socrate 1 » de Luc
Brisson cède place au « Socrate 2 », plus proche des
préoccupations de l'auteur. La dialectique s'amende, se reformule.
Platon, sans pour autant couper les ponts, prend ses distances vis-à-vis
de son maître. Platon s'émancipant, trace son propre chemin. H
n'est qu'à constater dans son dernier dialogue, les Lois,
l'absence criante et plus que significative du personnage Socrate. Socrate
est évincé. Socrate n'est plus de la partie : il s'est vu
remplacé, pour ainsi dire mis en disponibilité, par la figure
métonymique de l'Étranger. Qu'est-ce à comprendre ?
Peut-être -- mais ce n'est là qu'une hypothèse -- que la
référence prioritaire de notre auteur n'est plus alors Socrate,
mais son savoir acquis à l'étranger. Il n'est plus par ailleurs
question dans ce dialogue de ouï-dire (akoué) à
propos de l'Égypte, mais bel et bien de « choses vues
»35. Il va de soi que la multiplication des
références à ce pays tout comme l'espace que lui
consacrent les dialogues de vieillesse ne peuvent être
considérés à l'exclusion de l'intérêt
croissant que manifeste le Platon de la dernière période pour
l'étranger en général. K. I. Vourvéris
relève ainsi pas moins de vingt-deux passages émiettés
dans les Lois se référant expressément à
des coutumes et des peuples barbares, suivies de très loin par la
République qui en compte six, et le
Ménéxène cing36. Toujours est-il
qu'alors Platon s'éloigne de son premier Socrate (censément le
plus socratique des trois) qui, lui, n'a jamais voyagé que contraint par
l'obligation de ses devoirs civiques et prétendait dans le Criton
ne pas en éprouver le besoin37.
34 C. Froidefond, Le mirage égyptien,
Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.
35 Platon, Lois, L. II, 656e.
36 K. I. Vourvéris, Platon und die Barbaren,
Athènes, O. Verlag, 1938.
37 L'allégorie de la Loi athénienne
qui intervient dans le Criton (en 52b-c), ne cèle rien de ce
caractère casanier : « ce qui te distingue, Socrate, [du citoyen
ordinaire] c'est l'affection particulière que tu me portes, à
moi, la Loi athénienne, et à la cité que je gouverne.
Comment expliquer autrement le fait que tu sois resté sous ma gouverne
pratiquement tous les jours de ta longue vie ? Tu n'as jamais franchi nos murs,
que je sache, sauf pour une fête dans l'Isthme et pour quelques
expéditions militaires. Il ne t'est jamais venu la curiosité de
visiter un pays étranger, d'en observer les habitants et les coutumes.
C'est à Athènes que tu as fondé ta famille, conçu
et élevé tes fils, marquant ainsi ta préférence
pour qu'ils s'y établissent. Bien plus, au cours de ton procès,
tu n'as pas voulu proposer l'exil comme peine de substitution. Tu l'aurais
pourtant obtenu avec mon accord, alors que je réprouve l'exil de
l'évadé ».
19
Dans les essarts des dialogues de vieillesse, les derniers
fragments significatifs qu'il conviendrait d'examiner figurent dans le
Philèbe et dans le Politique ; surtout, dans le
Timée et dans les pages introductives du Critias. Le
Politique a cela d'intéressant qu'il va jusqu'à faire
cas de traditions orales (Politique, 264 b) se transmettant la sagesse
de l'Égypte ; et le Timée de mentionner une
documentation écrite conservée dans les temples égyptiens,
engravant dans la pierre la vérité tout à la fois mythique
et historique du récit de Critias. Détail notable, dans la mesure
où Platon s'affirmait dans le Phèdre moins
intéressé par les contingences des datations que par
l'intemporalité des vérités extratemporelles, celles
s'inscrivant dans l'éternité des idées, envisagées
dans le non-temps du mythe. Cette vaste documentation se devra d'être
complétée par les Lettres VII (-354) et VIII
(-353)38, susceptibles d'apporter son contingent d'indications
psychologiques et biographiques sur l'expérience platonicienne de
l'étranger. Précieux indices nous renseignant autant sur les
grandes pérégrinations, les intentions et les échecs de
notre auteur que sur sa conception de ce qui pouvait ou ne pouvait (et ne
devait) pas être divulgué.
Toujours est-il que la répartition autant que la
multiplication exponentielle des passages égyptiens dans les dialogues
conduit naturellement à poser le problème si controversé
du voyage de Platon en Égypte. Comment s'explique une telle
évolution ? Pourquoi une telle recrudescence ? 11 peut être
opportun de signaler à cet égard que le moment de cette inflexion
que marquent le Gorgias et le Phèdre par rapport aux
oeuvres de jeunesse semble coïncider précisément avec la
date que l'on suppose avoir été celle de ses
pérégrinations en terre des pharaons.
Corpus grec
Le « corpus grec » proprement dit rassemble les
oeuvres et les fragments des autres auteurs grecs contemporains ou
antérieurs à Platon. Nous ferons part essentiellement à
deux bibliothèques. La première a pour fonction principale de
conférer au voyage de Platon (chapitre I) une assise historiographique.
Elle fait valoir une solide tradition d'auteurs se référant ce
voyage d'études comme à une chose acquise -- ce qui ne signifie
pas qu'elle le soit en effet. Quelle part pour la légende et quelle part
pour l'histoire ? L'affaire est trouble. Les biographes de Platon ne le savent
que trop bien. La prudence nous enjoint par conséquent à nous
montrer spécifiquement critiques envers ces références.
Nombre d'auteurs fondent en effet leur témoignage sur le sol meuble du
témoignage d'auteurs qui les ont précédés. Or,
détrompons Goebbels, un mensonge répété mille fois
n'en fera pas une vérité. D'autres auteurs prennent goût
à la légende et s'approprient, et romantisent, et
répercutent
38 Platon, Lettre VII (-354) et VIII
(-353).
20
ces témoignages par « mode » ou pour soutenir
des causes de facture plus « philosophiques ». Ainsi en irait-il des
penseurs concordistes de l'École d'Alexandrie39. L'ombre du
Trismégiste a suscité plus de rencontres initiatiques et plus
d'oecuménisme que jamais dans l'histoire, et que jamais l'histoire n'en
eut autorisé.
Prendre conscience de ces biais rhétoriques est une
étape indispensable à l'examen de ces témoignages. Mais
cette conscience ne doit pas nous faire sombrer dans les abîmes d'un
scepticisme hyperbolique. Qu'il y ait des intérêts, c'est
là chose évidente ; qu'ils invalident ab ovo toute
attestation, d'où qu'elle émane, du voyage de Platon n'est pas
chose conséquente. De l'intérêt ne s'ensuit pas
nécessairement la falsification. Aussi conviendra-t-il de bien
discriminer d'entre toutes ces déclarations celles recevables de celles
qui le sont moins ; de ne rien prendre pour argent comptant, mais de ne pas non
plus expédier le bébé avec l'eau du bain. C'est dans cette
perspective que seront décortiqués les témoignages
respectivement livrés par Apulée (De la doctrine de Platon),
Aristophane (Assemblée des femmes, Ploutos, Thesmophories),
Cicéron (De Respublica, De Platone, De Finibus, Tusculanes),
Clément d'Alexandrie (Stromates), Diodore de Sicile
(Bibliothèque historique), Diogène Laërce (Vies
et doctrines des philosophes illustres), Lucain (Pharsale),
Olympiodore le Jeune (Commentaire sur le Gorgias de Platon,
Vie de Platon), Pausanias (Périégèse),
Philostrate (Vie d'Apollonios de Tyane), Pline l'Ancien
(L'Histoire naturelle), Plutarque (Isis et Osiris, Vie de Solon,
Le démon de Socrate), Quintilien (Institution oratoire),
Saint Jérôme (Lettre V), Strabon
(Géographie), Valère Maxime (Faits et dits
mémorables), et diverses autres biographies et fragments anonymes.
Chacune de ces dépositions, en tant qu'elles suppléent aux
indices directement extraits des Dialogues de Platon, sont susceptibles de
raffermir la thèse d'un fructueux pèlerinage en terre
égyptienne.
Le second choix de textes constitutifs du corpus grec se
focalise autour des thématiques de la tripartition de l'âme
(chapitre II) et du jugement des morts (chapitre III). La bibliothèque
grecque a néanmoins son lot de rayons vides. Les textes dont nous
disposons ne sont jamais que fragmentaires. Les limites de notre examen seront
par conséquent pleinement comptables de l'incomplétude d'une
documentation qui devait être assurément beaucoup plus vaste
à l'époque de Platon. Nous ne saurons jamais quels ouvrages sur
l'Égypte Platon a consulté, ni s'il a jamais recueilli le
témoignage d'un autre voyageur qui l'aurait renseigné sur ces
sujets. Sujets qui mobilisent précisément les Lamelles d'or et
les Hymnes Orphiques, l'Iliade et l'Odyssée
d'Homère, le Livre II de l'Enquête
d'Hérodote, les
39 Sur la conception syncrétique ou concordiste de
l'école d'Alexandrie, voir notamment le recueil Alexandrin.
Hellénisme, judaïsme et christianisme à Alexandrie,
mélanges offerts au P. Claude Mondésert, Paris, Cerf, 1987,
ainsi que A.-J. Festugière, Études de religion grecque et
hellénistique, Paris, J. Vrin, Bibliothèque d'histoire de la
philosophie, 1972.
21
Olympiques de Pindare ainsi que diverses
tragédies, dont celles d'Eschyle (Agamemnon, Suppliantes,
Euménides), d'Euripide (Hélène), sans
omettre le Busiris d'Isocrate. Autant de sources non
égyptiennes éventuellement inspiratrices de certains
thèmes présents dans les aiguptiaka.
Cette collection s'emploie à distinguer des sources
d'inspiration possible qu'un Platon qui serait demeuré en Grèce,
en Italie et en Sicile -- qui n'aurait donc pas emprunté les chemins de
l'Égypte -- aurait pu consulter. Des sources locales qui rendraient
compte des éléments les plus originaux des aiguptiaka,
tout en faisant l'économie de la thèse du voyage. 11
s'agirait, en d'autres termes, de prendre appui sur cette bibliothèque
pour tenter d'infirmer la nécessité pour Platon d'avoir recours
aux doctrines égyptiennes. C'est alors, paradoxalement, en constatant ce
qui dans les aiguptiaka s'avère soluble dans la pensée
grecque, qu'apparaîtront avec le plus d'éclat les
éléments rétifs à cette réduction.
C'est-à-dire ceux, récalcitrants, typiques et atypiques, des
éléments qu'un Platon sédentaire n'aurait pu recueillir en
Grèce. Toute la difficulté consistera dès lors à
décider s'il s'agit d'inventions ou bien d'inspirations (plus ou moins
libres) de textes égyptiens ; et tout l'enjeu du corpus égyptien,
notre troisième bibliothèque, de procurer de quoi prêter la
main à la seconde option. Platon écrit en grec et pour des Grecs
; Platon est Grec, mais tout Platon n'est pas de substrat grec.
Corpus égyptien
Mettre en exergue l'impossibilité de rapporter
intégralement Platon à des doctrines locales, c'est
déjà suggérer qu'il a fallu que notre auteur (sauf
à miser sur l'« éclair de génie », étant
à l'exégèse philosophique ce que le Dieu bouche-trou est
à la science) s'imprègne d'une pensée
étrangère à celles qui florissaient dans
l'écosystème grec. D'autres que lui auraient pu y pourvoir.
D'autres que lui auraient pu s'initier, puis rendre compte au futur
maître de l'Académie : hypothèse supplétive (qui
nonobstant ? pourquoi ? Où sont les preuves ?). Sans oublier les indices
du voyage ; et l'on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Admettons
donc que Platon soit allé en Égypte et qu'il ait pu,
là-bas, bénéficier de l'entretien des prêtres. Qu'y
aurait-il appris ? Quels documents aurait-il consultés ? Nous touchons
là à la question des sources.
Le corpus égyptien que nous étudierons pour
tenter d'y répondre met en correspondance deux ensembles de textes. Le
premier, transversal, servira d'éclairage pour l'ensemble de notre
étude, autant pour ce qui concerne la tripartition de l'âme
(chapitre II) que le jugement des morts (chapitre III). 11 se compose des
Textes des Pyramides (Ancien Empire, -2 500 ans), des Textes des
Sarcophages (Moyen Empire, -2 000 ans), du Livre de sortir au jour,
dit également Livre des Morts (Nouvel Empire, -1 550). A
ces textes égyptiens se pourraient ajouter les Hiéroglyphica
d'Horapollon (T moitiée du Ve
22
siècle), dont l'intérêt consiste en ce que
l'auteur, à la frontière entre les cultures grecques et
égyptiennes, est l'un des seuls à proposer une
interprétation héllénisante de notions égyptiennes.
Ce premier fonds documentaire rendra possible un point de vue
général sur ce que pouvaient être les principales
doctrines, la pensée religieuse et la métaphysique de
l'Égypte pharaonique à l'époque de Platon. Il n'offre
cependant qu'un aperçu trop vaste pour être mis en perspective
avec des éléments textuels précis empruntés aux
Dialogues. Raison pourquoi il se doit d'être complété par
un second ensemble plus détaillé, et susceptible de se
prêter au jeu de l'analyse comparative.
Un second lot de textes ressortissants au corpus
égyptien collige divers Enseignements relevant principalement du genre
littéraire des « Sagesses ». Ces documents à vocation
pédagogique étaient fort répandus parmi la caste des
scribes égyptiens. Ils étaient disponibles et consultables
près des temples. Des « maisons de vie » associées
à ces temples avaient à charge de les reproduire et de les
diffuser aux quatre coins de l'Égypte. Elaborées sur une
durée de plusieurs siècles sous le contrôle d'une
élite culturelle proche du pouvoir, les Sagesses égyptiennes
n'étaient pas uniquement porteuses de la doctrine morale et politique
d'État : elles témoignaient encore de conceptions
métaphysiques et de gloses funéraires, de mythes
étiologiques et eschatologiques de haute volée40.
Motifs, notions et mises en scène rappelant étrangement certains
passages existant chez Platon. Platon, qu'il ait ou non consulté de
lui-même ce corpus de Sagesses, ne pouvait ignorer, à supposer
qu'il se rendit en terre des pharaons, sa teneur doctrinaire. L'âme et
son sort après la mort n'auraient pas pu laisser de marbre un Platon
endeuillé par la mort de son maître. Et il n'est pas un
prêtre, un officiant qui ne fut à même de l'en instruire.
Les textes relatifs à la tripartition de l'âme,
dont nous allons traiter dans le chapitre II, comprennent l'Enseignement de
Ptahhotep (XI-XIIe dynasties41), l'Enseignement d'Ani
(XIXe
4° Cf. R. B. Parkinson, « Teachings, Discourses and
Tales from the Middle Kingdom », dans S. Quirke (éd.) Middle
Kingdom Studien New Malden, 1991, pp. 106-107 (iii).
41 Le premier recensement chronologique des
dynasties pharaoniques fut proposé par le prêtre égyptien
Manéthon à la demande de Ptolémée deuxième
du nom. Le document original n'a pas passé l'épreuve du temps,
mais sa teneur a pu en grande partie être reconstituée à
partir d'abrégés utilisés par les chronographes romains et
byzantins. Il se présente sous la forme d'une liste faisant valoir une
litanie de rois, lesquels se répartissent en trente dynasties couvrant
toute l'histoire de l'Égypte, à savoir 3000 ans, depuis
l'époque thinite (-3150) jusqu'à la Basse Époque (-332 :
consécration des empereurs Lagides). La difficulté
rencontrée par les égyptologues dans leurs tentatives pour
établir un catalogue plus rigoureux des pharaons d'Égypte tient
pour partie au caractère lacunaire et contradictoire des informations
qui nous sont parvenues. Il existe en effet des divergences entre les sources ;
en sorte que certains règnes se chevauchent plutôt que de se
succéder. Autres raisons mettant à mal ces tentatives : les
martelages, les omissions délibérées, les points aveugles
de la chronologie, comptables des périodes de troubles et
d'aggiornamento. N'en déplaise à Platon, l'histoire politique de
l'Égypte n'a pas été qu'un long fleuve tranquille...
L'atteste avec brio P. A. Clayton dans son ouvrage Chronique des Pharaons,
Paris, Casterman, 1995.
23
dynastie), ainsi que l'Enseignement
d'Aménémopé (XXe dynastie, époque ramesside).
Pour ceux qui ressortissent au jugement eschatologique, objet du
troisième axe de notre étude, nous évoquerons
principalement le Conte du Paysan éloquent (ou Conte de
l'Oasien), l'Enseignement pour le roi Mérykarê et
l'Enseignement d'Ani. Seront enfin considérées la
stèle de Bah, contemporain d'Amenhotep III (-1392-1355) et les
inscriptions du tombeau de Pétosiris, grand prêtre du dieu Thot
dans la cité d'Hermopolis (XXXe dynastie). Cette seconde partition du
corpus égyptien nous procurera un socle de comparaison d'après
lequel tisser des jeux correspondances entre les Dialogues de Platon et leurs
possibles inspirations. Inspirations qui, de possibles, tendront vers le
probable. A tout le moins, si les textes s'y prêtent...
24
I. Le voyage de Platon
...Tandis que leurs stèles sont recouvertes de
poussière, leurs chambres funéraires ont été
oubliées. Si on prononce parfois leur nom, c'est à cause de leurs
livres Qu'ils avaient fait du temps de leur existence. Il est bon d'avoir cela
à l'esprit : C'est pour les confins de l'éternité qu'ils
ont agi...
Papyrus Chester Beatty IV, vers 1200 ay. J.-C.
Introduction
Il conviendrait, plutôt que d'aborder de front la
délicate question de l'historicité du voyage de Platon, de
resituer au préalable la controverse dans son contexte et ses
évolutions. Nous sommes effectivement loin d'être les premiers
à nous l'être posée. Cette interrogation a fait l'objet de
prises de position plus ou moins affirmées (et plus ou moins
fondées), de la part de nombre d'auteurs depuis l'Antiquité ;
elle continue aujourd'hui même de diviser les historiens et les
commentateurs de Platon. C'est qu'elle n'est pas seulement -- bien qu'elle le
soit aussi -- une question de fait, mais également une question
politique. La pièce maîtresse d'une argumentation philosophique
plus générale. D'aucuns, en s'appuyant sur ce voyage, voudraient
faire de la Grèce une spoliatrice d'idées, et du « miracle
grec » une imposture que l'Occident moderne et colonial n'aurait fait que
prolonger. D'autres ont à coeur de rattacher leurs propres options
philosophiques à des traditions plus anciennes, leur conférant
ainsi le prestige de l'ancienneté et de l'antériorité.
Certains se prononcent à l'inverse contre la thèse du voyage de
Platon ; et conçoivent dans ses témoignages une même erreur
réitérée, reproduite à l'envi. Qu'il s'agisse de
défendre l'autonomie de la philosophie grecque ou de tenir une position
critique, pour lors, tout à fait respectable, ils rejettent sans
scrupule -- mais non pas sans quelques raisons -- toute référence
à cette expédition. Ces références,
argumentent-ils, sont par trop postérieures au supposé voyage de
Platon pour ne pas relever de la reconstruction. Nous constaterons à cet
égard qu'il n'en est rien. Mais n'anticipons pas. Dressons, pour
l'heure, un bref état des lieux de la situation.
25
Platon s'est-il rendu lui-même en terre des pharaons ?
De manière surprenante au vu de la prétendue condescendance que
l'Antiquité gréco-latine était censée nourrir pour
les peuples «barbares », pour ce qui concerne les commentateurs
anciens, la chose semble peu disputée. L'importance des
références que Platon fait à l'Égypte autant que
l'égyptophilie des Grecs à l'époque hellénistique
pourraient possiblement suffire à rendre compte du fait que la tradition
antique postérieure à Aristote se soit, à l'exception de
Philodème, en grande majorité rangée dans le camp de ceux
qui tiennent pour véridique ce séjour en Égypte. Les
références respectivement relevées par
Geffcken42 et par K. Svoboda43 laissent peu de doute sur
cette situation de quasi-unanimisme. Prudence, toutefois, ne cédons pas
à l'argument de la foule. Ce plébiscite n'était pas
neutre. Des motifs rhétoriques et philosophiques se mêlaient bien
souvent aux données brutes de l'historiographie. Aussi nous faudra-t-il
toujours considérer ces témoignages avec circonspection. La
frontière est ténue qui sépare le souvenir de
l'affabulation.
Tout autre est le cas des commentateurs modernes. Les avis
semblent à cet égard beaucoup plus mitigés. Plus
nuancés aussi. Prise globalement, la critique se répartit en deux
camps opposés d'importance peu ou prou équivalente. Les partisans
du voyage de Platon peuvent notamment compter sur le concours de Bidez, Huit,
Picard, Robin, Svoboda, Vogt, Wilamovitz et Zucker. Leurs adversaires ne
comptent pas moins d'illustres signatures, parmi lesquelles celle de
Festugière, von Bissing, Ast, Kerschensteiner, Prachter, von Stein,
Viedmann, Zeller et quelques autres encore. Nous ne prétendrons pas
trancher définitivement entre ces deux positions. Notre contribution,
modeste, prétend avant toute chose actualiser la controverse. Nous
disposons dorénavant d'indices encore peu divulgués qui seraient
susceptibles de susciter quelque retournement de situation. Si bien que
l'examen que nous prétendons faire de ces nouveaux indices pourraient
éventuellement faire pencher la balance en la faveur de ceux qui veulent
voir davantage dans le séjour de Platon en Égypte qu'une fiction
rhétorique.
Problématique
Nous ne saurions prétendre faire l'impasse sur une
remarque, peut-être la plus importante, des adversaires de la
thèse du voyage. On ne peut évacuer d'un revers de main cet
argument faisant valoir que bien d'autres auteurs avant Platon ont
visité l'Égypte ; que donc Platon n'aurait pas eu
nécessairement l'usage, pour nourrir ses dialogues
d'éléments égyptiens, d'une excursion in personem
en terre des pharaons. H aurait pu reprendre des motifs déjà
présents chez ses contemporains. Cette
42 J. Geffcken, Griechische Literaturgeschichte,
Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1926, p. 55.
43 K. Svoboda, « Platon et l'Egypte », dans
Archiv Orientalni n°20, Prague, 1952, p. 28-38.
26
objection est-elle recevable ? Sans doute ; mais
jusqu'à quel point ? H n'est d'autre méthode pour en juger que de
considérer minutieusement les témoignages d'autres auteurs ayant
mis par écrit leur expérience de la vallée du Nil. A cet
égard, les candidats ne manquent pas.
La tradition contemporaine et ultérieure aux
Dialogues mentionne toute une série de noms illustres de grands
personnages grecs ayant voyagé en Égypte : Anaximène,
Anaximandre, Thalès, Pythagore, Solon, Hérodote, Eudoxe,
Démocrite, Héraclite, Archytas de Tarente, Oenopide44
et bien évidemment Platon, tous sont de la partie ; Aristote
lui-même devait poursuivre dans cette voie. H n'y a guère de
philosophes importants auxquels on n'ait attribué un voyage
d'études en Égypte. Faits véridiques ou affabulations ?
Reconstruction ou témoignage ? Les avis restent partagés. Mais
au-delà des controverses, l'on ne peut nier que toutes ces traditions
doxographiques témoignent d'une mentalité largement
répandue, qui n'a pas attendu l'époque alexandrine pour se
manifester. Une certaine égyptomanie s'était effectivement
diffusée parmi les Grecs, qui préparait l'apparition à
cette époque du personnage du théôros. Voyageur
libéral, sans objet lucratif, ce personnage s'adonne à des
voyages d'études à des fins théoriques. Son rôle est
par ailleurs théorisé dans les Lois de Platon, qui le
rapproche de l'ethnologue comparatiste. Émergent dans son sillage de
nouvelles disciplines telles que l'histoire, la géographie,
l'ethnologie, la politologie ainsi qu'une forme embryonnaire
d'égyptologie antique45. L'esprit ionien et ses
méthodes d'enquête le cèdent peu à peu à de
nouvelles approches, à un nouvel esprit d'enquête.
Au We s. av. J.-C., le terme théôros est
élargi à la philosophie naissante : on qualifie alors le
philosophe de théôros par métaphore, parce qu'il
voyage dans le monde des idées. Platon le philosophe a-t-il
été, en pratique comme en idée, un
théôros ? Ses grandes expéditions qui suivent
immédiatement la mort de Socrate incitent à le penser. Platon
avait-il « vu de ses yeux vu » l'Égypte ? Ce n'est encore rien
dire que d'affirmer que la question divise. Peut-être, au reste, parce
que cette interrogation en dissimule une autre. Avant de nous demander si
Platon a réellement été en terre des pharaons, il
conviendrait d'interroger les sources disponibles en Grèce afin de
pouvoir estimer ce qu'un tel voyage lui aurait apporté. Ses
connaissances -- pour précises qu'elles puissent être -- ; son
« savoir de l'Égypte » dont témoignent les dialogues,
que ne l'aurait-il puisé à des sources helléniques ?
44 Pour un recensement plus détaillé
des Grecs illustres réputés -- à tort ou à raison
-- avoir effectué un voyage en Égypte, et sur l'évolution
de la perception par de l'empire des pharaons le monde hellénique, cf.
S. Wackenier « Les Grecs à la conquête de l'Égypte. De
la fascination pour le lointain à l'appréhension du quotidien
», dans Hypothèses n°1, 2007, article en ligne, p.
27-35.
H. Joly, « Platon égyptologue », dans
Etudes platoniciennes : La question des étrangers Librairie
philosophique, Paris, Vrin, 2000.
27
Ses connaissances auraient-elles pu lui être
relayées par d'autres, sans qu'il lui soit besoin de consulter
lui-même les corpus égyptiens ? En somme, un « voyage de
Platon » était-il nécessaire ?
Répondre à cette question ne se peut faire que
de manière passablement prudente. La pauvreté des sources nous
interdit, peut-être pour jamais, d'en rien savoir d'irréfragable.
Il se pourrait, effectivement, que seule une part infime de la doxographie
d'époque ne nous soit parvenue, le reste ayant été perdu
dans les décombres des grandes invasions, ou dans les cendres de la
bibliothèque d'Alexandrie. H se pourrait que la littérature dont
aujourd'hui nous disposons soit par trop parcellaire, trop fragmentaire pour
nous permettre d'envisager une reconstitution de ce qu'aurait pu être le
paysage transculturel du pourtour méditerranéen46.
Aussi ne peut-on que regretter, après von Gutschmid47, la
destruction presque totale des fragments égyptiens d'Aristagoras qui
aurait visité l'Égypte sous Nectanébo
IeL, au moment même où Platon
composait le Phèdre. Il se pourrait, enfin, que les voyageurs
grecs n'aient rapporté que sous une forme orale leur périple
égyptien. Le livre était bien loin, dans le contexte de
l'époque, d'être un médium si populaire, si accessible,
qu'il peut l'être aujourd'hui. Raison pourquoi nous ne préjugerons
de rien. Nous ne cèlerons rien de nos réserves. Et c'est avec
humilité que nous entreprendrons, dans ce premier chapitre, d'arpenter
les vestiges de ces récits de voyages, en quête de quelques
éléments qui auraient pu éventuellement d'inspiration
à notre penseur.
Méthode et corpus
H s'agirait, pour procéder avec
rigueur, de faire la part entre -- d'un côté -- ce qui
s'avère déjà présent chez des auteurs contemporains
ou antérieurs à ses Dialogues, et -- de l' autre --,
s'il y a matière, ce que Platon ajoute à ce foyer de
représentation. Ainsi, envisager ce que Platon aurait pu retirer de ses
lectures, et exciper en creux ce qui n'y figure pas. De discerner l'emprunt et
l'authentique. Une telle méthode serait à même de
préciser quels éléments doivent nous intéresser. De
mieux faire ressortir les éléments qui pourraient être de
son cru -- tout en gardant présent à notre esprit qu'il aurait pu
glaner d'autres ressources et d'autres sources. Il y aura lieu alors, alors
seulement, de se demander si ces apports spécifiquement platoniciens
à la peinture que les aiguptiaka dressent de l'Égypte ne
serait pas le fruit d'un authentique voyage. En d'autres termes, s'il est plus
opportun de
46 Une analyse concise et synthétique de la
diversité et des modalités d'échange entre la Grèce
et l'Égypte à l'époque de Platon peut être
consultée dans un article de D. Mallet, « Les rapports des Grecs
avec l'Égypte (521 -- 331), dans Mémoire français
d'archéologie orientale, n°48, Le Caire, 1922.
47 A. F. von Gutschmid, Shriften
zurAegyptologie und zur Geschichte der Griechischen, Teubner, BG, 1888.
28
faire état, pour reconduire la distinction de Luc
Brisson48, d'une Égypte de Platon ou d'une
Égypte selon Platon.
A) Sources et témoignages contemporains
Tout voyage commence par un premier pas. Ce premier pas nous
entraîne de plain-pied dans les essarts de la littérature
disponible à l'époque. Nous ne ferons pas l'économie des
grands classiques antérieurs à Platon. La bonne démarche
exige que nous nous adonnions à une lecture cursive des
différents auteurs référant à l'Égypte.
Parmi ceux-ci, les « historiens », dont Hérodote et Thucydide,
pour n'évoquer que les plus illustres d'entre eux. Homère bien
sûr, compilateur de mythes ; qu'il s'agisse d'un aède
étrangement prolifique ou d'un prête-nom s'avère ici sans
importance. De même encore, les dramaturges : Aristophane, Euripide. Plus
encore, l'orateur Isocrate. Sans oublier les « physiologues » (tels
que les nomme le Stagirite), les lumières grecques, ioniennes,
présocratiques, telles que Thalès, Anaximène, Anaximandre
ou Héraclite. Il faut enfin compter avec le vecteur de l'orphisme et du
pythagorisme auquel Platon pourrait avoir été initié.
D'aucuns prétendent à Pythagore d'étroites
affinités avec les sagesses égyptiennes. Platon est encore
susceptible de contact avec Archytas de Tarente, et de rapports certains avec
Eudoxe de Cnide. Voyons ce qui ressort des influences possibles de cette
pléiade antique sur la vision platonicienne du royaume nilotique.
Les poètes, historiens et chroniqueurs
a. Homère
D'Homère (VIIIe s. avant notre ère), nous
apprenons de l'Égypte qu'elle est le lieu où « les
médecins sont les plus savants du monde »49. Un homme
comme Hippocrate ne le dénirait pas5o
48 L'auteur ne se cache pas d'opter pour la première
solution : « Platon ne perçoit pas l'Égypte en
elle-même, mais à travers l'image, plus ou moins inversée
[...] qu'elle lui renvoie » (L. Brisson, « L'Égypte de Platon
», dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothèque
d'Histoire de la Philosophie, 2000.
49 Homère, Odyssée, IV, 231.
50 Concernant l'éventualité d'une
influence des papyrus médicaux et de la science pratique des chirurgiens
égyptiens sur la médecine hippocratique, cf. entre autres P.C.G.
Lefèbvre, « Essai sur la médecine égyptienne de
l'époque pharaonique », dans Revue belge de philologie et
d'histoire, vol. 35, n° 11957, Bruxelles, p. 159161 ; P.C.G.
Lefèbvre, N. Riad. La médecine égyptienne, Revue
d'histoire des sciences et de leurs applications, 1955, vol. 8, n° 3,
pp. 278-280 ; R.-A. Jean, Pour une histoire de la médecine
égyptienne, tome I, Paris, 1995 ; ou encore idem, «
La Médecine en Égypte ancienne », « La
médecine », et « La médecine
29
Homère fait de l'Égypte le pays des confins, des
simples et des médecins ; des magiciens aussi, lorsque l'on songe que
c'est d'Égypte encore qu'Hélène de Troie
(Hélène de Sparte) rapporte l'opiacée surnaturelle qui
soulage l'âme mortelle des afflictions qui l'alourdissent51.
Diodore de Sicile en fait d'ailleurs longuement état dans le premier
livre de sa Bibliothèque historique, affirmant au passage la
réalité du voyage d'Homère en Égypte : « On
apporte divers témoignages du séjour d'Homère en
Égypte, et particulièrement le breuvage donné par
Hélène à Télémaque visitant
Ménélas, et qui devait lui procurer l'oubli des maux
passés. Ce breuvage est le népenthès dont
Hélène avait, selon le poète, appris le secret à
Thèbes par Polydamna, femme de Thonis. En effet, les femmes de
Thèbes connaissent encore aujourd'hui la puissance de ce remède,
et les Diospolitaines sont les seules qui s'en servent depuis un temps
immémorial pour dissiper la colère et la tristesse. Or, Diospolis
est la même ville que Thèbes »52. L'Égypte
appert alors à la frontière entre le rationnel et le surnaturel.
Ses arcanes jalousement gardés fascinent autant que ses prouesses et sa
longévité.
b. Hérodote
D'Hérodote (vers 484-420 avant notre ère), nous
héritons d'un livre entièrement consacré à
l'Égypte, le volume II de son Enquête (Histoire)53.
Nous savons notamment que l'oeuvre, rédigée une
génération avant la naissance de Platon, connut son heure de
gloire en Grèce antique. J.A.S. Evans et R.P. Lister54
décrivent respectivement l'auteur comme un fin géographe, un
voyageur infatigable et précurseur de l'anthropologie moderne -- autant
de traits qui se retrouvent dans ses descriptions. De son voyage qu'il effectua
vers 44955, il rapporte ainsi un luxe de détails,
déplorant à maintes reprises
pharaonique » dans É. Drye, Le Musée
des Sciences de la Bibliothèque d'Alexandrie. Rapport
préliminaire, Paris, 1998-1999, p. 17, 97-142.
51 C. Froidefond, Le mirage égyptien,
Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.
52 Diodore de Sicile, Bibliothèque
historique, L. I, 97. Les citations de Diodore de Sicile sont
empruntées à l'édition de la Bibliothèque
traduite et annotée par F. Hoefer (1851), Paris, Adolphe Delahays,
1851.
53 Hérodote, L'Enquête (Histoire), Livre
II. Nous empruntons nos citations à la traduction donnée dans
l'édition de L'Enquête d'Hérodote,
élaborée par A. Barguet, publiée chez Folio (Paris)
en 1985.
54 Le fondement historique du voyage d'Hérodote en
terre des pharaons a fait l'objet de nombreux travaux, et notamment ceux de R.
P. Lister, The Travels of Herodotus, Londres, Gordon and Cremonesi,
1979. Signalons par ailleurs la contribution de J.A.S. Evans, Herodotus,
Twayne Publishers, Boston, 1982, où l'on trouvera un chapitre
consacré à l'Égypte ; celle de J. Hart, Herodotus and
Greek History, Londres, Croom Helm, 1982; enfin, celle d'A. B. Lloyd, qui
s'empare également de la question dans sa propre édition de
L'Enquête, L. II, Leyde, Brill, 1975.
5s Fruit de la confrontation des points de vue de
spécialistes issus d'horizons variés, ont paru cette année
les actes d'un colloque organisé à la Maison de l'Orient et de la
Méditerranée de Lyon, le 10 mai 2010, et consacré au livre
II de L 'Enquête d'Hérodote. De la même
manière que nous entendons procéder pour l'analyse des loci
Aegypti dans l'oeuvre de Platon, ce recueil collectif s'attache à
mieux cerner les spécificités de l'ouvrage à la
lumière de disciplines telles que la philologie, l'égyptologie,
l'archéologie et l'histoire de
30
que le thôma -- le merveilleux -- excède
toujours le dire. Une fresque foisonnante, émaillée
d'exposés en tout genre, de scènes de vie, certaines probables,
d'autres plus incertaines.
Hérodote suit en cela l'exemple des lumières
ioniennes qui, dès le VIe s. av. J.-C., élaborent grâce
à leurs méthodes d'enquête (historie) une
représentation du monde56 ; surtout, une
représentation de l'Égypte qui assignait un rôle central au
Nil. Chacun y allait de sa théorie, et Hérodote ne laisserait pas
de les récapituler avant de proposer la sienne. Platon n'en perdrait
rien qui, lui aussi, se prête à l'exercice57. Le regard
grec qu'il porte sur l'Égypte n'est toutefois pas sans la soumettre
à une réinterprétation dans une perspective moins «
ésotérisante » et bien plus théorique que son
prédécesseur. Cette rhétorique traverse la description des
espaces égyptiens. De ses reliefs, de son architecture, de son
hydrographie passée au crible d'une véritable «
métrologie ». L'Égypte est mise en carte. Tant et si bien
que l'altérité foncière qu'Homère attribuait
à l'Égypte est en partie dissoute, comme dissipée par une
manière de « domestication »58, aboutissant
à transmuer son exotisme en reflet inversé de la Grèce, de
ses usages, ses paysages et lois59. Le logos s'insinue dans le Delta
du Nil. Par son souci constant de mesurer, de dénombrer, de quantifier ;
en somme, de géométriser l'espace, Hérodote accentue ainsi
la dimension rationaliste et scientifique du savoir égyptien.
La piste d'Hérodote semble particulièrement
fertile en ce qui concerne de possible reprise de topoï égyptiens
par Platon. D'abord, pour ce qui concerne la géographie. Celle-ci nous
est décrite avec
l'Antiquité. Des rapprochements envisagés entre le
corpus hérodotéen et des sources égyptiennes permettent
ainsi de mieux appréhender, d'une part, la dimension littéraire
de l'oeuvre en tant que telle et d'autre part, et
plus encore, la dimension documentaire de son objet,
l'Égypte pharaonique. Les différentes contributions
font la part belle aux particularités de composition et de
mise en forme du Livre II, tout en envisageant les sources possibles de
l'historien dans la documentation égyptienne. La reprise de ces sources
laisse apparaître,
entre autres, un remodelage du contenu et de la formulation
venant s'inscrire dans les essarts de la langue et
de la culture grecque. Ce recueil nous aura donc
été d'une aide précieuse en ceci que nombre de chapitres
mettent l'accent sur les modalités et les limites selon lesquelles un
Grec (en l'occurrence Hérodote, mais la
règle s'applique à Platon) pouvait s'approprier des
doctrines étrangères et rendre compte d'autres
réalités
culturelles. Cf. L. Coulon, P. Giovannelli-Jouanna, F.
Kimmel-Clauzet et alii, Hérodote et l'Égypte. Regards
croisés sur le Livre II de l'Enquête d'Hérodote, Actes
de la journée d'étude du 10 mai 2010, Lyon, Jean
Pouilloux, 2013. Voir également J. Lacarrière,
L'Égypte. Au pays d'Hérodote, Paris, Ramsay, 1997. Sur
la question plus générale des étrangers faisant escale en
terre des pharaons, cf. Dominique Valbelle, Les neuf arcs.
L'Égyptien et les étrangers de la préhistoire à la
conquête d'Alexandre, Paris, Armand Colin, 1990.
56 Sur la démarche d'investigation suivie
par Hérodote, sur ce qu'elle doit à ses
prédécesseurs et sur les tropes qu'elle inaugure, se reporter
à l'étude de R. Thomas, Herodotus in Context : Ethnography,
Science and the Art of Persuasion, Cambridge, Cambridge University Press,
2000.
57 Platon, Timée, 23d-25a.
58 Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues »,
publication en ligne d'après les Annales ESC (sept.-oct. 1986),
p. 953-967.
59 Fr. Hartog, Le miroir d'Hérodote. Essai sur la
représentation de l'autre, Paris, Gallimard, 1980 ; et idem,
Hérodote. Histoire, Paris, La Découverte, 1980, p.
5-21.
31
force détails, les principales villes se trouvent
énumérées depuis le Delta du Nil jusqu'à
Éléphantine (Assouan), décrites les conditions de vie et
reproduites les moeurs de leurs habitants. Platon fait cas dans le Critias
de la « ville de Saïs, d'où venait le roi Amasis ».
Cette ville est mentionnée par Hérodote qui par ailleurs,
achève son livre sur l'Égypte par une biographie60 du
dernier pharaon ayant régné avant l'invasion de Cambyse en 522
av. J.-C. : ce pharaon, originaire de « Siumph » (dans le nome de
Saïs), n'est autre qu'Amasis. Hérodote s'appesantit encore
longuement sur le rôle salvateur du Nil (itérou, «
le fleuve », en égyptien ancien), sa crue annuelle dont il
propose une théorie. Théories analogues à celles
exposées par Platon dans le fil du Critias pour rendre compte
de la longévité de l'Égypte, préservée des
grandes catastrophes cycliques. Notons également ceci qu'Hérodote
évoque l'Égypte comme «un don du Nil », formule que
reprendra expressément Platon.
Cette importance que nos deux auteurs, comme bien d'autres
avant et après eux, accordent au rôle du Nil correspond tout
à fait à la mentalité égyptienne de
l'époque. Les Égyptiens d'alors étaient pleinement
conscients de son rôle dans l'économie, en tant qu'il servait de
voie commerciale, mais également dans la géographie urbaine, la
plupart des grandes villes se situant le long de ses rives où se
concentre la majorité des habitants. Fleuve nourricier, il fut
divinisé sous le nom de Hâpy et associé à la
renaissance d'Osiris, à la fois dieux des morts et de la
végétation. La crue du Nil avait lieu chaque été et
ne manquait pas d'intriguer les Égyptiens eux-mêmes. Elle resta
pour longtemps un phénomène inexpliqué, un « don des
dieux » qui permettaient la culture de ses rives favorisées par le
précieux limon qu'il déposait en regagnant son lit. C'est de ce
limon noir que provient l'ancienne appellation de l'Égypte,
Kémet, qui signifie « la terre noire ». L'Égypte
conçue sous ce rapport est ainsi bel et bien « un don du Nil
». Le Nil revêtait enfin une forte signification politique. H
était devenu, au moins depuis le VIIIe millénaire, lors de la
formation du Sahara, la colonne vertébrale de l'Égypte antique. H
s'associe ainsi à l'émergence de l'État politique
centralisé, car c'est consécutivement à la convergence des
populations sur ses rives et à la naissance des grandes villes que
celui-ci a pu voir le jour. L'Égypte devait donc au Nil aussi bien sa
naissance que sa prospérité et sa pérennité. H ne
serait guère étonnant que l'esprit rationnel des Grecs, en
particulier ioniens, ait repris à son compte les nombreuses gloses
religieuses égyptiennes relatives au Nil pour leur donner un tour plus
scientifique, de la même manière qu'ils auraient transposé
et même, en quelque sorte, laïcisé la religion astrale
mésopotamienne.
60 Hérodote, L'Enquête, L. II,
163-fin. Le L. III de L'Enquête relate en ouverture le
décès d'Amasis, précédant immédiatement les
dominations perses.
32
Dans cette même perspective, les affirmations des
officiants égyptiens que rapporte Hérodote concernant les
phénomènes héliaques61 font étrangement
songer aux théories -- distinctes en droit -- de la parallaxis
et ne l'anankuklèsis développées par
Platon62. Quant au mythe de Phaéton réinvesti par ce
dernier pour rendre compte de la grande conflagration (ekpyrosis),
été de la grande année, marquant la transition entre
deux cycles, l'on pourra en trouver une interprétation rationaliste chez
Oenopide63
Toute spécifique par son rapport à l'espace,
créée par le fleuve et modelée par les hommes,
l'Égypte l'est plus encore par son rapport au temps. Hérodote,
comme Platon, souligne à maintes reprises l'ancienneté de
l'Égypte, son absence de changement, de rupture historique64.
La jeunesse relative de la civilisation grecque est
révélée par contraste à travers l'anecdote
rapportée par Hérodote du savant Hécatée de Milet,
énumérant sa généalogie devant les prêtres de
Thèbes65. Le même procédé
littéraire est employé chez Platon au cours de l'entretien entre
l'officiant de Saïs et le législateur Solon. Face à Solon
venu s'enquérir d'un peu du savoir des prêtres égyptiens,
c'est -- significativement -- le plus âgé d'entre eux, le doyen du
temple qui s'adresse aux Grecs : « Solon, Solon, vous autres Grecs, vous
êtes toujours des enfants ! »66. C'est Hérodote
qui, par ailleurs, rapporte que ce même Solon que nous verrons au
début du Timée s'entretenir avec les officiants de
Saïs, aurait incorporé aux lois d'Athènes la coutume
égyptienne d'après laquelle « chaque homme devait une fois
par an déclarer au nomarque la source de ses revenus, étant
entendu que tout manquement à cette règle, de même que
l'incapacité de prouver le caractère honnête de cette
source, était puni de mort »67. Il y a fort à
parier que Platon connaissait, pour s'en être imprégné et
pour être en mesure de la rendre aussi fidèlement, la version
hérodotéenne des pérégrinations de Solon à
Saïs68. Au point que l'incipit du mythe rapporté par
Critias, épousant les structures du conte, semble souscrire,
au-delà d'Hérodote, à des tournures de
61 Hérodote, L'Enquête, L. II,
142.
62 Respectivement, en Timée 22d et Politique,
269b sq.
63 Fr. 10, 1.25 sq., Bd. I des Fragments et
témoignages d'Oinopides 3vol. trad. H. Diels et W. Kranz, Berlin,
Weidmann, 1974, p. 394. Se reporter aux commentaires de J.-Y. Strasser, La
fête des Daidala de Platées et la Grande année h
d'Oinopidès, Paris, Hermès, p. 338-351.
64 Hérodote, L'Enquête, L. II, 142.
65 Ibid. 143-144.
66 Platon, Timée 22, a-b.
fi7 Hérodote, L'Enquête, L. II,
177.
68 Cf. J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte
», article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993.
33
phrases et des manières de mise en scène
codifiée en un genre littéraire à part
entière69 ; genre repris par la suite par de nombreux
auteurs70.
Nous retrouvons ainsi dans les dialogues de Platon, en sus des
thèmes géographiques et historiques, des renvois
littéraires, des mises en scène et constructions dramatiques
présents chez Hérodote. L'on y trouve également des
reprises de motifs culturels. Et particulièrement, des motifs religieux.
L'antériorité des Égyptiens par rapport aux Grecs -- un
thème commun à Hérodote71 et à
Platon72 -- se traduisait chez le premier par l'idée que les
Grecs auraient puisé les figures de leurs dieux au panthéon
égyptien -- la réciproque ne connaissant qu'une occurrence, un
hapax73. Diffusionniste, il marque les relais et les
itinéraires de ces migrations : « non seulement Dionysos, les
cultes orphiques, la croyance en la métemsomatose, la mantique et
même les Thesmophories viennent d'Égypte, mais, plus
originairement encore, les ounoumata, les "noms" des dieux
»74. Ce n'est que beaucoup plus tard, toujours selon
Hérodote, avec Homère et la théogonie d'Hésiode que
se mettrait en place l'organisation du panthéon, avec la fixation des
généalogies, des compétences et des
attributions75. Il affirme également que les auteurs grecs
n'auraient fait que reprendre à leur compte des doctrines que les
Égyptiens auraient été les premiers à professer,
notamment sur l'immortalité de l'âme et sur la
réincarnation (quoique les Égyptiens n'est jamais professé
cette dernière). Hérodote place donc le développement
ultérieur de la civilisation grecque sous l'influence de
l'Égypte, aussi bien en matière de science que de religion et de
comput astrologique. Platon n'en affirmait pas moins qui, dans le
69 Pour un avis mieux renseigné sur les
canons littéraires helléniques susceptibles d'avoir
inspiré tant le Critias que l'ouverture du dialogue du
Timée, cf. C. Vidal-Naquet, « Athènes et
l'Atlantide » dans Le chasseur noir, Paris, La découverte,
1983, p.335-360 ; plus récemment, J.-F. Pradeau, Le monde de la
politique. Sur le récit atlante de Platon, Timée (17-27) et
Critias, IPS Series 8, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1997.
70 Cf. quelques exemples donnés par A. J.
Festugière, « Trois rencontres entre la Grèce et l'Inde
», dans Revue de l'Histoire des religions (RHR), 1942-1945, p.
51-71 et idem, « Grecs et sages orientaux », op. cit., p.
29-41.
71 Hérodote, L'Enquête, L. II,
54, 64, 146.
72 Bien que Platon, pour prêter à l'Égypte
une primeure historique, nuance significativement cette affirmation :
l'Athènes archaïque et archétypique, image passée de
la Kallipolis ; cette Athènes bénie par les dieux est
antérieure de plus de 9000 ans à l'époque de Solon. Une
date coïncidant avec la destruction du continent atlante. Telle est, du
moins, la substance des révélations faites par le prêtre du
temple de Saïs au nomothète d'Athènes, tandis que celui-ci
accomplissait son pèlerinage d'Égypte aux alentours de -570
(selon les estimations de J. Gossart, L'Atlantide : Dernières
découvertes, nouvelles hypothèses, Paris, Dervy, 2011).
73 Hérodote, L'Enquête, L. II, 2, 91.
74 Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues »,
publication en ligne d'après les Annales ESC (sept.-oct. 1986),
p. 953-967.
75 Hérodote, L'Enquête, L. II, 53.
34
mythe de Theuth présenté dans le
Phèdre 76, attribue à ce dieu, donc à
l'Égypte, l'essentiel des inventions en matière d'écriture
et de mathématiques.
La thèse générale qui inspire la
pensée d'Hérodote est que les Égyptiens furent les
premiers à nommer les dieux et que les Grecs n'ont fait
qu'helléniser leur nom. Dans cette perspective d'emprunt,
Hérodote poursuit ses investigations en identifiant chaque
divinité égyptienne avec une divinité équivalente
du panthéon grec : Hathor, déesse de la fertilité,
correspondrait à Aphrodite ; Osiris, « aux dires des
Égyptiens », à Dionysos. Hérodote, quant à ce
dernier, précise qu'il aurait été intronisé en
Grèce par Mélampous77 : l'attestent, d'une part, la
jeunesse de son culte et -- autre signe de son
extranéité78 -- le fait qu'il ne serait pas en
harmonie avec les nomoï de la cité. Amon se trouve
identifié à Zeus ; Bastet à Artémis ; Isis à
Démeter79, etc.80. Mais de tous ces exemples, le
plus frappant est sans nul doute celui de la déesse Neith, que Platon
assimile sur les traces d'Hérodote à Athéna, déesse
tutélaire de sa propre cité. Au vrai, les habitants de Saïs,
visiblement très philathênaioi, soutiennent
eux-mêmes cette identification et revendiquent leur parenté avec
les Athéniens : « la déesse de Saïs, écrit
Platon, est appelée Neith en égyptien, et en grec, à ce
qu'ils [les Égyptiens] disent, Athéna »81. Est-ce
à dire que Platon reprenait pour argent comptant cette thèse
hérodotéenne de l'équivalence
76 Platon, Phèdre, 274c-275b. Il
s'agit du passage au cours duquel Socrate s'entretient avec Phèdre du
problème de la vérité. Interrogeant la valeur du logos et
l'opportunité de coucher les discours par écrit, les limites de
l'écrit, il en vient à narrer l'une des péripéties
du dieu égyptien Theuth. Un mythe qu'il aurait entendu conter « aux
environs de Naucratis d'Égypte » (pen Naukratin). C'est
Theuth qui, le premier, au temps du roi Thamous, aurait intronisé la
numérotation, le calcul, la géométrie, l'astronomie, le
trictrac, les dés et l'écriture. Le nom de « Thamous »,
d'après J. De Vries, A Commentary on the Phaedrus of Plato,
Amsterdam, 1969, p. 24, serait une dérivation d' « Ammon
», dieu égyptien. Pour ce qui concerne Theuth,
épellation phonétique de Thot, et les attributions du dieu dans
la mythologie égyptienne, cf. J.V. Andier, La religion
égyptienne, Paris, 1949, p. 64-65. Pour ce qui concerne
l'écriture, les intuitions de Platon se sont
révélées juste : le phénicien, auquel le grec
emprunte une grande partie de ses graphèmes, emprunte lui-même au
protosinaïque des premiers nomades égyptiens. Cf. à ce sujet
A. Mallon, « L'origine égyptienne de l'alphabet phénicien
», dans Bulletin de l'Institut français d'archéologie
orientale (BIFAO), n°30, Le Caire, 1931, p. 131-151 ; J. Leibovitch,
« Formation probable de quelques signes alphabétiques », dans
dans Bulletin de l'Institut français d'archéologie orientale
(BIFAO), n°32, Le Caire, 1932, p. 83-96 ; J. Darnell, C. Dobbs et
el, « Two Early Alphabetic Inscriptions from the Wadi el-Hol :
New Evidence for the Origin of the Alphabet from the Western Desert of Egypt
», dans Annual of the American Schools of Oriental Research,
Londre, 2005 et J. F. Healey, Les débuts de l'alphabet,
Paris, Seuil, 2005.
77 Hérodote, L'Enquête, L. II, 49.
78 Sur l'édification de Dionysos en
prototype de l'altérité radicale (géographique,
culturelle, civilisationnelle, etc.), cf. J.-P. Vernant, « Le Dionysos
masqué des Bacchantes d'Euripide », article en ligne dans
L'homme, 93, XXV, 1985, p 38.
79 Mention spéciale pour
Déméter (« terre mère »), qui a souvent servi de
figure syncrétique, favorisant la réception, l'adaptation et
l'assimilation des nouvelles divinités orientales en leur prêtant
des caractères locaux solubles dans le Panthéon
athénien.
80 D'autres identifications sont
suggérées en 42, 49, 144, 42. La Grèce et l'Égypte
honorent pour Hérodote les mêmes divinités sous des noms
différents.
81 Platon, Timée, 21e.
35
stricte des panthéons grec et égyptien ? Aussi
bien l'antériorité du peuple égyptien que le récit
de Critias et les multiples recoupements que nous avons signalés entre
les textes de Platon et d'Hérodote nous livrent un faisceau d'indices
à même d'en soutenir l'hypothèse.
Plus qu'un parallélisme, au-delà du
syncrétisme, il s'agit là d'une véritable assimilation
dont le rouage central consiste en l'interpretatio. Ce recours grec
à l'interpretatio rend en effet possible, dans certaines
limites, d'acculturer une divinité étrangère en la
rapportant à une divinité connue. Il s'agit donc d'un
procédé de domestication qui permet, en assignant à des
dieux étrangers une forme ou un visage grec, de se les approprier ; en
sorte qu'un Athénien puisse sans dilemme théologique lui rendre
un culte de la même manière qu'à ses propres
divinités. Toutes les divinités étrangères ne sont
pas à cet égard logées à la même enseigne.
Socrate ne fut-il pas accusé d'avoir voulu introduire de nouveaux dieux
dans la cité82 ? Pourtant, la République s'ouvre sur
la célébration de l'introduction d'une divinité
allogène83. Qu'est-ce à comprendre ? Sans doute que le
culte que voulait introduire Socrate impliquait une retraite par rapport
à la vie politique, et se faisait au détriment du culte dû
aux autres dieux ; un culte citoyen qui avait une dimension civique. Le fait
est donc que certains dieux se prêtent plus aisément que d'autres
à cette forme d'assimilation en quoi consiste l'interpretatio.
Ce procédé, auquel recours Hérodote de manière
systématique, servira également à Platon lorsqu'il sera
amené à identifier à la déesse de sa propre
cité celle de Saïs qu'il considère comme sa jumelle.
De cette brève analyse, nous pouvons retenir qu'il y a
là nombre d'éléments, chez Hérodote, qui auraient
pu nourrir les dialogues de Platon. C'est dire qu'ainsi instruit par le «
père de l'histoire », Platon n'aurait pas eu à se rendre en
Égypte ; en tout cas pas pour prendre connaissance de ses
divinités, du règne d'Amasis, pour visiter Saïs et rendre
hommage à sa déesse poliade. Pas davantage pour nourrir son
récit des entretiens de Solon avec les officiants. Par Hérodote,
il connaissait encore les principales cités d'Égypte et leur nom
égyptien, les moeurs du peuple égyptien et l'importance du
82 « Eh bien donc, Mélétos, au nom de ces
dieux mêmes dont il est question, dis-nous plus clairement encore ta
pensée, à moi et à ces messieurs. Car, pour moi, il y a un
point que je n'arrive pas à démêler : prétends-tu
que j'enseigne à reconnaître qu'il y a des dieux (auquel cas je
crois moi-même à l'existence de dieux, donc je ne suis pas
complètement athée, ni par conséquent coupable à
cet égard), mais que ce ne sont pas ceux précisément que
reconnaît la cité, qu'ils sont différents, et est-ce bien
de cette différence justement que tu me fais grief ? Ou bien soutiens-tu
que, personnellement, je ne reconnais pas du tout les dieux et que j'enseigne
aux autres à faire de même ? » (Platon, Apologie de
Socrate, 26c).
83 « J'étais descendu hier au Pirée avec
Glaucon, fils d'Ariston, pour prier la déesse et voir, en même
temps, de quelle manière on célébrerait la fête qui
avait lieu pour la première fois. La pompe des habitants du lieu me
parut belle, encore que non moins distinguée fût celle que les
Thraces conduisaient. Après avoir fait nos prières et vu la
cérémonie, nous revenions vers la ville » (Platon,
République, L. I, 327b). Une allusion présente en 354a
suggère qu'il s'agirait de la déesse lunaire Bendis. Son culte,
selon P. Foucart, aurait été introduit en Attique par
l'intermédiaire des marchands thraces, très nombreux au
Pirée, sans doute entre 431 et -419 (P. Foucart, Des associations
religieuses chez les Grecs, Charleston, Nabu Press, 2010, p. 131).
36
Nil, avait une vue sur leurs institutions et
l'ancienneté d'une civilisation dont cet auteur fait l'école de
la Grèce. 11 semblerait qu'en fin des fins, Platon n'aurait eu aucune
difficulté à trouver chez Hérodote une banque
d'informations exploitables, à tout le moins pour ce qui concerne nombre
d'éléments participants de l' « égyptisation »
(le terme est de Froidefond) du récit du Tintée. 11 y a
loin, pour autant, à ce que toutes les informations sur l'Égypte
réparties dans les dialogues se retrouvent chez Hérodote. 11 nous
faut donc chercher d'autres veines potentielles à l'intelligence que
l'auteur pouvait avoir de la terre des pharaons.
Les dramaturges et les orateurs
Les dramaturges et orateurs grecs pourraient avoir
constitué une importante source d'information pour un Platon en
quête d'une meilleure connaissance de l'Égypte. Aux dires de
MacEnvoy84, l'ancienneté de l'Égypte, ses
hiéroglyphes mystérieux, ses traditions sacerdotales, la
majesté de ses temples, ses richesses, son exotisme, sa sagesse
légendaire seraient devenus des motifs récurrents dans la
littérature grecque autant que par la suite, dans la littérature
romaine85.
a. Euripide
Nous avons suggéré une influence possible du
corpus hérodotéen sur la vision que se faisait Platon de
l'Égypte pharaonique. Or, ce sont précisément ces
descriptions que pastiche Aristophane dans les Oiseaux, une
comédie représentée en 414 av. J.-C. Convenons de ce
qu'une telle caricature n'aurait eu aucun sens si la majorité de
l'auditoire n'eût bien connu les passages en question. Inclus Platon.
D'autant qu'Aristophane se garde de citer expressément et
nommément ses sources. Le même auteur récidive
l'année suivante avec les Danaïdes. Si le texte
intégral n'a pas été épargné par le temps,
le peu qui nous soit parvenu de cette pièce laisse entrevoir, comme le
remarque Luc Brisson dans son « Égypte de Platon
»86, une atmosphère teintée d'exotisme
égyptien. D'Aristophane encore,
" J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte
», article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993.
85 Le De Iside et Oriside de Plutarque (IeL
siècle après J.-C.) et les Noctes Atticae -- ou
« nuits attiques » -- de Aulus Gellius (IIe siècle
après J.-C.) en sont deux éminents exemples. Cf. pour le premier,
A.-J. Festugière, « Deux notes sur le De Iside de
Plutarque », dans Comptes-rendus des séances de
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 103e
année, n°2, 1959. p. 312-319 ; pour le second, R.
Schreyer, D.J. Taylor, « The History of Linguistics in the Classical
Period », dans Revue belge de philologie et d'histoire, vol. 68,
n°3, 1990, p. 759-761.
86 L. Brisson, « L'Égypte de Platon », dans
Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la
Philosophie, 2000.
37
nous héritons des Thesmophories qui se veulent
une transposition sur un mode parodique de l'Hélène
d'Euripide, drame présenté un an avant, en 412, et
supposé se nouer en Égypte87.
b. Isocrate
Il serait malvenu de négliger une
référence telle celle du Busiris. Écrite par
Isocrate aux alentours de 385 avant notre ère, le discours dresse une
vision synoptique -- et quelque peu dithyrambique -- de la culture, des lois,
des corps sociaux, des institutions et de la religion pharaonique. La
perspective est clairement idéalisante. Les dramaturges dans la
lignée d'Isocrate contribuent de ce fait à étoffer
l'imaginaire de l'Égypte et à la diffusion d'une image
d'Épinal qui n'est pas sans participer de l'égyptomanie
croissante des Grecs. L'Égypte nous est décrite comme «
placée au plus bel endroit de l'univers »88 et serait le
berceau de la philosophie ; elle serait l'origine du « souci de soi »
cher à Michel Foucault, fondatrice de pratiques affectant l'âme
aussi bien que le corps : « ces prêtres [Égyptiens]
inventèrent pour le corps le secours de la médecine [...] Pour
les âmes, il inventèrent la pratique de la philosophie qui peut
à la fois fixer des lois et chercher la nature des choses
»89. Surtout, c'est dans ce texte qu'apparaissent et sont
fixés pour la première fois les quatre topoi, les quatre
axes ou lieu qui devraient figurer dans toute description ultérieure de
l'Égypte : à savoir l'éloge du pays, la partition du corps
social en groupes fonctionnels90 -- clergé, artisans,
guerriers --, la place et l'organisation des arts, des sciences et des
occupations intellectuelles91 ainsi que la piété des
Égyptiens (« c'est surtout la piété des
Égyptiens, leur culte des dieux qui méritent d'être
loués et admirés »92). A cette enseigne, le
rapprochement du Busiris et du Timée de Platon
s'avère particulièrement édifiant. Les similitudes qui s'y
constatent, notamment quant aux descriptions qui font respectivement des
Aiguption Politeia « sont si frappantes, écrit
Froidefond93, qu'elles ne pouvaient échapper à un
lecteur cultivé du We siècle ». Ces ressemblances
s'observent autant pour ce qui concerne le rôle de l'eunomia
dans les activités intellectuelles et artistiques94 que
dans les considérations sur la valeur prescriptive que le
législateur prête à la phronèsis (à
ceci près que la philosophie le cède à la
mantique95).
87 T. Obenga, L'Égypte, la Grèce et
l'école d'Alexandrie, Paris, L'Harmattan, 2005.
88 Isocrate, Busirns, § 11-14.
89 Ibnd , § 22.
9° Ibid, §15-20.
91 Ibnd, §21-23.
92 Ibnd, §24-29.
93 C. Froidefond, Le mirage égyptien,
Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.
94 Froidefond (op. cit.) note un parallélisme
significatif entre les expressions respectivement mobilisées dans le
Timée, 24a-b, 24 b-c, 24 c-e et dans le Busiris 15-20,
21-23 11-15.
95 Cf. Platon, Timée, 24c et Isocrate,
Busiris, 17.
38
Homère, Hérodote, Euripide, Aristophane et Isocrate
-- et combien d'autres encore ? --, autant
d' aiguptiaka, autant d'inspirations possibles ou
avérées aux passages égyptiens qui figurent chez Platon.
Platon reprend, pastiche, renverse ou reconduit explicitement un certain nombre
de motifs déjà frayés par ses prédécesseurs.
Voilà qui pourrait expliquer l'admirable « facilité [de
Socrate] à composer des histoires (logoi) égyptiennes
»96. A cet éloge de Phèdre,
l'intéressé rétorque qu'au-delà de l'histoire, de
l'ornementation, de savoir qui raconte et d'où, l'essentiel du discours
consiste dans la vérité de ce qui est dit. Le reste n'est
qu'accessoire. Prenons Platon au mot.
Les « philosophes »
En marge de l'ornementation du discours et de ses conditions
d'énonciation, de quel fonds doctrinaire est-il question ? De même
que l'imagerie, se pourrait-il que des idées typiquement
égyptiennes se retrouvent également dans les aiguptiaka
platoniciens ? A supposer que ce soit le cas, notre recherche de relais
grecs d'une sagesse égyptienne serait mieux avisée de se
reconcentrer sur le discours des « philosophes » -- ce terme,
intronisé par Pythagore, étant à prendre en son sens
étymologique.
La prolifération des passages égyptiens à
compter des dialogues de maturité a bien été
relevée par Froidefond97, et d'aucuns ont tenté de
l'expliquer par l'influence d'Eudoxe de Cnide qui fréquenta
l'Académie vers 368 av. J.-C.98 Eudoxe était
effectivement de l'entourage de notre auteur ; lui également
s'intéressait à la philosophie et particulièrement
à l'astronomie99. A telle enseigne que son
96 Platon, Phèdre, 275b.
97 C. Froidefond, Le mirage égyptien,
Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971, p. 267-268.
98 Date avancée concurremment par J.
Kerschensteiner, Platon und der Orient, Stuttgart, 1945 et F.
Lasserre, Eudoxe de Cnide, Berlin, W. de Gruyter, 1987.
" La question d'inspirations étrangères venues
nourrir la « religion astrale » évoquée par Platon,
notamment dans l'Épinomis (à supposer que
l'Épinomis fût bien de la main de Platon, et non de son
disciple Philippe d'Oponte), a fait l'objet de nombreuses discussions.
D'où viendraient ces aspirations ? L'Égypte, que notre auteur
célèbre pour son ancienneté, son statut fondateur
relativement aux sciences et pour la clarté de son ciel
étoilé, est-elle bonne candidate ? Quel rôle accorder
à Eudoxe pour ce qui concerne la formation et les idées de Platon
en matière d'astronomie ? Contre la thèse de sagesses
égyptiennes acquises par la fréquentation d'Eudoxe, E. M. Manasse
privilégie celle d'un apport antérieur, d'un apport plus ancien
de doctrines chaldéennes (E. M. Manasse, Bûcher über
Platon, t. III, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1976). Il retient, contre
Festugière, que Platon n'aurait pas attendu Eudoxe pour entreprendre de
s'initier aux arcanes de l'astronomie orientale que l'on retrouve en filigrane
dans le Timée et dans les Lois. Cette position peut
être nuancée à l'aune de certaines convergences qui se
constatent entre des théories platoniciennes telles celle de la Grande
année cosmique et les computs astronomiques égyptiens, laissant
ouverte la possibilité d'une assimilation de celle-ci à la
période sothiaque. Sur ces sujets, complexes, et les coïncidences
entre ces différents corpus, cf. B. Pierre, « La religion astrale
de Platon à Cicéron, dans Revue des Études Grecques,
t.
39
séjour dans la vallée du Nil aurait pu
participer à renseigner sinon à aiguiser l'intérêt
de Platon pour l'Égypte. Eudoxe est réputé pour avoir
effectué de nombreux voyages, éventuellement d'abord en Perse
sous le règne du roi de Sparte Agésilas II. François
Lasserre date son premier séjour dans la vallée du Nil aux
alentours de 373 av. J.-C100 Cette tradition, douteuse,
n'enlève rien aux témoignages plus consistants, faisant valoir
qu'il s'y rendit vers -392 pour y demeurer plus d'une année, puis vers -
38-001.Ses relations avec Platon sont en tout état de cause suffisamment
amicales pour que ce dernier en fasse son disciple ou son assistant à
l'Académie dès -370. La plupart des commentateurs modernes
s'accordent sur le point que Platon aurait pu recueillir de précieux
renseignements sur par son entremise. Certains, comme J. Kerschensteiner,
n'hésiteront pas par conséquent à faire d'Eudoxe l'un des
relais platoniciens de la sagesse de l'Orient, et d'une influence
déterminante pour l'interprétation de ces mêmes
réalités égyptiennes'02
Du témoignage à l'affabulation
Mais au-delà de la seule prise en considération
de ce que chacune de ces sources éventuelles aurait pu apporter à
Platon concernant sa vision de l'Égypte, il conviendrait de garder
à l'esprit que l'inexactitude factuelle de certains témoignages
ne saurait être interprétée comme une preuve dirimante de
la contrefaçon ni même de la fausseté de ces
témoignages. Il apparaît que nombre de voyageurs grecs, et
même des plus illustres, s'autorisaient des infractions à la
rigueur qu'exige un regard scientifique. Une telle remarque s'applique à
notre auteur comme à tous possibles inspirateurs
précédemment cités. De manière
générale, la multiplication des discours égyptiens
(aiguptiaka), les références qui en émaillent la
dramaturgie grecque, les indices littéraires semés par Platon
même au fil de ses Dialogues témoignent d'un engouement tout
spécifique pour les merveilles de l'Égypte. Une
égyptomanie qui doit beaucoup à Hérodote, le chroniqueur
ayant de par son propre témoignage éminemment contribué
à amorcer une certaine appétence des Grecs pour les voyages
d'études. Mais tant s'en faut que le pays des pharaons soit seulement
à l'étude ; il est aussi et surtout à la mode. De Platon,
d'Aristagoras ou d'Hérodote, les aiguptiaka inaugurent un genre
littéraire où la part d'affabulation est difficile à
distinguer du témoignage réel. Faire le départ entre
l'observation et la
65, fascicule 306-308, juillet-décembre 1952, p.
312-350 ; F. Cumont, « Le mysticisme astral dans l'Antiquité
», dans Bulletin de l'Académie royale de Belgique,
Bruxelles, 1909, p. 256-286 et A.-S. von Bomhard, Le Calendrier
égyptien. Une oeuvre d'éternité, Paris, Periplus,
1999.
100 Fr. Lasserre, Die Fragmente des Eudoxos von Knidos,
t. 7, VIII fr. 86 et commentaires, Berlin, W. de Gruyter, 1966, p.
139-143.
101 Selon G. Méautis, Eudoxe de Cnide et
l Egypte : contribution à l'étude du syncrétisme
gréco-égyptien, Revue de Philologie (RP), n°43, Paris,
1919, p. 21-35. Voir également J. Bidez, Eos ou Platon et l'Orient,
Bruxelles, Hayez, 1945, p. 195-213.
102 Platon, Politique, 264b ; Lois et Timée,
passim.
40
reconstruction, entre l'idéalisation et la comparaison
n'est plus chose si aisée tant la fascination apparaît l'emporter
sur la neutralité.
Les prémisses de méthodes dont se
prévalent les théôroi le
cèdent aux charmes de la description lyrique. L'esprit ionien
démystificateur, annonciateur d'une nouvelle
épistémologie, se mêle à des tendances plus
rhétoriques, voire politiques. Notons ceci de spécifique
qu'à la différence de leurs manifestations modernes, ces discours
sur l'Égypte ne sont pas tant focalisés sur le mystère des
hiéroglyphes et de leur signification. La science grecque des VIIIe-VIIe
av. J.-C., d'abord ionienne dans ses rapports avec l'Égypte,
s'intéresse moins à l'écriture dans son aspect cryptique
et hermétique (comme s'y pencheront plus tard les penseurs de
l'Antiquité tardive et de la Renaissance) qu'à l'écriture
en qualité d'instrument d'accumulation, de transmission et de
conservation des connaissances103 L'égyptophilie et
l'égyptologie se télescopent. L'Égypte n'est plus comme
avec Hérodote un seul terrain d'enquête, de fouilles ou
d'investigation ; elle devient une vallée des rêves et une
réserve inépuisable de mythologie. Terre d'onirisme,
l'Égypte est également, aux yeux des Grecs, un contrepoint et une
invite à reconsidérer leur propre civilisation. Les Grecs
spéculent des rapprochements avec l'Égypte qui sont autant de
manières de se penser, de se connaître et de se critiquer dans le
miroir ou par contraste avec l'Égypte.
Nous avons passé en revue un certain nombre de
références figurant chez Platon déjà
présentes chez ses prédécesseurs et ses contemporains. Des
éléments qui n'auraient donc pas eu à chercher de
lui-même en terre des pharaons. Ainsi, comme le remarque Luc Brisson,
d'accord avec Christian
103 A l'instar de Plutarque qui, sept siècles
plus tard, en rapprochant dans le De Iside (354e) les textes
hiéroglyphiques des préceptes pythagoriciens, vient renforcer la
thèse selon laquelle les hiéroglyphes seraient un langage
symbolique que Pythagore aurait tenté, bon an mal an, de transposer au
moyen d'aphorismes dans un monde grec dominé par l'oralité.
Plotin -- originaire de Lycopolis d'Égypte -- y voyait bien plutôt
l'expression d'une « espèce de science et de sagesse, laquelle
mettrait la chose sous les yeux d'une manière synthétique, sans
conception discursive ni analyse » (Ennéade, L. V, VIII,
6). Cette dernière définition paraît effectivement
coïncider avec l' « aspectivisme » de l'art Égyptien,
visant à rendre l'essence de la chose plutôt que son apparence par
multiplication des points de vue. Un art aux antipodes des audaces
mimétiques que Platon dénonçait chez ses compatriotes au
nom de la vérité de l'essence (cf. P. M. Schuhl, Platon et
l'art de son temps, Paris, Alcan, 1933, p. 12 et 16 et M. Guicheteau,
« L'art et l'illusion chez Platon », article en ligne dans Revue
Philosophique de Louvain, troisième série, t. 54, N°42,
1956, p. 219227). Un art « réaliste » apagogique plutôt
que vériste et trompeur. Un art du « schématisme pictural
» qui se retrouve dans les « belles figures » de la danse,
dérivées des postures des hiéroglyphes anthropomorphes. Un
rapprochement serait à explorer entre, d'une part, les idéaux
« métaphysiques » de l'art égyptien traduits en
schèmata et, d'autre part, la théorie platonicienne des
« formes intelligibles ». Cf. à ce propos, l'article de F.
Fronterotta, « Qu'est-ce qu'une forme pour Platon ? Raisons et fonctions
de la théorie des intelligibles », dans L. Brisson, F. Fronterotta,
Lire Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, à
mettre en parallèle avec l'étude de A. Mekhitarian, La
peinture égyptienne, Paris, Skira, 1954, p. 22.
41
Froidefond104 et François
Hartog105, la très grande majorité des renseignements
que donne l'auteur sur l'Égypte semble repris à Hérodote ;
« le reste devant faire partie du bagage culturel d'un Athénien
cultivé »106. Doit-on pour cette raison exclure toute
influence directe de textes ou de doctrines égyptiennes sur la
pensée de Platon ? Ce serait faire un pas de trop. Bien d'autres
éléments, bien d'autres idées figurent dans les dialogues
qui ne se retrouvent nulle part chez les auteurs contemporains ou
précédant Platon. Et ce sera précisément l'objet
des chapitres suivants -- sur la tripartition de l'âme et le jugement des
morts -- que d'en offrir la preuve.
Contentons-nous pour l'heure d'examiner une seconde objection,
portant celle-ci sur les difficultés liées à de tels
voyages d'études. Un Grec pouvait-il si aisément se rendre dans
la vallée du Nil ? Quel type de relation pouvaient entretenir les
civilisations grecques et égyptiennes à l'époque de
Platon, et comment expliquer -- historiquement, politiquement -- l'état
de ces relations ? Où donc un Athénien aurait-il pu s'instruire
des doctrines religieuses de l'Égypte pharaonique ; enfin, comment
aurait-il pu s'instruire, même en bénéficiant de
l'entretien des prêtres, dès lors que confronté à
l'obstacle de la langue ? Autant de points qui appellent de plus amples
développements. Ce n'est qu'alors ces questions résolues, que
nous serons légitime à nous demander quelle trace Platon pourrait
avoir laissée de son séjour dans la doxographie de
l'époque ; en second lieu, par quels indices ledit séjour se
serait signalé à travers ses dialogues ; enfin, de quelle
manière il aurait contribué à enrichir et à nourrir
la philosophie de Platon ?
B) Contexte des relations entre l'Égypte et la
Grande Grèce.
L'Égypte, au nombre des contrées
«barbares» cités dans les Dialogues, occupe un espace
privilégié. Plus encore que la Perse, qui fut pourtant un
farouche adversaire d'Athènes au cours des guerres médiques (Ve
siècle av. J.-C). Cette importance typique que paraît accorder
l'auteur à l'Égypte « immuable », à l'ancestrale
l'Égypte, témoin des millénaires, trahit probablement
l'inconstance politique et l'instabilité dont pâtissaient les
cités grecques. Il y a sans doute derrière le «
modèle égyptien » la projection d'un idéal de
longévité spécifiquement platonicien. Mais il y a plus.
Bien plus. Quoi que l'on ait pu dire -- assez injustement -- sur le contenu
dépréciatif de la notion de « Barbare
104 C. Froidefond, Le mirage égyptien,
Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.
los Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues »,
publication en ligne d'après les Annales ESC (sept.-oct. 1986),
p. 953-967.
106 L. Brisson, « L'Égypte de Platon », dans
Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la
Philosophie, 2000.
42
»107, les Grecs dans leur majorité
nourrissaient pour l'Égypte et pour son exotisme une fascination que la
production littéraire de l'époque ne démentait en rien.
Cette dilection n'était pas née de la veille. Elle
reflétait une longue et heureuse tradition d'échanges et
d'accords commerciaux, d'alliances guerrières et politiques. D'une
manière ou d'une autre, les destins de l'Égypte et de la
Grèce ont été liés très tôt sous de
nombreux rapports. Loin d'être chose récente à l'heure
où Platon rédige ses Dialogues, les contacts avérés
entre ces deux populations se seraient établis dès
l'époque minoenne (2700-1200 av. J.-C. environ), civilisation grecque
préhellénique. Ils n'auraient fait alors que se consolider
à la faveur des siècles : sous les siècles « obscurs
» (1200-800 av. J.-C), à l'époque archaïque (800-510
av. J.-C), classique (510-323 av. J.-C), pour finalement atteindre leur
acmé avec l'époque hellénistique et le règne des
Lagides108 (305 -- 30 av. J.-C). Barbare ? L'Égypte l'est
sans aucun doute. Elle n'est ni grecque ni démocrate ; mais il y a bien
des barbaries, et toutes ne se valent pas.
L'expansionnisme grec
Posons nos cartes. A l'époque de Platon, les Grecs
originaires d'Ionie comme ceux du continent avaient depuis longtemps
fondé des colonies éparses sur le pourtour
méditerranéen. Leur expansion s'était sensiblement
accélérée depuis le XVIIIe siècle av. J.-C. Esprit
allant, diplomatie, aménagement du territoire, sursaut
démographique, progrès dans le domaine de la navigation et
sécurisation des routes rendent partiellement raison de cette ouverture.
Les ressources limitées dont disposait la Grèce
nécessitaient au reste la mise en place de solides traités
commerciaux109 Les interdépendances se créent. Les
bons comptes font de bons amis. Sous la pression d'enjeux économiques,
les Grecs avaient ainsi été amenés à ménager
un véritable réseau colonial autour de l'Hellespont, au Nord de
la mer Égée et dans le Pont-Euxin. Le siècle
subséquent voit s'épanouir d'autres établissements,
notamment en Sicile et dans le Golfe de Tarente, en Italie méridionale.
Les Phocéens s'aventuraient plus loin encore sur la « mer glauque
» d'Homère pour fonder la future Massilia vers 600 av. J.-C., et
d'autres comptoirs grecs sur les côtes corses et
ibériques110 Mais ce n'est qu'avec la fin de la domination
assyrienne qui s'était imposée avec conquête du pays par
Assarhaddon (prise de Memphis en -671) que le pays des pharaons devient une
véritable terre d'accueil pour les voyageurs grecs, les Grecs ayant
eux-mêmes activement pris partis à la libération
d'Égypte.
107 Cf. A. M. Badi, Les Grecs et les Barbares.
L'autre face de l'Histoire, 2 vol., Paris, Payot, 1963.
108 Cf. P. Cloché, Alexandre le Grand et les essais
de fusion entre l'Occident gréco-macédonien et l'Orient,
Neuchâtel, H. Messeiller, 1953.
109 Cf. N. Grimai, B. Menu, Le commerce en Égypte
ancienne, rééd. dans Bulletin d'Egyptologie (BdE),
n°121, Le Caire, IFAO, 1998.
10 J. B. Bury, R. Meiggs, A History of Greece
to the Death of Alexander the Great, Londres, Macmillan, 1975 ; voir en
particulier chap. 2.
43
Donner, recevoir, rendre. L'Égypte n'est pas ingrate.
Reconnaissante (et prévoyante), la «Terre noire » fait
dès lors bon accueil aux migrants grecs de toute provenance -- Ioniens,
Cariens d'Asie Mineure, Grecs des îles, Grecs de Cyrène et de
Grande Grèce --, et particulièrement sous les auspices des
règnes des pharaons de la XXVIe dynastie (664 -- 525 av. J.-C.).
Retenons parmi ces règnes, celui de Psammétique Ier, de
Néchao II, de Psammétique II, ou encore d'Apriès et
d'Amasis que nous avons déjà pu rencontrer. Tous inhumés
dans l'enceinte du temple de Neith (assimilée à Athéna),
dans la ville de Saïs (jumelée à celle d'Athènes) qui
voit --se dérouler les entretiens de Solon"' Or, c'est
précisément sous cette dynastie, éminemment propice aux
échanges interculturels gréco-égyptiens, que le pays
connaît ses plus grands aggiornamentos, sinon sa « renaissance
»12. Réformes et embellies à la fois politiques
avec la reconstitution de l'administration et de la cour consécutive
à l'expulsion des Éthiopiens de la XXVe dynastie),
intellectuelles (apparition de l'écriture démotique, venant
compléter le hiératique et le hiéroglyphique),
théologiques et idéologiques avec la construction
d'édifices religieux. La Grèce,
régénérée dans son prestige, supervise la
reconstruction. L'Égypte de ce temps doit à la Grèce -- si
nous avons raison de croire au dialogue partagé -- autant que la
Grèce doit à l'Égypte.
Des facteurs historiques et politiques
Les Grecs découvrent l'Égypte d'Hérodote.
Ils n'y voient trace des cannibales et des coutumes sauvages dépeintes
par Isocrate13 L'humanité commence par
l'hospitalité114 : l'Égypte n'en manque pas. Les
rapports entretenus par les populations locales avec les émigrants de
l'Égée sont au beau fixe. Propice à tout voyage
d'études. Comment s'expliquent de tels rapports ? C'est dans l'histoire
commune à ces deux civilisations qu'il faudra nous tourner pour proposer
à cette question une
111 Platon, Ménéxène,
242b seq. ; Timée, 20d-27a et Critias, 108c-109a,
113a seq.
112 Pour reconduire ici l'expression employée par T.
Obenga, L'Égypte, la Grèce et l'école d'Alexandrie,
Paris, L'Harmattan, 2005.
113 « Ceux qui avaient entrepris de l'outrager lui
avaient reproché d'immoler les étrangers qui arrivaient dans ses
États, tandis que vous l'accusez de les avoir dévorés
» (Isocrate, Eloge de Busiris (-390), XI, §4) ; «
Aeolus renvoyait dans leur patrie les étrangers que le hasard amenait
dans ses États ; et Busiris, s'il faut s'en rapporter à ce que
vous avez dit, les aurait dévorés, après les avoir
immolés » (idem, §7 et passim).
114 Si l'on se range à la lecture qu'en fait
J.-P. Vernant dans La Mort dans les yeux. Figures de l'autre en
Grèce ancienne, Paris, Hachette, 1985, le cyclope Polyphème
qui apparaît au chant IX, 105 et seq. de l'Odyssée
d'Homère incarne par contraste toutes les valeurs associées
par les Grecs à la barbarie : en fait d'hospitalité, il retient
prisonniers et dévore ses visiteurs, ne cultive pas la terre et habite
un pays sans nom. Les cyclopes vivent en cellule familiale et ne disposent
d'aucune espèce d'institutions ni d'organisation politique : « Chez
eux, pas d'assemblée qui juge ou délibère ; mais au creux
de sa caverne, chacun, sans s'occuper d'autrui, dicte sa loi à ses
enfants et femmes » (Homère, L'Odyssée, chant IX,
v. 112-115). Ces créatures « sans foi ni loi » fournissent
ainsi l'anti-modèle de ce que doit être un homme
civilisé.
44
première piste de réponse115 Dans
l'histoire politique, guerrière comme de raison.
Précisément, trois événements,
déployés sur trois règnes, sont susceptibles
d'éclairer l'affinité de l'Égypte et de la Grèce :
(a) en premier lieu, la reconquête de l'Égypte occupée sous
les « dominations ». Cette reconquête eut pour effet que le
pharaon Psammétique dut en partie son intronisation aux Grecs ; (b)
ensuite, l'ouverture à la Grèce inaugurée par Amasis.
Amasis favorise autant que possible les échanges interculturels et
contribue à créer pour les Grecs un climat accueillant ; (c)
enfin, la politique de rapprochement avec les Grecs que pratique, à la
XXIXe dynastie (399-380), le pharaon Achôris116 ; ce, de
nouveau, à la faveur d'alliances contre leur adversaire commun : la
Perse. L'ennemi est un fédérateurl". Platon le
périgète bénéficie de ces conditions, toutes
tributaires de la sagesse des rois.
a. Psammétique
Ayant régné -664 à -610,
Psammétique de Saïs, pharaon de la XXVIe dynastie, fit alliance
avec les Grecs dans l'intention de reprendre l'Égypte, passée
entre les mains du roi assyrien Assarhaddon. Après une
génération d'occupation, il prend l'initiative de recruter des
mercenaires venus d'Ionie et de Carie et les intègre à son
armée. Plus tard, en 459 av. J.-C., deux cent galères sont
envoyées de Grèce pour soutenir la révolte des
Égyptiens contre la Perse. Dans l'intervalle, pour assurer les
chaînes de commandement, des interprètes sont formés aux
deux langues. A eux la charge de garantir la transmission des ordres et des
plans de bataille. Égyptiens et Grecs se côtoient dans les rangs ;
le dialogue s'établit et les affinités se créent qui
dureront au-delà de la campagne militaire proprement dite.
L'armée construit les solidarités. La citoyenneté grecque,
démocratique, y forgeait ses égaux dans l'idéal
d'isonomie. Au déplacement des troupes d'un bastion l'autre et au
service des mercenaires s'ajoute le transfert temporaire ou permanent de
certaines populations (captifs, otages, fugitifs,
15 Une précieuse contribution à
l'analyse des relations entre les peuples d'Égypte et de Grèce
aux différentes périodes de leur histoire peut être
consultée dans J. W. B. Barns, Egyptians and Greeks, Bruxelles,
1978. Cette oeuvre a l'avantage de proposer un éclairage nouveau et peu
conventionnel sur l'évolution des regards que les deux civilisations ont
porté l'une sur l'autre depuis les temps homériques jusqu'au
début de l'ère chrétienne. L'on pourra également
tirer quelque profit de l'article de R. N. Dandekar, « Quelques aspects
des contacts indo-méditerranéens », dans Diogène,
n° 71, 1970, p. 22-42. N'omettons pas de signaler enfin les deux
études de l'égyptologue J. Vercoutter, Essai sur les
relations entre Égyptiens et pré-hellènes, Paris,
L'Orient ancien illustré, A. Maisonneuve, 1954 et idem,
L'Égypte et le monde égéen
pré-hellénique, étude critique des sources
Égyptiennes du début de la XVllle à la fin de la XIXe
dynastie, Le Caire, BdE, IFAO, 1956.
16 Une politique de rapprochement clairement mise
en valeur par C. Traunecker, « Essai sur l'histoire de la XXIXe
dynastie», dans BIFAO, n° 79, le Caire, 1979.
"7 Cf. R. Girard, La Violence et le
sacré (1972), Paris, Hachette Littérature, Pluriel, 1997 ;
en part. chap III : « OEdipe et la victime émissaire ».
45
esclaves) qui participe bon gré mal gré de ce
brassage multiculturel18. Comme l'ont montré C. Bonnet et A.
Motte19, les guerres hellénistiques ont eu par suite un
rôle incontournable dans la migration des idées et des croyances
religieuses. Le souvenir de ces expéditions communes devait
profondément marquer les Grecs. Platon lui-même ne laisse pas d'y
faire référence dans le Ménéxène
120, ainsi qu'à la conquête des Perses -- qu'il
attribue erronément, peut-être délibérément,
à Cyrus121. Memphis reprise, la reconquête
achevée, Psammétique consacre Saïs capitale politique de son
empire réunifié. Quant aux mercenaires grecs, loin de les
renvoyer, il leur permet de s'installer sur place, de renforcer leurs effectifs
et de faire souche. L'Égypte prend les Grecs par le coeur et cimente, ce
faisant, leurs intérêts.
b. Amasis
Amasis règne sur l'Égypte de -571 à -526.
Avant-dernier pharaon de la XXVIe dynastie, il contribue à favoriser
l'implantation des Grecs qu'il considère comme de précieux
alliés. Si l'on en croit le livre II de l'Enquête
d'Hérodote qui esquisse du monarque une courte biographie, son
hellénophilie l'aurait mené jusqu'à consacrer un mariage
dynastique avec une fille issue de la noblesse grecque
cyrénaïque122. Amasis multipliait les gages de
bienveillance à l'endroit des Hellènes : « ami des Grecs,
Amasis donna à quelques-uns d'entre eux des marques de sa sympathie
[...] Amasis conclut avec les Cyrénéens amitié et alliance
[...] Amasis a aussi consacré des offrandes en pays grec :
"8 A. Chaniotis, War in the
Hellenistic World : A Social and Cultural History, Oxford, Blackwell,
2005, p. 149.
19 C. Bonnet, A. Motte (dir.), Les
Syncrétismes religieux dans le monde méditerranéen
antique, Bruxelles, Brepols, 1999.
120 Platon, Ménéxène, 241e.
121 Platon, Ménéxène,
239e. Pour ce qui concerne cette coquille historique, P. Friedländer
admet qu'elle participe d'une série d'approximations
préméditées, par ailleurs récurrentes dans le
Ménéxène toutes les fois qu'il s'agit de faire
l'éloge d'Athènes (P. Friedländer, Platon Band II : Die
Platonischen Schriften, Erste Periode, Berlin, W. de Gruyter, 1957). Cette
interprétation en termes de procédé littéraire est
confirmée par R. Clavaud et E. des Places dans leur article « Le
Ménexène de Platon et la rhétorique de son temps
», publication en ligne dans Revue belge de philologie et d'histoire,
vol. 59, n° 1, 1981, p. 198-199. Voir également, pour
reconsidérer cette stratégie dans une problématique plus
vaste, l'article de P. Loraux, « L'art platonicien d'avoir l'air
d'écrire », dans M. Détienne (éd.), Les savoirs
de l'écriture en Grèce ancienne, Lille, Presse
universitaires de Lille, 1988, p. 420-455. « Avoir l'air d'écrire
», c'est aussi suggérer par l'écriture ce que l'on ne dit
pas. De quoi jeter une lumière nouvelle sur bien des paradoxes
platoniciens, dont la condamnation de l'écriture du Phèdre,
le caractère inexprimable des vérités intelligibles
(cf. Lettre VII) ou, plus généralement,
l'ésotérisme platonicien (Aristote, en Physique, IV, 2,
209b15, fait clairement référence à des «
enseignements non écrits » -- 6cypacpa 86yuaTa -- de Platon).
122 Hérodote, L'Enquête, L. II, 180. Cet
événement est également relaté par Pline l'Ancien
au L. XIX, chap. 15 de son Histoire Naturelle. Notons que
Cyrène (situé dans la Libye actuelle, et qui devait léguer
son nom à la région de Cyrénaïque) était alors
la plus ancienne et la plus importante des cinq colonies grecques de la
région.
46
à Cyrènes, à Lindos, à Samos...
»123. Munificent, il leur accorde des territoires pour
l'érection d'autels et d'édifices cultuels dont le plus
majestueux reste sans doute l'Hellénicon. Il confie également la
formation des corps d'élite de l'armée égyptienne à
des mercenaires et des aventuriers originaires de Carie, d'Ionie,
d'Éolie et de Doride. Les Grecs du continent n'étaient pas
oubliés ; moins encore les Delphiens, à qui le pharaon adressa
mille talents d'alun -- « la saumure de la terre », écrivait
Pline l'Ancien -- « comme contributions volontaires [à la]
reconstruction d'un temple d'Apollon détruit en 548
»124. Une somme considérable pour l'époque.
D'autant plus salutaire que les Grecs, de leur côté, ne
consentirent par solidarité qu'à vingt mines
d'alun125. A la ville de Cyrène, Amasis fit encore parvenir
une statue d'Athéna, à quoi vinrent s'ajouter deux autres
cariatides pour son temple à Lindos. Le portail du temple de
Neith-Athéna fut, à Saïs, toujours d'après
Hérodote, le premier grand projet architectural du pharaon. Cet
intérêt tout spécifique porté à la
déesse permet d'envisager que lui aussi, à l'image de Platon et
d'Hérodote, tenait pour évidente l'identité de la
déesse grecque avec la déesse égyptienne de sa province et
de sa cité. H apparaîtrait par conséquent que dans sa
description de Saïs, de ses croyances et de son athénophilie (amour
d'Athènes, des Athéniens et d'Athéna-Neith126),
Platon n'a fait que restituer une réalité de la mentalité
de l'époque. Les Grecs étaient bel et bien persuadés de
leur parenté avec l'Égypte. Platon pousse sans doute plus avant
qu'aucun de ses prédécesseurs cette agnation, en précisant
dans le Ménéxène 127 que les Grecs
descendent des Égyptiens. Propos que la révélation de
l'Athènes archaïque par l'officiant de Sais dans le Critias
va venir nuancer128.
123 Hérodote, L'Enquête, L. II, 178, 181,
182.
124 Hérodote, L 'Enquête, L. II, 179.
125 Selon J. Delange, qui tient ses sources d'Hérodote.
Cf. idem, La pierre d'alun. Un minéral en or, Paris,
éditions Chariot d'Or, 2011.
126 « Je n'ai aucune raison de te refuser,
Solon, et je vais t'en faire un récit par égard pour toi et pour
ta patrie, et surtout pour honorer la déesse qui protège votre
cité et la nôtre et qui les a élevées et instruites,
la vôtre, qu'elle a formée la première, mille ans avant la
nôtre, d'un germe pris à la terre et à
Héphaïstos, et la nôtre par la suite » (Platon,
Timée, 21e).
127 Platon, Ménéxène,
245d. M. Bernal (op. cit.) fait sienne cette thèse qu'il
prend au pied de la lettre dans une optique africanocentriste, et à
laquelle il tente avec un succès mitigé d'apporter un fondement
historique. Ce qui, chez Hérodote et chez Platon, participait du mythe
(cf. J.-F. Mattei, Platon et le Miroir du mythe, Paris, Quadrige, P.U.F.,
2002), devient avec Bernal une vérité de fait. Contre la
thèse communément admise faisant des Grecs des descendants des
Européens et des Aryens, l'auteur avance que sa culture (et plus si
affinités) aurait été le fruit d'une ancienne vague de
colonisation de la Grèce par les Égyptiens et les
Phéniciens qui aurait commencé aux environs de 1500 avant
J.-C.
128 « Vous l'ignorez, parce que les survivants, pendant
beaucoup de générations, sont morts sans rien laisser par
écrit. Oui, Solon, il fut un temps où, avant la plus grande des
destructions opérées par les eaux, la cité qui est
aujourd'hui Athènes fut la plus vaillante à la guerre et sans
comparaison la mieux policée à tous égards. C'est elle
qui, dit-on, accomplit les plus belles choses et inventa les plus belles
institutions politiques dont nous ayons entendu parler sous le ciel [...]
Depuis l'établissement de la nôtre, il s'est écoulé
huit mille années: c'est le chiffre que portent nos livres
sacrés. C'est donc de tes concitoyens d'il y a neuf mille ans
que je vais t'exposer brièvement les institutions et le plus
glorieux de leurs exploits. (Platon, Timée, 21e-22a). Nous
soulignons.
47
On comprendra dans ce contexte que les Grecs aient obtenu sans
grande difficulté l'aval du pharaon pour s'établir dans le delta,
dans la grande oasis du Fayoum, et dans la vallée du Nil, de Memphis
à Éléphantine. En remerciement pour leur participation aux
campagnes égyptiennes et afm de bénéficier durablement des
ressources venues de toute la Méditerranée ; afm, surtout, de
s'assurer de leur soutien en cas de nouvelles invasions, il leur accorde une
concession permanente à l'embouchure du canal canopique : la ville de
Naucratis, « la reine des mers »129. Cité portuaire
idéalement situé dans le delta, elle devint bientôt par ses
atouts géographiques un carrefour commercial incontournable, une
cité culturelle cosmopolite, ainsi que le point d'ancrage de tout
voyageur grec désirant visiter l'Égypte13o Sans doute
Platon aurait-il pu rencontrer là certains de ses compatriotes et -- bon
propriétaire terrien -- écouler une partie de sa cargaison
d'huile pour financer la suite de son voyage131 (ses commentaires
sur la cupidité des Égyptiens, durs en négoce,
s'éclairent dès alors d'une tout autre lumière). Aux
commerçants se mêlaient les guerriers incorporés dans les
armées de pharaon. Naucratis était à cette époque
la ville hellénisée par excellence. Un lieu d'échange au
confluent de cultures millénaires, dont la splendeur ne fut
éclipsée qu'avec la fondation d'Alexandrie en 332 avant notre
ère. Notons à toutes fins utiles que Naucratis se situait
à moins de 70 km de Saïs, à quelques encablures du temple
où le mythique Solon -- d'après le Critias -- rencontra
les prêtres de Neith. Autre ville égyptienne mentionnée par
Platon : Hermopolis, où l'on honorait le dieu Theuth132. Il
est à cet égard fort éloquent pour ce qui touche à
notre problématique, que Platon use à chaque reprise des
prononciations locales de ces divinités poliades. Non qu'il rejette
l'identification de ces dieux à ceux du Panthéon des Grecs (si
délicates soient, par ailleurs, les conceptions de la divinité
dans la pensée de Platon). L'emploi d'une phonétique autochtone
n'en est que plus significatif.
c. Achôris
Le règne d'Achôris ne fut pas moins propitiatoire
aux Grecs. Pharaon de la XXIXe dynastie, le petit-fils de
Néphéritès Ier accède au trône en -392
après en avoir évincé Psammouthis, lui-même
129 Hérodote, L 'Enquête, L. II, 178.
13o J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte
», article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993. Pour
un tracé des principales voies maritimes, infrastructures portuaires et
flux d'échanges entre l'Égypte et les pays du bassin
méditerranéen, voir également D. Fabre, Le destin
maritime de l'Égypte ancienne, Londres, Periplus Publishing London
Ltd, Égyptologie Et Histoire, 2004.
131 Une hypothèse étayée par les
témoignages concordants de Plutarque (Vies parallèles des
hommes illustres, t. I : Vie de Solon, 2, 8) et de Grégoire de
Naziance (Carmen Liber, I, II, 311). Voir B. Mathieu « Le voyage
de Platon en Égypte », dans Annales du Service des
Antiquités de l'Égypte (ASAL) 71, t. LXXI, Le Caire, 1987,
p. 153-167.
132 Platon, Phèdre, 274e-275.
48
usurpateur de la lignée officielle, puis règne
quatorze ans durant, jusqu'en -378. Rappelons à ce propos que -392 est
l'une des datations admises comme l'une des plus probables pour situer le
séjour de Platon en Égypte. Platon aurait ainsi été
contemporain de cet avènement. Deux ans plus tard, en -390, devant la
menace imminente d'un empire réorganisé et bien
déterminée à prendre sa revanche, le pharaon contracte
avec Athènes une alliance militaire. Alliance dont on
décèle des échos explicites dans deux des pièces
d'Aristophane : l'Assemblée des femmes133 et
Ploutos134, représentées respectivement en
389 et en 388. Des troupes d'élites venues de Grèce grossissent
les rangs de l'armée égyptienne, conduites par le
général athénien Chabrias qui fortifie durablement les
abords de la branche pélusiaque du Nil. La trêve de courte
durée. La «paix d'Antalcidas » conclue en -387 avec un
général spartiate pour le contrôle des cités
grecques d'Asie mineure permet à l'empereur perse Artaxerxès II
Mnémon, le successeur de Darius II, de recentrer ses forces sur le front
égyptien. La sauvegarde du pays était plus que jamais comptable
de l'appui des décisionnaires grecs. De même que Sparte
s'était ralliée au perse, Athènes renforce ses liens avec
l'Égypte. Le pharaon, dans l'intervalle, rassemble un pays
morcelé sous une bannière unique. Ses armées marchent de
nouveaux aux côtés des hoplites. L'alliance porte ses fruits ; la
menace perse est repoussée. Mais pas anéantie. D'où la
nécessité de maintenir vivant cet héritage diplomatique.
D'où l'héllénophilie. D'où l'égyptophilie.
Et la mesure d'une propagande qui veut faire de l'Égypte une parente de
la Grèce, sinon sa préceptrice. Toujours est-il qu'il
n'était Grec ou Égyptien à l'époque de Platon
susceptible d'ignorer les intérêts profonds qui liaient
dorénavant ces deux civilisations.
Les contacts entre les civilisations grecque et
égyptienne, établis de longue date, se sont donc renforcés
considérablement au temps des rois saïtes de la XXV1Q dynastie,
entre 664 et 525 avant notre ère, puis sous le règne
d'Achôris (392-378). Les Grecs pouvaient alors arpenter la vallée
du Nil en toute sécurité, s'y installer et s'immerger dans la
culture locale.
Des theoros se rendaient fréquemment aux
temples pour profiter de l'entretien des scribes, consulter les registres ;
pour contempler, surtout, les splendeurs architecturales et artistiques de
l'Égypte pharaonique. A supposer seulement que Platon ait
été parmi eux, il serait difficile d'imaginer qu'il n'en
eût fait autant. « Psammétique », « Amasis »,
« Achôris », autant de pharaons cités dans ses
Dialogues. « Naukratis », « Saïs », « Hermopolis
», autant de villes qui reviennent fréquemment sous la plume de
l'auteur. Platon connaît l'Égypte. Platon fait l'expérience
d'une période d'embellie propice aux grandes expéditions.
Quoiqu'à tout prendre, si l'on en croit Froidefond135, les
dominations
133 Aristophane, Assemblée des femmes, v. 193
sq.
134 Aristophane, Ploutos, v. 178.
135 C. Froidefond, Le mirage égyptien,
Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.
49
perses elles-mêmes, de 525 à 401 avant notre
ère136, n'auraient pas pu suffire à empêcher les
voyageurs, les historiens, les philosophes et hommes d'État grecs de
parcourir l'Égypte en toute quiétude. L'atteste avec éclat
l'exemple d'Hérodote, qui y séjourne en 450. Cette alternance de
résistance et de reprise ne fit, bien au contraire, qu'encourager le
rapprochement à la fois politique et militaire des Égyptiens et
des Hellènes, confédérés contre l'ennemi commun.
L'Égypte attire. L'Égypte fascine. D'espace mythique qu'elle
paraissait avec Homère, l'Égypte devient une villégiature
de l'écoumène. L'Égypte, à l'époque de
Platon, avait cessé depuis longtemps d'être une contrée
étrangère pour un Grec. L'Égypte visitée avait
conquis son farouche visiteur.
Hellénisation de l'Égypte
La qualité des relations entre Égyptiens et
Égéens jette une nouvelle lumière sur l'accueil favorable
réservé à Alexandre lors de son entrée en
Égypte en -332. L'on ne saurait expliquer la complaisance dont put
bénéficier le conquérant auprès de la haute
administration sans tenir compte de l'acculturation de long terme, d'une
hellénisation graduelle de l'Égypte qui s'était produite
en amont137. Les enjeux militaires n'étaient pas
étrangers à cette singulière affabilité. On a
prétendu que les Égyptiens eux-mêmes auraient voulu
complaire à Alexandre dans l'intention de profiter de sa protection
contre une prochaine invasion perse. L'histoire bégaie, aurait dit Marx.
H aurait donc été question, au-delà de l'entregent, de
substituer au pacte avec Athènes l'alliance avec le roi de
Macédoine. Raison d'État et mariage de raison ; raison pourquoi
les armées d'Alexandre ont rencontré si peu de résistance
au cours de leur percée en Égypte. Ce qui permit à son
empire de s'étendre en un tournemain jusqu'à la première
cataracte du Nil. Les élites grecques et
nord-méditerranéennes présentes à cette campagne,
pour avoir l'ascendant en matière militaire, ne dédaignaient
nullement l'aménité de ce peuple exotique. Ils la leur rendaient
bien.
Fidèle à sa réputation, ethnologue
averti, Alexandre s'instruit de la coutume et s'y conforme en Égyptien
parmi les Égyptiens138. Plutôt que d'imposer ses
moeurs, il épouse celles du territoire
136 Cambyse, Darius, Xerxès. Pour une chronique des
« dominations perses » et des campagnes de reconquête du
territoire par les généraux égyptiens, voir E. Drioton, J.
Vandier, L'Égypte des origines à la conquête
d'Alexandre, Paris, P.U.F., 1975 et N. Grimai, Histoire de
l'Égypte ancienne, Paris, Fayard, 1988.
137 Sur les spécificités de la «
conquête » militaire, politique et culturelle de l'Égypte par
Alexandre etsur les différents aspects de l'hellénisation qui
s'en est ensuivie, voir notamment P. Briant, De la Grèce à
l'Orient. Alexandre le Grand, Paris, Découvertes, Gallimard, 1988 ;
E. Drioton, J. Vandier, L'Égypte. Des origines à la
conquête d'Alexandre, Paris, Presses Universitaires de France,
1938.
138 L'empereur conquérant avait été
à bonne école. C'était à Aristote que le roi
Philippe II de Macédoine avait confié l'éducation de son
fils, faisant ainsi écho à l'idée de Platon selon laquelle
puisque les philosophes ne peuvent devenir rois (ou bien seulement dans une
cité déjà harmonieuse, mais où la direction des
50
conquis. Gage de respect des traditions locales, il sacrifie
au dieu taureau Apis et honore sans atermoyer les autres dieux. Une anecdote
rapportée par Plutarque -- par suite abondamment reprise et
développée pour servir la légende du
conquérant139 -- campe l'image d'Épinal d'un Alexandre
solennel recevant de l'oracle d'Ammon-Zeus (le syncrétisme est
éloquent) l'onction qui lui manquait : le voilà consacré
rejeton de la divinité140, et inscrit -- par l'entremise du
mythique Nectanebo II141 -- dans la filiation de la famille royale. Tout
pharaon est une figure d'Horus ; Horus est à la fois un dieu et une
fonction, la fonction régalienne. Le pharaon est donc toujours la
même personne, en tant qu'il est toujours l'incarnation d'Horus.
Étonnamment flexible, le clergé égyptien ne semble pas
avoir nourri trop de scrupules à consacrer un étranger. Moins
d'une année après son arrivée, le conquérant aux
yeux vairons reçoit officiellement le titre aux portes de Memphis.
Autant d'indices qui laissent penser que l'Égypte d'alors était
déjà fortement profondément acquise à
l'hellénisation.
philosophes serait alors superfétatoire), il convient
que les rois deviennent philosophes (cf. Lettre VII). L'enseignement
d'Aristote aura sans doute eu des répercussions profondes sur la
mentalité du jeune Alexandre, lui communiquant sa soif inextinguible de
connaissances et sa disposition à la curiosité philosophique. Il
se pourrait qu'il l'ait accompagné au cours de sa campagne en Asie
Mineure, en Syrie et en Égypte, entre -335 et -331. Leur relation se
serait en revanche drastiquement dégradée quatre ans plus tard
lorsque le conquérant fit ordonner l'exécution de son neveu
Callisthène d'Olynthe. Cf. à ce sujet la Lettre à
Alexandre sur le monde, attribuée à Aristote, trad. M.
Hoefer, Paris, Lefèvre, 1843.
139 Pseudo-Callisthène, Le Roman d'Alexandre,
trad. G. Bounoure, B. Serret, Paris, Les Belles lettres, 1992.
140 Il se pourrait que la légende repose en
vérité sur une méprise habilement exploitée.
Plutarque rapporte effectivement que « quelques-uns affirment que le
prophète (ndla :le terme de « prophète »,
aussi présent chez Hérodote et chez Diodore, rend compte aux yeux
des Grecs de la fonction de prêtre ritualiste) voulant le saluer en grec
d'un terme d'affection, l'avait appelé "mon fils" (Trat6(ov,
païdion), mais que, dans sa prononciation barbare, il achoppa sur
la dernière lettre et dit, en substituant au nu (y) un sigma (ç)
: "fils de Zeus" (Trarç Arbç, pals dios) ; ils (ces
« quelques-uns ») ajoutent qu'Alexandre goûta fort ce lapsus et
que le bruit se répandit qu'il avait été appelé
"fils de Zeus" par le dieu » (Plutarque, Vies parallèles,
46-120). La récupération de cette anecdote à des fins
de propagande a notamment été analysée par
l'égyptologue français N. Grimai, dans son article « Les
termes de la propagande royale égyptienne de la XIXe dynastie à
la conquête d'Alexandre », dans Mémoires de
l'académie des inscriptions et belles lettres, n°6, Paris,
Imprimerie nationale, 1986.
141 Ph. Matthey, Pharaon, magicien et filou : Nectanebo IL
Entre l'histoire et la légende, Thèse de doctorat
n°759, document en ligne, Université de Genève, 2012.
·
r r~
51
Alexandre en pharaon honorant le dieu thébain
Amon-Rê - Temple de Louqsor
Égyptianisation de la Grèce
Si donc l'Égypte tient la Grèce en estime,
celle-ci se garde bien de mépriser l'Égypte. A
l'hellénisation de l'Égypte répondait concomitamment
l'égyptianisation de la Grèce. L'introduction de nouveaux cultes
venus d'Orient dans la cité d'Athènes était soumise
à certaines conditions. La principale contrainte (tacite, mais
essentielle) voulait qu'il s'agît d'un culte public, d'un culte
fédérateur, et non privé, identitaire et «segmentant
». La religion civile participait de l'éducation du citoyen ; s'y
conformer, ne serait-ce que de manière formelle, relevait du devoir
politique. Tout culte se devait d'être compatible avec les
manifestations, les fêtes et dévotions prescrites par la
cité. A la réserve de ces conditions, rien n'empêchait
l'implantation de cultes étrangers. Ni même leur incorporation
à la religion athénienne préexistante. Une incorporation
favorisée par la logique polythéiste, cumulative et pragmatique,
grâce à laquelle des éléments d'origines très
variées peuvent
52
tout à fait cohabiter, voire se fondre dans le
panthéon traditionnel142. A rebours des monothéismes
stricts, les polythéismes classiques ne sont pas exclusifs et ne
requièrent pas nécessairement de « conversion » ou de
renonciation aux croyances préalables de la part des fidèles.
Qu'un Athénien adhère au culte de Cybèle ou à celui
d'Amon n'interdit pas qu'il poursuive d'observer celui d'Athéna, de Zeus
ou d'une quelconque divinité locale. Aussi a-t-on maintes fois
relevé cet éclectisme religieux des Athéniens, pour nous
si insolite, qui n'hésitent pas à s'investir successivement ou
simultanément dans plusieurs cultes.
S'il ne fallait qu'un exemple pour illustrer cette logique
d'assimilation, citons celui de
l' «Agnostos Theos » décrit par le
Pseudo-Lucien143 Il existait dans la cité d'Athènes un
temple spécialement dédié à ce « dieu inconnu
». Nous savons par Apollodore, par Philostrate et Pausanias, que cette
divinité impersonnelle avait fonction de substitut cultuel. Dieu sans
visage, il les arborait tous. Sans nom, il les arborait tous. Privé
d'identité, il pouvait remplacer provisoirement tout autre dieu dont on
pressentait l'existence, mais dont la personnalité ou la nature ne
s'était pas encore fait connaître des Grecs. C'est assez dire la
préoccupation constante des Athéniens de n'en offenser aucun par
leur silence, quelle qu'en soit l'origine. Une attitude très
éloignée des monopoles prescrits par les monothéismes ;
exclusivismes qui, par ailleurs, explique en grande partie le refus des
premiers chrétiens d'Occident de se soumettre au culte de l'empereur, et
la persécution qui résultat de ce refus. Tout autre était
donc la disposition des Athéniens envers les cultes étrangers,
pour peu qu'ils soient solubles dans l'écosystème
local144. De manière générale, un aperçu
de la répartition des lieux de cultes dédiés aux
divinités égyptiennes en Attique entre le Ve siècle av.
J.-C et le We s. apr. J.-C. permet de mettre en évidence leur
multiplicité, leur popularité, et donne une vague idée de
leur succès auprès des Athéniens.
142 C'est là, du moins, une thèse soutenue par
nombre d'historiens des religions. Voir notamment les conclusions
récentes de C. Bonnet, synthétisées dans son article
« Repenser les religions orientales : un chantier interdisciplinaire et
international », dans C. Bonnet, J. Riipke, P. Scarpi, Religions
Orientales. Culti misterici. Stuttgart, Nouvelles perspectives, 2006, p.
7-10. Un constat partagé par A. Lefka, laquelle voit dans cette
spécificité l'une des explications rendant raison de la reprise
dans les dialogues platoniciens des assimilations marquées par
Hérodote entre dieux grecs et égyptiens. Cf. A. Lefka, «
Pourquoi des dieux égyptiens chez Platon ? », dans
Kernos7, publication en ligne, 1994.
143 Pseudo-Lucian, Philopatris, IX, 14.
144 Or, il n'est pas certain que le « souci de
soi », pour reprendre Foucault, l'épistrophê
à consonance sectaire (cf. la peinture de Socrate faite par
Aristophane dans les Nuées) promue par le philosophe «
désengagé des affaires de la cité » le fut ; et l'on
pourrait y voir, au-delà de ces causes politiques soigneusement
dissimulées, l'un des motifs cachés de son procès. Cf. au
sujet des contradictions entre la religion du citoyen et le chamanisme
socratique, A. Lefka, « Religion publique et croyances personnelles :
Platon contre Socrate ? », article en ligne dans Kernos 18,
2005.
53
|
ArtelL
|
tis
mentioioeinen-
|
{nIse Amnon
|
0
|
|
Lblse Isis
|
·
|
|
Clam isiatie
|
0
|
D
|
Cebu. p inicieu:
|
0
|
|
Celte C'pl'tle
|
Cli
|
D
|
Cwie Azdiscs
|
0
|
_'
|
CUIic Artémis I4ana
|
C]
|
|
Celte sa s.
|
·
|
|
Cnlre Méo
|
C.
|
|
Carte des sanctuaires « orientaux » en
Attique du Ve s. au We s. apr. J.-C.145
Aussi étrange que cela puisse sembler, il se
trouve qu'Athènes au cours de son histoire, aurait elle-même
encouragé l'implantation de cultes égyptiens. Les documents
d'archives des époques classique et hellénistique rapportent sans
ambiguïté l'intercession expresse des élites
athéniennes en faveur de ces croyances, qu'il s'agisse de leur
ménager une place dans le paysage religieux d'Athènes
145 Cartographie extraite de E. M. Thomas,
Recherches sur les cultes orientaux à Athènes, du Ve
siècle avant j. C. au IVe siècle
après j.-C. Religions en contact dans la cité athénienne,
vol. 2, en annexes de la thèse soutenue à
l'Université Jean Monnet, sous la direction de Y. Perrin et
M.-Fr. Baslez, tel-00697121, Saint-Étienne, 2003.
54
(ainsi du culte d'Ammon146 au We siècle,
d'Isis et de Sarapis au IIIe siècle), ou bien de leur octroyer une
reconnaissance, et donc une protection légale (ainsi d'Aphrodite Ourania
et d'Isis au We siècle). Légiférer c'est, en partie,
légitimer. L'Égypte aurait été
bénéficiaire de ce contexte d'ouverture. Un décret
accordant l'enktèsis à des marchands de
Kition147 nous apprend ainsi que des Égyptiens avaient obtenu
le droit de fonder en --333 un sanctuaire consacré à la
déesse Isis. L'on se doute bien que cette volonté n'était
pas désintéressée. Pourquoi tant de prévenance ?
Quel intérêt Athènes pouvait-elle donc trouver à
chaperonner l'implantation de cultes étrangers ? Il se pourrait que la
réponse à cette question ait moins relevé moins de
préoccupations d'ordre « philanthropiques »
qu'économiques et politiques. L'intervention des élites
dirigeantes d'Athènes s'est chaque fois produite en réponse
à un contexte commercial, diplomatique ou politique
particulier148. Foucart, au XIXe siècle, ne manquait pas de
remarquer dans son étude sur les Associations religieuses chez les
Grecs, combien « cette bienveillance hospitalière [à
l'égard des dieux de l'Orient] était une nécessité
pour une cité commerçante comme Athènes. Pour attirer et
retenir au Pirée les marchands étrangers, il fallait bien
146 Platon lui-même, à
l'occasion des Lois, se réfère à Ammon (Lois, L. V, 738
b), dieu égyptien qu'il assimile à Zeus. Le personnage de
l'Étranger, venu pallier la remarquable absence de Socrate, mentionne
ainsi l'orade de Cyrène que venaient consulter les Grecs de tout
l'oikouménè. Cf. H.W. Parke, The Oracles of Zeus
chap. IX : « Ammon », Oxford, Oxford University Press, 1967, p.
195-241.
147 Attestant cette
présence, un discours d'Hypéride, à l'occasion duquel le
disciple de Platon s'en prend sans ménagement à un
métèque d'origine égyptienne, descendant d'une famille de
parfumeurs installée au Pirée depuis trois
générations : « Elle arrivait à de pareils
résultats [...] avec le concours d'un homme comme
Athénogène, un logographe, un pilier d'Agora, et, pour comble, un
Egyptien [...] mais cet homme, qui est parfumeur comme son père et son
grand-père, qu'on voit à demeure sur l'Agora tous les jours de
l'année, qui possède trois magasins de parfumerie, et qui s'en
fait présenter les comptes mois par mois, etc. » (Hypéride,
Contre Athénogène, 3, trad. G. Colin, Paris, CUF, 1946.
Le patronyme fortement connoté de l'intéressé ne celait
rien pourtant de son désir d'assimilation. Démosthène,
dans sa célèbre harangue contre Midias, fait également une
allusion à un métèque au patronyme hellénisé
: « Au lieu de s'embarquer sur le vaisseau qu'il [Midias] avait
donné, il envoya à sa place un étranger, l'Égyptien
Pamphile : pour lui, il resta, et commit dans les fêtes de Bacchus les
violences pour lesquelles il est maintenant accusé »
(Démosthène, Contre Midias, 163).
148 Le culte du dieu Ammon, dont les orades
allaient connaître un succès considérable auprès des
Grecs, est ainsi introduit entre la fin du Ve siècle et le milieu du IVe
siècle avant J.-C. dans un contexte marqué par l'hostilité
de Delphes (et donc de la Pythie, la religion étant, pour
Dumézil, l'augment sacré de la fonction régalienne)
à l'encontre d'Athènes. Isis et Sarapis -- «
Oser(=Osiris)-Apis » devient un glissement phonétique O
Sérapis, « le Sérapis » -- sont reconnus officiellement
par la cité au cours des années 220 avant J.-C. Athènes
menait alors une politique extérieure favorable aux Lagides, et ne
laissait pas pour renforcer ces liens d'émettre à leur endroit
des signes de bienveillance. Pour ce qui concerne les cultes phéniciens,
leur admission dans le paysage religieux d'Athènes serait la
conséquence de la puissance commerciale exponentielle des
phéniciens installés au Pirée. Les mesures prises par la
cité en leur faveur s'expliqueraient donc principalement au regard de
motivations économiques et commerciales. Il s'agit moins de
considérer la religion comme une variable d'ajustement ou comme un
épiphénomène, que de la resituer dans un contexte dont
elle est à la fois participante est tributaire. L'introduction et la
disparition de cultes est intimement lié aux dynamiques sociales et
géopolitiques oeuvrant chez les intéressés.
55
leur permettre d'y établir le culte de leur patrie
»149. Les élites athéniennes auraient
souhaité fixer en Grèce certaines communautés d'origine
égyptienne en leur offrant de continuer à pratiquer leur culte.
La présence attestée de communautés égyptiennes
installées au Pirée est ainsi confirmée par les registres
dès la fin du Ve s. av. J.-C.15o
Quoi qu'il en soit des enjeux commerciaux qui ont conduit
Athènes à se doter de nouveaux cultes, il n'en demeure pas moins
qu'une fois sur place, ces cultes n'ont pas été sans influence
sur la culture locale. Les étrangers forment le noyau dur des
initiés, mais bien des Grecs se laissent séduire par l'exotisme
des mystères. De nombreux Athéniens sont ainsi introduits aux
grandes doctrines et coutumes religieuses d'origine orientale. A replacer le
phénomène dans une perspective sociologique, force est de
constater que l'inscription en Grèce de cultes égyptiens (auquel
s'ajoutent des cultes phéniciens, syriens et phrygiens, et les cultures
attenantes) n'aura pas abouti à une « religion universelle »
comme le présupposait Cumont151 ; pas davantage à une
manière de balkanisation communautaire ou spirituelle de la population.
Ces cultes restaient, bien au contraire, en perpétuel dialogue avec les
traditions locales et leur milieu de réception. Aussi ne trouvera-t-on
rien d'étonnant au fait qu'ils se soient peu à peu
hellénisés. S'ils ont jamais déteint sur les coutumes
préexistantes, ils ont eux-mêmes acquis des traits typiquement
grecs, se réformant et se dotant de nouveaux aspects à mesure
qu'ils s'ouvraient à la population. Ils se sont adaptés,
acculturés, apostasiant chaque fois que de raison les
éléments les plus dissonants vis-à-vis de la norme
athénienne ; mais tout en conservant une fraction notable, et
décisive, du substrat doctrinaire dont ils étaient porteurs. La
Grèce accueille l'Égypte avec non moins d'égards que
l'Égypte accueillait la Grèce. Tant sa légende que ses
ressortissants et ses divinités achèvent de convertir
Athènes à une forme d'égyptophilie.
Deux objections préliminaires
Expansionnisme grec, convergences militaires,
intérêts politiques, syncrétismes religieux,
hellénisation de l'Égypte, orientalisme grec et bien d'autres
facteurs concourent en dernier ressort à installer une atmosphère
éminemment propice aux excursions studieuses des Athéniens
désirant visiter l'Égypte. Ces pèlerinages prisés
des Grecs étaient monnaie courante. Platon avait les coudées
franches pour se livrer lui-même à de telles investigations (et
l'on ne sache pas qu'il s'en soit privé). L'objection d'un hiatus entre
Barbares et Grecs ne peut par conséquent être invoquée au
détriment de l'hypothèse du voyage de Platon. Cette
différenciation ne préjugeait en rien de l'opacité de ces
deux
149 M. P. Foucart, Des Associations religieuses chez les
Grecs : Thiases, éranes, orgéones, Paris, 1873, p. 131.
150 F. Dunand, Le culte d'Isis dans le bassin oriental de la
Méditerranée, vol. II, p. 4-5, 23.
151 F. Cumont, Les Religions orientales dans le
paganisme romain, recueil de conférences prononcées au
Collège de France, Paris, Leroux, 1929, p. 22.
56
cultures. En ira-t-il de même -- pour en revenir
à l'étymologie du mot « barbare » -- de celle qui
voudrait opposer au dialogue interculturel la frontière de la langue
?
a. La barrière de la langue
Une position retorse mais néanmoins tenable
consisterait à faire valoir que le séjour de Platon en
Égypte aurait pu être une réalité sans pour autant
qu'il en ait retiré le moindre bénéfice pour sa propre
pensée. Si l'on admet effectivement, pour les besoins de la
démonstration, que Platon aurait pu se rendre en terre des pharaons et
profiter de l'entretien des prêtres, des scribes ou d'un quelconque autre
érudit frotté de métaphysique et de théologie, cela
ne résout en rien la question de savoir comment il aurait pu avoir
accès à une pensée dont il ne connaissait la langue ni
d'Ève ni d'Adam. L'objection fréquemment dressée contre la
thèse du voyage égyptien est donc celle-ci que même rendu
en Égypte, Platon n'y aurait rien appris. Une telle remarque est-elle
fondée ? Rien n'est moins sûr. Deux arguments pourraient
être invoqués et répliquer à ces observations.
-- S'il a la science infuse (bien qu'il l'ait oublié),
Platon n'a pas le don des langues. Ce qui n'est pas assez pour le rendre
incapable d'apprendre une autre langue. Platon ne laisse pas de faire usage de
termes égyptiens dans ses dialogues ; que n'aurait-il assimilé
davantage que des noms, plus que des mots, des « éléments de
langage » typiquement égyptiens ? H aurait en ce sens suivi
l'exemple mythique de Pythagore, son devancier, dont certaines traditions font
également un passeur de l'Égypte. S'ajoute à cela que
certains passages du Phèdre, et notamment les premières
phrases du mythe de Theuth, paraissent construits d'après les formes
rhétorique du conte traditionnel égyptien152. Nous ne
savons rien, pour ainsi dire, de la maîtrise que Platon pouvait avoir
acquis de la langue
152 « En ce temps-là régnait sur
l'Égypte entière Thamous » (Platon, Phèdre,
274-275). La forme de l'incipit est canonique et la formule traverse
ne varietur une grande partie de la littérature
égyptienne des Contes et des Sagesses ; cela, depuis son premier emploi
référencé dans l'Autobiographie de
Kaemtjénénet (Ancien Empire, Ve dynastie) en passant par la
Prophétie de Néferty, l'Enseignement pour Kagemni (Moyen
Empire, XIIe dynastie), le Conte du roi Néferkarê et du
général Siséné (XIIe-XIIIe dynastie), le conte
mythologique de l'O. Senmout (Nouvel Empire, )(VIIIe dynastie), le conte
ramesside de La Querelle d'Apophis et Ségénenrê ou
encore l'ouverture du Livre de la Vache du ciel (XVIIIe dynastie),
jusqu'au Songe de Nectanébo, composé en
démotique. Il continue d'être employé durant
l'époque ptolémaïque immédiatement postérieure
au voyage de Platon. Aussi ne nous paraît-il pas déraisonnable
d'envisager que des échos stylistiques de cette littérature
soient parvenus jusqu'à Platon ; d'où la facilité de
Socrate, bien soulignée par Phèdre (c'est-à-dire par
Platon) à « composer des histoires égyptiennes ». Cf.
à ce sujet, les travaux encore inédits de B. Mathieu, « En
ce temps là... - Petite histoire d'un incipit narratif des bords du Nil
à l'Agora (Platon, Phèdre, 274a-275b) ». Voir
également, sur la présence de traits culturels égyptiens
dans le dialogue du Phèdre, J. Derrida, « La pharmacie de
Platon » (1968), dans Platon, Phèdre, Paris,
GF-Flammarion, 2e éd., 1992, p. 255-403 (en part. p. 391, n. 8).
57
égyptienne. Rien n'interdit de penser qu'il aurait pu
tirer enseignement d'une si longue immersion dans ce bain linguistique. Il
n'est de retard si rédhibitoire que trois années d'apprentissage
ne puissent combler. Prétendre le contraire ne serait pas faire montre
d'une très grande générosité. Initiation,
imprégnation ; par formation ou capillarité ; qu'importe le
moyen, on ne peut si aisément poser que Platon soit demeuré tout
à fait hermétique à la langue de ses hôtes.
-- Supposons nonobstant. Supposons malgré tout que
Platon soit resté néophyte ; que notre auteur n'ait jamais su
articuler la moindre phrase ni même comprendre le moindre discours
égyptien ; qu'à plus forte raison, il n'ait jamais su lire le
moindre texte en caractères hiéroglyphiques. Supposons donc ;
est-ce dirimant ? Pas davantage. Même en ce cas, Platon n'aurait eu
aucune difficulté à recourir aux services des drogmans. Les
traducteurs ne manquaient pas. Il y avait ceux, d'abord, détachés
des armées. Ces médiateurs en vacations étaient
effectivement légion depuis les campagnes militaires
gréco-égyptiennes conduites au VIIe siècle sous
Psammétique Ier. Le pharaon en avait fait former un corps
spécialisé pour intégrer dans ses cohortes les mercenaires
venus de Grèce. Ainsi Hérodote évoquait-t-il une
véritable « institution des interprètes » («
oi gun hèrménées »)153 A ces
corps militaires suppléaient les fonctionnaires d'État qui,
à leurs heures perdues, monnayaient leur talent de traducteur autant que
leur influence. On connaît la réputation des traducteurs auliques,
polyglottes accomplis, chargés sous la XVIIIe dynastie de retranscrire
les lettres rédigées en accadien, telles celles retrouvées
sur le site de Tell el-Amama. Et plus encore, il y avait ceux qui faisaient
profession d'orienter les pèlerins et visiteurs de l'étranger
venu pour admirer les temples et les principaux édifices religieux. Un
exemple éloquent de ce recours des Grecs aux interprètes
égyptiens -- et de la connaissance du grec par ces Égyptiens --
nous est donné par Hérodote au Livre II de son Enquête
154' dans un passage où le «père de l'histoire »
prétend s'être entretenu -- en grec -- avec le
scribe-trésorier du temple de Neith. Les entretiens de Solon
rapportés par Critias dans cette même Saïs où
se rend Hérodote, au temple de Saïs mentionné par Platon, et
que Platon lui-même aurait pu visiter, n'ont rien d'essentiellement
invraisemblable.
Si Platon avait dû s'instruire de doctrines
égyptiennes concernant la tripartition de l'âme ou le jugement des
morts, c'est sans nul doute auprès des officiants qu'il aurait
trouvé matière à penser. Les officiants (ou prêtres
par délégation) connaissaient-il assez le grec pour que
même -- ultime hypothèse -- sans traducteur, sans médiateur
bilingue, ils aient pu renseigner directement Platon sur le contenu des
sagesses égyptiennes et des textes sacrés dont ils étaient
tout à la fois, rappelons-le, les diffuseurs, les protecteurs et les
commentateurs ? Il semblerait, au vu des témoignages d'époque,
que nous
153 Hérodote, L'Enquête, L. II, 154.
154 ib1d
58
puissions encore répondre par l'affirmative. S'il nous
fallait de cette réalité une preuve plus substantielle, il
suffirait de songer au premier décret trilingue connu, promulgué
sous Ptolémée III Évergète Ier, oeuvre d'un concile
clérical réuni à Canope pour l'occasion de l'anniversaire
de l'intronisation du pharaon. Un décret promulgué par les
autorités ecclésiastiques en --238, soit environ un siècle
et demi après le voyage Platon. Pierre de Rosette avant la lettre, ce
document fait droit à trois sections respectivement
rédigées en grec, démotique et égyptien
hiéroglyphique, attestant par là-même d'une maîtrise
des trois langues155 Le commun des Égyptiens apparaît
plus généralement suffisamment marqué par sa
fréquentation devenue coutumière de la langue grecque pour en
venir à intégrer des tours de phrase typiquement
helléniques comme l'expression « ou monon... alla kai »,
passée dans la langue démotique (vernaculaire)
d'époque. Comme le relève François Daumas dans sa
préface à Platon à Héliopolis d'Égypte,
«il fallait un long temps d'accoutumance et une habitude de la langue
très grande, en ce temps où grammaire et dictionnaire
n'existaient pas, pour que put s'exerçer cette influence du grec sur la
langue égyptienne courante à ce moment »156
Pour résumer en quelques mots ce contre argumentaire,
l'entretien d'interprètes à des usages auliques ou militaires par
la chancellerie pharaonique d'une part, la présence de drogmans dans les
villes égyptiennes fréquentées par les Grecs (dont, tout
spécifiquement, le port de Naucratis) ; enfin, les connaissances du grec
dont témoignent, documents à l'appui, les prêtres et les
scribes égyptiens, se présentent comme autant d'indices à
même de répliquer, cela, sans même qu'il soit besoin de
prêter à Platon des connaissances en égyptien, à
l'objection aussi fragile que coutumière de la barrière de la
langue.
b. Des centres culturels
L'Égypte a la réputation d'être une terre
d'échange ; ce qu'elle n'a jamais cessé d'être,
était déjà depuis la plus lointaine antiquité -- et
serait plus que jamais sous la période classique (435 -- 405),
coïncidant avec la résistance égyptienne contre
l'impérialisme perse. « Échange », comme «
être », doit cependant s'entendre en plusieurs sens. Les
échanges commerciaux sont loin d'épuiser la richesse des
interactions entre les Grecs et les Égyptiens. L'Égypte, terre de
commerce, était aussi un lieu d'étude et de voyage, et de voyage
d'études. Une terre d'initiation. A quelle initiation pouvait
prétendre un Grec ; où et comment celle-ci lui était-elle
dispensée, sont des questions dont nous ne saurions faire
l'économie.
155 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne de la
tripartition de l'âme chez Platon », dans Mélanges A.
Gutbub, publications de la recherche, Montpellier, OrMonsp II, 1984, p.
41-54.
156 Fr. Daumas, préface à R. Godel, Platon
à Héliopolis d'Égypte, Paris, Les Belles Lettres,
1956.
59
Une fois résolue la question de savoir comment Platon
pouvait communiquer ou prendre connaissance des textes égyptiens, reste
en effet à nous interroger sur les lieux où notre auteur
était le plus à même de recueillir la meilleure somme
d'informations sur les différents domaines de la culture
égyptienne. Non plus seulement sur l'âme et le jugement des
âmes ; mais plus encore sur l'art, l'histoire, la politique, les lois,
les moeurs, l'organisation sociale, la religion, l'astronomie, les
mathématiques, l'enseignement ou la pédagogie et bien d'autres
sujets qui se trouvent mentionnés dans ses Dialogues157. Nous
avons évoqué, parmi ces hauts-lieux culturels, le temple de
Saïs où se serait rendu Hérodote ainsi que Solon
d'après le récit de Critias158
(peut-être en hommage implicite à Hérodote). Or, aux
différents temples de l'Égypte ancienne, et cela de la même
manière qu'à tous les grands édifices religieux des
principales cités -- outre Saïs, Bubastis, Tanis,
Héliopolis, Memphis, Hermopolis, Abydos, Thèbes, etc. -- se
rattachait le plus souvent un important complexe intégrant des
habitations pour les prêtres, des ateliers de production divers, des
entrepôts, éventuellement des logements pour héberger les
visiteurs. Les temples, en sus de constituer des centres intellectuels, avaient
également une fonction éducative. Ils s'associaient une ou
plusieurs « maisons de vie » au sein desquelles officiaient de
puissants collèges sacerdotaux (la réputation de celle
d'Héliopolis -- « la cité du soleil » -- était
connue dans tout l'oikoumènè) et où les aspirants à
la prêtrise étaient initiés à la théologie et
à la sagesse des anciens. C'était aussi le lieu où les
scribes s'adonnaient aux commentaires et à la reproduction des papyrus
sacrés. Le temple était donc plus qu'un lieu de dévotion,
la maison du Dieu, un centre économique ou un espace de recueillement :
il était plus encore, grâce aux maisons de vie, un relais
culturel.
Ces édifices -- les maisons de vie -- se
présentaient comme des manières d'écoles, d'institutions
essentiellement dédiées à la formation des futures
élites, principalement des scribes, mais également ouverts aux
profanes et même aux étrangers qui en faisaient la demande.
L'ombre des maisons de vie pouvait ainsi servir de théâtre aux
entretiens théologiques de haute volée auxquels se livraient
Grecs et Égyptiens. Au point qu'elles puissent être
considérées comme un point de rencontre, où au
clergé local et aux apprentis scribes se confrontaient dans une ambiance
studieuse les plus grands érudits et savants de leur siècle. Ces
édifices ne désemplissaient pas, attirant également par la
richesse de leur réserve documentaire. Tout un chacun pouvait, sur
autorisation ou librement, avoir accès aux plus anciennes
bibliothèques d'Égypte, telle la bibliothèque sacerdotale
de Tebtynis, dans le Fayoum, celles des
157 Ainsi, entre autres, dans le Phèdre,
274c sq. ; Timée, 21e, 60a ; Lois, L. VII, 657b,
799a-b, 819b-c ; Philèbe 18b ; Politique, 290 d-e,
passim.
158 « Si, en effet, je puis me rappeler
suffisamment et vous rapporter les discours tenus autrefois par les
prêtres et apportés ici par Solon, je suis à peu
près sûr que cette assemblée sera d'avis que j'ai bien
rempli ma tâche » (Platon, Critias, 108b).
60
temples d'Edfou ou de Dendara, ou celles de Thèbes. Le
fonds documentaire y était riche, varié, et comportait des
papyrus authentiques ou des reproductions d'originaux dont la période de
rédaction se déployait sur des durées qui ne devaient pas
manquer de faire l'admiration des Grecs. S'y trouvaient également de
nombreux textes magiques, côtoyant les récits mythologiques, les
hymnes et prières, les contes et autres compositions littéraires.
Bien d'autres disciplines étaient mises à l'honneur, comme en
attestent les vestiges de textes scientifiques, des traités
médicaux (Hippocrate fut à bonne école), astronomiques
(Eudoxe n'en perdrait rien), des registres d'État et des recensements.
Tout y était, rien n'y manquait ; minutieusement classé,
archivé, mis à jour. Platon n'aurait eu aucun mal à
obtenir en un tel lieu tous les renseignements dont ses Dialogues
témoignent.
Les maisons de vie porteraient mal leur nom si elles
n'étaient que des conservatoires. Au-delà d'être un
mémorial des écritures ou un espace de transmission, c'est dans
les maisons de vie que se tramaient tous les bouleversements en matière
de doctrine. Bouleversements qui se répercutaient ensuite sur le reste
des disciplines : art, musique, métaphysique, etc., supposées
refléter ces nouvelles conceptions. Bouleversements dont
dépendait ainsi, d'après Gode1159, toute la production
littéraire de l'Égypte pharaonique, incluse la composition des
hymnes, des chants sacrés et des figures de la danse. C'est dans les
maisons de vie, encore, qu'étaient élaborés,
enseignés et conservés les traités de magie, avec leur lot
de rites, qui côtoyaient sinon se confondaient avec les traités de
médecine expérimentale, parfaitement rationnelle et qui
témoignent d'une pratique très en avance sur leur époque.
Les deux options allaient de pair depuis l'époque la plus ancienne,
comme en attestent les papyrus médicaux. Cette dimension religieuse
indissociable de la littérature morale et scientifique réfute
ainsi radicalement la distinction tardive entre les registres du sacré
et du profane. Les scribes étaient aussi et d'abord des
théologiens et les théologiens nécessairement des scribes.
D'aucuns ont émis l'hypothèse que ce serait d'ailleurs à
leur initiative que naquit le genre littéraire didactique, florissant en
Égypte depuis le début du Moyen Empire (vers 2000 av. J.-C.).
Quant aux mathématiques et à l'astronomie égyptienne (et
mésopotamienne), il se pourrait qu'elles aient considérablement
influé sur la science grecque en devenir16o
Platon et, plus tard, Aristote, insistent sur les conditions
à la fois climatiques et historiques ayant permis aux Égyptiens
d'accumuler une longue tradition d'observation astronomique. De repérer
des cycles sur le long terme et de prétendre à des relevés
précis. Platon ne tarit pas d'éloges, dans le récit du
Phèdre, sur la pédagogie égyptienne ayant su se
doter de techniques pragmatiques ludiques et efficaces d'enseignement des
mathématiques. Pour peu que notre auteur ou un quelconque autre
159 R. Godel, Platon à Héliopolis
d'Égypte, Paris, Les Belles Lettres, 1956.
16o L. Robin, La Pensée grecque et les Origines de
l'esprit scientifique, Paris, Renaissance du livre, 1923.
61
voyageur grec ait jamais pu se renseigner sur l'étendue
de ces connaissances et assister à cette merveilleuse pédagogie,
ce ne pouvait être que dans les maisons de vie. Platon insiste enfin sur
la question des arts, et plus précisément -- puisqu'il s'agit de
discourir des lois -- d'encadrement des arts161. Précisons donc que les
artistes, essentiellement des graveurs-sculpteurs, tenaient tout leur savoir
des maisons de vie. Leur art -- qui ne serait que bien plus tard
thématisé comme tel -- étant dépositaire d'une
fonction religieuse, ils étaient eux, plus qu'aucun autre, tenus au
respect des canons, à l'observance des proportions fixées par les
plus hautes autorités de la hiérarchie. Telles étaient,
mutatis mutandis, les «formes intelligibles » que les
officiants, en ceci comparables aux gardiens de la République
ou au démiurge du Théétète
prêtant sa forme à la matière
indifférenciée, se faisaient fort d'imposer au reste du corps
social. Toutes les réformes voulues par le pouvoir s'actualisaient ainsi
par le truchement des maisons de vie. Elles étaient les sanctuaires par
excellence au sein desquels s'élaboraient les conceptions
théologiques, les règles législatives, les canons
artistiques, et ce qui s'apparente le plus à la philosophie. La
discipline théologique se présentait effectivement comme la
matrice de toutes les autres connaissances.
Cette compendieuse visite au sein des maisons de vie permet
d'envisager qu'à l'ombre d'un seul temple, un Grec aurait sans mal pu
trouver âme avec qui s'entretenir et matière à s'instruire,
embrasser depuis un seul lieu une part honorable de la culture
égyptienne. S'il y avait donc, dans toute l'Égypte, un type
d'institution susceptible d'avoir renseigné un Grec sur la civilisation
égyptienne, ses moeurs, ses traditions et ses croyances, un lieu
où quiconque désireux de consulter les plus anciens corpus de
textes et les doctrines égyptiennes que nous tenterons de comparer
à celles développées par Platon, ce lieu existait bel et
bien, dans toutes les principales cités.
161 « C'est pourquoi après en avoir choisi et
déterminé les modèles, on [les autorités
égyptiennes] les expose dans les temples, et il est défendu aux
peintres et aux autres artistes qui font des figures ou d'autres ouvrages
semblables, de rien innover, ni de s'écarter en rien de ce qui a
été réglé par les lois du pays : et cette
défense subsiste encore aujourd'hui, et pour les figures, et pour toute
espèce de musique. Et si on veut y prendre garde, on trouvera chez eux
des ouvrages de peinture ou de sculpture faits depuis dix mille ans [...] et
qui ont été travaillés sur les mêmes règles
[...] C'est un chef d'oeuvre de législation et de politique. Leurs
autres lois ne sont peut-être pas exemptes de défauts ; mais pour
celle-ci touchant la musique, elle nous prouve une chose vraie et bien digne de
remarque, c'est qu'il est possible de fixer par des lois, d'une manière
durable et avec assurance, les chants qui sont absolument beaux [...] Si donc,
comme je disais, quelqu'un était assez habile pour saisir, par quelque
moyen que ce soit, ce qu'il y a de vrai en ce genre, il doit en faire une loi
avec assurance, et en ordonner l'exécution, persuadé que le
goût du plaisir, qui porte sans cesse à inventer de nouvelles
musiques, n'aura pas assez de force pour abolir des modèles une fois
consacrés, sous prétexte qu'ils sont surannés ; du moins
voyons-nous qu'en Égypte, loin que le goût du plaisir ait
prévalu sur l'antiquité, tout le contraire est arrivé
» (Platon, Lois, L. II, 656e-657b). Sur la fonction
pédagogique des arts du temps ; sur leur usage en politique et sur leur
dimension mystique (isiaque) ou « doctrinaire » (pythagorisme), cf.
P. M. Schuhl, « Platon et la musique de son temps », dans Etudes
platoniciennes, Paris, PUÉ, 1960, p. 100-112.
62
L'existence attestée des maisons de vie résout
assurément une difficulté de taille, celle du lieu et de la
manière dont Platon aurait pu entrer en connaissance de doctrines
égyptiennes. Elle ne nous assure pas que Platon en personne les aurait
visitées : comme nous le suggérions, n'importe quel autre Grec de
l'entourage de notre auteur aurait pu accomplir ce pèlerinage, et
rapporter à Platon ces renseignements. Platon pourrait encore avoir
puisé chez d'autres auteurs lesdits renseignements.
Bénéficiant de cet accès aux maisons de vie et de
l'accueil particulièrement chaleureux des Égyptiens, les Grecs
ont en effet constitué à la fin du Ve s. av. J.-C. un
véritable corpus encyclopédique sur les savoirs et les pratiques
de la vallée du Nil. Des motifs dramatiques et des lieux
littéraires se sont cristallisés. Une vision topographique,
historique, culturelle, religieuse s'est déployée au confluent de
nombreux textes et traverse toute une littérature d'aiguptiaka.
Si l'on ajoute à la contribution des « historiens », des
doxographes, compositeurs et dramaturges précédemment
évoqués, les possibles relais qu'auraient été
certains présocratiques, orphiques ou pythagoriciens que connaissait
Platon, on obtient une cartographie relativement complète des savoirs
égyptiens. Si bien qu'on peut légitimement douter que, disposant
à domicile d'autant d'informations, et indépendamment de la
question de savoir s'il fut effectif, le voyage de Platon eût
été nécessaire. Croyant nous amender d'une objection, nous
nous sommes découverts de nouveaux embarras.
C) Témoignages du voyage de Platon
Y a-t-il encore un sens, compte tenu de la qualité et
de la multiplicité des sources dont Platon pouvait disposer, aussi bien
chez les auteurs grecs que par l'intermédiaire des voyageurs, à
soutenir la thèse d'un séjour en Égypte ? La somme de
connaissances accumulées par ses contemporains et ses
prédécesseurs ne pourrait-elle suffire à rendre compte des
références qui jalonnent ses Dialogues ? C'est à
répondre à ces questions que nous consacrerons les deux
prochaines sections de ce chapitre. La première pour corroborer la
présence effective de Platon en Égypte ; cela en
examinant la fiabilité des témoignages d'auteurs se
référant à ce séjour. L'analyse de ces
témoignages nous fournira incidemment une occasion de retracer
l'itinéraire qu'aurait pu emprunter l'auteur au cours de ses grandes
pérégrinations. La seconde pour extraire du corps même des
Dialogues des indices inédits, des allusions à des
réalités égyptiennes qui ne se retrouveraient pas chez ses
prédécesseurs. Des allusions qui, donc, seraient comptables de
sources indisponibles en Grèce. Deux voies pour établir,
d'après l'auteur et d'après ses témoins, la valeur
historique du voyage de Platon.
63
Platon avait-il voyagé en Égypte ? Si l'on s'en
tient aux diverses opinions qui se sont exprimées au fil des
siècles, l'on ne peut qu'être frappé par le renversement
qui s'est progressivement produit. De part et d'autre de ce basculement, on
distinguera d'une part une antiquité et une époque classique en
grande majorité acquises à la réalité de ce voyage
; de l'autre une modernité beaucoup plus réservée, sinon
hypercritique. Pour ce qui concerne la première période, nombre
d'auteurs, depuis surtout le Ier s. av. J.-C., ne manquent pas
d'alléguer leur propre témoignage. Citons, pour les plus
éminents, celui de Cicéron162, de Diodore de
Sicile163, de Strabon164, de Valère
Maxime165, de Pline l'Ancien166, de Lucain167,
de Quintilien168, de Plutarque169,
d'Apulée170, de Pausanias171, de Clément
d'Alexandrie172,
162 Cicéron, De Republica. De la République,
L. I, 10 (54-51 avant J.-C.) ; De fznibus bonorum et malorum. Sur la
fin des bonnes et mauvaises choses L. V, 29 (45 avant J.-C.) ;
Tusculanæ Disputationes. Débats tenus à Tusculum,
L. IV, 19 (45 avant J.-C.). Notons que la forme rhétorique retenue
par Cicéron conserve pour l'essentiel les traits du dialogue
platonicien.
163 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique,
L. I, 96 (IeL siècle avant J.-C.). Avec
le premier livre de sa monumentale Bibliothèque (40 ouvrages
dont 15 seulement nous seront parvenus), Diodore de Sicile a la
particularité d'être, après Hérodote, la source
hellénistique la plus complète que nous ayons au sujet de
l'histoire et des coutumes de l'Égypte antique.
164 Strabon, Géographie, L. XVII, 29 = C807
(18-19 après J.-C.).
165 Valère Maxime, Factotum dictorumque
memorabilium. Faits et dits mémorables
(IIIe siècle après J.-C.), VIII,
7,3.
166 Pline l'Ancien, Naturalis Historia. Histoire naturelle
(77-79 après J.-C.), L. XXX, I.
167 Lucain, Bellum ciuile ou Pharsale,
X, 181-193 (IeL siècle avant J.-C.).
168 Quintilien, De institutione oratoria. De l'institution
oratoire, L. II (95 après J.-C.).
169 Plutarque, Vies parallèles des hommes
illustres, t. I : Vie de Solon, 2 (100-110 après J.-C.) ;
idem, De Iside et Osiride, Traité d'Isis et d'Osiris L.
X (IeL siècle avant J.-C.).
179 Apulée, De dogmate Platonis. De la doctrine de
Platon, L. III (IIe siècle après
J.-C.).
171 Pausanias, Périégèse ou
Description de la Grèce, L. IV, 32, 4 (IIe siècle
après J.-C). Le témoignage de ce dernier bénéficie
entre autres de la précieuse caution de l'historien P. Veyne, selon qui
« Pausanias est l'égal d'un philologue ou d'un archéologue
allemand de la grande époque ; pour décrire les monuments et
raconter l'histoire des différentes contrées de la Grèce,
il a fouillé les bibliothèques, a beaucoup voyagé, a tout
vu de ses yeux [...] La précision des indications et l'ampleur de
l'information surprennent, ainsi que la sûreté du coup d'oeil
» (P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes , Paris,
Seuil, Points Essais, 1983.
172 Clément d'Alexandrie, Stromates L. I, XV,
69, 1. Notons que le chapitre XV a pour intitulé fort significatif
« La philosophie grecque est puisée en grande partie dans la
philosophie barbare ». Certains passages sont des plus éloquents
pour ce qui touche à la question des influences égyptiennes sur
la pensée de Platon : « Platon ne nie pas qu'il ait reçu des
barbares ce que sa philosophie renferme de plus beau ; et il avoue qu'il est
allé en Égypte ; c'est pourquoi il écrit dans le
Phédon que le philosophe peut recueillir en tous lieux quelque avantage
» : " La Grèce est grande, Ô Cébès, dit-il, et
elle renferme des hommes doués de mille qualités : les peuples
barbares sont nombreux aussi " » ; « Platon, dans le Banquet,
louant les barbares pour avoir excellé dans la philosophie, leur
rend justice aussi bien qu'aux Grecs; il montre les honneurs qu'ils ont
reçus de leurs dignes successeurs » ; « Platon ne fait pas
mystère de l'estime qu'il porte aux barbares. Il se souvenait que lui et
Pythagore tenaient des barbares une suite de vérités les plus
belles et les plus élevées de la philosophie. C'est pour cela
qu'il nomme ces peuples, nations de philosophes barbares. Il fait voir dans son
Phèdre qu'il connait le roi égyptien, et il nous le
montre plus sage que Toth, qu'il sait être une sorte de Mercure » ;
« On rapporte que Pythagore eut pour maitre Sonchis, le premier des sages
égyptiens ; Platon, Sechnuphis d'Héliopolis ; et Eudoxe de Cnide,
Chonuphis, également égyptien » : passim
(Clément d'Alexandrie, ibid., trad. M. Caster, 2006).
64
de Philostrate13, de saint Augustin14,
de Diogène Laërce15, d'Olympiodore16 et de
diverses Vies et fragments anonymes. Les philologues modernes ne se
laissent pas convaincre à si bon compte. Un argument souvent repris par
les commentateurs qui s'inscrivent en faux contre la réalité d'un
voyage Platon en Égypte est que les premiers témoignages relatifs
à semblable voyage sont postérieurs de plusieurs siècles
à la mort de Platon. Leur fiabilité serait d'autant plus faible
que se mêlaient chez leurs auteurs des motifs idéologiques, des
enjeux rhétoriques ou des présupposés philosophiques, tels
que la conjecture d'une philosophia perennis, d'une sagesse
éternelle transmise par les Hébreux aux Égyptiens, et par
les Égyptiens aux Grecs, puis des Grecs aux Romains, etc., suivant une
sorte de concaténation s'accomplissant avec le christianisme"'. Dont
acte. Que ces postures et impostures aient été bel et bien
réelles, nous ne contestons pas. Qu'il ne se trouve aucune mention d'un
voyage de Platon antérieur au Ier s. av. J.-C. ; c'est-à-dire
antérieure à ceux désavoués par nos sceptiques
commentateurs est bien plus litigieux. D'où la nécessité
d'entreprendre à notre tour un examen critique des diverses sources
disponibles.
Témoins de première main
H ne saurait être question de rappeler
l'exhaustivité des prises de position qui ont été celles
des commentateurs sur le sujet, ni de reprendre par le menu les arguments sans
éprouver ou infirmer la véridicité du voyage de Platon.
D'une part, parce que cette entreprise aura déjà
été menée à bien à trois reprises par
l'égyptologue François Daumas18 ; ensuite parce que
certains documents ne nous paraissent pas avoir été assez mis en
valeur. H s'agit moins de discuter ces arguments que de les
13 Philostrate d'Athènes, Vita
Apollonii. Vie d'Apollonios de Tyane, L. I, 2 (217 245 après J.-C.
Dates indiquées par P. Grimai dans sa présentation de la Vie
d'Apollonius de Tyane, dans Les Romans grecs et latins, Paris,
Bibliothèque de la Pléiade, 1958, p. 1029).
14 Saint Augustin, De Civitate Dei contra paganos.
La Cité de Dieu, L. V, chap. 4 (413-426 après J.-C.).
15 Diogène Laërce, Vies, doctrines et
sentences des philosophes illustres, L. III, 6 (IIIe siècle
après J.-C.).
16 Olympiodore le Jeune, Vita Platonis. Vie de
Platon, L. I, 7 (VIe siècle après J.-C.).
177 Témoin Marsile Ficin,
célèbre pour ses traductions de Platon, de Plotin, et du
Corpus Hermeticum, qui théorise à l'occasion du premier
livre de ce dernier la transmission de cette sagesse première : «
Hermès Trismégiste fut appelé le premier théologien
; il fut suivi par Orphée, qui initia Aglaophème aux saintes
vérités, et Pythagore succéda en théologie à
Orphée, qui fut suivi par Philolaos, maître de notre Platon. C'est
pourquoi il n'y eut qu'une seule, secte de la prisca theologia
[théologie antique], toujours cohérente par rapport à
elle-même, formée par six théologiens selon un ordre
admirable, qui commence par Mercure [Hermès] et se termine par Platon
» (M. Ficin, Argumentum à sa traduction du Mercurii
Trismegistii Pimanderou Poimandrès, et d'autres traités du
Corpus Hermeticum (1471), dans Opera omnia (1576), Paris, p. 1836).
Cf. S. Toussaint (éd.), Marsile Ficin ou les mystères
platoniciens, Actes de colloque, Paris, Les Belles Lettres, 2002.
178 Fr. Daumas, préface à R. Godel,
Platon à Héliopolis d'Égypte, Paris, Les Belles
Lettres, 1956, p. 75-78 ; idem, « L'origine égyptienne du
jugement de l'âme dans le Gorgias de Platon », dans
Mélanges R. Godel, Paris, 1963, p. 187-191 ; idem, «
L'origine égyptienne de la tripartition de l'âme chez Platon
», dans Mélanges A. Gutbub, publications de la recherche,
Montpellier, OrMonsp II, 1984, p. p 41-44.
65
éclairer à la lumière des
témoignages qui nous sont parvenus de l'Antiquité. Pour l'heure,
s'il est un fait que Platon n'évoque jamais explicitement dans ses
dialogues son séjour en Égypte, nous ne disposons pas moins de
quatre sources contemporaines dont deux -- celle d'Hermodore et celle de
Cicéron -- nous paraissent particulièrement dignes de foi.
a. Hermodore de Syracuse
Parmi les nombreux textes attestant la présence de
Platon en Égypte, l'un en particulier nous paraît décisif
et trop souvent négligé. Aussi, dans l'inventaire qu'il voulait
exhaustif des témoignages du voyage de Platon19, même
Theodor Hopfer fait l'impasse sur ce qui reste pourtant le plus ancien et sans
nul doute le plus crédible document qui nous soit parvenu. Ce premier
témoignage est celui d'Hermodore de Syracuse. Qui était
Hermodore, et en quoi sa contribution serait plus fiable qu'une autre ? Membre
actif de l'Académie, notre homme y avait vécu au moins durant les
dix dernières années du maître pour y enseigner comme
professeur spécialisé. Des Dialogues de Platon, dont il
était au reste le disciple et le contemporain, il avait publié
des éditions qu'il exportait vers la Sicile. Son oeuvre personnelle
était principalement mathématique (il avait calculé dans
son Peri Mathèmaton que cinq mille ans avaient dû
s'écouler depuis le temps des mages jusqu'à la chute de Troie) ;
rien n'en subsiste que de maigres fragments et références faites
par d'autres auteurs. Nous savons également que de Platon qu'il avait
bien connu, il avait le premier composé une biographie qui allait servir
de source principale au livre III des Vies de Diogène
Laërce180, consacré à Platon.
Précisément, Diogène se sert d'une notice d'Hermodore
relative au voyage de Platon dans la vallée du Nil qu'il retranscrit
dans le chapitre 6. En voici la substance :
À l'âge de 28 ans, selon Hermodore, il
[Platon] s 'en alla à Mégare, chez Euclide, accompagné de
quelques autres élèves de Socrate (mort depuis). Puis il alla
à Cyrène, auprès de Théodore le
mathématicien, et de chez lui en Italie, chez Philolaos et Eurytos, tous
deux pythagoriciens, puis en Égypte, chez les prophètes,
où, dit-on, Euripide l'aurait accompagné ; ce dernier y
étant tombé malade fut guéri par les prêtres au
moyen d'une cure d'eau de mer ; ce qui lui aurait fait dire : « la mer
lave tous les mots des hommes » [...] Platon avait eu l'intention aussi
d'aller trouver les Mages, mais les guerres déchirant l'Asie lui firent
renoncer à dessin. Revenu à Athènes, il vécut
à l'Académie.181
179 T. Hopfer, Über Isis ans Osiris, t.
II, Darmstadt, Wissenschaftliche, Buchgesellschaft, 1967, p. 86-87.
180 Diogène Laërce, op. cit., L. III.
181 Ibid., L. III, chap. 6 (
trad. et notes J.-Fr. Balaudé, L.
Brisson, J. Brunschwig, T. Dorandi, R. Goulet, M. Narcy 1999). Nous
soulignons.
66
Les propos attribuables, dans ce fragment, à Hermodore
lui-même, s'étendent depuis « ensuite » (epeita)
jusqu'à « chez les prophètes (= prêtres) »
(para tous prophètas). Dans son Histoire de la
littérature grecque d'Homère à Aristote, Luciano
Canfora affirme qu'il n'y aurait aucun lieu de soupçonner de fraude le
témoignage direct d'Hermodore : « il n'y a pas de raison de douter
de l'information de ce singulier disciple syracusain de Platon, capable de
divulguer de sa propre initiative des écrits du maître
»182. Il eût été peu avisé, en
effet, de falsifier, de réécrire, de contrefaire des
événements aussi récents, et que ses contemporains
pouvaient alors aisément vérifier. Pour ce qui concerne
l'existence réelle de cet ouvrage dont nous n'avons pour toute trace que
des indications et citations, celle-ci est attestée par l'index
d'Herculanum (colonne VI, 34) qui nous apprend aussi qu'il s'agissait de la
toute première d'une vaste liste de biographie de Platon. Quant à
la fiabilité de la restitution de ce fragment par Diogène
Laërce, nous laissons à François Daumas le soin d'en
décider : « cet érudit était peut-être
médiocre, mais il était foncièrement honnête
»183
Nous avons signalé que les propos susceptibles d'avoir
été extraits directement de la biographie rédigée
par Hermodore cessaient avec la mention des «prophètes ».
C'est qu'il faut distinguer, avec la mention d'Euripide, une seconde source
dans le passage précédemment cité, celle-là issue
d'une tradition incontrôlée. Diogène, à ce propos,
précise quant à la présence éventuelle d'Euripide
au côté de Platon qu'il s'agit d'un « on dit »
(phasi), d'un apport explétif, et que celle-ci n'est
évoquée nulle part dans la biographie d'Hermodore. Une
précaution heureuse, celle-ci s'avérant fausse à quelque
17 ans d'écart. Mort en 406 avant notre ère, le dramaturge ne
pouvait en effet accompagner Platon in corporaliter, qui entreprit ses
grandes pérégrinations sept ans après, vers 399.
L'anachronisme apparaît donc flagrant : Platon avait 20 ans
lorsqu'Euripide mourut et commençait à peine à
fréquenter Socrate. Certains commentateurs, parmi lesquels W.M.
Calder184, en raison d'une abréviation -- « Eu. »
-- employée dans le texte par Diogène Laërce, ont
proposé de lire « Eudoxe » à la place d'« Euripide
». Un amendement conjectural et fmalement peu nécessaire, Eudoxe
n'ayant probablement pas plus accompagné Platon en Égypte
qu'Euripide185. Cette juxtaposition ne retire rien toutefois
à la valeur du témoignage d'Hermodore ; non plus qu'à sa
reprise par Diogène. Elle atteste au contraire le souci
d'objectivité et de sincérité du compilateur qui ne peut
qu'accréditer sa bonne foi : Diogène critique ses sources, et
fait la part entre le certain et le probable.
182 L. Canfora, Histoire de la littérature grecque
d'Homère à Aristote, Paris, Desjonquières, 1994, p.
552-553.
183 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne de la
tripartition de l'âme chez Platon », dans Mélanges A.
Gutbub, publications de la recherche, Montpellier, OrMonsp II, 1984, p.
41-54.
184 W.M. Calder, « Threptos and related terms in the
inscriptions of Asia Minor », dans American journal of Philology,
n°104/3, 1983, p. 287.
185 B. Mathieu, « Le voyage de Platon en Égypte
», dans Annales du Service des Antiquités de l'Égypte
(ASAE) 71, t. LXXI, Le Caire, 1987, p. 153-167.
67
Toujours est-il, et c'est là l'essentiel, que les
renseignements émanant d'Hermodore ne sont en rien «
postérieurs de plusieurs siècles » à la mort de
Platon, mais bien contemporains, et un homme comme Diogène est tout
à fait fondé à les considérer comme du meilleur
aloi. Ceux-ci restent les mieux fondés de toute l'antiquité
à attester le voyage de Platon. H n'est qu'à déplorer
qu'une source aussi précieuse n'ait pas été jusqu'à
présent considérée à sa juste valeur.
b. Cicéron
Plus tardif mais non moins important, le second
témoignage qui nous semble important de mentionner n'est autre que celui
de Cicéron. L'auteur latin avait séjourné quelque temps
dans la cité d'Athènes à compter de l'année 45
avant notre ère, à une époque par conséquent bien
antérieure à la formation des cercles néo-platoniciens et
à la fin du paganisme agonisant. Le fait est qu'on ne peut donc le
soupçonner d'avoir voulu réinscrire artificiellement la doctrine
de Platon dans une tradition qui n'était pas la sienne. Nous savons par
les historiens que Cicéron a ainsi fréquenté
l'Académie de Platon à l'occasion de son séjour et qu'il a
pu sur place avoir accès à d'excellentes sources. Or l'auteur
également, que ce soit dans son De Republica 186
composé en 54-51, dans le De Finibus 187 ou dans les
Tusculanes 188, tous deux datés de - 45, relate un
voyage de Platon en Égypte. Nous verrions mal Cicéron,
réputé probe dans ses écrits, se livrer sans scrupules
à des fabulations qui l'auraient vite discrédité. La
supercherie n'aurait pas mis longtemps à être découverte
par quelque membre de l'Académie. H. von den Steinen189
insiste en ce sens sur la fiabilité et la valeur historique toute
singulière d'une documentation difficilement falsifiable à une
époque où le souvenir de Platon était encore bien vivant
à l'Académie. Les auteurs postérieurs ne s'y sont pas
trompés qui n'ont cessé de se transmettre comme parole
d'Évangile les notices de l'auteur.
Qu'il s'agisse d'Hermodore ou de Cicéron, il ne peut
plus dès lors être question, quant à l'authenticité
d'un voyage Platon en Égypte, d'une affabulation tardive de philosophes
par trop pressés d'inscrire leur propre doctrine et leurs
spéculations sous le vernis d'autorité d'une tradition remontant
aux sagesses orientales. Ce sont des documents contemporains ou proches de
Platon ; bien mieux, des témoignages de première main produits
par ses disciples qui ont fondé la solide tradition de son
186 Cicéron, De Republica. De la République,
L. I, 10, 16.
187 Cicéron, De fznibus bonorum et malorum.
Sur la fin des bonnes et mauvaises choses, L. V, 29, 87.
188 Cicéron, Tusculanæ Disputationes.
Débats tenus à Tusculum, L. IV, 19, 44.
189 H. von den Steinen, « Plato in Egypt », dans
Bulletin of Faculty of Arts, Fouad I University, vol. XIII, Le Caire,
mai 1951, p. 109.
68
voyage d'Égypte. Une tradition que n'ont eu qu'à
reprendre les auteurs postérieurs, quelles qu'aient été
leurs intentions.
c. Diodore de Sicile
Les témoignages de Diodore de Sicile et de Strabon,
s'ils semblent moins probants que ceux de Cicéron et d'Hermodore, n'en
sont pas moins incontournables. Diodore nous lègue une importante
Bibliothèque historique qu'il aurait composée entre 60
et 50 avant notre ère. Il y confirme dès le premier livre la
réalité d'un voyage d'étude de Platon, comme de nombreuses
autres figures du panthéon philosophique grec, en terre des pharaons
:
Après nous être étendu sur ces divers
sujets, nous dirons un mot des Grecs qui, célébrés pour
leur sagesse et leurs lumières, ont autrefois voyagé en
Égypte afin de s 'instruire dans les lois et la science de cette nation.
Les prêtres égyptiens affirment, sur la foi des livres
sacrés, qu'on a vu chez eux Orphée, Musée, Mélampe,
Dédale ; ensuite le poète Homère, Lycurgue le Spartiate,
Solon d'Athènes, Platon le philosophe ; enfin Pythagore de Samos, Eudoxe
le mathématicien, Démocrite d'Abdère et Oenopide de Chio.
Pour prouver que ces hommes ont voyagé en Égypte, ils montrent
soit des portraits, soit des lieux et des édifices portant leurs noms ;
chacun est jaloux de montrer que tous ces sages, qui font l'admiration des
Grecs, ont emprunté leurs connaissances aux
Égyptiens.19°
Toujours à propos des prêtres égyptiens,
Diodore poursuit en affirmant que « comme témoignage de toutes ces
visites, ils montrent des uns les statues, des autres les endroits ou
édifices qui portent leur nom »191. Si ce passage, dont
nous ne restituons ici qu'une bribe, revêt pour nous une importance
particulière, c'est que les dires de l'historien sont
indépendamment corroborés de trois manières, à
l'aune de documentations spécifiques. Nous connaissons ainsi un texte de
Strabon dans lequel ce dernier soutient qu'on lui aurait fait visiter dans la
cité d'Héliopolis le lieu ou auraient séjourné
Platon et Eudoxe de Cnide. Ce genre de pèlerinage organisé
n'était pas rare, et les guides, il est vrai, manifestaient peu de
scrupules à tromper les touristes en leur faisant passer des vessies
pour des lanternes. H se pourrait que les locaux aient fortement
contribué à renforcer le mythe du voyage de Platon afin d'attirer
le chaland. Cela ne retire rien au fait que pour qu'une telle stratégie
-- s'il s'agit là d'une stratégie -- s'avère payante, il
incombait a minima que la légende fût suffisamment connue
des
190 Diodore de Sicile, Bibliothèque
historique, L. I, 96, 2 (trad. F. Hoefer, 1851). Nous soulignons.
191 Diodore de Sicile, ibid.
69
Grecs. Assez, du moins, pour qu'on ait eu l'idée d'en
désigner des simulacres de preuves et que Strabon, un auteur averti, ait
pu les prendre pour argent comptant.
Pour ce qui concerne les statues évoquées par
Diodore, nous héritons du règne de Ptolémée Ier
Sôter, daté de la fm du We s. avant notre ère, un exemple
archéologique probant avec l'hémicycle du Sérapéum
de Saggâra. Fait significatif : cet hémicycle est constitué
de diverses statues juxtaposées à l'effigie de différentes
figures d'autorité de la Grèce antique. Les photographies prises
par J.-Ph. Lauer et Ch. Picard192 nous laissent apercevoir un
défilé d'illustres personnages dont la plupart,
précédemment cités par Diodore de Sicile, sont
susceptibles d'avoir effectué un voyage en Égypte. Aux hommes de
loi répondent les dramaturges, aux orateurs les philosophes ; et qui
mieux que Platon pour incarner les philosophes ? Pour ce qui nous concerne,
cette découverte archéologique signifie que moins d'un
siècle après le possible voyage Platon en Égypte, les
Égyptiens et les touristes étrangers pouvaient déjà
admirer son buste dans la grande nécropole memphite. Et probablement
même dans d'autres lieux où il se serait rendu. Cette
découverte du buste de Platon au sein de l'hémicycle du
Sérapéum étonna plus d'un helléniste, et c'est
à A. Burton que nous devons d'avoir risqué le premier ce
rapprochement avec le texte de Diodore193.
La troisième pièce en mesure d'illustrer la
citation de Diodore consiste en un corpus de vies de Platon
rédigées en langue arabe. L'usage que nous pourrions faire
à ces biographies dans l'économie de notre argumentaire reste
toutefois tout relatif, dans la mesure où ces dernières
n'apportent pas d'élément nouveau par rapport à celles que
nous tenons des Grecs. Le fait est néanmoins que l'on n'a pu
jusqu'à présent déceler aucun lien direct d'inspiration ou
de reprise entre les Vies de Platon rédigées par les Grecs et
celles de facture arabe ; ce qui tendrait à témoigner de
l'indépendance de ces deux sources. En d'autres termes, les Arabes
d'Égypte auraient frayé leur propre tradition biographique sur le
fondement de connaissances qu'ils n'auraient pas pu recueillir d'informateurs
ou de documents grecs. Vies grecques et arabes se recoupent néanmoins
sur une majorité de points -- dont le séjour de Platon en
Égypte. Un recensement critique des nombreuses biographies arabes de
Platon peut être consulté dans l'ouvrage d'A.S. Riginos,
Platonica : Anecdotes Concerning the Life and Writings of Plato
194, document fort utile à qui voudrait tenter de
reconstituer le paysage les échanges transculturels du point de vue
arabe.
192 J. Ph. Lauer, Ch. Picard, « Les statues
ptolémaïques du Sérapéion de Memphis », dans
Publications de l'institut d'art et archéologie de
l'université de Paris, Paris, 1955, p. 143 sq.
193A. Burton, « Diodorus Siculus, L. I. A
commentary », article en ligne dans EPRO 29, Leyde, 1972, p. 275
sq.
194 A. S. Riginos, Platonica : Anecdotes Concerning the
Life and Writings of Plato, Londres, Brill, 1976, p. 216 sq.
70
Sans aller jusqu'à offrir des preuves formelles et hors
de cause de l'existence d'une tradition égyptienne concernant un
séjour de Platon en Égypte, d'une version des
événements qui se serait transmise localement par-delà les
générations, le texte de Diodore mentionne toutefois suffisamment
d'indices laissant penser que les Égyptiens hellénisés ou
les Grecs égyptianisés de cette époque avaient conscience
de l'importance que l'Égypte revêtait aux yeux de Platon. Assez,
à l'évidence, pour attirer la curiosité des visiteurs
grecs en lui élevant des statues dans les lieux significatifs où
ce dernier aurait été. Semblable « culte », même
entretenu pour des raisons plus financières qu'honorifiques, serait
difficilement pensable si Platon, dans l'esprit des Grecs, ne s'était
rendu en Égypte et n'y avait longuement séjourné.
d. Strabon
Ce n'est pas sans quelques réserves que nous citons
enfin Strabon. Son témoignage nous semble des plus litigieux ; donc
à manipuler avec précaution. L'auteur ne se contente pas, en
effet, de rapporter l'existence de circuits touristiques « sur les traces
de Platon » ; il affirme lui-même le voyage Platon en Égypte,
mais en y associant le nom d'Eudoxe de Cnide. Il prétend de
surcroît avoir lui-même été se rendre sur les lieux
où auraient séjourné les deux amis :
On nous montra aussi la demeure de Platon et d'Eudoxe :
car Eudoxe avait accompagné Platon jusqu'ici. Arrivés à
Héliopolis, ils se fixèrent et tous deux vécurent
là treize ans dans la société des prêtres [..] Ces
prêtres, si profondément versés dans la connaissance des
phénomènes célestes, étaient en même temps
des gens mystérieux, très peu communicatifs, et ce n'est
qu'à force de temps et d'adroits ménagements qu'Eudoxe et Platon
purent obtenir d'être initiés par eux à quelques-unes de
leurs spéculations théoriques.195
Strabon se montre à ce sujet étonnamment
précis. H ajoute que l'astronome et disciple du maître de
l'académie aurait effectué ses relevés depuis un
observatoire égyptien196, cela en vue de composer un livre
dans la lignée d'oeuvre comme celle d'Hérodote, de Ctésias
ou d'Hécatée. Ce livre comportait de larges passages
consacrés aux théories du Nil et des inondations, aux
règles des prêtres d'Héliopolis est mentionné l'une
des tombes supposées d'Osiris ainsi que le mythe d'Ammon. Qu'Eudoxe s'en
soit ouvert à son ami ; que donc Platon et pu recueillir de sa bouche
ces différents éléments pour les
195 Strabon, Géographie, XVII, 1 (trad. A.
Tardieu, 1867).
196 Strabon, Géographie, XIV, 566.
71
réinvestir dans ses dialogues, c'est chose plausible.
Qu'Eudoxe soit allé en Égypte, nous ne le contestons pas. Et Ch.
Froidefond nous livre à ce sujet un certain nombre d'indications
bibliographiques à même de nous convaincre si nous ne
l'étions pas déjà197. Qu'il ait
accompagné Platon dans son voyage est en revanche bien plus douteux. Et
nous avons force raison d'être sceptiques, ne serait-ce qu'au vu de la
chronologie198. Cette erreur de Strabon se comprend aisément
dans la mesure où ce dernier n'a pas été directement
témoin du voyage Platon, qu'il relate par ouï-dire. Son
témoignage concernant les circuits touristiques consacrés
à Platon reste en revanche de première main, et nous n'en
demandons pas plus.
Témoins différés
Aux témoignages de première main
précédemment examinés s'ajoutent, datant de toutes
époques, un nombre considérable de références
tardives au voyage de Platon. Mais on peut mentionner ces sources étant
abstraction faite de la forte teneur idéologique qui en motive
certaines. Qu'un document soit motivé par des intentions autres qu'un
simple souci d'objectivité ne signifie pas qu'il n'est pas objectif ;
mais, tout du moins, qu'il ait existé quelque raison pour fabriquer des
faux.
a. Apulée
Aborder la question de l'authenticité de ces
dépositions nous contraint en première instance à nous
interroger sur les raisons qui auraient pu conduire ces « témoins
différés » à fabriquer des témoignages du
voyage de Platon en Égypte. Ces précisions sont d'une importance
capitale et mériteraient un examen bien plus fouillé que nous ne
saurions le mener. Citons seulement, parmi les ouvrages de
référence sur le sujet des rapports parfois ambigus des auteurs
grecs et latins à l'Égypte, les développements
intéressants de J. Bidez, dans Eos ou Platon et l'Orient
199, et ceux de D. Mallet, «Les rapports des Grecs avec
l'Égypte de la conquête de Cambyse (525) à celle
d'Alexandre (331)» zoo Rappelons seulement, au risque de simplifier, que
les auteurs dont nous allons parler ont été
197 C. Froidefond, op. cit. p. 270. Voir
également J. Yoyotte, P. Charvet, S. Gompertz, Strabon, le voyage en
Égypte, Paris, Nil édition, 1997, p. 130.
198 W. K. C Guthrie, A history of Greek Philosophy,
vol. W : Plato. The Man and his Dialogues : Earlier Period, Cambridge,
Cambridge University Press, 1986, p. 14.
199 J. Bidez, Eos ou Platon et l'Orient, Bruxelles, AMS
Press, 1945.
200 D. Mallet, « Les rapports des Grecs avec
l'Égypte, de la conquête de Cambyse (525) à celle
d'Alexandre (331) », dans MIFAO, 48, 1922, p. 125-134. D'autres
études notables sont à signaler, parmi lesquelles les travaux de
J. Pirenne, Histoire de la civilisation de l'Egypte ancienne, 3 vol.,
Neuchâtel, Albin Michel, La Baconnière, 1961-1963 ; de A. De
Gutschmid, « De rerum Aegyptiakarum scriptoribus Graecis ante Alexandrum
Magnum », dans Philologus X, 1855, p. 687 sq. ; de H.
von den Steinen, « Plato in Egypt », dans
72
christianisés ; il y avait donc un intérêt
à dévaloriser la philosophie grecque au profit de sources
orientales, c'est-à-dire proche de l'Ancien Testament. En ce sens, la
légende des pérégrinations de quelques illustres penseurs
grecs pouvait offrir l'occasion de rapporter la plus grande part du savoir grec
à des contacts que ces penseurs auraient eus avec des populations
égyptiennes et ces populations égyptiennes, avec la tradition
sémite. Cette conception suppose ainsi une chaîne unissant la
pensée grecque à l'Orient dont elle serait l'insolvable
débitrice.
Ainsi a-t-on pu voir dans le voyage supposé de Platon
une sorte de pèlerinage aux sources. Les sources en question se
confondraient avec l'Égypte où Pythagore aurait été
initié aux mystères de la religion et reçu l'essentiel de
sa science. Platon aurait souhaité compléter et approfondir sa
formation en Égypte. Car il s'agit bien d'un voyage d'études,
fait sur lequel s'accorde l'ensemble des témoignages anciens. H aurait
donc suivi le conseil de son maître qui le pressait de parcourir le monde
pour faire d'autres rencontres et apprendre davantage encore. Conseil qui
semble contraster à première vue avec l'obstination de Socrate,
bien mis en avant dans le Criton avec la prosopopée des lois
d'Athènes201, à chérir sa cité (sans
doute autant que Sparte) au point de ne la jamais quitter (sauf cas de force
majeure : service militaire, etc.), mais ce que l'on comprend sans doute mieux
si le maître en question était Pythagore. Une thèse qui se
retrouve chez de nombreux auteurs, dont Apulée, dans le De dogmate
Platonis, qui, à la suite d'une référence qu'il fait
à la biographie signée d'Olympiodore, mentionne une vie anonyme
de Platon : « ayant appris que les pythagoriciens tenaient le principe de
la philosophie de l'Égypte, il se rendit en Égypte...
»202.
b. Saint Jérôme
Idée que Jérôme de Stridon, dit saint
Jérôme, reprit à son compte huit siècles
après le périple de Platon : « Platon se rendit en
Égypte, puis chez Archytas de Tarente, et dans la région de
l'Italie que l'on appelait jadis Grande-Grèce -- voyage fort
pénible --, si bien que lui qui était maître tout-puissant
à Athènes [...] devint simple voyageur et élève
»203. Le maître redevient élève. Ainsi
Jérôme interprète-t-il ce voyage d'études comme un
acte de modestie, comparable au célèbre aveu d'ignorance qui
faisait de Socrate, aux dires de la Pythie de Delphes, le plus sage parmi les
hommes204 et plus proche,
Bulletin of the Faculty of Art, Le Caire, Fouad I
University, mai 1951 ; de K. Skobovda, « Platon et l'Egypte », dans
Archiv Orientalm, n° 20, 1952, p. 28-38 ; ou de A. S. Riginos,
Platonica, The anecdotes concerning the life and writings of Plato,
Leyde, 1976, p. 64 sq.
201 Platon, Criton, 50d.
2°2 Apulée, De dogmate Platonis. De la doctrine
de Platon, L. III, 186, col. 1, 1, 54 sq. (trad. J. Beaujeu, 1973).
203 Saint Jérôme, Lettre V, dans
Correspondance (trad. J. Labourt, 1963).
204 Platon, Apologie de Socrate, 21a.
73
certainement, de l'humilité chrétienne. La
même épître suggère que Platon aurait pris occasion
de ce voyage pour visiter les hauts lieux de l'Égypte et contempler les
pyramides205. H cite encore Memphis comme l'une des principales
stations du philosophe. Or, la ville de Memphis était connue à
cette époque pour être un centre religieux majeur ou
s'étaient développées, au fil des siècles, des
doctrines extrêmement élaborées et les spéculations
sur la nature divine et sur la création de l'univers. H y avait
là de quoi faire le bonheur d'un philosophe. Si l'on ajoute à
cela que la cité ne se situait qu'à une trentaine de
kilomètres d'Héliopolis, il paraît tout à fait
vraisemblable que Platon ait effectué ce séjour, même s'il
est peu probable qu'il ait eu avec les officiants du temple les entretiens
philosophiques mentionnés par Plutarque2°6
Des maîtres égyptiens
Cela posé, nous sommes naturellement conduit à
nous demander à quel intermédiaire Platon aurait pu avoir recours
pour pénétrer les arcanes de la sagesse égyptienne. La
seule consultation d'écrits s'accorde mal avec l'approche dialectique de
Platon. On ne sait que trop l'importance du dialogue chez l'auteur des
Dialogues. Or, au nombre des témoignages que nous ont
légués ses biographes, un certain nombre vont jusqu'à
donner le nom des interlocuteurs ou des maîtres égyptiens de
Platon. Jacques-Joseph Champollion-Figeac, frère du
célèbre égyptologue français et déchiffreur
des hiéroglyphes, égrenait encore, parmi les mentors potentiels
du philosophe les noms de Paténéït de Saïs, Ochaapis,
d'Héliopolis et Ethêmon de Sébennytos. Nous savons
aujourd'hui le philologue victime d'une confusion : ces noms sont en
vérité ceux des maîtres que Proclus disait avoir
été ceux de Solon dans son Commentaire sur le Timée
207. Nous pouvons donc écarter d'entrée de jeu
ces candidats qui devaient être momifiés depuis longtemps lorsque
Platon est arrivé en Égypte. D'autres auteurs, en particulier
Plutarque208 et Clément d'Alexandrie209, livrent
en revanche des informations à prendre avec sérieux. Sont
avancés les noms de Chonouphis et de Sechnouphis. Que valent ces
témoignages, et quel crédit leur accorder ?
2°5 Saint Jérôme, op. cit., ibid
2°6 Plutarque, Le démon de Socrate,
7, 578f.
207 Produs, Commentaire sur le Timée,
31d.
208 Plutarque, op. cit., ibid
209 Clément d'Alexandrie, op. cit.,
ibid.
74
a. Chonouphis
Dans le Démon de Socrate, Plutarque fait
mention d'entretiens qu'un certain prophète de Memphis aurait eus en
Égypte avec Platon et son ami et condisciple Simmias210. Il
peut être intéressant de noter que Simmias est un philosophe
thébain du Ve s. av. J.-C. et qu'il pourrait avoir été
disciple du pythagoricien Philolaos de Crotone, avant de devenir celui de
Socrate. Simmias pourrait donc avoir eu la même formation intellectuelle
que Platon, au confluent de l'Égypte de la Grèce, à
l'intersection des deux cultures.
Quant au maître potentiel évoqué par
Plutarque, il s'agit pour l'auteur d'un certain Chonouphis, prophète de
son état. La condition de prophète ou d'officiant de Chonouphis
se trouve homologuée par son nom même, ce que l'auteur ne pouvait
inventer. Tirant argument de solides indices phonétiques, le professeur
J. Vergote, spécialiste de l'ancien égyptien, suggère
qu'il aurait pour racine étymologique le composé hm-nfr,
« le bon serviteur [du dieu] », « le serviteur parfait
»211. Ce qui est dire que Chonouphis était en quelque
sorte, prédestiné dès sa naissance, de par sa caste,
à occuper ces fonctions religieuses. Nos connaissances actuelles de
l'égyptien ancien rendent ainsi vraisemblable l'existence historique
d'un Chonouphis prophète. A tout le moins nous indiquent-elles que
Chonouphis n'est pas qu'une pure création littéraire de
Plutarque.
Or, Chonouphis est également le nom que mentionnait
Diogène Laërte au livre VIII de ses Vies et doctrines de
philosophes illustres 212 ainsi que Clément d'Alexandrie
dans les Stromates 213. Il est alors donné comme
maître à Eudoxe de Cnide, qui séjourna pour sa part en
Égypte vers 380. Que Platon et Eudoxe aient pu rencontrer les
mêmes notables n'aurait en effet rien de surprenant lorsque l'on sait
qu'ils sont contemporains et plus encore, amis. Ils pouvaient s'échanger
les bonnes adresses. Plus surprenant ce fait que Diogène, contrairement
à Plutarque, précise de Chonouphis qu'il est
Héliopolitain. Clément d'Alexandrie se contente pour sa part de
le dire Égyptien. Ni l'un ni l'autre ne le donne pour tuteur à
Platon ; mais seulement à Eudoxe. S'agit-il donc de la même
personne ? Le Chonouphis memphite évoqué par Plutarque est-il le
même que celui des Stromates et des Vies de
Diogène ?
210 « Aussitôt les souvenirs de Simmias se
réveillèrent : «Je ne connais pas cette tablette, dit-il,
mais Agétoridas de Sparte fut envoyé par Agésilas avec
beaucoup de ces lettres à Memphis chez le prophète Chonouphis
auprès de qui nous vivions, partageant ses études, Platon,
Ellopion de Péparèthe et moi » (Plutarque, op. cit.
ibid., trad. Éd. des Places, 1950).
211 J. Vergote, « De oplossing van een gewichtig probleem
: de uocalisatie van de egyptische werkwoordvormen », dans
Mededelingen van de K. Vlaams Acad Voor Wetenscapen, Bruxelles,
1960.
212 Diogène Laërce, op. cit., L. III,
8.
213 Clément d'Alexandrie, op. cit, ibid.
75
Un indice textuel relevé dans le traité sur
Isis et Osiris 214 nous incline à
répondre par l'affirmative. Après y avoir fait l'inventaire des
épopées éducatives en Égypte de Solon,
Thalès, Platon, Eudoxe, Pythagore et Lycurgue, Plutarque décline
les noms de leurs initiateurs : celui de Pythagore, Oinouphis
l'Héliopolitain ; celui de Solon, Sonchis le Saïte ; enfin, celui
d'Eudoxe, Chonouphis le Memphite. Deux éléments retiennent notre
attention. Le premier est que le même tuteur que Plutarque affirmait dans
Le démon de Socrate être celui d'Eudoxe, ce
prophète alors héliopolitain, devient dans ce traité
memphite, tout en restant maître d'Eudoxe. L'on peut donc raisonnablement
penser que les deux Chonouphis, quelle que soit l'origine qui leur est
attribuée, ne sont qu'une seule et même personne, la même
qu'évoquent à leur tour Diogène Laërte et
Clément d'Alexandrie.
Dont acte. Peut-on conclure de là que ce personnage ait
pu instruire à la fois Platon et Eudoxe ? Rien n'est moins sûr. Le
second élément consiste en ce que Plutarque, dans son Isis et
Osiris ne mentionne pas le nom du maître de Platon. Il y a ici un
vide que l'auteur aurait pu vouloir combler en inférant
illégitimement des contacts d'Eudoxe et de Platon, leurs voyages
respectifs en Égypte, qu'ils avaient eu le même enseignement. Ce
qui revient à dire que faute d'information ou bien par maladresse,
Plutarque aurait abusivement prêté dans Le démon de
Socrate le Chonouphis, maître d'Eudoxe, à Platon
(renseignements qui, rappelons-le, ne figure pas chez Diogène
Laërte ni chez Clément d'Alexandrie). De Memphis ou
d'Héliopolis, ce Chonouphis à l'origine mal définie ne
semble pas légitime à la candidature du tutorat de Platon. On ne
peut fonder sur une seule citation, et qui pis est, sur une confusion probable,
aucune spéculation un tant soit peu sérieuse. Tout ceci laisse
intacte la question de savoir qui, si ce n'est Chonouphis, aurait pu initier
Platon aux mystères et doctrines de l'Égypte.
b. Sechnouphis
Un second prétendant à cette candidature nous
est proposé par Clément d'Alexandrie dans un passage de ses
Stromates : « on rapporte, écrit-il, que Pythagore fut
l'élève de Sonchis, grand prophète égyptien, Platon
de Sechnouphis l'Héliopolitain, et Eudoxe de Cnide de Chonouphis, lui
aussi Égyptien »215. Il apparaît ici que les
maîtres de Platon et d'Eudoxe de Cnide sont clairement distingués.
Notre embarras consiste ici en ce que le nom de Sechnouphis n'apparaît,
à notre connaissance, nulle part ailleurs que chez Clément
d'Alexandrie. Clément d'Alexandrie est donc le
214 Plutarque, De Iside et Osiride, Traité d'Isis et
d'Osiris, L. X, 354d-e.
215 Clément d'Alexandrie, op. cit, ibid
76
seul à assigner une identité crédible au
maître de Platon ; mais, précisément, il est le seul
à le faire. Nous ignorons par conséquent quelles pourraient avoir
été ses sources, et aucun recoupement n'est praticable avec un
autre texte grec ou égyptien. Est-ce à dire que nous n'aurions
aucune raison de croire (ou de ne pas croire) en ces informations ? Ce serait
verser dans l'hypercriticisme, et l'attitude n'est pas toujours de bon aloi.
S'il serait maladroit de prendre ce renseignement pour argent comptant,
celui-ci n'en est pas moins étayé par un certain nombre de
détails précis en mesure de lui garantir une certaine valeur
historique. Nous n'en relevons pas moins de quatre. Le premier ne concerne pas
directement Sechnouphis, mais l'assignation de la fonction de « grand
prophète » à Sonchis, mentor de Pythagore. Ce titre,
traduction de l'égyptien hm-ntr tpy (« premier
prophète »), correspond bien à une fonction sacerdotale
égyptienne. Plutarque désigne par ailleurs Sonchis comme ayant
été l'officiant qui conversa avec Solon tandis que ce dernier
séjournait à Saïs216. Un deuxième
élément consiste en ce que la mention de Chonouphis comme
maître d'Eudoxe de Cnide s'inscrit, comme nous avons pu le constater
d'après la confusion de Plutarque, à la suite d'une tradition
solide. Un troisième argument fera valoir que l'origine
héliopolitaine de Sechnouphis s'accorde tout à fait avec le
séjour prolongé dont nous avons quelque raison de croire qu'il
fut effectivement celui de Platon dans cette ville217. Le dernier
élément concerne l'historicité de ce même
personnage. De même que l'onomastique venait au renfort de la croyance en
celle de Chonouphis, l'analyse étymologique rapproche le nom de
Sechnouphis d'un anthroponyme égyptien, Sbk-nfr, signifiant
« le bon Sobek », ou « Sobek est parfait ». Sauf à
considérer que Clément d'Alexandrie fut suffisamment bon locuteur
égyptien, on ne peut suit aisément lui en attribuer la
paternité ; d'autant, rappelons-le, il s'agit d'un hapax.
En sorte que si, d'entre les deux noms avancés par les
historiographes, il nous fallait choisir lequel aurait été le
plus susceptible d'avoir été celui du maître de Platon,
nous opterions sans doute, en fin des fins, pour Sechnouphis. Ce choix pour
toutes les raisons, mais également avec toutes les réserves que
nous avons dites. L'on peut songer que le voyage de Platon étant
déjà une chose controversée, lui assigner des
maîtres le serait d'autant plus. Mais il existe une autre voie. Rien
n'interdit de prendre, tout à l'inverse, l'indication et même
l'évocation de maîtres de Platon comme un indice
supplémentaire de l'authenticité de son voyage.
216 Plutarque, Vies parallèles des hommes illustres,
t. I : Vie de Solon, 2, 26, 1 et idem, De Iside et Osiride,
Traité d'Isis et d'Osiris, L. X, 354d-e.
217 Cf. infra. : « L'itinéraire du voyage de Platon
».
77
D) Itinéraire du voyage de Platon
La condamnation à mort de Socrate, en 399 av. J.-C.,
fut pour Platon un événement politique capital pour la
compréhension de son oeuvre. Elle contraignit nombre de ses disciples
à prendre momentanément le large -- le terme est de mise -- pour
ne pas s'exposer. C'est bien ce que relate Diogène Laërce, se
fondant sur le témoignage direct d'un proche disciple de Platon dont
nous avons déjà parlé : «... Ayant atteint
l'âge de 28 ans, selon ce que dit Hermodore, il se réfugia
à Mégare auprès d'Euclide, avec aussi quelques autres
socratiques218. Platon avait effectivement 28 ans en 399 ; plus
frappant est l'emploi du verbe « réfugier ». Pline l'Ancien,
dans son Histoire Naturelle 219, parlerait pour sa part plus vertement
d' « exil » : « Exiliis velus quam peregrinationibus
susceptis ». Le même départ est relaté sans
variantes significatives chez Cicéron220,
Apulée221 et Olympiodore222. Tout porte à croire qu'il
y a donc bien eu une période à partir de l'année 399
durant laquelle Platon, les circonstances ayant déterminé son
départ d'Athènes, a voyagé ; et c'est au cours de ce
voyage qu'aurait eu lieu son séjour en Égypte.
L'itinéraire des
pérégrinations
Mort de Socrate. Éteint par la démocratie. Si
l'événement devait décevoir bon nombre d'aspirations du
jeune Platon en matière politique elle allait plus encore donner
à ses écrits une nouvelle impulsion. Si l'on en croit
Gomperz223, Platon a relativement peu écrit avant son
départ d'Athènes. De fait, même à souscrire à
l'hypothèse de Willamovitz et Robin224, reprise par
Taylor225, selon laquelle l'anecdote évoquée par Diogène
Laërce au sujet du Lysis est authentique, force est de
reconnaître que la plupart des grands dialogues datent d'après la
mort de Socrate226. Il n'est pas impossible, et Gomperz le soutient,
qu'il ait pu même rédiger un certain nombre de ses oeuvres au
cours de ses voyages plutôt qu'à son retour. Aussi admettons
communément que le Gorgias date de
218 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences
des philosophes illustres, L. III, 6 et L. II, 106.
219 Pline l'Ancien, Naturalis Historia. Histoire naturelle,
L. XXX, 9. 22° Cicéron, De Republica. De la
République, L. I, X, 16.
221 Apulée, De dogmate Platonis. De la doctrine de
Platon, L. III, 186.
222 Olympiodore le Jeune, In Platonis Gorgiam commentaria.
Commentaire sur le Gorgias de Platon, 41, 7.
223 T. Gomperz, Les penseurs de la Grèce : histoire
de la philosophie antique, t. I : Les commencements, trad. A.
Reymond, Paris, Payot, 1908-1910, p 265-266 et 309.
224 Respectivement U. von Wilamowitz-Moellendorff, Platon,
Berlin, Weidmann, 1920 et L. Robin, Platon, Paris, Presses
universitaires de France, Les grands penseurs, 1968, p. 40.
223 A. E. Taylor, Plato, Londres, Constable, 1902, p.
21.
226 W. Jaeger adopte cependant une position
légèrement différente. Cf. à ce sujet W. Jaeger,
Paideia, la formation de l'homme grec, 2 vol., trad. André et
S. Devyver, Paris, Gallimard, 1964. Jaeger, Paideia, trad. Anglaise, Oxford, p.
88 et notes.
78
son retour de Grande Grèce, ce qui pourrait expliquer
les nombreux éléments et allusions référant
à l'orphisme et au pythagorisme227. Fr. Daumas situe
précisément sa rédaction entre 395 et 390,
conformément aux indications de Croiset228 ; en tout
état de cause après 394, si l'on souscrit aux datations de
Dodds229. Il constate à compter de ce dialogue une sorte de
« d'élargissement dans l'information de Platon ». Il en
infère qu'en sus des influences de doctrine ésotérique
grecque, l'auteur y aurait pu transposer certains aspects de la morale
égyptienne.
a. Aspects pratiques
Pour avoir été précipités, les
voyages d'étude de Platon ne se seraient pas projetés sans
préparatifs. Platon, pour être philosophe, n'en est pas moins
astreint aux mêmes nécessités matérielles que
n'importe quel Grec. Sans doute avait-il des points de chute, des amis pour
l'héberger, des connaissances comme Théodore, à
Cyrène où il est dit qu'il fut considéré comme un
hôte. Reste qu'il est difficile d'envisager que Platon n'ait pas pris
quelques précautions pour garantir le bon déroulement de son
voyage d'études. Plutarque, dans la Vie de Solon 230
et Grégoire de Naziance dans le Carmen Liber 231 se
font l'écho d'une tradition ancienne affirmant que Platon aurait pris
soin d'emporter avec lui une pleine cargaison d'huile afin de s'acquitter des
frais de son long séjour, et de faire face à d'éventuels
impondérables. Détail relayé plus récemment par L.
Robin dans son ouvrage consacré à Platon : « un tel voyage
pour un Athénien n'avait rien d'une aventure, et Platon, dit-on,
l'aurait fait en négociant, emportant avec lui une cargaison de huile,
le produit de ses olivaies ; vendue sur le marché de Naucratis, elle
devait lui procurer le moyen de continuer son voyage »232.
Détail d'autant plus vraisemblable qu'en dernière analyse Platon,
issu de l'aristocratie athénienne, était sans doute aussi
propriétaire foncier et devait posséder des exploitations.
Surtout, l'huile d'olive faisait partie du lot de marchandises et de
denrées typiques qu'Athènes exportait couramment vers d'autres
ports méditerranéens. D'autres ports, inclus celui de Naucratis
d'Égypte. Ainsi, dans une étude intitulée « L'Olivier
et l'huile d'olive dans l'ancienne Égypte », Ch. Dubois mentionne
la découverte de nombreux tessons de jarre de facture grecque dans cette
ville même233. L'article fait par ailleurs
22' Cf. T. Gomperz, op. cit., t. II, p.
353 ; Robin, op. cit., p. 172 ; surtout, E. R. Dodds, Les Grecs et
l'irrationnel, Berkeley, Champs-Flammarion, 1997, p. 209.
228 Platon, Gorgias, A. Croiset (éd.), Paris,
Budé, Belles Lettres, 1923, p. 102.
229 Platon, Gorgias, E.R. Dodds (éd.), Oxford,
Oxford University Press, 1959, p. 28. 238 Plutarque, Vies parallèles
des hommes illustres, t. I : Vie de Solon, 2, 8.
231 Grégoire de Naziance, Carmen Liber, I, II,
311.
232 L. Robin, op. cit., p. 5.
233 Ch. Dubois, « L'olive et l'huile d'olive dans
l'ancienne Égypte », dans Revue de philologie, n°49,
1925, p. 73 et notes 5-6.
79
précisément référence au «
commerce de Platon ». Un commerce alors très
développé si l'on en croit
D. Mallet234, et qui n'ajoute que plus de
crédit à l'hypothèse d'un séjour prolongé de
Platon en Égypte.
Deux autres indices nous sont donnés dans les dialogues
de Platon de la véracité de ces préparatifs et
précautions pécuniaires. Le premier, pittoresque, peut être
relevé en République 436-a, ainsi que dans les Lois
en 747-c, où il est par deux fois évoqué la «
cupidité des Égyptiens » dont Platon fait un trait de
civilisation. On peut sans doute imaginer qu'il écrivait sous le coup du
souvenir de certaines tractations ardues qu'il avait dû mener avec les
négociants d'Égypte. Connaissant la réputation des
marchands grecs, on ne saurait douter que ceux-là devaient être
particulièrement durs en négoce. D. Mallet fait sienne la
suggestion235 que Froidefond, pour sa part, reprend non sans quelque
réserve236. Le second indice de ces préparatifs pour
le voyage d'Égypte figure dans le Gorgias, en 511 d-e,
lorsqu'au détour d'une conversation Platon mentionne le prix de la
traversée entre Athènes et l'Égypte.
Précisément, Platon évoque la traversée dans le
sens Égypte-Athènes, c'est-à-dire du voyage de retour.
L'on peut légitimement inférer de ces deux éléments
(le prix et le sens de la traversée) qu'il s'agissait d'un souvenir
récent ; d'un souvenir vécu, et non d'un simple « on dit
». Ce qui, en outre, renforcerait la thèse selon laquelle le
Gorgias aurait été rédigé au retour
d'Égypte.
b. Le tour de Méditerranée
Une difficulté surgit immédiatement lorsque l'on
tente de retracer l'itinéraire des grandes pérégrinations
de Platon. Moins au sujet des lieux visités que sur l'ordre de visite de
ces différents lieux. Les témoignages anciens évoquent
tantôt, après Mégare et Cyrène, la Grande
Grèce puis l'Égypte, tantôt l'inverse, autrement dit
l'Égypte puis la Grande Grèce. Quels témoignages sont les
plus vraisemblables ? Il convient pour en décider de critiquer leurs
sources. Trois sources en l'occurrence, évoquent une escale en Italie du
Sud qui aurait précédé le départ pour
l'Égypte : il s'agit de Quintilien, de Diogène Laërte et
d'Olympiodore. Le témoignage de Quintilien figure dans ses Inst.
Orat., et précise dans le texte : « Non contentus disciplinis,
quas praestare poterant Athenae, non pythagorum, ad quos in Italiam
navigaverat, Aegypti quoque sacerdotes adiit atque eorum arcana perdidicit
»237. Il semble manifeste que Quintilien ici recherchait un
effet de gradation ; à telle enseigne qu'il faudrait considérer
l'ordre évoqué davantage comme un tour de rhétorique
plutôt que
234 D. Mallet, « Les rapports des Grecs avec
l'Égypte », dans Mémoires publiés par les membres
de l'institut français d'archéologie orientale du Caire
(IFAO), n°48, Le Caire, 1922, p. 147, et idem, « Les
premiers établissements grecs en Égypte », dans op.
cit., n°12, Le Caire, 1893.
233 D. Mallet, op. cit., p. 131.
236 Reprise par C. Froidefond, dans Le mirage
égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971, p. 306.
237 Quintilien, De institution oratoria. De l'institution
oratoire, L. I, 12, 15.
80
comme un fait établi, comme un renseignement
chronologique. Que le souci de Quintilien ne soit pas d'abord d'ordre
historique ne préjuge en rien toutefois de la véracité des
faits qu'il retranscrit. Si peu que Diogène Laërte, dont nous avons
dit le témoignage -- en tant qu'adossé à celui d'Hermodore
-- éminemment crédible, rapporte dans ses Vies que
Platon aurait quitté Cyrène d'abord pour l'Italie du Sud afm d'y
retrouver Philolaos et Eurytos, avant de partir pour
l'Égypte238. L'atteste enfin Olympiodore, qui précise
sans ambages que Platon a d'abord arpenté les hauts lieux de Grande
Grèce avant de gagner l'Afrique239. Une chose au moins
apparaît sûre : si donc Platon a bien pu effectuer le voyage de
retour depuis l'Égypte (probablement depuis le port et comptoir grec de
Naucratis) jusqu'au Pirée, le port d'Athènes, ce ne saurait
être du Pirée qu'il aurait effectué son voyage aller.
Raison de plus pour ne citer dans le Gorgias que les deux drachmes du
voyage retour.
Un examen plus poussé des témoignages des
différents auteurs mentionnant l'ordre des escales de Platon au cours de
ses grandes pérégrinations de 399 -- 388, laisse aviser un
dossier beaucoup plus complexe qu'il y paraît en première analyse.
D'autres auteurs évoquent effectivement l'Égypte juste
après Cyrène... et avant l'Italie. D'autres auteurs, et non des
moindres. Parmi eux, Cicéron240, dont il a été
dit précédemment que ses renseignements, d'une grande
fiabilité, lui provenaient directement de l'Académie.
Également Apulée qui reconduit cet ordre dans le De Platon
241, de même que Jérôme dans sa Lettre
53 242, Olympiodore dans sa Vie de Platon
243 et Psellos dans son épitre sur la
Chrysopée 244 Ces témoignages faisant de
l'Italie une destination seconde sont en contradiction patente avec ceux
précédemment cités qui s'inscrivent dans la ligne de
Diogène Laërte. Notre perplexité s'aiguise encore à
lire Olympiodore dans l'un et l'autre camp. Nous nous retrouvons donc fort
embarrassé. Ne sachant plus à quel historiographe se vouer.
Comment résoudre cette antilogie ? Est-ce l'Italie avant l'Égypte
ou l'Égypte avant l'Italie ? Peut-on souscrire à l'une quelconque
des deux options sans remettre en cause la crédibilité des
auteurs partisans de l'autre ?
La solution consiste moins à opposer les deux corpus de
témoignages qu'à les considérer comme
complémentaires, c'est-à-dire partiels. C'est là la
troisième voie, retenue par Fr. Daumas245 comme par
238 Diogène Laërce, op. cit., L. III, 6.
239 Olympiodore le Jeune, op. cit., 41, 7-8.
24° Cicéron, De Republica. De la
République, L. I, X, 16.
241 Apulée, op. cit., L. III, 186.
242 Saint Jérôme, Lettre LIAI, dans
Correspondance (trad. J. Labourt, 1963).
243 Olympiodore le Jeune, Vita Platonis. Vie de Platon,
L. I, éd. Didot, p. 4, col. 1, 1. 13-14.
2` Psellos, Épître sur la
chrysopée, V.
243 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne de la
tripartition de l'âme chez Platon », dans Mélanges A.
Gutbub, publications de la recherche, Montpellier, OrMonsp II, 1984, p.
41-54.
81
B. Mathieu246 ainsi que
Gomperz247, qui nous permet de rendre ces différentes sources
cohérentes entre elles. Il s'agirait d'admettre que Platon a
réellement effectué deux voyages en Grande Grèce
: l'un après son séjour à Cyrène, l'autre
après son séjour en Égypte. H n'y aura pas à
s'étonner par suite qu'un certain nombre d'auteurs, en déclinant
tous ses voyages, aient fait se succéder l'Égypte à la
Cyrénaïque, les deux contrées se situant l'une et l'autre
sur le même continent. H y aurait donc non pas un, mais deux grands
voyages entrecoupés de plusieurs retours à Athènes, sans
doute pour raisons matérielles. La Lettre VII 248
nous apprend au surplus que c'est à l'âge de quarante ans que
Platon, pour la première fois, contemple Syracuse. Cela seul, il est
vrai, ne permet pas, comme le signale Svoboda249 d'en inférer
qu'il s'agissait de son premier séjour en Grande Grèce ; toujours
est-il que Platon se trouvait bien à Tarente en 388 et que c'est bien en
388 qui s'est rendu à Syracuse avant de regagner Athènes. La
période des grandes pérégrinations seraient donc à
situer entre 399 et 388. En combinant l'ensemble des témoignages
autorisés, nous obtenons pour ordre de succession des escales de Platon
deux séquences distinctes :
Premier voyage
Mégare, chez Euclide
|
Athènes (?)
|
Cyrène, chez Théodore
|
Athènes (?)
|
Tarente (Italie du Sud), chez Philolaos et Eurytos
|
399 av. J.-C.
246 B. Mathieu, « Le voyage de Platon en Égypte
», dans Annales du Service des Antiquités de l'Égypte
(ASAE) 71, t. LXXI, Le Caire, 1987, p. 153-167.
247 T. Gomperz, op. cit., t. II, p. 266-267.
248 Platon, Lettre VIL 324a.
249 K. Svoboda, « Platon et l'Égypte », dans
Archiv Orientalni n°20, Prague, 1952, p. 29.
82
Second voyage
Athènes
|
Grande Grèce, chez Archytas
Egypte Athènes de Tarente et Denys de
Syracuse
|
Athènes
|
388 av. J.-C.
Ce n'est pas par simple jeu d'érudition que nous
attachons tant d'importance à ces questions d'itinéraire. Leur
importance serait de peu si l'on n'avait tiré prétexte des
apparentes contradictions entre ces deux ensembles de témoignages pour
récuser la thèse d'un voyage de Platon en Égypte.
c. L'itinéraire du voyage en Égypte
Reste à savoir si la durée du séjour de
Platon en Égypte lui laissait suffisamment de temps pour recueillir
toutes les informations qu'il désirait, pour rencontrer
d'éventuels maîtres égyptiens et pénétrer les
arcanes de la sagesse égyptienne.
À cette question pratique, K. Müller et F.
Dübner, dans Strabonis Geographica 250,
répondent en extrapolant d'un épitomé de
Strabon251 qu'il aurait demeuré trois années
complètes à Héliopolis. Un autre épitomé de
Paris fait valoir treize années, à l'instar des manuscrits
(« triskaideka »). Comment s'explique un tel écart ?
Ils se feraient, pour les auteurs, qu'un moine copiste ayant jugé que
trois années n'étaient pas suffisantes pour que les officiants
d'Égypte communiquent leurs secrets à Platon, il aurait
recopié une durée fallacieuse, en sorte que son erreur se trouve
répercutée dans les manuscrits ultérieurs. Cette variation
par rapport à l'original a bien été relevée par G.
Kramer à l'occasion de sa propre édition critique de l'oeuvre de
Strabon252. H existe également une autre explication qui
tient à la durée totale des voyages de Platon. Th. Gomperz, dans
son étude sur Les penseurs de la Grèce, relève
que treize années se sont effectivement passées entre la mort de
Socrate en 399 et en 387, la fondation de l'Académie. L'auteur aurait
donc attribué abusivement ces treize années au seul séjour
de Platon en
25° K. Müller, F. Eübner, Strabonis Geographica, :
graece cum versione reficta, 2 vol. Didot, Paris, 1853, p. 685 et notes
critiques p. 1041.
251 Strabon, Epit. Palat., dans Géographie, L.
XVII, 29, c 807.
252 Strabon, Géographie, dans OEuvres de
Strabon, t. III, (éd.) G. Kramer, Berlin, 1852, p. 376,1.25 et
notes.
83
Égypte253. Une telle durée,
qu'elle soit de trois ou de treize ans, apparaissait suffisamment longue pour
qu'une partie de la tradition antique relègue à la
dernière période des pérégrinations de Platon son
séjour en Égypte254. S'il est risqué d'avancer
plus précisément la date exacte de ce voyage, nous savons
néanmoins, grâce aux travaux de E. des Places255 que
Platon est resté à Mégare jusqu'en -396 ; ayant par suite
séjourné quelque temps à Cyrène ainsi qu'en Italie
du Sud, la vraisemblance voudrait qu'il n'arrivât pas en Égypte
avant au moins -394. Ce chiffre liminaire avait déjà
été arrêté par A. de Gutschmid256. Fr.
Daumas majore cette date d'un an supplémentaire, pour la fixer à
-395. En compulsant plus largement les informations anciennes dont nous
disposons avec ces différentes enquêtes chronologiques, nous
obtenons que la durée du voyage en Égypte s'étendrait dans
l'intervalle entre 395 et 392.
Un intervalle qui coïncide avec les règnes
du deuxième et troisième pharaon de la XXIXe dynastie.
Précisément, c'est en 392-393 que se situe l'intronisation du
pharaon Achôris ; date à laquelle Platon se trouvait donc encore
en Égypte. Cela posé, il se trouve dans le Politique une
virulente critique du régime égyptien. Platon déplore que
les devins et prêtres soient à l'égal de l'homme royal :
ils tirent bien trop d'orgueil de leur fonction. L'auteur ne dénie pas
leur importance, une importance qui tient d'abord à leur rôle de
médiation entre l'homme et les dieux ; mais cette fonction ne doit pas
prendre le pas sur celle du pouvoir politique. Elle en est un augment. Un
« adjuvant » propose Brisson257. Aussi, dans
l'idéologie trifonctionnelle mise en lumière par Dumézil
la fonction religieuse dédouble la fonction régalienne et lui
demeure subordonnée. L'avènement d'Achôris, contemporain de
Platon, éclaire sous un tout autre jour cette réflexion du
Politique. Il se pourrait effectivement que ce soit à cet
événement de l'histoire égyptienne que l'auteur se
réfère lorsqu'il écrit qu'« en Égypte, un roi
ne peut commander sans dignité sacerdotale et par conséquent,
s'il arrive qu'il se soit élevé par la force en venant d'une
autre caste, il sera finalement obligé de se rallier à cette
dernière »258. Phrase à laquelle Ch. Froidefond
consacre une analyse plus détaillée dans son
ouvrage259. Nous ne prétendrons pas la restituer
intégralement ; seulement rappeler d'une part que l'onction sacerdotale
était effectivement prescrite depuis la fin de l'époque ramesside
; de l'autre préciser qu'Achôris n'était effectivement pas
l'héritier légitime du pharaon précédent,
Néphéritès.
253 T. Gomperz, op. cit., t. II, p. 269 et note
1.
254 U. von Wilamowitz-Moellendorff, op. cit., p.
82-83.
255 E. des Places, Pindare et Platon, Paris, Beauchesne,
Philosophie, 1997, p. 17.
256 H. A. von de Gutschmid, « Les premiers
établissements des Grecs en Égypte », dans Mémoires
publiés par les membres de la mission archéologique
française au Caire, Le Caire, 1924, p. 687 sq.
257 L. Brisson, « L'Égypte de Platon
», dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothèque
d'Histoire de la Philosophie, 2000.
258 Platon, Politique, 290d-e.
259 C. Froidefond, op.cit., p. 303.
84
L'onomastique fournit ici encore une indication
précieuse quant aux origines relativement « modestes » du
personnage260. Il venait donc effectivement « d'une autre caste
» que celle des prêtres. Or, le pharaon était le premier
élément du haut clergé égyptien. Platon a bien
perçu cette hiérarchie.
Rigoureusement parlant, le pharaon est prêtre et
même le seul véritable prêtre ; les autres membres du
clergé ne sont que « ritualistes » ou « officiants »
: ils entretiennent le culte. Si l'emploi du mot prêtre est courant pour
désigner les Égyptiens de l'Antiquité qui oeuvraient aux
services des dieux, il peut être trompeur tant leur fonction était
éloignée de celle, bien ancrée dans la culture
occidentale, des prêtres catholiques. C'est par délégation
qu'ils accomplissent les rites dans les divers sanctuaires d'Égypte.
Pharaon est le seul intermédiaire entre les divinités et les
mortels. Le maintien de l'ordre social et cosmique exigeant des cultes
journaliers à travers toute l'Égypte, le pharaon ne peut en
assurer seul l'exécution matérielle. C'est là le
rôle fondamental du prêtre : suppléer Pharaon dans
l'exécution des rites quotidiens261. Le pharaon lui seul --
en tant que dieu -- est en mesure de communiquer avec les dieux. Les
études d'égyptologie intéressée à cette
période suggèrent que contrairement à son
prédécesseur, Achôris n'aurait pas été
soutenu par le pouvoir sacerdotal et a dû s'imposer par la force. Les
données archéologiques recoupent ici précisément
les indications données par Platon. Les dates autant que les faits. Et
il serait loisible d'en conclure que Platon a effectivement été
témoin des troubles occasionnés par la succession de
Néphéritès ; que donc l'enseignement qu'il tire de ce
passage se fonde sur une réalité historique. Il se pourrait par
conséquent que nous tenions ici une autre attestation de la date du
séjour, a fortiori, de l'authenticité du voyage de
Platon en Égypte.
Le tour d'Égypte
Supposons donc authentique, pour les besoins de la
démonstration, le périple égyptien de Platon. Nous avons
essayé précédemment de retracer l'itinéraire des
grandes pérégrinations du philosophe. Nous avons tenté de
situer, dans l'économie de ses voyages d'études, la place
occupée par l'Égypte. Demeure un point aveugle : celui des
différentes escales qu'y auraient fait Platon. Quelle fut
l'itinéraire de Platon en Égypte ? Quelle ville aura-t-il
visité ? Quels monuments ; quels temple ; quelles « maisons de vie
» rattachées à ces villes aura-t-il arpenté ?
Qu'aurait-il pu voir et recevoir de l'Égypte susceptible d'avoir
infléchi sa pensée et de se retrouver dans ses dialogues ?
260 Cf. G. Posener, « Hakoris. An Egyptian noble man and
his family », dans Revue d'Égyptologie (RDE) n°21,
Paris, Peeters, 1969, p. 148-150 et l'article « Hakoris » de H. de
Meulenaere, dans H. W. Helck (éd.), Lexikon derAgyptologie (LdA),
vol. II, 1997, p. 931 sq.
261 S. Sauneron, Les prêtres de l'ancienne
Égypte, Paris, Seuil, Points Histoire, 1998.
85
Nous manquons cruellement d'informations à même
de nous permettre de détailler ses différentes stations. Les
éléments précis qui pourraient indiquer les villes
où s'est rendu Platon sont relativement rares et clairsemées. Au
vrai, loin de figurer dans les biographies les témoignages d'autres
auteurs, les meilleurs renseignements que nous pouvons trouver se situent
déjà dans les dialogues, et nous aurons maintes occasions de nous
en rendre compte. Pour l'essentiel, le plus probable est que Platon ait d'abord
séjourné à Naucratis, sur la branche canopique. H suivait
en cela les traces de ses prédécesseurs illustres. Solon, ainsi
que le mentionne Plutarque dans la biographie qui lui dédie, « se
rendit d'abord en Égypte et séjourna, comme il le dit
lui-même, près des bouches du Nil, aux rives de Canope
»262. De même pour Hérodote, comme le
démontre C. Sourdille dans un ouvrage qu'elle consacre à
l'intéressé263. Situé dans la région
nord-occidentale du delta, ce port était effectivement, comme nous
l'avons vu, l'ancrage idéal pour accueillir et décharger les
navires de fret en provenance et à destination de la
Grèce264. Platon pouvait en cet endroit échanger ses
victuailles -- ces amphores d'huile -- contre de la monnaie locale et se
procurer un guide parmi les nombreux Égyptiens bilingues.
Sa première destination aurait alors été,
selon Fr. Daumas, Hermopolis (parva) où l'on rendait culte au dieu Thot,
assimilé à Hermès, que Platon appelle « Theuth »
dans son dialogue du Phèdre, conformément à la
prononciation égyptienne. H aurait ensuite poursuivi vers Saïs ;
Sais qui sert de décor, rappelons-le, au entretiens de
Solon265. Saïs, qui est encore la ville jumelle
d'Athènes, et dont la
262 Plutarque, Vies parallèles des hommes
illustres, t. I : Vie de Solon, 26,1. Un témoignage
à prendre avec circonspection. En dépit de son attestation aussi
bien chez Plutarque, que chez Hérodote et chez Platon (bien qu'au
détour d'un mythe), le voyage de Solon reste un dossier des plus
controversés. Il se pourrait qu'en dernier ressort, l'auteur du
Timée n'ait jamais fait que « pasticher » le fragment
d'Hérodote mettant en scène les entretiens de Solon au temple de
Saïs, et que Plutarque ait pour sa part repris cet épisode, tablant
sur la bonne foi de ses prédécesseurs. Ce qui nous amène
à reculer d'un pas, et à nous demander si tout dans
Hérodote peut être admis pour véridique. Comme l'affirmait
Dumas, espiègle, on peut violer l'Histoire, si c'est pour engendrer de
beaux enfants...
263 C. Sourdille, La durée et l'étendue du
voyage d'Hérodote en Égypte, thèse
présentée à la faculté de lettres de
l'université de Paris, Paris, E. Leroux, 1910)
264 P. Montet, Géographie de l'Égypte
ancienne, part. I : « To-mehou, la Basse Égypte », Paris,
C. Klincksieck, 1957.
265 Platon, Timée, 21a-27a. Au lendemain des
événements relatés dans la République,
cependant même que s'ouvrent dans la cité d'Athènes
des festivités publiques en l'honneur de la déesse poliade,
Critias, ayant rejoint Socrate, lui dit s'être remémoré une
vieille histoire qu'il tient de son aïeul. Critias l'Ancien -- son
ancêtre homonyme -- aurait pris occasion d'un jour de
célébration semblable à celui-ci, la fête des
Apaturies (aussi dédiées à Athéna), pour lui faire
le récit du voyage entrepris par le législateur Solon en terre
des pharaons. Solon se serait entretenu sur place avec un officiant du
clergé de Saïs, ville particulièrement «
athénophile » et dont le temple est supposé abriter en son
sein la mémoire oubliée de l'Athènes archaïque.
Athènes en son âge d'or, semblable par ses institutions à
la Kallipolis que Socrate évoquait la veille, et dont l'Athènes
contemporaine serait une manière d'héritière.
Athènes de 9000 ans son aînée, dont seuls demeurent les
traces écrites authentifiant la transmission orale qu'en
perpétuent les prêtres. Une Athènes héroïque
enfin, ayant fait la démonstration de ses vertus guerrières au
détriment de l'impérialisme des
86
divinité majeure est Neith, assimilée à
Athéna266. Avant de se rendre à Memphis, il aurait
séjourné longuement à Héliopolis. Le choix
d'Héliopolis comme lieu de résidence s'explique par sa
réputation de grand centre culturel et religieux. Réputation
largement méritée. Il faut à cet égard se garder
des commentaires déçus que Strabon, quatre siècles
après Platon, fait de la science héliopolitaine, dont il ne
relève plus que le génie architectura1267.
Réputation de capitale spirituelle par excellence, largement
relayée par Hérodote268 au Livre II de son
Enquête : les Héliopolitains sont en effet, selon ses
dires, « les plus avant des Égyptiens »269. La
question du séjour de Platon à Héliopolis a inspiré
plus récemment un ouvrage fondateur de R. Godel, intitulé
Platon à Héliopolis d'Égypte 270, dans
lequel l'auteur ne fait aucun mystère de sa conviction concernant
l'authenticité de la présence du philosophe en une cité
dépositaire d'un savoir plurimillénaire.
Retenons de tout ce qui précède que Platon soit
arrivé en Égypte par la bouche canopique, qu'il ait
débarqué au port de Naucratis et qu'il ait poursuivi sa route en
remontant le Nil pour se fixer à Héliopolis. Traçons cet
axe sur une cartographie de l'Égypte telle qu'elle se présentait
alors.
Atlantes ; Athènes archétypique, en somme,
très éloignée de l'Athènes flegmatique ayant, il
n'y avait pas longtemps de cela, été forcée de s'incliner
devant la puissance militaire de Sparte. Sur la question controversée de
l'identité de Critias et ses implications, voir aussi J. Labarbe, «
Quel Critias dans le Timée et le Critias de Platon ? », dans
Sacras Erudirn, n°31, 1989-1990, p. 239-255. Sur les
différentes strates (Platon, Critias le Jeune, Critias l'Ancien, Solon,
le prêtre de Saïs, la tradition orale, des documents écrits)
participant à la mise en abîme du récit de l'Atlantide ;
sur le parallélisme entre les Apatouries se déroulant -- ou se
télescopant -- aux différentes époques d'Athènes ;
sur l'éventuelle identification de l'Athènes archaïque
à la Kallipolis ; enfin, sur les similitudes entre les institutions de
Saïs et celles de la République, cf. T. H. Martin,
Études sur le Timée de Platon, t. 1, Paris, Ladrange,
1841 ; en part. Dote n°13, p. 257-333. Quant à la thématique
brûlante de l'Atlantide, contentons-nous d'extraire d'une bibliographie
censément foisonnante les éclairantes contributions de J.-Fr.
Mattéi, « Le mythe de l'Atlantide », dans Platon et le
miroir du mythe. De l'âge d'or à l'Atlantide, Paris, PUF
Quadrige, 2002 et de P. Vidal-Naquet, « L'Atlantide et les Nations »,
dans La Démocratie grecque vue d'ailleurs Paris,
Champs-Flammarion, 1990, p. 140 sq.
266 Pour ce qui relève de l'identification de la
déesse Neith à Athéna (Platon, Timée, 21e)
et du jumelage des villes de Saïs et d'Athènes, cf. l'article
« Neith » de A. Rush, dans Revue d'égyptologie (RE),
vol. XVI, 2, Paris, Peeters, 1935, 2205-2206, l'étude de J. Vandier,
H.-C. Puech et R. Dussaud, Les anciennes religions orientales t. I :
« La religion égyptienne », Paris, Presses
Universitaires de France, 1949, p. 16, 19, 25, 164, ainsi que les notes
n°4 et 5, de T. H. Martin, op. cit., p. 248-251.
267 Strabon, Géographie, L. XVII, 1, 29.
268 Pour un exposé plus détaillé du
séjour d'Hérodote à Héliopolis d'Égypte, se
reporter au commentaire de A. B. Lloyd figurant dans son édition du
Livre II, A. B. Lloyd, Herodotus Book IL Leyde, 1976, p. 16 sq.
269 Hérodote, L'Enquête, L. II, 3.
27° R. Godel, Platon à
Héliopolis d'Egypte, Paris, Les Belles Lettres, 1956.
87
Le delta du Nil durant la Basse Époque 271
~auche
endésieniie
~Boucne
L AC )" Ta ti l2que
Bol%
Canopi4gi
CAN~PE
L ACl D DKOU
LAC
T MSAH
LACS
AMERS
MENZALEH
Vçiermoçygis SEBENNYTOS
A15 MENDES
NAUCRATIS
5'km
F H
NMEMPHIS
HELIOPOLIS
H apparaît à la lumière de ce parcours que
les trois villes égyptiennes citées dans les dialogues de Platon
-- « cité de Theuth » (Hermopolis parva), Saïs et
Naucratis -- sont toutes les trois situées de part et d'autre du chemin
reliant Thônis-Héracléion (la future Canope), à
Héliopolis. Thônis, le point d'entrée ; Héliopolis,
le point d'arrivée. En d'autres termes, les trois villes
convoquées dans les dialogues sont également des villes que
Platon lui-même est hautement susceptible d'avoir visitées.
Prenons les choses par l'autre bout : trois des villes que Platon est hautement
susceptible d'avoir visitées se trouvent nommément citées
dans ses dialogues. Disons encore : la convergence entre, d'une part, les
témoignages laissant entendre que Platon serait entré en
Égypte par la bouche canopique pour atteindre Héliopolis et,
d'autre part, le fait que les trois villes citées dans ses dialogues se
soient trouvées sur cet itinéraire ; cette convergence nous
paraît trop parfaite pour relever d'une simple
271 Cartographie reprise et adaptée de B. Mathieu, «
Le voyage de Platon en Égypte », dans Annales du Service des
Antiquités de l'Égypte (ASAE) 71, t. LXXI, Le Caire, 1987,
p. 153-167.
88
coïncidence. Arrêtons-nous quelques instants sur
chacune de ces villes et lisons ce que nous en dit Platon.
a. Hermopolis Parva
Sans délivrer son nom, Platon localise la
première des trois villes « aux environs de Naucratis
d'Égypte », et indique dans le Phèdre qu'elle
serait consacrée à « Theuth ». Le passage en question ;
et plus précisément encore, l'amorce de la phrase se
référant à Theuth a fait l'objet de différentes
traductions. Ces variations sont, pour ce qui concerne notre
problématique, d'une importance cruciale. Le texte original se
présente comme suit :
"Hxovxa roivvv =pi Navicparty 'fig Airvitiov ysvÉaeat iwv
&ci imamhv riva eswv, o xai rè ôpvcov i pèv 8 Sr)
iccaoi aiv "I(3ty · aviw SE ôvoua iw Saigovi civat Osve 272
Passage que Léon Robin traduit : « j'ai entendu
raconter qu'il y avait aux environs de Naucratis d'Égypte un ancien dieu
de là-bas dont précisément l'oiseau sacré est celui
qu'on appelle l'ibis ; le nom de la divinité elle-même est Theuth
». Les traductions ne sont jamais exemptes d'une part d'arbitraire. Cette
arbitraire peut parfois s'avérer changer du tout au tout le sens d'un
énoncé. Or, une caractéristique sur laquelle insiste Fr.
Daumas et que chez Platon, « l'emploi du moindre procédé
[littéraire] est extrêmement significatif et toutes les
suggestions de cadres, d'objets ou de styles sont à accueillir et
à saisir »273. Cette importance des
procédés de construction et du biais de traduction s'illustre
à propos de la position dans la phrase de la particule «peri
» : «si nous ne savions pas que Socrate, sauf pour des
expéditions militaires en service commandé, n'avait jamais
quitté Athènes, la place de peri Naukratin nous
permettrait de traduire assez fidèlement : "voilà, j'ai entendu
raconter aux environs de Naucratis d'Égypte qu'il y avait un ancien dieu
de là-bas..." »274. L'enjeu, nous le voyons, consiste
à décider qui de Platon ou du dieu « Theuth » est ici
mentionné comme se trouvant aux environs de la cité portuaire. H
se pourrait à cet égard que notre auteur ait
délibérément recherché l'équivocité.
Ambiguïté que rendrait mieux la traduction : « voilà,
aux environs de Naucratis d'Égypte, j'ai entendu dire qu'il y avait un
ancien dieu... ». Nous avons donc plusieurs interprétations
possibles ; et laissons le lecteur juge de ses préférences.
272 Platon, Phèdre, 274c.
273 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne du jugement de
l'âme dans le Gorgias de Platon », dans Mélanges R.
Godel, Paris, 1963, p. 187-191.
274 1bid,.
p. 189 sq.
89
Nonobstant cet aspect formel, Platon nous livre deux
renseignements concernant cette cité : d'une part, sa proximité
géographique avec la ville de Naucratis ; de l'autre, le nom de sa
divinité poliade. H s'agit très probablement d'Hermopolis parva,
alors la capitale du IIIe nome de Basse-Égypte, effectivement
située à une soixantaine de kilomètres au sud-est de
Canope. Comme nous l'indique de plus A.H. Gardiner275, Hermopolis
n'était guère éloignée de l'actuelle Damanhour,
c'est-à-dire à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest
de Naucratis. Ce que précise effectivement la particule itspl. S'il y
avait donc une ville « aux environs de Naucratis d'Egypte », ce ne
pouvait être qu'Hermopolis parva.
La même Hermopolis est évoquée plus tard
dans la Géographie de Strabon, qui la situe « sur la
droite de la branche canopique, lorsqu'on remonte vers Memphis
»276. Or il est bien question, comme le suggère Platon
et comme son nom égyptien l'indique (Per-Djéhouty, «Le
Domaine de Thot »), d'un centre religieux consacré au dieu
Thot/Theuth-- Thot et Hermès (Hermopolis : cité d'Hermès)
étant assimilés dans les essarts du syncrétisme
gréco-égyptien. Les informations que nous délivre
apparemment si légèrement Platon serait donc bel et bien
fondées. Il semble par ailleurs que Platon connaissait bien ce dieu dont
il faisait dans le Philèbe le créateur et le patron de
la grammaire, de la phonétique277, ainsi que du calcul, de
l'astronomie, des jeux et de l'écriture. Est-ce à conclure qu'il
nous faille opter pour la traduction qui ferait de Platon un visiteur
d'Hermopolis et qu'il aurait recueilli ces renseignements sur place ? La
prudence est de mise. S'il est tentant d'en convenir, J. McEvoy se défie
des jugements par trop hâtifs que nous pourrions porter : « que
notre philosophe ait ou non personnellement visité l'Égypte, ces
allusions témoignent d'une vaste connaissance [...], mais pour moi une
telle connaissance était le propre de tout Athénien
cultivé »278.
b. Naucratis
La référence à Naucratis apparaît
dans le Phèdre 279, et nous avons déjà
entrepris de la commenter. Nous avons exploré toute la
fécondité d'une traduction qui serait la suivante :
«voilà, aux environs de Naucratis d'Égypte, j 'ai entendu
dire qu'il y avait un ancien dieu... ». Moyennant quelques variantes
auxquelles nous souscrirons, reste ce fait que Platon, chaque fois, ne localise
la ville de Theuth que par rapport à Naucratis. Cette dernière
ville était, comme nous l'avons rappelé, un
275 A. H. Gardiner, Ancient Egyptian Onomastica, t. II,
Oxford, Oxford University Press, 1947, p. 197.
276 Strabon, Géographie, L. XVII, 1, 22.
277 Platon, Philèbe, 18b.
278 J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte
», article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993.
279 Platon, Phèdre, 247c.
90
véritable comptoir, un carrefour culturel et une
plate-forme à la fois touristique et commerciale depuis sa cession
diplomatique aux Grecs par Amasis. Sur le marché de Naucratis
s'échangeaient céramiques, vins, huile et métaux rares
venus de toute la Grèce contre des contingents de papyrus, de lin, de
blé et de denrées locales, trésors du Nil. Naucratis
allait rester, pour toute l'époque saïte, le plus vaste complexe
maritime et portuaire égyptien libre d'accès aux
étrangers. A telle enseigne que c'est à Naucratis principalement
qu'arrivaient la majorité des Grecs souhaitant se rendre en
Égypte280. Si donc par impossible, Platon ne devait avoir
fréquenté qu'une seule et unique ville au cours de son
périple en terre des pharaons, le port de Naucratis serait le candidat
tout désigné.
c. Saïs
La troisième ville égyptienne citée par
Platon sert de décor aux entretiens de Solon, rapportée par
Critias le jeune au début du Timée : «En
Égypte, dit Critias, dans le Delta formé par le Nil qui, se
divisant au sommet du triangle, l'enveloppe de ses bras, on trouve le nome
saïtique dont la plus grande ville, Sais, est la patrie du roi Amasis. Les
habitants ont pour protectrice de leur ville une déesse dont le nom
égyptien est Neïth, et qui, suivant eux, est la même que
l'Athéna des Grecs. Ils aiment beaucoup les Athéniens, et ils se
disent de la même origine »281. L'on notera tout d'abord
la précision avec laquelle Platon localise géographiquement la
cité de Sais ainsi, et, à l'instar de ce qu'il en était
pour Theuth, le fait qu'il réfère nommément à
l'appellation égyptienne de la divinité poliade. La
précision toponymique interpelle effectivement dans le contexte d'un
récit à portée rhétorique. Quant à l'usage
des onomata locaux, il semble bien trahir une connaissance directe de
Sais. Or, il se trouve que nous est parvenue, datée du IIIe
siècle avant notre ère, une lettre fictive d'un auteur
pseudo-socratique adressée à Platon. Ce genre de lettre
constituait très probablement un exercice d'école, comme nous
l'apprend J. Souilhé dans sa volumineuse compilation282 ; son contenu
n'en est pas moins à prendre en considération. En l'occurrence,
cette lettre, la 28e des Epistolographi graeci tient pour choses
établies cette escale de Platon à Saïs : « à
leur retour d'Égypte, des gens honorables nous ont rapporté
qu'après avoir visité l'Égypte entière, tu
séjournais à présent dans le nome appelé saïte
»283. Ce troisième élément, s'il n'apporte
aucune certitude, contribue néanmoins de manière significative
à corroborer
280 Cf. A. Bresson, « Rhodes, l'Hellénion et le
statut de Naucratis », dans Dialogues d'histoire ancienne (DHA),
n°6, Paris, 1980, p. 291-349.
281 Platon, Timée, 21e.
282 Platon, Oeuvres complètes, L. XIII, part.
1,
éd. et trad. J. Lhé, Paris, Les
Belles Lettres, Universités de France, 1926, p. 18.
283 Epistolographi Graeci. Recensuit, recognovit
adnotatione critica et indicibus instruxit, Lettre 28,
éd. et trad. R. Hercher, J.-Fr.
Boissonade, A. Westermann, Paris, Didot, 1871, p. 627.
91
notre hypothèse selon laquelle Platon a bel et bien
sillonné cette cité, a même enseigne que les deux autres
qu'il cite dans ses dialogues.
E) Indications dans les Dialogues
En dernière analyse, l'appréciation globale des
oeuvres de Platon permet au lecteur attentif de consigner une liste quelque
vingt-et-une références explicites à
l'Égypte284. Un recensement plus avancé de ces
allusions dans l'économie des Dialogues fait ressortir le fait que ces
dernières abondent dans les écrits de maturité et de
vieillesse. D'abord succinctes, accidentelles ou du moins incidentes dans les
oeuvres de jeunesse, leur nombre augmente autant que leur importance dans la
« période de transition » pour culminer dans les dialogues
tardifs. Un accroissement quantitatif, mais également qualitatif : les
passages égyptiens vont bientôt faire l'objet de
développements à part entière. Spécifiquement dans
le Philèbe, où se voit introduit le personnage de Theuth
qui participe pleinement du schéma dialectique. De la même
manière, le mythe égyptien du Phèdre
synthétise non seulement le thème central de ce dialogue,
mais encore toute la rhétorique platonicienne. Quant à la fresque
du Timée, elle introduit, et justifie, et prête une
assise historique aux propos de Critias comme à la République
telle qu'elle était envisagée dans le dialogue qui le
précède immédiatement selon la chronologie
dramatique285. Moins structurés, les développements
des Lois prêtent enfin à l'Égypte une
valeur exemplaire qu'il n'est plus guère possible de considérer
pour marginale.
284 Ceux-ci se répartissent de la manière
suivante : Gorgias, 482b, 511d ; Ménéxène,
239e, 241e, 245d ; Euthydème, 288b ; Phédon,
80c, République, 436a ; Phèdre, 257d, 274c
sq ; Politique, 264b, 290de ; Tinée, 21c sq ;
Critias, 108d sq ; Philèbe, 18b ; Lois, 656d
sq, 747c, 799a sq, 819a sq, 953e ; Epinomis 987a.
285 « Les citoyens et la cité que tu nous as
représentés hier comme dans une fiction, nous allons les
transférer dans la réalité ; nous supposerons ici que
cette cité est Athènes et nous dirons que les citoyens que tu as
imaginés sont ces ancêtres réels dont le prêtre a
parlé. Entre les uns et les autres la concordance sera complète
et nous ne dirons rien que de juste en affirmant qu'ils sont bien les hommes
réels de cet ancien temps. [...] Suivant le récit et la
législation de Solon, je ferai d'eux des citoyens de notre cité,
les considérant comme ces Athéniens d'autrefois, dont la
tradition des récits sacrés nous a révélé la
disparition, et dès lors je parlerai d'eux comme étant des
citoyens d'Athènes (Platon, Timée, 26b-27c). Critias
propose ainsi de mettre en place un parallèle entre ce qu'il
présente comme la « fiction » de la République telle
qu'elle ressortissait des discussions de la veille, et la «
réalité » de l'Athènes archaïque telle que
dépeinte par l'officiant de Saïs. Pour citer J. McEnvoy, « il
est remarquable que Platon fait implicitement la liaison entre la cité
idéale qu'il avait présentée dans la République
et Athènes qui, dans le passé, semble se rapprocher le plus
d'elle. De surcroît, il réalise cette référence
à travers l'Égypte, dont la stabilité admirable dans les
connaissances historiques et scientifiques autant que dans l'organisation
politique (fort semblable à la structure de la cité
idéale, avec le roi-prêtre et la division des citoyens en castes)
font d'elle un modèle plus solide encore, puisqu'elle existe dans le
présent, de ce qu'une société doit être. D'autant
plus que c'est le prêtre égyptien, représentant-serviteur
du dieu, qui donne une leçon au législateur «homme
divin» - de l'Athènes contemporaine du philosophe ». (Cf. J.
McEnvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte », dans Kernos
n°6, Varia,
92
Les Dialogues de Platon comprennent ainsi de nombreuses
indications, commentaires et connaissances précises sur l'Égypte.
Ces connaissances concernent la géographie, l'histoire, la religion, les
organisations sociales et politiques, l'art, l'éducation et les moeurs
égyptiennes. Des historiens aux dramaturges en passant par les
philosophes, nous avons pu, au commencement de ce chapitre, considérer
les diverses sources possibles auxquels Platon aurait pu recueillir ce type de
renseignements. Nous avons établi des recoupements, suffisamment
nombreux pour nous faire douter de la nécessité d'un voyage de
Platon en Égypte. C'est méconnaître que de nombreuses
autres allusions figurent dans les dialogues qui n'étaient pas chez ses
prédécesseurs. C'est à relever ces allusions, point
d'orgue de notre démonstration, que nous consacrons l'ultime section de
ce chapitre.
Frais de transport
Au nombre des renseignements sur l'Égypte qui ne se
retrouvent effectivement nulle part ailleurs, ou plus exactement dans aucun
texte à notre connaissance des auteurs antérieurs ou
contemporains de Platon, est le prix du voyage de retour au Pirée
à partir de l'Égypte. Cette allusion figure dans le Gorgias,
lorsqu'au détour de la conversation, Socrate rétorque
à Calliclès qui faisait cyniquement valoir que les puissants
doivent écouter la voix de leurs intérêts, miser sur le
paraître, que l'expertise seule est à même de conduire les
passagers à bon port. Voulant donner un exemple de technique utile et
cependant sans prétention, exemple à même de transposer le
rapport du gouvernement au gouverné, Socrate évoque
l'allégorie classique de la navigation :
Et cet art est d'allure et de tenue modeste ; il ne fait
pas d'embarras, il n'affecte pas de grands airs comme s 'il accomplissait des
choses merveilleuses, bien qu'il nous rende les mêmes services que
l'éloquence judiciaire. Quand la science du gouvernail nous
ramène sans détour d'Égine, sains et saufs, elle se fait
payer deux oboles, je crois ; si c'est de l'Égypte ou du Pont, si c'est
de très loin -- et alors qu'elle nous rend un immense service puisque,
comme je l'ai dit tout à l'heure, elle nous sauve la vie, à
nous-mêmes, à nos enfants, à nos richesses et à
nos
1993, p. 270 et 274-275). Nous aurions donc affaire à
un télescopage articulant, d'une part, la vérité mythique,
atemporelle -- celle des idées -- à, d'autre part, la
vérité historique transmise par les prêtres
égyptiens, incluse dans une périodicité de cycles et
d'éternels retours. « Ce qui doit être » (la Belle
cité de la République) se voit alors projeté dans
« ce qui fut » et qui, par conséquent, « sera » dans
un avenir plus ou moins proche. Un paradoxe intéressant à relever
serait que tout en présentant la cité idéale (?) comme une
« fiction », Critias désamorce sa dimension utopiste en
l'inscrivant dans une temporalité. Il recourt pour ce faire à un
récit qui semble, malgré qu'il en ait, présenter toutes
les caractéristiques du mythe (cf. E. Voegelin, « Plato's Egyptian
Myth », dans The journal of Politics, vol. IX, n°. 3,
Londres, Cambridge University Press, 1947, p. 307-324), à savoir le
récit de l'officiant de Saïs. Un mythe pour justifier un autre
mythe ?
93
femmes --, elle demande au plus un paiement de deux drachmes
au moment de débarquer sur le rivage.286
A supposer qu'elles fussent extraite d'un dialogue tel que les
Lois ou la République, ces quelques lignes ne nous
auraient sans doute pas arrêté. Le fait est qu'elles proviennent
du Gorgias ; à savoir précisément d'un dialogue
dont nous avons tout lieu de supposer qu'il fut écrit durant ou bien
immédiatement après le retour de Platon de son séjour
d'Égypte. Chronologie qui expliquerait que notre auteur, songeant
à un exemple de navigation lointaine, opte spontanément pour
celui de la traversée Égypte-Athènes ; ensuite seulement
au même voyage en sens contraire. Bien plus : qu'il connaisse
précisément le montant demandé : deux drachmes. Luc
Brisson précise287 à titre informatif qu'il s'agit
là d'une somme relativement modique, correspondant pour une famille
entière à deux jours de salaire d'un ouvrier dans
l'Athènes de l'époque. Pourquoi l'Égypte et pas Tarente,
Crotone ou Syracuse, ou quelque autre port grec de Méditerranée ?
A moins de n'y voir qu'un pur hasard, cette référence
spontanée à l'Égypte conforte significativement
l'hypothèse d'une traversée récente depuis la terre des
pharaons à l'heure où Platon rédige le Gorgias. Relevons
en outre que Platon précise un peu plus loin que le voyage d'aller
coûte également deux drachmes. Ce que Platon ne pouvait savoir
sans s'être renseigné depuis le port d'Athènes, ou sans
avoir aussi effectué au moins une traversée en partance du
Pirée. Une induction tout à fait favorable à l'idée
que Platon serait revenu et reparti plusieurs fois de sa cité natale au
cours de ses grandes pérégrinations.
Blasphèmes platoniciens
Le même dialogue contient une autre allusion
d'importance à l'une des grandes figures du panthéon
égyptien. Socrate tente à ce point de la conversation de
convaincre Calliclès de revenir sur ses conclusions philosophiques,
à savoir « que commettre l'injustice et, pour celui qui a commis
l'injustice, ne pas expier est le dernier des maux »288. C'est
à la cohérence qu'il en invoque alors pour inciter son
interlocuteur à reconsidérer sa thèse. Faute de quoi,
Calliclès se condamnerait à la contradiction -- contradiction en
tant que l'homme cherche toujours le bien. Contradiction qui serait donc
dysharmonie de l'âme, et qui caractérise précisément
l'homme injuste lors même que Calliclès défmissait l'homme
juste comme un individu habile à le paraître ; en d'autres termes,
comme un expert capable de mettre en oeuvre tous les moyens -- dont l'injustice
-- pour accomplir qu'il croit être dans son intérêt -- qui
ne saurait être l'injustice. Socrate l'en avertit : « ou bien si tu
laisses ce point
286 Platon, Gorgias, 511d.
287 L. Brisson, « L'Égypte de Platon », dans
Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la
Philosophie, 2000.
288 Platon, Gorgias, 482b.
94
sans réfutation, par le dieu chien, dieu des
Égyptiens, Calliclès ne sera pas d'accord avec
soi-même, ô Calliclès, mais sera en dissonance durant toute
sa vie »289. Il peut être édifiant de mettre ce
passage en relation avec un autre extrait, tiré de la Vie de Platon
d'Olympiodore : « il faut aussi savoir qu'il [Platon] est allé
en Égypte trouver les prêtres et qu'il y a appris auprès
d'eux la science sacrée. C'est pourquoi aussi dans le Gorgias
il dit : "non, par le chien qui est dieu chez les Égyptiens"
»290. Remarquons au passage de légères variations entre le
texte original du Gorgias et la citation qu'en donne Olympiodore. Et
le biographe de préciser : « le rôle que jouent en effet les
statues divines chez les Grecs, les animaux le jouent chez les
Égyptiens, parce qu'ils sont le symbole de chacun des dieux auxquels ils
sont consacrés »291
a. « Par le dieu chien, dieu des Égyptiens
»
Svoboda, comme la plupart des commentateurs de Platon, indique
bien que cette divinité par laquelle jure Socrate n'est autre
qu'Anubis292. Anubis est le dieu protecteur des nécropoles ;
on l'associe au culte funéraire, aux pratiques
d'embaumement293 et, originellement à la pesée du
« coeur » (psychostasie) du défunt dans la salle des Deux
Maât ; fonction qu'il occupera jusqu'à la réforme
289 Ibid. (nous soulignons).
290 Olympiodore le Jeune, Vita Platonis. Vie de Platon,
L. I, 5.
291 Ibid.
292 K. Svoboda, « Platon et l'Égypte
», dans Archiv Orientâlni, n°20, Amsterdam, 1952, p.
28-31.
293 Nous héritons par Hérodote d'un
précieux témoignage des pratiques funéraires de
momification qui avaient cours dans la vallée du Nil : « Tout
d'abord à l'aide d'un crochet de fer, ils retirent le cerveau par les
narines ; ils en extraient une partie par ce moyen, et le reste en injectant
certaines drogues dans le crâne. Puis avec une lame tranchante en pierre
d'Éthiopie, ils font une incision le long du flanc, retirent les
viscères, nettoient l'abdomen et le purifient avec du vin de palme et,
de nouveau, avec des aromates broyés. Ensuite, ils remplissent le ventre
de myrrhe pure broyée, de cannelle et de toutes les substances
aromatiques qu'ils connaissent, sauf l'encens, et le recousent. Après
quoi, ils salent le corps en le couvrant de natron pendant soixante-dix jours ;
ce temps ne doit pas être dépassé. Les soixante-dix jours
écoulés, ils lavent le corps et l'enveloppent tout entier de
bandes découpées dans un tissu de lin très fin et enduites
de la gomme dont les Égyptiens se servent d'ordinaire au lieu de colle.
Les parents reprennent ensuite le corps et font faire un sarcophage de bois,
taillé à l'image de la forme humaine, dans lequel ils le
déposent ; et quand ils ont fermé ce coffre, ils le conservent
précieusement dans une chambre funéraire où ils
l'installent debout, dressé contre un mur » (Hérodote,
L'Enquête, L. II, 86). Notons ceci que l'historien se contente
de décrire les aspects « médicaux », «
chirurgicaux » du rite, sans mentionner nulle part sa dimension
mythologique. Il n'est nulle part fait référence aux «
quatre fils d'Horus » qui servaient d'effigie aux vases canopes
censés contenir les humeurs du défunt ; non plus qu'au
taricheute, au prêtre et praticien gouvernant la cérémonie,
et portant pour cette occasion un masque d'Anubis. Sur toutes ces omissions et
sur leur signification, cf. T. Bardinet, « Hérodote et le
secret de l'embaumeur», dans Parcourir l'éternité.
Hommages à Jean Yoyotte, Bruxelles, Brepols, Bibliothèque de
l'École des Hautes Études-Sciences religieuses, 2012, p. 59-82.
Si donc Platon pouvait trouver chez Hérodote quelque renseignement sur
les momies et sur les procédés de thanatopraxie, ce n'est pas
toutefois par Hérodote qu'il aurait pu s'instruire des
représentations « canines » de son « dieu chien »,
patron des embaumeurs.
95
osirienne qui l'en destituera pour le réduire au
rôle de psychopompe. Dévolution originelle qu'il faudra garder
à l'esprit lorsqu'il sera question de mettre en parallèle le
thème du jugement chez Platon et la pesée du «coeur»
tel qu'elle se trouve décrite dans le Livre des Morts
égyptien294. L'emploi dans le dialogue de l'expression
« dieu chien » rend compte des deux principales
représentations d'Anubis, soit sous la forme d'un canidé noir
(chacal ou chien sauvage), soit sous celle d'un homme cynocéphale. Il
fait partie des principales divinités du XVIIe nome de
Haute-Égypte et figurait également parmi les plus anciennes de la
mythologie égyptienne295. Les Grecs connaissaient bien ce
dieu dont Callimaque ne fut sans doute pas le premier à transcrire le
nom depuis la langue égyptienne, Inpou ou Anepou « celui qui a la
tête d'un chacal (ou d'un chien sauvage) » en caractères
grecs, comme il ressort d'un fragment du poème évoqué par
Strabon (« Voilà le dromos, le dromos sacré d'Anubis
»296). Les Grecs de la période alexandrine
l'assimileront plus tard au dieu Hermès, intronisant au panthéon
du syncrétisme gréco-égyptien la déité
d'Hermanubis. Son allure peu
294 Nous nous référerons pour ce chapitre
à l'édition et à la traduction de P. Barguet du Livre
des Morts des Anciens Égyptiens, Paris, Éditions du Cerf,
1967.
295 Sur la figure mythologique et les attributions d'Anubis --
et de ses prototypes -- à l'époque prédynastique et sous
l'Ancien Empire (gardien, taricheute, psychopompe, huissier), se reporter aux
travaux de l'égyptologue T. DuQuesne, The jackal Divinities of Egypt
I: From the Archaic Period to Dynasty X Londres, Darengo, Oxfordshire
Communications in Egyptology, n° VI, 2005. Pour une approche
centrée sur les particularités et sur les représentations
du dieu à l'époque de Platon, on pourra consulter l'article d'A.
Charron, « Les canidés sacrés dans l'Égypte de la
Basse Époque», dans Égypte, Afrique et Orient, vol. 23,
Avignon, 2001, p. 7-23. Non moins intéressant, celui de Fr. Dunand et de
R. Lichtenberg sur les dieux canidés, « Anubis, Oupouaout et
les autres», dans Parcourir l'éternité. Hommages
à Jean Yoyotte, vol. 156, Bruxelles, Brepols, Bibliothèque de
l'École des Hautes Études-Sciences religieuses, 2012, p. 427-440.
Cette dernière référence a le mérite d'ouvrir de
nouvelles pistes de recherche en direction d'autres divinités plus
archaïques identifiables au « dieu chien » de Platon.
L'identification par Svoboda (op. cit.) de ce dieu chien à Anubis n'est
pas si assurée qu'elle nous permette d'exclure à si peu de frais
la possibilité que Platon songe à quelque autre divinité
qui partagerait cette caractéristique. L'Égypte avait à sa
disposition bien d'autres candidats. Parmi les plus sérieux était
le dieu Oupouaout (lift. « celui qui ouvre les chemins »),
initialement dénommé Sed, que l'on retrouve parfois
mentionné dans les textes des pyramides sous l'appellation de «
chacal du sud » (s3b smsw). Une épithète qui rend raison de
ses diverses représentations sous l'aspect d'un chacal, d'un lycaon ou
d'un chien sauvage. Le dieu arbore ainsi les mêmes traits qu'Anubis,
à ceci près qu'il est le plus souvent représenté en
station verticale. Il symbolise l'union des deux Égyptes et assume, tout
comme Anubis, la fonction psychopompe du guide accompagnant les ba dans leur
élévation. Son existence est attestée dès
l'époque prédynastique, où il est honoré en sa
qualité d'auxiliaire cynégétique (de prototype de l'animal
de chasse). Son culte était toujours actif à l'heure où
Platon visita l'Égypte. Oupouaout avait alors ses temples à
Abydos, Lycopolis/(Assiout), Quban, El-Hargarsa, Memphis et -- cité
jumelle d'Athènes -- Saïs, dont nous n'aurons de cesse que
d'entendre parler. Si néanmoins la piste d'Oupouaout apparaît
recevable, d'aucuns pourraient lui objecter la plus grande probabilité
que la réputation d'un dieu du renom d'Anubis soit parvenue aux oreilles
de Platon bien avant celle de son compétiteur. Qui peut le plus peut le
moins ; la réciproque est rien moins qu'assurée. Si bien que le
faute d'être certaine, l'identification communément admise entre
le « dieu chien » de Platon et l'Anubis des Égyptiens ne cesse
pas d'être la plus vraisemblable. Sur la figure mythologique d'Oupouaout,
cf. Y. Guerrini, Recherche sur le dieu Oup-ouaout, des origines à la fin
du Moyen-Empire, Mémoire de maîtrise d'égyptologie de
l'Université Paris IV -- Sorbonne, Paris, 1989.
296 Strabon, Géographie, L. XVII, 28.
96
commune lui valut également de nombreuses
références dans la littérature latine, nous le retrouvons
couramment affublé de l'épiclèse d'Anubis latrator,
l'aboyeur.
Anubis embaumeur sur la momie de Sennedjem, relief
peint297
L'évocation du « dieu chien » du Gorgias nous
conduit directement à la momification. Au nombre des attributions
propres au dieu Anubis figurent effectivement encore la thanatopraxie, ou la
préparation cultuelle du nouveau corps du défunt, de son corps
éternel, divin. Un passage du Phédon mentionne
explicitement la débauche d'efforts des Égyptiens pour
arrêter la corruption du corps au moyen de l'embaumement, lequel devait
paraître un rite fort étonnant aux yeux des Grecs plus
habitués à immoler qu'à conserver les corps : «
Réfléchi à ceci, dit Socrate : une fois que l'homme est
mort, sa part visible, son corps, qui a sa place dans le lieu visible, bref ce
qu'on appelle cadavres immédiatement ; cela résiste au contraire
pendant un temps assez long. Ce temps peut même être tout à
fait considérable si, au moment de la mort, le corps est plein de
vitalité et se trouve dans l'épanouissement de la jeunesse. Et je
ne parle pas du corps émacié et décharné à
la façon de momies d'Égypte, car lui se conserve quasi
entièrement pendant un temps inimaginable »298. Sans
avoir eu besoin d'assister de visu à de pareilles pratiques, Platon
pouvait connaître les momies humaines d'après leurs
représentations ou même les momies d'animaux qui
s'échangeaient en guise d'offrandes sur le parvis des temples.
297 « Anubis embaumeur et la momie de Sennedjem »,
peinture murale du tombeau de Sennedjem, 19e dynastie (Nouvel empire), ref.
c.1297-1185 BC, Deir el-Medina, Thèbes, Égypte.
298 Platon, Phédon, 80c.
97
b. « Par notre dieu Ammon »
Outre cette référence, on trouve encore, dans le
dialogue du Politique une allusion du même tonneau à un
dieu égyptien. H s'agit là encore d'une référence
ou sous forme de juron, prononcé par Théodore de Cyrène,
mathématicien grec, précepteur de Platon et pythagoricien dans
l'âme, qui s'illustra entre autres choses grâce à ses
découvertes sur les nombres irrationnels et sur les incommensurables299
: « Par notre dieu Ammon, voilà qui est bien parler, Socrate, et
justement, et tu as vraiment de la présence d'esprit de me reprocher
cette faute de calcul. Je te revaudrai cela une autre fois. Pour toi,
étranger, ne te lasse pas de nous obliger, continue et choisis d'abord
entre le politique et le philosophe, et, ton choix fait, développe ton
idée »300 Théodore précise bien qu'il
s'agit là de son dieu -- l'un de ses dieux -- ; ce qui peut
être interprété comme une référence au fait
que Jupiter-Ammon avait son oracle en Libye ; que donc ses offices avaient lieu
principalement dans l'actuelle Cyrénaïque dont Théodore
était originaire. S'il est certain qu'en ces deux occasions, Platon
invoque les dieux égyptiens sur une modalité
blasphématoire et passionnelle, il ne sera pas question pour nous d'en
discuter les ressorts philosophiques. Nous renvoyons pour cette enquête
notre lecteur à l'étude d'A. Lefka301, nous
contentant, pour nous, de remarquer qu'il s'agit à chaque fois pour
notre auteur de « recadrer », de « sanctionner » une
dérive manifeste par rapport à la règle -- que cette
règle fut, en dernière instance, de nature
épistémologique ou morale302 -- : soit que l'un des
interlocuteurs s'écarte
299 Platon fait référence à ses
enseignements à l'occasion du Théétète. Il
fait ainsi dire à Socrate, son double dramatique, que «
Théodore nous [de qui ce « nous » est-il pronom ?] avait
tracé quelques figures à propos des racines et nous avait
montré que celles de 3 pieds et de 5 pieds ne sont point pour la
longueur commensurables avec celle d'un pied, et, les prenant ainsi, l'une
après l'autre, il était allé jusqu'à celle de 17
pieds et il s'était, je ne sais pourquoi, arrêté là
» (Platon, Théétète, 148c-150a). Platon, qui
n'est pas né de la dernière pluie, sait pertinemment pourquoi son
maître s'était « arrêté là »... Pour
un essai de reconstitution de la doctrine authentique de Théodore de
Cyrène et sur la question de son rapport (et de son apport) à la
philosophie pythagoricienne, cf. L. Robin, La pensée grecque et les
origines de l'esprit scientifique, Paris, Albin Michel, L'évolution
de l'humanité, 1973, p. 199 seq.
300 Platon, Politique, 257b.
301 A. Lefka, « Par Zeus ! Les jurons de
Platon », dans Revue de Philosophie Ancienne, n°21,
Bruxelles, 2003, p. 36 (« par Ammon ») et p. 44-45 (« par le
chien »). Voir également J. Lallemand, Le mécanisme des
jurons dans la Grèce antique, t. I, mémoire de
l'université de Liège, Liège, 1968.
3°2 Ce qui, considéré à l'aune de
l'intellectualisme de Platon, revient au même : la connaissance du bien
implique le bien-agir : « nul n'est méchant volontairement »
décrète Socrate dans le Gorgias (Platon, Gorgias
499e). On retrouve également cette conception dans les Sagesses de
l'Égypte antique : « Je veux te faire connaître le vrai dans
ton esprit, en sorte que tu fasses le juste devant toi... » annonce
l'auteur du Papyrus Chester Beatty IV, vers 1200 avant J.-C. Comme l'ont
respectivement fait remarquer P.-M. Foucault et P. Hadot la connaissance
jusqu'à l'époque moderne « transforme » le sujet ;
sujet qui se construit, qui s' « auto-réalise », se «
subjective » en relation avec cette connaissance. La connaissance n'est
pas encore cette chose désincarnée et extérieure au sujet
connaissant qui cependant la fonde, qu'elle allait devenir avec Kant et
Descartes. Ce serait, de même, l'une des plus importantes ruptures
engagée par Saint Augustin, et reconduite par un Rousseau auteur du
Discours sur les sciences et les arts, que d'avoir opéré
l'autonomisation de la
98
du sujet ou de la méthode convenue pour l'entretien,
soit qu'il s'agisse de réprouver l'amoralisme opportuniste de l'individu
mû uniquement par ce qu'il croit être son
intérêt. Le dieu Ammon est ainsi mentionné dans le contexte
d'un «juste rappel », selon les mots de Théodore, à la
faveur duquel Socrate convie l'intéressé à en revenir
à la méthode dialectique pour entreprendre, après
s'être penché sur le cas du sophiste, de définir l'homme
politique. Quant au « dieu chien », il pointe le bout de sa queue au
détour d'un argumentaire visant à faire valoir la « juste
punition » d'une faute, d'un crime ou d'un comportement
répréhensible, que celui-ci soit sanctionné par la justice
humaine ou par un tribunal divin. Les dieux de l'Égypte sont, en tout
état de cause, dans la vision de Platon, des redresseurs de torts.
Le négoce égyptien
Platon étrille à plusieurs reprises la
cupidité des Égyptiens, un peuple selon lui
caractérisé par l'attrait des richesses. Il cultive
également certaines idées peu élogieuses sur les «
enfants du Nil ». Dans la taxinomie des caractères qu'il
élabore dans la République sur un modèle
très pythagoricien, il fait de « l'amour de l'argent » un
trait typique des Égyptiens, lors même qu'il fait de «
l'amour du savoir » le propre des habitants de la Grèce :
N'est-ce pas une nécessité pour nous de
convenir que le caractère et les moeurs d'un État sont dans
chacun des individus qui le composent? Car évidemment c'est de
l'individu qu'ils ont passé dans l'État. En effet, il serait
ridicule de prétendre que cette énergie passionnée qu'on
attribue à certains peuples, comme les Thraces, les Scythes et en
général les habitants du nord, ou ce goût de l'instruction
qu'on peut croire naturel aux habitants de ce pays, ou cette avidité de
gain qui caractérise les Phéniciens et les Égyptiens,
n'ont pas passé de l'individu dans l'État. 303
connaissance et de l'éthique. Encore que cette liaison
typiquement socratique a semblé s'étioler au fil des dialogues de
Platon. La connaissance, pour rester l'aiguillon du bien en ce qui concerne le
philosophe, est relayée pour le commun des hommes par une conformation,
voire un conditionnement -- osons le mot, par un « dressage » --
à la règle morale à la faveur des lois, des mythes, des
arts et des activités de la cité réglementés par
ses gardiens. Cette dissymétrie entre le philosophe et le vulgaire
manifeste en un sens l'écart que semble peu à peu admettre notre
auteur entre l'homme idéal et l'homme empirique ; par où se
justifie l'instauration d'une sélection précoce d'une
élite dirigeante promise dans cette optique à une
éducation (initiation ?) plus avancée.
3°3 Platon, République, L. N,
435d-436b.
99
Platon condamne encore sans ménagement la matoiserie
des Phéniciens et des Égyptiens, peuples marchands par
excellence, dont la raison serait le caractère intéressé
de leurs occupations et leur cupidité :
À la condition qu'il y ait des lois et des
pratiques destinées à éliminer l'avarice et la
cupidité dans les âmes qui doivent en acquérir la
maîtrise largement et utilement, alors toutes ces disciplines
constitueront des instruments d'éducation aussi beaux que convenables.
Sinon, le résultat qu'on aura obtenu à son insu, en lieu et place
du savoir, c'est ce qu'on appelle la « rouerie », comme on peut le
constater à l'heure actuelle chez les Égyptiens, les
Phéniciens, et beaucoup d'autres peuples, et dont la cause et l'avarice
attachée à leurs autres occupations et notamment à leurs
activités commerciales, que ce résultat ait pour explication le
fait qu'un mauvais législateur ait pu les rendre ainsi, qu'un
fâcheux hasard ait fondu sur eux ou par quelque autre semblable influence
naturelle.304
Plus grave, ils négligeraient leur devoir
d'hospitalité, élément distinctif de tout être
civilisé :
Voilà bien en vertu de quelle loi il faut que
soient accueillis tous les étrangers, homme ou femme, venant d'un autre
pays et que soient reçus ceux des autres que nous envoyons à
l'étranger, honorant ainsi Zeus hospitalier au lieu de pratiquer dans
les repas et les sacrifices le « bannissement des étrangers »
ou même d'écarter les étrangers du pays par de sauvages
édits, comme le font aujourd'hui les nourrissons du
Nil.3°5
Concernant cette dernière remarque sur le manque
d'hospitalité des Égyptiens, sur la pratique de la
xénalasie, il est probable que Platon reprend ici des
stéréotypes tirés du Busiris d'Isocrate. Une
allusion subtile à la manière avec laquelle, selon l'auteur, le
pharaon éponyme traitait les étrangers3°6 Cette
référence aux moeurs égyptiennes ne saurait donc
être employée comme argument pour défendre la thèse
du voyage Platon en Égypte. Pour ce qui touche à la «
cupidité des Égyptiens », il est possible que Platon la
connaisse d'expérience. H se pourrait qu'il sache la dureté en
affaires de ce peuple marchand307, à supposer qu'il ait
lui-même dû négocier tout ou partie de sa cargaison à
Naucratis. Peut-être eût-il personnellement à se plaindre de
la « panourgia » des commerçants égyptiens.
Certains de ses biographes prétendent qu'il se serait effectivement
livré sur place au commerce des produits oliviers pour financer les
frais de son séjour. Froidefond, toutefois, ne partage pas cette
3°4 Platon, Lois, L. V, 747 c-d.
3°5 Platon, Lois, L. XII, 953 d-e.
3°6 Isocrate, Busiris, 24-29.
307 Platon, République, L. II, 381d
seq. ; Ion, 521e, Euthydème, 288b.
100
opinion, pour qui Platon « ne fait que refléter
l'opinion quasi unanime de ses compatriotes »308. Le spectacle
ordinaire de l'agora ou du Pirée offrait des Égyptiens, marchands
pour la plupart, une image peu flatteuse que Platon aurait pu extrapoler. Cette
induction active, s'ajoutant à toute une tradition littéraire
suffirait alors à expliquer le caractère très
général de son jugement. Pour ce qui concerne d'autre part les
aspects matériels du voyage de Platon, Froidefond allègue une
citation de Diogène Laërce, selon laquelle Platon aurait
levé des fonds dans l'entourage d'Eudoxe. Collecte ou tractations
marchandes, il n'en demeure pas moins que dans le premier cas Platon se trouve
en terre d'Égypte, dans le second se prépare à s'y
rendre.
Remarques sur l'éducation
Platon, s'il fustige la cupidité des Égyptiens,
tient en revanche l'Égypte pour un modèle dans le domaine
éducatif En témoigne l'intelligence dont les éducateurs
égyptiens font montre en enseignant l'arithmétique à leurs
enfants. Ils pratiquent pour ce faire une pédagogie ludique et
adaptée formant l'esprit à réagir de manière
expédiente en toute situation :
Il faut dire qu'un homme de condition libre doit
étudier au moins autant de chacune de ces disciplines qu'en apprend une
foule innombrable d'enfants en Égypte, en même temps qu'ils
apprennent à lire et à écrire. D 'abord en effet,
concernant les calculs, apprendre par jeu et avec plaisir des connaissances
inventées pour des enfants qui ne sont que des enfants, et comment se
font les répartitions naturelles [...j De même, c'est encore par
manière de jeu que les maîtres réussissent en un même
ensemble de gobelets d'or, de cuivre, d'argent ou d'une autre matière
semblable, ou qui les distribue en groupe de la même matière,
adaptant de la sorte un jeu, ainsi que je l'ai dit, les opérations de
l'arithmétique indispensables, et ceux afin de rendre les
élèves plus aptes aussi bien à régler un campement,
une marche et une expédition militaire qu'à administrer leur
maison ; et en général, ils rendent les hommes plus capables de
se tirer d'affaire d'eux-mêmes et plus
éveillés.3°9
L'enseignement accorde une place de première importance
au jeu et à la participation, privilégiée au
détriment des formes du cours magistral. L'élève apprend
(ou se souvient) incidemment ; et c'est de lui, à l'instar de l'esclave
dans le Ménon, qu'il tire les règles
élémentaires de la géométrie et des
mathématiques. Il est question de rendre l'homme « plus
éveillé », c'est-à-dire plus conscient. Le professeur
apparaît moins alors comme un « instituteur » (celui qui
institue) que comme un
3°8 C. Froidefond, Le mirage égyptien,
Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971. 3°9 Platon, Lois,
L. VII, 819b-c.
101
« accoucheur de vérité ». Il reprend
à son compte la fonction socratique et auxiliaire (plutôt que
formatrice) du questionneur maïeuticien. Use d'heuristiques et d'artifices
pour faire surgir la vérité. L'enfant par lui sollicité
découvre ou redécouvre les principes qui s'appliqueront par
déduction à d'autres champs d'activité. On reconnaît
ici la théorie platonicienne de la réminiscence, traduite en un
programme d'éducation pratique. Mais cette pédagogie est-elle
authentiquement platonicienne ? Platon n'aurait-il pas, plutôt que de
l'avoir imaginé puis projetée dans un cadre égyptien,
constaté en Égypte combien cette manière de
pédagogie correspondait à sa propre pensée ? La
paideia égyptienne ne serait plus alors une élaboration
ad-hoc, une simple expérience de pensée fabriquée
de toutes pièces pour les besoins de la démonstration, mais une
instanciation fortuite et exemplaire des conceptions anagogiques de
l'éducation prônée par notre auteur. Le fait est qu'en
dernière instance, l'on verrait mal comment Platon pourrait, sans en
avoir été le témoin oculaire, décrire avec autant
de détails l'apprentissage latent que les Égyptiens ont
élaboré pour enseigner l'arithmétique, ni peindre si
précisément les jeux éducatifs auxquels s'adonnent leurs
bienheureux élèves.
L'usage de termes égyptiens
C'est par les Grecs, et par la langue, et par le regard grec
que nous avons d'abord connu l'Égypte. La plupart des concepts que nous,
modernes, employons aujourd'hui pour désigner des réalités
égyptiennes en sont directement issus ; par conséquent aussi
notre vision de l'Égypte. Nous nous servons de racines grecques aussi
bien pour nous référer aux choses (telles que les
hiéroglyphes, les pyramides, le sphinx, le delta, les crocodiles, les
obélisques, etc.) qu'aux lieux (Héliopolis, Hermopolis,
Eléphantine, etc.). Et ce n'est encore rien dire du terme même d'
«Égypte », ni de son extension à l'ensemble du pays.
Les Égyptiens employaient notamment l'expression 1:13.t k3 Pth,
« Demeure du ka de Ptah » pour désigner Memphis,
mais non pas l'entièreté du territoire310 Et les noms
mêmes des pharaons n'ont survécu, avec leur dynastie, que
grâce à leur transposition en grec à travers la
classification du prêtre égyptien Manéthon311
Bien peu de termes du lexique égyptien ont été
310 Sur la question de l'« invention de l'Égypte
», cf. l'article de J. Cerny, « Language and Writing », dans J.
R. Harris (éd.), The Legacy ofEgypt, Oxford, Oxford University
Press, 1971, p. 204.
31 Officiant égyptien originaire de
Sebennytos, coeur politique de l'Égypte pharaonique sous l'égide
des Nectanébo, c'est à la discrétion de leurs successeurs
lagides que Manéthon, au IIIe siècle avant notre ère,
s'attelle à mettre en forme une Histoire de l'Égypte (e
yptiaca). De cette Histoire, comptant à l'origine trois
volumes, nous ne disposons plus que d'extraits fragmentaires sous forme de
citations, souvent tronquées ou déformées,
dispersées dans les oeuvres d'historiens et chroniqueurs tels que,
principalement, Flavius Josèphe au Ier siècle
après J.-C. (cf. Contra Apionem, L. I, 14, §73-92), Sextus
Julius Africanus vers 202 après J.-C. (cf. Chronographiai.
Chroniques universelles) et Eusèbe de Césarée vers
325 après J.-C. (cf. Pantodapè historia. Histoire
générale). C'est au moine byzantin Georges le Syncelle
(VIIIe siècle après J.-C.) que nous devons d'en avoir
proposé, à l'occasion de son Extrait de Chronographie (Ekloge
chronographias), une première compilation. La classification
dynastique des pharaons d'Égypte par Manethon, toujours utilisée
par les
102
conservés. Parmi les rares migrations de vocabulaire
dans le sens égyptien--grec, citons le mot « chimie »,
dérivé de Kémet, « la Noire »,
désignation de l'Égypte perçue comme le pays des
magiciens. Pour ce qui concerne le terme « papyrus » et contrairement
à une idée reçue, il n'est certainement pas d'origine
grecque, n'étant pas attesté avant l'oeuvre de
Theophraste312. Le géographe Strabon n'ignorait pas, en
l'occurrence, que le mot grec « oasis » venait de l'égyptien,
mais il fallut attendre le XXe siècle pour remonter jusqu'à son
étymon ouahet, qui signifie « chaudron ». Moins
connue, la provenance égyptienne des mots « gomme », «
ébène », « sac », « lis », «
phénix », « basalte », « albâtre »,
etc.313 Toujours est-il que les mots égyptiens passés
dans la langue grecque, et depuis la langue grecque, dans le français
contemporain, restent peu nombreux. Une telle situation traduit la puissante
influence de la culture grecque d'alors, capable d'imposer sa langue -- un
peu
égyptologues, peut encore être consultée
dans l'édition de F. Jacoby des Fragments d'historiens grecs, Die
Fragmente der griechischen Historiker, n°609, 610, Berlin-Leyde,
1923-1958. L'oeuvre de Manéthon est fondatrice à maints
égards. Le prêtre est réputé avoir été
le premier Égyptien à avoir proposé une relecture de
l'Égypte pharaonique dans une perspective historique et non seulement
mythique. Projet peu attendu de la part d'un Égyptien, le pharaon
étant censé hypostasier perpétuellement la même
divinité (dissociation entre fonction et corps du roi, substance et
accident). Un projet comparable à celui d'Hérodote, tant par son
souci d'objectivité (très relatif) que par les influences qui s'y
constatent de conceptions typiquement grecques. S'ajoute à cela que
Manéthon était de ces prêtres égyptiens qui
maîtrisaient le grec ; de ceux dont on a suggéré au cours
d'un précédent chapitre qu'ils auraient pu instruire Platon sur
les doctrines égyptiennes. Il put ainsi tirer profit du gigantesque fond
documentaire de la bibliothèque d'Alexandrie, comprenant aussi bien des
traités grecs, que des oeuvres manuscrites écrites en
démotique ou, plus encore, des papyrus vieux de plusieurs
millénaires. De par ce bilinguisme et ces facilités
d'accès, Manéthon fut à l'histoire égyptienne ce
médiateur, cette courroie de transmission entre deux civilisations
qu'Horapollon allait devenir à la grammaire hiéroglyphique dans
la deuxième moitié du Ve siècle (cf. Hieroglyphica).
C'est donc à Manéthon que nous devons d'avoir pu conserver,
transcrits et adaptés à la phonétique grecque, les noms
des pharaons ayant régné sur la vallée du Nil.
Prononciation que l'écriture seule (hiéroglyphique,
hiératique ou démotique), éludant les voyelles, n'aurait
pu restituer ; et ce malgré l'élocution apparentée de la
langue copte.
312 N. Lewis, Papyrus in classical antiquity, Oxford,
Oxford Clarendon Press, 1974.
313 Pour un inventaire plus complet des termes grecs
empruntés à l'égyptien, sur leur emploi dans les
récits de voyages des auteurs grecs de l'Antiquité, de
l'époque hellénistique et du début de la période
dassique (Homère, Hérodote, Eschyle, Aristophane,
Démocrite, Xénocrate, Lycophron, Diodore, Jamblique, Plutarque,
Thémistius et alii ; sans oublier Platon) cf. J.-L. Fournet,
« Les emprunts grecs à l'égyptien », dans le Bulletin
de la Société de linguistique de Paris, vol. LXXXN 1, Paris,
1989. D'autres propositions dans J. Cerny, op. cit., p. 201-208. Le
phénomène linguistique des « barbarismes » est
essentiel pour mesurer l'affinité liant deux civilisations. Non moins
réelle est sa portée philosophique. Le langage pense à
travers nous ; et nous pensons par le langage. S'approprier des mots, augmenter
son langage, c'est alors étendre son monde ; c'est ouvrir sa
pensée et enrichir son univers de nouvelle perceptions, de nouvelles
conceptions. S'approprier les mots d'autrui -- a fortiori s'il parle
une autre langue --, c'est donc aussi, incidemment, s'approprier un pan de sa
pensée. Rappelons à cet égard que le terme « barbare
» (bârbaros), avant d'être substantivé,
désignait le galimatias « bar-bar » émis par toute
personne dont le discours (logos), donc la raison (logos)
fautait par manque d'intelligibilité ; et puis seulement, par
extension, les étrangers (nous sommes tout le barbare d'un autre). Ce
qui s'instruit derrière le processus d'échange,
d'interpénétration et d'assimilation des lexiques grecs et
égyptien, c'est donc la résorption graduelle de la fracture entre
Égyptiens barbares et ressortissants Grecs.
103
comme les États-Unis usent de leur soft power.
H est, en dernière analyse, peu surprenant que nous usions encore
pour parler de l'Égypte, pour voir l'Égypte, de ce vocabulaire
grec. L'Égypte à cette époque faisait partie
intégrante du monde méditerranéen et de
l'oikoumenê, caractérisée par la
prééminence de la langue grecque.
D'autant plus saisissante nous apparaît alors l'aisance
avec laquelle Platon use des noms propres égyptiens, en parfait
décalage avec le sens usuel de la projection, de l'acculturation. Platon
s'imprègne de la langue égyptienne plus qu'il n'impose sa langue
sur les réalités de l'Égypte. De là à
postuler qu'il en irait de même pour la philosophie ou la sagesse
d'Égypte, il n'y a qu'un pas. S'il parle effectivement de
l'Égypte en employant des termes grecs bien établis (le Nil, le
delta, le nome, etc.) il ne réfère pas moins à ces
divinités en les nommant selon leurs onomata locaux. C'est un
trait remarquable et récurrent aussi bien dans le Phèdre que dans
le Critias, dans le Gorgias ou le Timée. Platon retient presque toujours
la phonétique égyptienne au lieu de « gréciser »
les termes égyptiens. Ceci le conduit à des manières de
translittération qui contrastent clairement avec les canons
institutionnels de la phonétique grecque (attique). Écriture
atypique qui manifeste l'origine étrangère de mots encore trop
exotiques pour s'être véritablement ancrés et
stabilisés dans la langue grecque.
a. Dans le Timée
Le nom de « Neith » est une transposition directe de
l'Égyptien Nt ; il s'agit d'une déesse que Grecs et
Égyptiens ensemble identifient à Athéna : « pour ceux
de cette cité314 la déesse fondatrice a pour nom, en
égyptien, Neith et, en grec à ce qu'ils disent, Athéna
»315 Notons ceci de remarquable que la prononciation de «
Neith » et « Athéna », à cette époque, est
quasi similaire, favorisant d'autant leur amalgame. Pour autant, fort rares
sont les auteurs, comme le remarque P. Marestaing316, à avoir
usé comme Platon de son nom égyptien. La grande majorité
des auteurs faisant mention de la déesse de Saïs,
d'Hérodote317 à Pausanias318 en passant par
Plutarque319 et Cicéron320, l'évoquent sous
son nom grec.
314 La « cité » en question désigne le
grand centre religieux de Saïs, devenue « Sais » sous la plume
de Platon. Cette dénomination rend compte de manière
phonétique de l'égyptien S3w, « Saou ».
315 Platon, Timée, 21e.
316 P. Marestaing, Les écritures égyptiennes et
l'antiquité classique, Paris, Paul Geuthner, 1915, p. 34.
317 Hérodote, L'Enquête, L. II, 28, 56,
170, 176.
318 Pausanias, Périégèse ou
Description de la Grèce, L. II, 36.
319 Plutarque, Vies parallèles des hommes illustres,
t. I : Vie de Solon, et idem, De Iside et Osiride, Traité
d'Isis et d'Osiris L. X, 9, 32, 62.
328 Cicéron, De natura deorum. De la nature des dieux, L.
III, 23.
104
L'emploi des noms communs originaux est moins courant dans les
dialogues que celui des noms propres ; l'on n'en relève toutefois un
certain nombre d'occurrences. Platon retient les termes « exotiques »
de produits égyptiens, parmi lesquels l'huile de ricin, appelée
« kiki »321, renvoyant à l'égyptien «
k3k3 ». Huile dont Diodore offre le mode d'emploi : « [les
Égyptiens] se servent, pour entretenir la lumière de leurs
lampes, au lieu d'huile, d'une liqueur grasse extraite d'une plante
appelée par eux kiki »322. Il est
néanmoins loin d'être certain que ce vocable soit une
découverte de Platon, dans la mesure où il figure
déjà chez Hérodote323. Quant à l'«
ibis », constituant l'une des représentations de Thot, il s'agit
bien évidemment aussi d'un terme d'origine égyptienne.
b. Dans le Phèdre
Platon évoque, dans le Phèdre
324 et le Philèbe 325, le mythe de
« Theuth » dont il fait l'inventeur et le patron des arts, des
lettres (grammata), de la phonétique, et de tout ce que nous
dirions aujourd'hui relever des sciences exactes (mathématiques,
géométrie, astronomie, etc.). Le « Theuth » platonicien
a pour équivalent en égyptien hiéroglyphique le
théonyme Dhwty, «Djéhouty », qui donne en
copte (égyptien tardif vocalisé) « Thoout », «
Thot », « Thaut ». C'est à Hermès que ce
maître ès sagesse fut assimilé dans le panthéon
grec. Or, pas plus qu'il ne le fait pour Neith, Platon, quelles qu'aient
été ses intentions, n'use du nom grec de cette divinité.
On relèvera effectivement avec F. Zucker326 que cette
orthographe particulière, typiquement égyptienne, est
étrangère à la phonétique grecque. La même
remarque peut être reconduite au sein du même dialogue pour ce qui
concerne la mention du pharaon Thamous327. Le nom « Thamous
» pourrait dériver -- mais ce n'est qu'une hypothèse parmi
d'autres -- de l'anthroponyme Thoutmès ou Thoutmosis,
en égyptien ancien «Dhwty-ms », littéralement
« Thoth est né ». Il s'agit là encore d'une
transposition directe du nom royal que portèrent quatre rois de la
XVIIIe dynastie ; parmi ceux, précisément, qui
contribuèrent le plus à l'éclat et à la
renommée de Thèbes et d'Amon de Karnak328.
321 Platon, Trimée, 60a.
322 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique,
L. I, 34.
323 Hérodote, L'Enquête, L. II, 94.
324 Platon, Phèdre, 274c-275b.
325 Platon, Philèbe, 18b.
326 F. Zucker, Athen und Aegypten bis auf den Beginn der
hellenistischer Zeit, Festschrift Schubart, 1950, p. 146-165.
327 Platon, Phèdre, 274d.
328 T. Obenga, L'Égypte, la Grèce et l'école
d'Alexandrie, Paris, L'Harmattan, 2005.
105
Le dossier du voyage
Platon fait ainsi montre au sujet de l'Égypte de
connaissances hétéroclites, parfois étonnamment
précises329. Ces connaissances disséminées dans
ses dialogues relèvent de domaines disparates, parmi lesquels l'histoire
et la géographie33o, la culture et les arts331, la
musique332 la religion et la mythologie333,
l'organisation sociale et les institutions politiques334, les
méthodes d'enseignement335, etc. D'autres allusions éparses
renvoient au sacerdoce d'Achoris, aux pratiques d'embaumement, au « dieu
chien » Anubis, au prix de la traversée d'Athènes jusqu'au
delta du Nil et même aux élevages de poissons sur les rives
nilotiques336 Platon possède aussi une certaine connaissance
de la Haute-Égypte, comme en attestent ces précisions sur la
cité de Thèbes qu'il dit être la patrie du dieu Ammon et
une ancienne capitale de l'empire337. A l'époque où il
rédige ses dialogues, l'auteur disposait donc effectivement de
renseignements inédits, ne figurant dans aucun témoignage
écrit d'un autre grec qui nous soit parvenu, qu'il s'agisse
d'historiens, de chroniqueurs, de dramaturges ou bien encore de philosophes de
ses amis. Tant et si bien que l'on se trouve en dernière analyse,
fondé à supputer que Platon les a recueillis sur place, en se
rendant lui-même en terre des pharaons.
Certains commentateurs dans le sillage de J. Kerschensteiner
suggèrent toutefois qu'il aurait pu avoir accès à une
source livresque qui se serait égarée ou qu'il aurait « omis
» de mentionner. Il est vrai, pour le reste, que l'art rhétorique
de Platon est extrêmement subtil ; et s'il sait feindre avec brio le
naturel dans la conversation, ses paroles sont parfois à double entente,
et ne revêtent pas la même signification selon les interlocuteurs.
Ce que Platon passe sous silence est parfois tout aussi
révélateur que ce qu'il dit explicitement338. C'est
que, comme l'avait bien mis en lumière Helmut von den
329 Cf. K. Svoboda, op. cit., p. 31-38 et H. von den
Steinen, « Plato in Egypt », dans Bulletin of the Faculty of Arts
(BFAC), Fouad I University, vol. XIII, Le Caire, 1951.
338 Platon, Phèdre, 257d ; Timée,
21e.
331 Platon, Timée; Lois; Epinomis, passim.
332 Platon, Lois, L. VII, 799a-b.
333 Platon, Phèdre, 274 c sq. ; Timée,
21d-22d ; Philèbe, 18b ; Lois, L. II, 657b.
334 Platon, Timée, 26b sq. ; Politique,
290 d-e. 338 Platon, Lois, L. VII, 819 b-c.
336 « Ceci, dont tu as, je pense, entendu parler maintes
fois. Car je sais bien qu'évidemment tu n'as pas pu voir de tes yeux les
poissons qu'on élève au bord du Nil ou dans les étangs du
grand roi [le roi de Perse]. Mais peut-être en auras-tu vu dans des
fontaines ? » (Platon, Politique, 264 b-c, trad. A.
Diès).
337 Platon, Phèdre, 274d. Sur Thamus/Thamous
et Ammon, cf. Hérodote, L 'Enquête, L. II, 42 et
Plutarque, De Iside et Osiride, Traité d'Isis et d'Osiris, L.
X, 9.
338 Cf. J.-L. Périllié (dir.), Platon et les
pythagoriciens, Cahiers de philosophie Ancienne n°20, Bruxelles,
Editions Ousia, 2008.
106
Steinen, Platon suggère aux initiés bien
davantage qu'il n'en dit au profane339. A supposer qu'il y ait bien
dans les Dialogues des références à un auteur auquel
Platon aurait emprunté la plupart des informations qu'il y
délivre à propos de l'Égypte, quel pourrait être cet
auteur ? Heidel avance qu'il pourrait bien s'agir d'Hippias34o Cette
objection peut être combattue par trois voies différentes.
D'abord, en faisant voir que si Hippias pouvait effectivement instruire Platon
en matière politique et scientifique, l'extrême diversité
des informations inédites qui apparaissent dans ses dialogues ne peut
être comptable d'une source aussi spécialisée. Rien dans
cette objection, qui ne remette en cause de manière conséquente
le voyage de Platon. Ensuite, qu'une semblable hypothèse n'est
étayée par aucun document, aucune doxographie ; elle est toute
arbitraire. Et cela contrairement au voyage de Platon, pour litigieux que
soient les documents et témoignages dont il a fait l'objet. Bien pis :
supputer un informateur caché qui aurait dispensé Platon de se
rendre en Égypte nous obligerait enfin à réfuter
scrupuleusement et un à un, d'Hermodore à Strabon en passant par
Cicéron, chacun des témoignages attestant ce voyage. Ce qui ne
serait guère économique, et nous mettrait en porte-à-faux
avec le principe du rasoir d'Occam. Arguer des divergences entre ces
témoignages ne serait pas une stratégie beaucoup plus pertinente.
Nul ne remet en doute l'existence historique d'un Socrate maître de
Platon au prétexte que le portrait que nous en ont légué
Aristophane et Xénophon diffèrent de manière
significative.
Synthèse
Le contexte politique, géographique et culturel des
relations gréco-égyptiennes, les témoignages directs ou
indirects d'auteurs se référant aux pérégrinations
de Platon, à quoi s'ajoutent les allusions et références
inédites à l'Égypte pharaonique dans ses propres dialogues
; tout cela, et plus encore, laisse à penser que Platon a
véritablement voyagé en Égypte. Ce point est capital pour
ce qui concerne notre problématique. Il n'y aurait aucun sens à
rapprocher les dialogues de Platon de corpus égyptiens s'il n'y avait
eu, d'une manière ou d'une autre, contact entre ces deux corps de
doctrine. Une seule même caractéristique peut apparaître
dans un contexte évolutif en deux lieux différents et, cependant,
n'impliquer aucune filiation. Nous tenons au contraire à un
modèle diffusionniste. Corroborer ainsi le voyage de Platon apparaissait
dès lors comme un préalable nécessaire. Ce postulat lui
seul nous autorise à justifier l'assomption d'hypothèses
concernant la possible influence ou le possible usage que fait Platon de
traditions égyptiennes. Reste à savoir de quelles conceptions
précises il est question.
339 H. von den Steinen, « The Symbolism of the Initial
Hint in Plato's Dialogues», dans Bulletin of Faculty of Arts (BFAC), Fouad
I University, vol. XI, Le Caire, 1949, p. 29-62.
340 W. A. Heidel, Hecataeus and the Egyptian
Priests in Herodotus, Book II, Memoirs of the American Academy of Arts and
Sciences, vol. XVIII, part. 2, Boston, 1935, p. 89.
107
C'est à déterminer quels pourraient être ces
emprunts que nous allons donc consacrer la suite de notre enquête.
108
II. La tripartition de l'âme
... Je veux te faire connaître le vrai dans ton esprit
En sorte que tu fasses le juste devant toi...
Papyrus Chester Beatty IV, vers 1200 avant J.-C.
Introduction
La théorie des « fonctions tripartites
indo-européennes » thématisées par G. Dumézil
s'avère, de manière générale, un outil
censément précieux pour l'analyse que nous pouvons donner de la
littérature antique. La triade précapitoline formée de
Jupiter, Mars et Quirinus341, rend ainsi compte de cette
tripartition au sein de la religion romaine archaïque. Pour ce qui nous
intéresse, elle irrigue également et ostensiblement la
pensée grecque. Elle transparaît, comme l'ont montré les
études de J.-P. Vernant, dans le mythe de l'Âge d'or et du
déclin des races relaté par Hésiode342.
Déclin des races représentantes chacune d'une fonction
spécifique qui trouve son pendant chez Platon dans la dégradation
des régimes politiques343 L'épisode de Pâris et
de la pomme de Discorde la manifeste
341 G. Dumézil, La religion romaine archaïque,
Paris, Payot, 2000.
342 Hésiode, Les Travaux et les jours, v.
109-201, VIIIe siècle avant J.-C. J.-P. Vernant propose de ce
récit une interprétation trifonctionnelle dans son chapitre
intitulé « Le mythe hésiodique des races. Essai d'analyse
structurale », dans Mythe et pensée chez les Grecs, Paris,
Maspero, 1965, p. 13-79. Il reprend par là-même une intuition que
Dumézil exprimait déjà en 1941 dans un premier ouvrage
consacré à la triade précapitoline : « Il semble bien
que, tout comme le mythe indien correspondant, le mythe des Races, dans
Hésiode, associe à chacun des Âges, ou plutôt des
trois couples d'Âges, à travers lesquels l'humanité ne se
renouvelle que pour se dégrader, une conception fonctionnelle (religion,
guerre, labeur) des variétés de l'espèce » (G.
Dumézil, Jupiter, Mars, Quirinus. Essai sur la conception
indo-européenne de la société et sur les origines de Rome,
Paris, Gallimard, La montagne Sainte-Geneviève, 1941, p. 208-215).
Pour compléter ces analyses, nous renverrons notre lecteur à
l'article d'A. Ballabriga, « L'Invention du mythe des races en
Grèce archaïque », article en ligne dans Revue de
l'histoire des religions (RHR), n°3, Paris, 1998.
343 Le fait est que Platon s'appuie explicitement sur le mythe
hésiodique pour fonder en nature (les races sont associées
à des métaux) le régime triparti préconisé
pour la Kallipolis au troisième Livre de la
République (Platon, République, L. III,
414b-415e). Tripartition que répercute (et favorise) celle des principes
de l'âme, conformément au paradigme « macrogrammatique
», reproduisant leur harmonie et, plus encore, leur hiérarchie.
Platon se sert ainsi de la jurisprudence des cinq races hésiodiques
comme d'une légitimation mythique, comme d'un « noble mensonge
» conférant une dimension sacrée à la
disparité des conditions sociales réservées aux
différentes instances de la cité (gardiens, auxiliaires,
producteurs). Pour ce qui a trait à
109
encore plus ostensiblement. Le mythe, rapporté par
Homère, met en scène le prince d'Ilion sommé de
décider laquelle, d'Héra, d'Athéna ou d'Aphrodite, est la
plus désirable des déesses3' . Élisant
Aphrodite, Pâris élit l'amour ; renonce ainsi, en déboutant
les deux autres déesses, aux deux fonctions qui leur sont
associées : respectivement, la royauté et la victoire
guerrière. Pâris aura Hélène ; la guerre de Troie
aura bien lieu. H n'y a guère lieu de s'étonner du fait que l'on
retrouve des résurgences de cette tripartition dans les dialogues
platoniciens. Qu'il soit question de l'âme, comme dans le
Phèdre 345' ou même de la cité bien
gouvernée -- de la kallipolis évoquée dans la
République 346-, la division trifonctionnelle
paraît trouver un accueil favorable dans l'oeuvre de Platon. Plus
surprenant ceci que ce motif irrigue avec une récurrence toute
spécifique les passages égyptiens. L'Égypte n'est jamais
loin lorsque Platon parle de tripartition. Et cependant, quoi de moins
égyptiens que la tripartition ? Le schème était-il pas
censé ne s'appliquer qu'aux civilisations indo-européennes ?
Qu'a-t-elle à voir avec l'Égypte ?
Ne brûlons pas d'étapes. Accordons-nous, avant
que d'aborder cette épineuse question, quelques instants pour mieux
comprendre de quoi il retourne. Un mot d'abord sur la tripartition. Le
thème, en soi, est loin d'être inédit. Sa
thématisation est en revanche bien plus récente. Georges
Dumézil, philologue et comparatiste, devait y consacrer la plus grande
partie de son oeuvre347. Il mit en lumière, dès les
années 1930, l'existence d'un tropisme indo-européen, se
traduisant autant dans l'organisation sociale que dans les structures
narratives et dans la religion, aux panthéons de peuples aussi
variés que les Arméniens, les Celtes, les Indo-iranienns, les
populations baltes, germaniques, slaves ou latines, et bien évidemment
présent au coeur du bassin méditerranéeen. L'auteur de
Mythes et épopée appelle « trifonctionnalité
», « tripartition » ou « idéologie trifonctionnelle
» cette conception apparemment commune à ces populations
indo-européennes, qui les amène à segmenter
spontanément leur différents systèmes -- mythologique,
social, politique, etc. --, en trois groupes fonctionnels.
Précisément, le premier groupe se définit par la fonction
royale ou régalienne ; le deuxième groupe, par la fonction
guerrière ; vient en dernier ressort la fonction de production. La
fonction régalienne est investie d'une dimension sacrée qui la
dédouble, selon la figure du roi-prêtre qui ne sera pas sans nous
rappeler celle
la dégradation des systèmes politiques, chaque
système politique étant corrélatif d'une forme d'âme
humaine (idem. op. cit. L. VIII, 546d-547c), celle-ci s'inscrit dans
la vision cyclique de l'histoire, frayant depuis l'âge d'or
jusqu'à l'avènement de la tyrannie, laquelle marque
l'extrême limite de l'entropie et annonce le passage à une
nouvelle « Grande Année ». Comme l'âme se
régénère pour se réincarner
(palingénésie), le cyde recommence et dans son aube, renouvelle
la Kallipolis, soit l'Athènes archaïque mentionnée
par Critias. La fondation de l'Académie s'inscrit peut-être dans
cette optique, se donnant pour projet de former les élites à
l'avènement de cette cité qui, dès alors, n'a plus rien
d'utopique.
344 Homère, Iliade, XXIV, 26-30.
345 Platon, Phèdre, 245c sq.
346 Platon, République, L. IV, 436a-445a.
347 G. Dumézil, Mythe et
Épopée, 3 vol., Paris, Gallimard, 1995.
110
du roi-philosophe, un thème platonicien. Ces trois
classes s'articulent selon une hiérarchie portant la fonction
régalienne aux nues. Suit la fonction guerrière, puis la fonction
de production. Pour faire image, cette division se laisse apercevoir dans les
trois ordres de l'Ancien Régime : « ceux qui prient »
(oratores), « ceux qui combattent » (bellatores), «
ceux qui travaillent » (laboratores)348. Le
tournant révolutionnaire et la dissolution consécutive des ordres
en 1789 est l'événement qui par ailleurs, pour Dumézil,
met fin à l'efficace de ce modèle explicatif
Problématique
Que la tripartition se retrouve chez les Grecs, dont
acte349 Il s'agit après tout, aux dires de Dumézil,
d'un schème indo-européen. On pourrait alors objecter à
notre démarche qu'il serait inutile d'en rechercher des traces dans la
pensée d'Égypte qui elle, n'y serait pas sensible. Remarque
légitime et fort embarrassante. A tout le moins, de prima facie ;
mais qu'il y ait lieu de nuancer pour au moins deux raisons. Posons, en
premier lieu, que l'inadéquation du paradigme triparti semble en effet
être une réalité pour la plus longue période de
l'histoire égyptienne. Or, il s'agit, au préalable, de bien
cerner de quelle Égypte il est question. L'Égypte de Platon est
une Égypte héllénisée350, fortement
imprégnée de culture grecque. Philippe Derchain, dans son
étude sur Les impondérables de l'hellénisation
351, a suffisamment montré combien l'univers culturel
égyptien de cette époque avait été
profondément bouleversé et influencé au fil des
siècles de fréquentation avec les Grecs. L'Égypte dont
nous entendons traiter à de ce fait subi une puissante influence
indo-européenne, notamment à la suite de la politique
philhellène des pharaons saïtes et des dominations perses de 525
à 404 avant J.-C. 11 n'est guère surprenant,
dans de telles conditions, d'y retrouver des tropes « occidentaux ».
Il se pourrait, en second lieu, que la tripartition présente dans les
textes égyptiens (et en particulier les plus anciens, antérieurs
à ces influences) n'ait aucun lien, aucun rapport avec
l'idéologie trifonctionnelle indo-européennes. A supposer que
Platon se soit forgé l'idée d'une tripartition de l'âme en
contact avec des documents égyptiens (ce qui reste à
démontrer), deux possibilités s'offrent dès lors à
nous, entre lesquelles nous ne pouvons pas trancher : soit la tripartition de
l'âme est bien dès l'origine une doctrine égyptienne
indépendante du schème global de la tripartition ; soit il s'agit
d'une acculturation
348 Typologie empruntée à la théorie des
ordines formulée par Adalbéron de Laon au coeur du XIe
siècle (cf. Carmen ad Rotbertum regem. Poème au roi Robert),
revisitée par Gérard de Cambrai (cf. Les trois ordres ou
l'imaginaire du féodalisme) à travers le prisme de la
Cité de Dieu de saint Augustin.
349 De nombreuses autres instanciations du schème de la
tripartition sociale ont été colligées par Y. Atsuhiko
dans « Survivances de la tripartition fonctionnelle en Grèce
», publié dans la Revue de l'histoire des religions, RHR
3, tome 166 n°1, 1964, p. 21-38.
350 Cf. supra, Chapitre I : Le voyage de
Platon.
351 Ph. Derchain, Les impondérables de
l'hellénisation, Turnhout, Brepols, Monographies Reine Elisabeth,
2000.
111
de la tripartition générique des Grecs que
l'Égypte aurait appliquée à l'âme, en sorte que
Platon puisse ensuite se l'approprier sous cette modalité à la
faveur de son voyage.
Méthode et corpus
Pour peu que l'on s'y penche, le thème de la
tripartition se dote dans les dialogues d'une dimension à la fois
politique et spirituelle. 11 s'agit moins, en vérité, de
dimensions que de niveaux, de stratification. Car l'âme de la cité
reflète l'âme de l'individu constitutif de cette cité.
Ainsi, l'ordonnancement des trois principes en l'âme influe sur celle des
trois principes en la cité. L'homme gouverné par sa raison
trouvera sa place dans une cité administrée par la classe
dépositaire du principe rationnel. Réciproquement, la cité
gouvernée par la raison engendrera par ses institutions d'autres
individus dont l'âme est dominée par le logistikon. Le
régime politique est donc pleinement comptable du caractère de
l'homme de la polis ; et l'homme de la polis, des lois qui le
voient naître. Que l'homme soit dominé par son désir, son
appétit de richesse, et la cité sera ploutocratique. Qu'il
s'abandonne à ses passions, qu'il se laisse dévorer par elles, et
c'est la même manière de tyrannie qui sévit en son
âme qui s'imposera à la cité. Ainsi du reste. C'est assez
dire que la tripartition est un schème transversal, et qu'elle
s'applique non pas de manière incidente, mais bien plutôt
déterminante, autant à l'âme qu'à la cité. Le
tout qu'est la cité répercute l'âme de la partie. La partie
qu'est l'individu doit sa conduite morale au tout qu'est la cité. La
figure est fractale. Holographique.
11 s'agira, dans ce chapitre, d'examiner les passages
égyptiens pour escompter comprendre comment s'y articulent ces deux
aspects -- individuel et collectif, de l'idéologie trifonctionnelle. Ces
occurrences seront mises en regard avec le corpus égyptien des textes
funéraires et des enseignements. Une telle démarche, conforme
à la méthode que nous nous sommes fixée, devrait permettre
d'apercevoir s'il y a des rapprochements possibles entre les deux corpus. Ces
rapprochements, s'ils existaient, nous procureraient un argument de poids
à reverser au dossier de « l'Égypte pour disposer à
Platon ». Sans rien en divulguer pour le moment, nous pourrons constater
que la tripartition dans l'âme trouve des antécédents
troublant dans les textes égyptiens. Et qu'il y a peut-être
davantage qu'un procédé de rhétorique à rechercher
dans l'assignation par Platon d'une tripartition politique à
l'Égypte saïte, de même qu'à l'Atlantide et à
l'Athènes passée, c'est-à-dire avenir. 11 y aura lieu de
resserrer le champ de notre enquête au quatre dialogues essentiels en la
matière que sont le Gorgias, le Phèdre, la
République et le Critias. Est-ce à
Égypte qu'il nous faille attribuer les premières origines de la
tripartition ? Une telle question peut sembler abyssale ; aussi ne
saurions-nous que dégager quelques pistes de réponse. Nous ne
récoltons que des indices ; et les indices ne suffisent pas à
faire des
112
preuves. L'esprit doit s'éveiller à la critique.
Flaubert, qui, lui, en savait quelque chose, ne disait-il pas de la
bêtise qu'elle consiste à vouloir conclure ?
A) La piste grecque
Nous avons suggéré que le Gorgias
pourrait avoir été écrit durant ou au retour des
grandes pérégrinations de Platon ; en d'autres termes, de son
séjour d'Égypte. 11 ne serait pas déraisonnable de penser
qu'il ait laissé par conséquent percer des influences de doctrine
égyptienne. Le jugement eschatologique décrit à la fin du
dialogue pourrait en être un témoignage flagrant. Mais le
Gorgias fait également valoir un motif qui reparaîtra de
manière récurrente dans la production ultérieure de
Platon. Ce motif est celui de la tripartition.
Tripartition selon Platon
a. Le Gorgias
Platon fait en effet état dès le Gorgias
d'une partition de l'âme. Faute de s'appesantir sur ce qui deviendra
la partie rationnelle (logistikon) et la partie irascible
(thumos), il décrit la partie concupiscible
(épithumetikon) de cette âme à la fois tyrannique,
excessive et insatiable :
Et il est possible que réellement nous soyons
morts, comme je l'ai entendu dire à un savant homme [probablement
Philolaos], qui prétendait que notre vie actuelle est une mort, que
notre corps est un tombeau et que cette partie de l'âme où
résident les passions est de nature à changer de sentiment et
à passer d'une extrémité à l'autre. Cette
même partie de l'âme, un spirituel auteur de mythes, un Sicilien,
je crois, ou un Italien, jouant sur les mots, l'a appelée
tonneau352, à cause de sa docilité et de sa
crédulité ; il a appelé de même les insensés
non initiés et cette partie de leur âme où sont les
passions, partie déréglée, incapable de rien garder, il
l'a assimilée à un tonneau percé, à cause de sa
nature insatiable 353
352 La rigueur exigerait que l'on parlât de vases
plutôt que de tonneaux. Le mot Ili oç, « pitos »
renvoie à une sorte de cruche naguère utilisée comme
symbole de beauté et de passion (cf. J. Bertrand, Vocabulaire grec : Du
mot à la pensée, Paris, Ellipses, 2008). Un vice de traduction
serait à l'origine du glissement sémantique, ayant conduit
à attribuer aux Grecs une invention gauloise (selon la Guerre des Gaules
de Jules César). Même contresens dans l'imaginaire populaire
concernant l'habitat écologique de Diogène de Sinope.
353 Platon, Gorgias, 492b.
113
Outre l'existence d'une partie de l'âme responsable du
désir, Platon suggère dans ce passage deux éléments
qui peuvent retenir notre attention. En premier lieu, l'auteur fait cas de la
possibilité d'une vie après la mort. H dit rapporter par
ouï-dire cette conception qu'il tient d'un « savant homme ». On
peut penser qu'il s'agit de Philolaos, un pythagoricien de ses amis. Routh
mentionne ainsi un passage de Théodoret354, où cette
pensée lui est attribuée. Sextus, en revanche, l'attribue
à Héraclite d'Éphèse355 tout comme
Clément d'Alexandrie356, la rapportant aussi à
Pythagore. Rien n'interdit cependant de songer qu'il pourrait également
s'agir d'un officiant rencontré en Égypte. L'existence
sublimée après la mort ; mieux : le corps terrestre perçu
comme un tombeau sont autant d'éléments qui se retrouvent,
mutatis mutandis, dans les sagesses égyptiennes.
Précisément, en affirmant que cette vie est une
mort ; en dissociant l'âme (le contenu) du corps (le tombeau), Platon
envisage ensuite implicitement la possibilité d'une existence de
l'âme séparée de son corps. Or, nous savons que les
Égyptiens anciens avaient grand soin de distinguer le corps physique --
le djet, ou sab, appelé à être
momifié après la mort sous peine de devenir khat,
dépouille déliquescente --, du bâ,
improprement rendu par « âme » (psychê). Le
bâ constitue l'hypostase de l'âme en tant que
séparée du corps. Il est ce principe spirituel
représenté sous la forme d'un oiseau (ibis ou faucon) à
tête humaine qui n'apparaît pour prendre son envol qu'après
la mort. Manière de double éthéré du défunt,
le bâ, désormais affranchi du corps, peut circuler
auprès des immortels comme auprès des mortels afm
d'intercéder en leur faveur ou en leur défaveur357.
Toutefois, et à la différence de chez Platon, bien qu'affranchi
« substantiellement parlant » de sa prison de chaire, le
bâ, pour demeurer -- « avoir demeure » --, doit
néanmoins disposer de ce corps sublimé, du djet, comme
d'un vestige lui assurant et sa péréxistence, et son
identité ; comme d'un intermédiaire -- une « porte » --
entre le monde des morts (des immortels) et celui des vivants. Le djet
est ainsi au défunt que les statues hiératiques ou effigies
sont aux dieux égyptiens. C'est à ce djet (ou à
ces effigies) que les offrandes sont consacrées. Le djet, en
son tombeau, est la retraite du bâ : « Tu montes, tu
descends [...], tu glisses, comme ton coeur le désire, tu sors de ton
tombeau chaque matin, tu y rentres chaque soir », lit-on dans le Livre
des morts 358. Le djet et le bâ,
l'enveloppe charnelle et le principe divin, pour ressortir à deux
réalités ou substances différentes, n'en sont pas moins
indissolublement liés. Outre sa capacité à adopter chacune
des « formes » du créateur (les dieux, les animaux, les
éléments) avec lequel il fusionne de nouveau -- « formes
» du créateur qui sont l'équivalent analogique des noms
354 Théodoret de Cyr, Thérapeutique des
maladies helléniques, LXXXIII, 941.
355 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos. Contre les
savants, L. III : Contre les géomètres, 24.
356 Clément d'Alexandrie, Stromates, L. III,
V.
357 Cf. J. Assmann, Mort et au-delà dans
l'Égypte ancienne, Paris, Champollion, Éditions du Rocher,
2003, p. 142-169.
358 Livre des morts, chap. LXXXII-XCII, CXCI, trad. P.
Barguet.
114
de Dieu » dans la théologie chrétienne --,
cette propriété du bel à regagner son djet
à la tombée du soir pourrait au demeurant avoir
été l'un des éléments à l'origine du
contresens commis par les voyageurs Grecs qui voyaient dans les
Égyptiens les premiers adeptes de la métempsycose.
Cette différenciation de l'âme et du cadavre
était, en tout état de cause, un élément
fondamental de la métaphysique pharaonique. Bien plus ancien
peut-être que celle qui allait être faite en Grèce par le
truchement des poètes homériques359 Une distinction
qui se retrouverait encore au fondement du « chamanisme grec » et
(par imprégnation ?) dans les croyances orphiques360 et dans
l'anthropologie métaphysique des courants pythagoricien. Une distinction
que Platon ne laissait pas de commenter et qui, par conséquent, ne
manquait pas de sources.
b. La République
Un autre texte qui devra retenir notre attention sera la
République, qui déploie le motif de la tripartition en
lui prêtant une structure dynamique et dialectique. Nous retrouvons ainsi
les trois parties de l'âme telle que déclinées dans le
Phèdre. Au sujet des deux premières, du logistikon
et de l'épithumetikon, Socrate affirme que nous avons
« raison de penser que ce sont deux principes distincts l'un de l'autre,
et d'appeler raisonnable cette partie de l'âme par laquelle elle raisonne
; et déraisonnable, siège du désir, compagne des
excès et des voluptés, cette autre partie de l'âme qui
aime, qui a faim et soif, qui est la proie de tous les désirs
»361. Quant à l'ardeur qui sert d'intermédiaire
entre ces deux principes, celle-ci est présentée comme «
l'auxiliaire naturel de la raison, à moins qu'elle n'ait
été corrompue par une mauvaise éducation ». Ayant son
siège dans le coeur362, elle
35° « Quand un Grec de l'époque
archaïque versait des liquides dans un tube entre les dents d'un cadavre
en décomposition, nous ne pouvons que dire qu'il se gardait bien, et
pour cause, de savoir ce qu'il faisait ; ou encore, pour l'exprimer plus
abstraitement, qu'il ignorait la distinction entre le cadavre et l'âme --
qu'il agissait comme s'ils étaient « consubstantiels ».
D'avoir formulé cette distinction avec clarté et
précision, d'avoir démêlé l'âme d'avec le
cadavre, est assurément une réalisation des poètes
homériques [...] Mais il ne faut pas supposer que la distinction, une
fois exprimée, ait été universellement, ni même
généralement reçue » (E. R. Dodds, Les Grecs et
l'irrationnel, chap. V : « Les chamans grecs », Berkeley,
Champs-Flammarion, 1997, p. 141).
360 W. K. Guthrie, Orphée et la religion
grecque. Etude sur la pensée orphique, trad. S. M. Guillemin,
Paris, Payot, 1956.
361 Platon, République, L. IV,
439d.
362 Ibid., 440b. La notice que P. Chantraine consacre
à la notion de « thumos» dans son Dictionnaire
étymologique de la langue grecque, t. II, Paris, Klincksieck, 1970,
p. 446, stipule que ce principe se référerait à «
l'âme, le coeur, en tant que principe de vie [... ] ; ardeur, courage,
siège des sentiments et notamment de la colère ». Et
d'ajouter que « chez Platon, le thumos ou thumoidès
est l'une des trois parties de l'âme, siège des passions
nobles ».
115
constitue nécessairement la troisième partie de
l'âme, et sert de médiation entre les deux
précédentes363.
Cette psychologie établie, Platon se fera fort de
conférer une dimension politique à ces principes en tissant une
analogie entre le bon gouvernement de l'âme et le bon gouvernement de la
cité. Cette méthode macrogrammatique ou paradigmatique permet de
concevoir l'harmonie de la cité sur le modèle de l'âme
humaine :
Si l'on ordonnait à des gens qui n'ont pas la vue
très perçante de lire au loin des lettres tracées en
très petits caractères, et que l'un d'eux se rendît compte
que ces mêmes lettres se trouvent tracées ailleurs en gros
caractères sur un plus grand espace, ce leur serait, j'imagine, une
bonne aubaine de lire d'abord les grandes lettres, et d'examiner ensuite les
petites pour voir si ce sont les mêmes. [..] La justice, affirmons-nous,
est un attribut de l'individu, mais aussi de la cité entière
[...] Or, la cité est plus grande que l'individu [..] Peut-être
donc, dans un cadre plus grand, la justice sera-t-elle plus grande et plus
facile à étudier. Par conséquent, si vous le voulez, nous
chercherons d'abord la nature de la justice dans les cités ; ensuite
nous l'examinerons dans l'individu, de manière à apercevoir la
ressemblance de la grande dans la forme de la petite. 364
Au risque d'employer un terme anachronique, on pourrait
avancer que la description de la polis bien ordonnée consiste
en une «projection » de l'âme bien ordonnée. Bien plus :
non content d'être le reflet l'un de l'autre à la manière
dont se dessine une figure fractale, un hologramme, l'ordonnancement de la
cité influence jusqu'au caractère de l'homme qui y réside
tout comme cet homme qui y réside influence l'âme de la
cité, formant ainsi une sorte de cercle vertueux. Les lois sont à
l'image des citoyens. Ce qui rend l'individu juste rend l'État juste ;
par contraposition, l'État dans lequel vit un individu dont l'âme
sera mal ordonnée, disharmonieuses, héritera des mêmes
vices.
On distinguera en conséquence trois sortes d'individus
-- ou, sur le plan du mythe, trois races d'hommes365 -- selon qu'en eux
prédominera le logos, le thumos ou
l'épitumétikon. Notons que c'est
précisément dans cette troisième catégorie que
Platon range sans hésiter les Égyptiens. Ce qu'il fait sans
ambages, à trois reprises au moins, et dans des oeuvres aussi
différentes et aussi éloignées chronologiquement que la
République et les Lois. Ainsi lit-on dans la
République qu'« il serait ridicule
363 Platon, République, L. IV, 440e.
364 Platon, République, L. I, 368d.
365 ibid., 415a, 447b, 581c, passim.
116
de prétendre que cette énergie passionnée
qu'on attribue à certains peuples, comme les Thraces, les Scythes et en
général les habitants du nord, ou ce goût de l'instruction
qu'on peut croire naturel aux habitants de ce pays, ou cette avidité de
gain qui caractérise les Phéniciens et les Égyptiens,
n'ont pas passé de l'individu dans l'État »366.
Ce qui laisse incidemment penser que l'Égypte de l'époque ne
saurait constituer aux yeux de Platon un État bien gouverné.
Inversement, la politeia parfaite ne pourra s'obtenir
que par la domination du meilleur : « N'appartient-il pas à la
raison de commander, puisque c'est en elle que réside la sagesse, et
qu'elle est chargée de veiller sur l'âme tout entière ? Et
n'est-ce pas à la colère d'obéir et de la seconder ?
»367. De la même manière qu'en l'homme juste, la
partie rationnelle (logos) doit guider l'âme,
suppléée par l'ardeur (thumos), et dominer les
appétits, de même la belle cité doit être
gouvernée par les hommes du logos : par les gardiens ou
même, selon les Lois 368, par un «
collège nocturne », voire par un putatif philosophe-roi ou un
roi-philosophe comme le prescrit la Lettre VII 369 En vertu
de la correspondance ou du parallélisme qui existe entre l'individu et
la cité, la loi rendra la cité d'autant plus stable que la nature
aura fait davantage prédominer dans l'âme de celui-là sa
partie rationnelle.
c. Le Phèdre
Platon reconduit dans le Phèdre sa
théorie de la tripartition de l'âme en recourant à une
allégorie. L'âme libérée du corps y est
assimilée à un attelage céleste formé par deux
coursiers conduits par un cocher. Au terme d'un développement sur la
nature et le destin des âmes, Platon revient sur la comparaison pour en
expliciter le sens : «En commençant ce discours nous avons
distingué dans chaque âme trois parties différentes, deux
coursiers et un cocher : conservons ici la même figure
»370. Platon (Socrate) vient en effet de distinguer en
l'âme ce qui est proprement divin, le nous, l'esprit ou le
logistikon, la partie rationnelle dont le siège corporel est la
tête, du thumos ou ardeur qui siège dans
366 Ibid., L. IV, 435e-436a.
367 Ibid., L. IV, 441 e.
368 Selon les Lois, par un « Collège de
veille » (Platon, Lois, L. X, 908b et 909a). Le choix
d'enregistrer cette expression en lieu et place de la traduction
conventionnelle de vux.TEptvèg m ÀAoyoç, jusqu'alors rendu
par « Conseil nocturne », fut arrêté sur une proposition
récente de L. Brisson. Cf. « Le Collège de veille »,
dans F. Lisi (éd.), Plato's Laws and its Historical Significance.
Selected Papers from the International Congress on Ancient Thought,
Salamanca, Sankt Augustin, 2000, p. 161-177.
369 « Or, les races humaines ne verront pas leurs maux
cesser, avant que, ou bien ait accédé aux charges de
l'État la race de ceux qui pratiquent la philosophie droitement et
authentiquement, ou bien que, en vertu de quelque dispensation divine, la
philosophie soit réellement pratiquée par ceux qui ont le pouvoir
dans les États » (Platon, Lettre VIL 326b).
378 Platon, Phèdre, 253d.
117
la poitrine et correspond aux passions nobles telles que
l'honneur ou la résolution. Ces deux principes sont à distinguer
d'une partie tierce dont le siège est le ventre, qui est la cause des
appétits et des pulsions irrationnelles : l'épitumetikon.
Si aux deux parties supérieures de l'âme (le logistikon
et le thumos) s'associent respectivement les vertus cardinales de
la sagesse et le courage, les deux autres vertus invoquées par Platon
doivent habiter l'âme tout entière : la modération pour
tempérer chaque partie et la justice pour veiller à ce que
chacune de ces parties respecte l'ordre qui lui est assigné et ne
déborde pas de son rôle. Voyons maintenant comment se traduit
cette typologie selon la métaphore du char ailé.
Ce char, comme attendu, est constitué de trois
éléments : un cocher, deux chevaux. Si, pour les dieux, tant les
coursiers que les cochers sont « excellents et d'une excellente origine
» ; si pour les dieux, donc, l'attelage s'élève sans
difficulté dans les hauteurs du ciel et s'y maintient, « chemine
dans les hauteurs et administre le monde entier »37, il n'en va
pas de même des hommes et des autres créatures, chez qui « il
y a mélange »372 : les deux chevaux ne sont pas
d'égale dignité ; ainsi « l'attelage est pénible et
difficile à guider »373. Difficulté qui
proviendrait de ce que le cocher, se laissant déborder par la fougue du
second, ne parviendrait pas à gouverner correctement son char. Le
premier des coursiers nous est effectivement décrit comme un cheval de
race, « d'une noble contenance, droit, les formes bien
dégagées, la tête haute [...], aimant l'honneur avec une
sage retenue, fidèle à marcher sur les traces de la vraie gloire
»374. C'est un cheval docile et qui répond sans regimber
aux seules exhortations de la voix du cocher. La logique voudrait que ce
destrier correspondît à la partie de l'âme susceptible de
venir au renfort de la raison, mais également, si elle est
débordée, de suppléer à la partie concupiscible :
il s'agit du thumos. Un second cheval progresse à ses
côtés sous le joug du cocher. Lui est décrit aux antipodes
du précédent, tant physiquement que par son caractère.
Gêné dans sa contenance, il est « épais, de formes
grossières, la tête massive, le col court, la face plate, la peau
noire, les yeux glauques et veinés de sang, les oreilles velues et
sourdes, toujours plein de colère et de vanité, n'obéit
qu'avec peine au fouet et à l'aiguillon »375. Pareil
tableau suggère que ce coursier réfère à la partie
de l'âme responsable du désir irrationnel :
l'épitumétikon.
Le cocher, pour sa part, doit prendre l'ascendant sur ses deux
destriers pour diriger le char ; il correspond à la partie rationnelle
de l'âme chargée, pour le meilleur, de gouverner aux autres : il
figure le logistikon. L'analogie pourrait donc être
analysée, décomposée, de la manière suivante :
371 ibid., 246c.
372 zbid, 246b.
373 /bid" 246a.
374 /bid" 253e.
375 /M d" 254a.
118
Parties de l'âme
|
Logistikon
|
Thumos
|
Épithumetikon
|
Éléments de l'attelage
|
Cocher
|
Cheval docile
|
Cheval rétif
|
Chaque fois qu'un désir vient à poindre, que la
vue d'un objet propre à exciter l'amour embrase l'âme du cocher,
tandis que le cheval docile se retient contre son mouvement et reste digne, le
cheval impétueux déploie toutes ses forces à
entraîner le char vers l'objet désiré, et manque
incessamment de le faire chavirer. Chez qui le cocher est exercé et
mène bien son attelage, le bon cheval se fera un allié pour la
raison et ne cédera pas aux tentations. Chez qui l'attelage sera mal
gouverné, sa résistance sera vaine et le cheval rétif,
image du désir irrationnel, l'emportera à terme, causant «
les disgrâces les plus factieuses au coursier qui est avec lui sous le
joug et au cocher, les entraîne vers l'objet de ses désirs et
après une volupté toute sensuelle »376. Recourant
à l'allégorie, Platon avance ainsi une définition de
l'homme juste comme étant celui en qui les trois parties de l'âme
composent une harmonie hiérarchisée : soumettre le désir
au courage et le courage à la raison s'énonce alors comme un
défi éthique et plus encore, comme un programme à
observer.
d. Déclinaisons
Platon met ainsi en valeur une constitution « tripartite
» de l'âme qu'il développe en particulier dans le
Phèdre et dans La République.
Dans la République ; en conférant
à cette tripartition une valeur politique ou psychopolitique. La justice
en l'individu sera ainsi conçue comme l'harmonie réglée,
hiérarchisée des trois parties de l'âme respectueuses de
leur fonction. De même qu'en l'âme le nous, ou la raison,
en tant qu'il a seul rapport à l'intelligible, est la plus noble des
parties, est la plus digne de gouverner, ce sont, en la cité, les
gardiens initiés en rapport avec des formes intelligibles qui doivent
régir les deux autres classes : celle des auxiliaires et celle des
producteurs. Nous sommes au coeur de l'idéologie trifonctionnelle telle
que thématisé par Dumézil.
Dans le Phèdre ; moyennant l'allégorie
d'un attelage composé d'un cocher qui représente
l'élément rationnel (logistikon), d'un cheval blanc
docile qui figure la partie irascible (thumoeidès) et d'un
dernier coursier, récalcitrant, incarnant les élans irrationnels
du désir qui peut entraîner l'âme au vice.
Déjà dans le Gorgias s'esquissait derrière l'image du
tonneau percé une ébauche de ce qui
376 Ibid, 254b.
119
deviendrait avec les dialogues de la maturité cette
partie responsable du désir passionnel, l'epithumétikon.
Platon entend que le thumos se mette au service de
l'élément rationnel afin de maîtriser les pulsions de
l'épithumia et d'ainsi redresser le char.
Toute la difficulté consiste en ce que la conception
platonicienne de l'âme est loin d'être figée. Nombre
d'évolutions, d'envergure substantielle, s'observent entre les
différents dialogues. Ces évolutions, revirements et mutations
ont d'ailleurs fait l'objet de nombreuses controverses parmi les commentateurs
de Platon. Au point que Frutiger consacre à la question de leur
conciliabilité et de leurs incohérences un ouvrage
détaillé, dont le chapitre intitulé « les parties de
l'âme » est des plus éloquents37. Si,
d'après le Phédon, rédigé vers 385 avant
J.-C. Platon semble admettre une seule âme378, il admet dans
la République, écrite vers 370 avant J.-C., soit environ
une quinzaine d'années plus tard, la partition de cette âme en
trois principes dont l'un seulement est éterne1379.
Tripartition, nous l'avons vu, reprise à l'occasion du Phèdre
380. Comment s'explique un tel bouleversement ? Ne pourrait-on
pas envisager qu'il soit comptable d'une nouvelle conception de l'âme que
Platon, dans l'intervalle, aurait pu connaître au cours de son voyage en
Égypte ?
Légitimer cette hypothèse présupposerait
d'une part, que cette tripartition de l'âme n'existe pas
déjà en Grèce, et d'autre part qu'elle se retrouve
à cette époque dans des doctrines ou des textes égyptiens.
Tels sont les deux points qu'il nous reste à examiner.
Tripartition selon les pythagoriciens
On a soutenu que la tripartition de l'âme telle que la
recompose Platon, loin d'être originale, aurait été un
réinvestissement de thèses déjà présentes
chez Pythagore. Platon aurait hérité de ce trope sous sa forme
explicite, théorisée, de ses contacts avec les sectes
pythagoriciennes. De tels emprunts sont par ailleurs fréquents dans
l'oeuvre de Platon381. Bien qu'il ait soin, pour des raisons que
nous n'abordons pas ici, de taire le nom de ses inspirateurs. Une telle
problématique peut être divisée en deux moments : d'abord,
y a-t-il effectivement des traces de la tripartition chez Pythagore ou chez les
pythagoriciens ; ensuite, y a-t-il application de la tripartition à
l'âme ?
37 P. Frutiger, Les mythes de Platon :
étude philosophique et littéraire, Paris, Alcan, 1930, p.
76-96.
378 Platon, Phédon, 65a, 77a, 80a, 105c,
passim.
379 Platon, République, L. N, 436-441.
38° Platon, Phèdre, 246a, 253c.
381 Cf. J.-L. Périllié (dir.), Platon et les
pythagoriciens, Cahiers de philosophie ancienne n°20, Bruxelles,
Editions Ousia, 2008.
120
A la première question, nous devons répondre par
l'affirmative. On retrouve bien chez les pythagoriciens des occurrences de la
tripartition, avec ses trois fonctions hiérarchisées. Le cas de
la médecine est exemplaire qui se répartit selon ce qu'en
décrit Jamblique entre (a) médecine par incantations relevant des
roi-prêtres ou philosophes, (b) médecine par les herbes relevant
des producteurs, et (c) médecine par incisions et cautérisations,
apanage des guerriers (Jamblique, Vie de Pythagore, écrit vers 310
après J.-C., trad., Les Belles Lettres, 1996). Et plus encore celui de
la politique. Pythagore subdivise la société en trois fonctions
sociales - comme tous les Indo-Européens : producteurs, guerriers,
rois-prêtres. Mais les pythagoriciens vont-ils jusqu'à transposer
cette tripartition à l'âme ? Rien n'est certain ; et nous ne
prétendrons pas répondre de manière tranchée
à cette question. Aussi nous importera-t-il d'explorer les deux
possibilités.
a. L'âme bipartite
Nous commencerons par supposer que les pythagoriciens n'ont
pas divisé l'âme en trois parties. Cette opinion n'est pas
majoritaire, mais elle existe, et bien que démentie par un
Diogène Laërce, se doit d'être considérée.
Supposons donc que la tripartition ne s'applique pas à l'âme chez
Pythagore, il n'en demeure pas moins que Platon s'inspire des pythagoriciens
dans son anatomie de l'âme, que ce soit à propos du dualisme ou de
l'harmonie. Que faut-il en comprendre ?
Platon, en effet, à côté de notre
âme (psyché) impérissable, en distingue une partie
mortelle placée en nous par les dieux382, création
eux-mêmes du Dieu unique. Taylor explique ainsi cette distinction de deux
parties en l'âme -- l'une mortelle, l'autre immortelle -- par
référence à des doctrines d'origine
pythagoricienne383. Que l'homme ait possédé «
deux âmes », l'une d'extraction divine, l'autre de facture terrestre
et corruptible, était déjà en vérité, si
l'on en croit les sources tardives, une doctrine enseignée par
Phérécyde de Syros, l'oncle maternel de Pythagore, au
sixième siècle avant J.-
C. De même pour Empédocle au Ve siècle,
à qui nous devons l'essentiel de nos renseignements sur le puritanisme
grec primitif. Platon le cite expressément et à plusieurs
reprises dans le courant de la République. Celui que Nietzsche
taxait de « figure la plus bariolée de la philosophie ancienne
»384 distinguait en effet la psyché proprement dite,
valeur vitale qui se résorbe après la mort, du « soit
occulte », assimilée à un daimon, et qui permane
par-delà ses incarnations. Ledit daimon était ainsi
dépositaire de la divinité en l'homme. La première
partition de Platon entre partie mortelle et partie
382 Platon, Timée, 69c.
383 A. E. Taylor, Plato, Londres, Methuen, 1952, p.
120.
384 F. Nietzsche, cité par V. Grigorieff, dans Philo
de base, Paris, Editions d'Organisation, Eyrolles Pratique, 2003, p.
18.
121
éternelle de l'âme pourrait-elle être
tributaire de ses inspirations ? Un tel lignage intellectuel serait des plus
plausible selon François Daumas, dans la mesure où --
Cicéron lui-même s'en porterait caution -- les pythagoriciens
segmentaient l'âme en deux parties : « alteram rationis
participem... »385. Il y a donc tout lieu de croire que
Platon a su tirer les fruits de pareilles conceptions.
Platon franchit toutefois un pas supplémentaire, qui
lui permet de concilier dans le Timée cette distinction avec le
schème de la tripartition. En effet, « si l'on n'a que deux choses,
il est impossible de les combiner convenablement sans une troisième ;
car il faut qu'il y ait entre les deux un lien qui les unisse
»386. Les dieux ont placé l'âme mortelle dans le
thorax. Au-dessous du thorax, ils ont placé l'âme des passions
séparées de la première par le diaphragme. Le coeur est au
point de liaison et permet à la raison d'agir sur les passions. Telle
est, du moins, la psychologie la plus tardive du Timée, par
laquelle Platon tâche de concilier la tripartition de l'âme et le
caractère immortel essentiel de la psyché. C'est ainsi
que se dessine une anthropologie plus complexe que celle présente chez
les pythagoriciens :
Et comme il convient qu'il y ait en eux [les mortels]
quelque chose qu'on appelle divin et qui commande à ceux d'entre eux qui
sont disposés à suivre toujours la justice, je vous donnerai
moi-même la semence et le principe. [..] Après ces semailles, il
confia aux jeunes dieux le soin de façonner des corps mortels. [..] Ils
prirent le principe immortel, [..] et dans ce corps, ils
enchaînèrent les cercles de l'âme immortelle ". Et pour
l'âme naturelle : " ceux-ci prirent le principe immortel de l'âme,
ils façonnèrent ensuite autour de l'âme un corps mortel, et
lui donnèrent pour véhicule le corps tout entier, puis, dans ce
même corps, ils construisirent en outre une autre espèce
d'âme, l'âme mortelle, qui contient en elle des passions
redoutables et fatales, d'abord le plaisir, le plus grand appât du mal,
ensuite les douleurs [..] la témérité et la crainte [...],
puis la colère, et l'espérance facile à duper. Alors,
mêlant ces passions avec la sensation irrationnelle et l'amour qui ose
tout, ils composèrent, suivant les lois de la nécessité,
la race mortelle.387
Tout en conservant à l'âme sa partie mortelle et
son autre immortelle, Platon assimile la partie immortelle à la raison
et distingue deux sous-parties dans la partie mortelle. H recourt d'autre part
à une terminologie spécifique pour désigner ces trois
parties. Une différence majeure s'observe donc ici
385 Sur la partition de l'âme chez Pythagore, cf. A. E.
Chaignet, Pythagore, t. II, Paris, 1873, p. 183-184.
386 Platon, Timée, 31b.
387 Platon, Timée, 42a-42d et 69a-70a. Un
éclairage de bon aloi sur toutes ces théories passablement
complexes qu'expose Platon dans le Timée nous est offert par T.
H. Martin dans ses Études sur le Timée de Platon (1841),
2 vol., Paris, Ladrange, 1981, p. 148-149.
122
entre la doctrine de Platon et celle de Pythagore, et l'on
serait en droit de se demander pour quelle raison le premier a besoin de
rajouter cette seconde strate de division. Surtout, d'où lui serait
venue l'idée de cette tripartition ; ou plus exactement, de transposer
le schème indo-européen de la tripartition à l'âme.
Ce à quoi ne peut répondre la seule référence au
pythagorisme. Et l'on serait par conséquent d'autant plus
légitime à nous demander si notre auteur n'aurait pas
été chercher les éléments de sa psychologie
à l'ombre des temples égyptiens. Non que la tripartition soit un
schème égyptien. Sans être une détermination de la
pensée comme elle peut l'être, aux dires de Dumézil chez
les Indo-Européens, elle s'y retrouve toutefois dans une certaine
mesure. Spécifiquement dans les corpus de documents sacrés
touchant à la métaphysique388.
b. L'âme tripartite
Diogène Laërce a prétendu de Pythagore
qu'il avait postulé l'immortalité de l'âme bien avant
Platon : « l'âme, enseignait-il, diffère de la vie. Elle est
immortelle »389. Dont acte. Mais à tout prendre, une
telle croyance en l'immortalité était déjà
présente implicitement chez les Grecs de l'époque archaïque,
c'est-à-dire bien avant que Pythagore ne s'en fasse le prophète.
A preuve les rites antiques, les pratiques funéraires, les offrandes
faites aux morts. A preuve encore Homère qui, au chant XI de
l'Odyssée dépeint les âmes défuntes comme
des ombres errantes et « encapuchonnées de nuit
»390 L'innovation de Pythagore ne consiste donc pas avoir
introduit l'idée de survie après la mort. Cette croyance
religieuse, nous pourrions dire, au mieux, que Pythagore l'aura
théorisée -- certainement pas qu'il en fut l'inventeur. Tout
autre pourrait être, toujours selon Diogène Laërce, le cas de
la tripartition dans son application à l'âme. Ainsi l'atteste cet
extrait de l'oeuvre que le biographe consacre à Pythagore : «
L'âme de l'homme est divisée en trois parties : la conscience,
l'esprit et le principe vital »391. Supposons donc, avec
Diogène, que la tripartition figure également
388 Métaphysique dont l'ancienneté le dispute
à la sophistication. On ne peut que déplorer la rareté des
publications se consacrant à la question. Citons, parmi les exceptions,
les travaux de M. Bilolo, Métaphysique Pharaonique Ille
millénaire avant j.-C. Prolégomènes et Postulats majeurs,
Kinshasa-Munich, Publications Universitaires Africaines & Menaibuc,
2003. Cette réticence qui se constate aussi bien chez les philosophes
que chez les égyptologues à entreprendre une reconstitution d'une
pensée riche et trois fois millénaire s'expliquerait en partie
par une certaine méconnaissance (bilatérale, les torts sont
partagés) des avancées de disciplines en apparence si
éloignées. C'est dire que les égyptologues n'ont pas
nécessairement de formation philosophique, ni les philosophes de bagage
égyptologique. Contre la réclusion des disciplines et
l'hyperspécialisation devront s'abattre des frontières et
naître de nouvelles audaces. Ce serait ouvrir un nouvel horizon pour une
philosophie en perte de vitesse (et de prestige), toujours plus creuse à
mesure qu'elle se fait chaque jour plus exclusive, de plus en plus
autotélique.
389 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences
des philosophes illustres, L. XVIII : Pythagore, § 28.
390 Homère, Odyssée, chant XI.
391 Diogène Laërce, ibid., § 104.
123
transposée à l'âme dans la doctrine de
Pythagore. Cela pourrait certes expliquer qu'elle se retrouve chez Platon en
l'absence de voyage en Égypte (à supposer, bien sûr, que
Platon ait bien été initié à la sagesse des
pythagoriciens), mais cela ne nous dit rien de la manière dont Pythagore
lui-même serait parvenu à former cette idée. La même
question que nous nous sommes posée à propos de Platon se
reposerait par conséquent à propos de Pythagore : s'il maniait
consciemment ou pas le schème de la tripartition, d'où lui serait
venue l'idée de l'appliquer à l'âme ? Faut-il, au reste,
que la tripartition de l'âme ait quelque chose à voir avec le
schème indo-européen mis en exergue par Dumézil ? Ne
pourrait-elle provenir directement de doctrines égyptiennes ?
Et voilà Pythagore embrigadé parmi les
théoros. De ceux ayant su profiter de leurs contacts
privilégiés avec les autres civilisations pour s'initier
auprès de maîtres étrangers. Nombre d'auteurs ont
évoqué et crédité la thèse d'un voyage de
Pythagore en terre des pharaons. Ainsi de Diodore de Sicile : « Pythagore
a, dit-on, appris chez ces mêmes Égyptiens ses doctrines
concernant la divinité, la géométrie, les nombres et la
transmigration de l'âme dans le corps de toutes sortes d'animaux
»392. n se pourrait que de tels témoignages ne soient
pas fiables et que le voyage de Pythagore appartienne à la
légende. Toujours est-il que si Pythagore en personne n'a pas
voyagé, il est probable que le pythagorisme ait été
influencé par la pensée égyptienne, de la même
manière qu'il a sans doute été par l'orphisme, mais aussi
par le chamanisme apollinien des Hyperboréens (Aristée de
Proconnèse, etc.)393, et peut-être également par
les mathématiques et l'astronomie de Babylone. En d'autres termes, que
Platon ait ou non trouvé chez Pythagore ou chez les pythagoriciens
l'inspiration de la conception de l'âme ne retire rien au fait que cette
application spécifique de la tripartition (ou cette
tripartition sans lien avec le schème de Dumézil) soit, en
dernier ressort, comptable d'une anthropologie d'origine égyptienne.
Quoi qu'il en soit, il faudra bien, pour que Platon ou
Pythagore, ou que Platon par Pythagore tire profit d'une
pensée égyptienne de la tripartition de l'âme, que cette
tripartition existe dans la pensée égyptienne. Après avoir
investi et souligné les apories de la piste pythagoricienne, il convient
donc d'investiguer la piste d'un corpus égyptien.
392 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique,
L. I, 97, 2 (trad. F. Hoefer, 1851). 393E. R. Dodds, op.
cit.
124
B) La piste égyptienne
Nous avons suggéré que la tripartition de
l'âme comme celle de la cité pourrait s'être inspirée
-- ou bien directement, ou bien par l'entremise des pythagoriciens -- des
conceptions égyptiennes. Envisager que la tripartition puisse trouver
ses racines en terre des pharaons suppose à l'évidence que nous
en retrouvions l'empreinte. Il ne suffit pas d'affirmer que les
Égyptiens usaient de la tripartition de l'âme ; encore faut-il le
démontrer. Et pour ce faire, produire des éléments
tangibles. H s'agirait par conséquent d'examiner s'il se trouve bien un
corpus égyptien qui en témoignerait. Corpus dont un Grec de
l'époque en contact avec la culture égyptienne aurait
aisément pu entrer en connaissance, ou bien avoir entendu parler par les
prêtres égyptiens. Une telle recherche a été
entreprise par l'égyptologue François Daumas, qui fait valoir
trois textes dans lesquels nous serions susceptibles de les
retrouver394. A la tripartition telle qu'exposée chez Platon
dans ses dialogues -- le Gorgias, le Phèdre, la
République --, nous confronterons ainsi l'Enseignement de
Ptahhotep (XIIe dynastie), l'Enseignement d'Ani (XIXe dynastie),
ainsi que l'Enseignement d'Aménémopé (XXe ou XXIe
dynastie). L'âme ou l'équivalent de l'âme y est chaque fois
décrite à la lumière d'une terminologie bien
spécifique. Il nous impartira de constater si de telles descriptions
répondent d'une manière ou d'une autre au modèle triparti
avancé par Platon.
Considérons ces textes sous leur aspect formel. La
seule observation de ces trois compositions ex abrupto, hors
translittération, témoigne déjà de la
récurrence de trois termes. Or il se trouve que la signification de ces
trois mots s'avère étrangement proche de celle
conférée par Platon aux trois parties de l'âme.
Corpus égyptien
|
c:C
ib
Conscience, esprit, intellect
|
(--- \
|
|
e'
--D
|
|
\\ '="
haty Coeur
|
khet
Ventre (siège des passions)
|
Corpus platonicien
|
Aayia'rucÔv, logistikon
Le « raisonnable », élément
rationnel, et la
|
®u6c, thumos
L' « ardeur », élément irascible,
partie de l'âme
|
ÉinOUuia, épithumia
L'« appétit »,
élément concupiscible de
|
394 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne de la
tripartition de l'âme chez Platon », dans Mélanges A.
Gutbub, publications de la recherche, Montpellier, OrMonsp II, 1984, p.
41-54.
125
|
partie de l'âme
|
susceptible de colère, mais
|
l'âme, siège du désir
|
|
immortelle et divine.
|
aussi de courage. H prend le sens de « coeur ».
|
et des passions violentes.
|
Localisation395
|
Tête
|
Poitrine
|
Ventre
|
lb, haty, khet ; ces trois concepts essaiment les
Enseignements égyptiens et pourraient bien donner le change
à la terminologie employée par Platon. Tant et si bien que l'on
serait tenté de postuler un certain parallélisme entre les deux
doctrines. Cette hypothèse doit encore être vérifiée
et, pour cela, ces concepts étudiés dans leur contexte d'origine.
Jusqu'à quel point ces trois notions sont-elles identifiables aux trois
principes platoniciens ?
L'Enseignement de Ptahhotep
Nous procéderons par ordre chronologique à
l'analyse de ce corpus. Le premier texte qu'il conviendrait d'interroger dans
cette perspective serait alors l'Enseignement de Ptahhotep. Nous
connaissons essentiellement cette oeuvre par le « papyrus Prisse »,
du nom de l'orientaliste français Émile Prisse d'Avesnes qui en
aurait fait l'acquisition à Thèbes en 1843, et conservé
depuis à la Bibliothèque nationale de France396 Il
s'agirait de l'un des plus anciens manuscrits connus au monde. Les
Égyptiens prétendaient faire remonter cette sagesse à la
Ve dynastie, puisqu'attribuée à Ptahhotep (« Ptah est en
paix »), vizir du roi Djedkarê Isési, comme en atteste le
prologue. Elle fut certainement rédigée au cours de la XIe ou
XIIe dynastie397, et par suite antidatée pour lui
prêter le prestige de l'ancienneté398. L'auteur
pseudépigraphe de cet Enseignement fut
révéré longtemps après sa mort
395 « Portées dans les trois séjours que
l'âme habite, quel que soit celui dans lequel elles [les
émanations malignes] tombent, elles y causent des tristesses et des
chagrins de toute espèce, elles y causent l'audace et la
lâcheté, et rendent l'homme oublieux et stupide » (Platon,
Timée, 87a). Une note de l'édition de Victor Cousin
précise, pour ce qui concerne les trois « séjours » de
l'âme, qu'il s'agit bien de la tête, de la poitrine et du
bas-ventre (Timée, dans OEuvres de Platon, trad. V.
Cousin, Paris, 1822-1840).
396 Enseignement de Ptahhotep, d'après le
Papyrus Prisse, n°183 à 194, div. Orientale, sec.
Égypte 186 du département des Manuscrits de la BNF et les
papyri du British Museum ref. 10371, 10435 et 10509 .
397 Sur les difficultés liées à la
datation des Enseignements de Ptahhotep, voir notamment E.
Eichler, ZeitschriftfurAgyptische Sprache und Altertumskunde (ZAS),
n°128, Leipzig, 2001, p. 97-107.
398 Pour une meilleure compréhension de la perception
particulière que les Égyptiens pouvaient avoir de leur
passé, sur l'importance de la tradition et sur la relecture constante de
cette « tradition » au bénéfice de réformes
politiques, morales et religieuses conjoncturelles, cf. P. Vernus, Essai
sur la conscience de l'histoire dans l'Égypte pharaonique, Paris,
H. Champion, 1995. Platon lui-même recourt au procédé en
conférant à son récit de l'Atlantide et de la
première Athènes la caution d'une autorité : Solon
d'Athènes. Solon tenant lui-même ce récit « historique
» de la bouche d'hommes de religion, gardiens d'une mémoire
égyptienne de plus de 9000 ans.
126
comme un intercesseur des hommes auprès des dieux.
Cette renommée explique que sa chapelle funéraire, située
à quelques pas du célèbre complexe de Djéser et et
de sa pyramide à degrés, ait attiré des pèlerins de
tout le pays, venus dans l'espoir de bénéficier d'un peu de son
influence. Aussi sa tombe était-elle l'un des monuments les plus
visités de la nécropole de Saqqâra. Réputation,
prestige de l'ancienneté, fonction sacerdotale et proximité avec
les dieux, autant de raisons qui faisaient du vizir Ptahhotep un candidat
idéal à la paternité fictive d'une oeuvre morale de
référence.
Cette oeuvre se destine en premier lieu à la formation
intellectuelle et morale de la caste des scribes, des fonctionnaires et des
juristes. Elle se présente comme un recueil de maximes et de
préceptes éthiques, dont la teneur exprime des
préoccupations bien spécifiques à ces fonctions. Le
locuteur en est le vizir Ptahhotep lui-même. Ce haut dignitaire, alors
âgé de 110 ans, un âge passant pour idéal, aurait eu
l'ambition en écrivant cette oeuvre d'enseigner à son fils les
arcanes du métier et de lui délivrer à cette même
occasion des règles de vie en société. Mais au-delà
d'une simple collection de conseils pratiques, cette oeuvre laisse
transparaître à l'arrière-plan tout un système
métaphysique solide et structuré, usant d'un langage imagé
mais également, surtout, d'une terminologie abstraite qui allait mettre
à dure épreuve l'habileté des traducteurs. « OEuvre
fondatrice de la culture classique dans l'Égypte pharaonique
»399, l'Enseignement de Ptahhotep pourrait être
en effet, en reprenant ici les mots de G. Jéquier, « le texte
littéraire égyptien le plus difficile à traduire »400
Difficulté qui n'a d'égale que le nombre de traductions
successivement proposées depuis sa découverte. Se peuvent citer,
parmi les plus anciennes, celle en français d'É.
Devaud401 et, en anglais, de B. Gunn402. En dépit
de l'importance majeure du papyrus Prisse pour l'égyptologie, à
l'exclusion de ses premières illustres tentatives, le public francophone
n'avait jusqu'à ces dernières années à sa
disposition que la version d'un égyptologue tchèque, Z.
Zaba403, consultable dans les seules bibliothèques
spécialisées, désormais obsolète. Conçue en
1929, le manuel de grammaire de A.H. Gardiner a enregistré depuis des
évolutions considérables dans notre connaissance de la langue
égyptienne classique. La traduction récente de
l'égyptologue français P. Vernus404 a su tirer profit
de ces progrès. Celle de B. Mathieu présentée ci-dessous
réactualise les précédentes. Elle est le fruit
399 P. Vernus, « L'intertextualité dans la culture
pharaonique : l'Enseignement de Ptahhotep et le graffito d'Jmny (Ouadi
Hammâmât, n°3042) », dans G6ttingerMiszellen,
n°147, 1995, p. 103-109.
400 G. Jéquier, Le papyrus Prisse et ses
variantes, Paris, Paul Geuthner, 1911.
401 E. Devaud, Les Maximes de Ptahhotep
d'après le papyrus Prisse, les papyrus 10371, 10435 et 10509 du British
Museum et la tablette Carnavon, Fribourg, 1916.
4°2 B. G. Gunn, « The Wisdom of the East : The
Instruction of Ptah-Hotep and The Instruction of Ke'Gemni: The Oldest Books in
the World » (1918), Londres, Kessinger Publishing, LLC.
4°3 Z. Zaba, Les maximes de Ptahhotep, Prague,
Éditions de l'Académie tchécoslovaque des sciences,
1956.
494 P. Vernus, Sagesses de l'Égypte pharaonique,
Paris, Imprimerie nationale, La Salamandre, 2001, p. 63-135.
127
d'une recherche s'étendant sur plusieurs années
dans le cadre de séminaires donnés à l'université
Paul Valéry (Montpellier III)4°5
Il apparaît à la lumière de cette nouvelle
traduction que le mot khet revêt dans la sagesse de Ptahhotep un
sens tout à fait significatif En son acception propre, originelle, il
signifie le ventre et, par métonymie, en vient à signifier plus
largement notre intériorité, savoir ce que les autres ne voient
pas, mais qui réside nous. Le mot « coeur » en français
s'emploie parfois dans les mêmes termes en son sens
figuré406 C'est tout au moins la traduction que propose B.
Mathieu407 de ce concept dans ces deux extraits des Maximes de
Ptahhotep :
Maxime 16 :
Si tu es en position de dirigeant, montre-toi aimable quand
tu auditionnes la déposition d'un
plaignant ;
ne le rejette pas tant qu'il n'a pas
déchargé son coeur (khet) de ce qu'il avait prévu
de te dire. La victime préfere encore s 'épancher plutôt
que de voir traiter ce pourquoi elle est venue 4°s
Précepte témoignant d'une solide
expérience de la psychologie humaine. Un brin cynique, mais
avisé. Assez aux yeux des fonctionnaires pour inspirer une
véritable sagesse diplomatique, et se trouver répercutée
presque ne varietur dans nombre de textes ultérieurs. Citons,
à preuve, l'autobiographie de Montouhotep, un nomarque d'Hermontis
(Ermant) du début de la XIIe dynastie : « J'étais quelqu'un
de bien disposé à l'égard du plaignant jusqu'à ce
qu'il ait dit pourquoi il était venu » 409 Un autre emploi de
khet au sens de « coeur » peut être relevé dans
la seconde partie du papyrus Prisse :
Maxime 26 :
Ta maison restera vivante grâce à
l'affection, si tu es un adjoint parfait.
4°5 B. Mathieu, « L'Enseignement de Ptahhotep »
dans Vision d'Égypte. Émile Prisse d'Avènnes (1807 --
1879), Paris, Bibliothèque nationale de France, BX Livres, 2011.
4°6 Notes sur la traduction de R. O. Faulkner, dans W. K.
Simpson (dir.), The Literature of Ancient Egypt: An Anthology of Stories,
Instructions, Stelae, Autobiographies, and Poetry, New Haven, Yale
University Press 1972, p. 166 et 170.
407 B. Mathieu, op. cit.
4°8 Enseignements de Ptahhotep, maxime 16, trad.
B. Mathieu, op. cit. Ce choix de rendre Khet par « coeur »
était déjà présent dans la traduction
proposée par Z. Zaba : « Ne le repousse pas avant qu'il ait
libéré son coeur (Khet) de ce qu'il s'était proposé
de se dire » (Les maximes de Ptahhotep, maxime 16, trad. Z. Zaba,
op. cit., p. 49).
4°9 Autobiographie de Montouhotep, d'après
la Stèle C14, 14333 du Louvre, trad. S. Rosmorduc, 1. 14.
128
Et elle sera grâce à toi un auxiliaire
parfait, également, car il s'agit aussi de la durée de ta
[propre] affection (mérout) dans le coeur (khet) de
ceux qui t'aiment ; vois, c'est un vrai ka, celui qui aime
obéir.41°
Le même emploi de ce concept se retrouve gravé
sur la stèle d'un haut fonctionnaire égyptien formé par
les moralistes dans la lignée de Ptahhotep. Il est question d'« un
homme à qui les coeurs confient leurs besoins ». Le terme khet
réfère ici clairement dans ces emplois à la partie
non corporelle de l'homme, grevé d'une légère nuance
affective qui rend raison de la traduction de Faulkner par le mot «heart
». D'abord très englobante, cette notion va toutefois se
préciser dans la suite du texte, pour recouper d'une manière qui
apparaîtra bien probante celle de l'épithumia
platonicienne. En d'autres termes, partant de la signification
concrète de « ventre », le contenu sémantique de
khet va évoluer progressivement pour signifier la pensée
qui demeure en nous et finalement le siège de nos passions, de nos
instincts, pour l'essentiel incontrôlés.
Utilisé en son sens strict pour désigner
l'intériorité en général, khet signifie
ainsi plus particulièrement « convoitise », «
appétit ». Là un troisième emploi de ce concept de
khet peut être relevé, qui s'avère d'autant plus
intéressant qu'il le met en opposition avec celui de ib, ayant
ici le sens de « raison efficiente » ou « volonté
rationnelle ».
Maxime 13 : Si tu es avec des gens, gagne les
partisans d'un homme réfléchi,un homme
réfléchi qui ne soit pas l'esclave de ce que lui dictent ses
pulsions (khet). On devient un dirigeant par soi-même,le
nanti se demandant : "Quel serait son avis ?" Ton renom sera parfait,
sans diffamation, ton corps bien nourri et ton attention tournée vers
ton entourage, et l'on vantera tes mérites à ton
insu. L'homme qui obéit à ses pulsions (khet)
suscitera la contestation au lieu de l'affection, son esprit (lb)
est stérile et son corps sec. Considérable est la
volonté (ib) de ceux que le dieu a dotés ; Celui qui
obéit à ses pulsions (khet), il appartient à
l'Adversaire.41
41° Enseignements de Ptahhotep, maxime 26, trad. B.
Mathieu, op. cit.
129
Nous voyons donc s'articuler, dans L'Enseignement de
Ptahhotep, deux des concepts peu ou prou comparables à ceux
employés par Platon pour référer respectivement à
la partie de l'âme responsable des passions et à celle
dépositaire de la raison. Ce précieux texte daté du Moyen
Empire fournit ainsi un premier argument propre à corroborer une
possible équivalence entre d'une part le khet et le ib
égyptiens et d'autre part l'épithumia et le
logistikon platoniciens. Cette typologie inchoative, pour l'heure
duelle et bientôt tripartite se retrouvera dans de nombreux documents
postérieurs à la rédaction du papyrus Prisse, ceux-ci
puisant directement leur inspiration chez Ptahhotep. Les
interprètes modernes n'ont pas manqué de souligner le nombre
impressionnant de citations et de références qui y sont faites
dans les textes ultérieurs412, et ce jusqu'à
l'époque gréco-romaine413 L'ancienneté de cet
Enseignement et des conceptions qu'il véhicule n'était
donc en rien un obstacle à sa connaissance par les prêtres
égyptiens, ni donc à sa divulgation auprès des Grecs parmi
lesquels Platon. Plusieurs documents mis au jour dans le village des artisans
de Deir al-Médina témoignent par surcroît de ce que
Ptahhotep était toujours enseigné et recopié par
les lettrés de l'époque ramesside, c'est-à-dire au Nouvel
Empire, durant les XIXe et XXe dynasties. Cela bien que déjà des
gloses plus ou moins pertinentes s'y soient interpolées avec pour
intention d'expliciter certains passages devenus obscurs avec le temps en
raison de l'évolution de la syntaxe et du lexique. Obscurs, au point
qu'il ait fallu, selon l'égyptologue allemand J. Osing, le remplacer
à la fin de la XIXe dynastie, par l'Enseignement d'Ani, ce
dernier étant lui-même appelé à être
remplacé à la XXIe dynastie par l'Enseignement
d'Aménémopé. Ani et
Aménémopé aurait donc succédé
à Ptahhotep dans sa fonction pédagogique et
moralisatrice, tout en en développant la dimension métaphysique
et conceptuelle. Si la tripartition ib / khet / (haty) commence avec
le texte fondateur de Ptahhotep, c'est bien avec ses successeurs
qu'elle se confirme, se parachève et acquiert véritablement ses
lettres de noblesse.
41 Enseignements de Ptahhotep, maxime 13,
trad. B. Mathieu, op. cit. La traduction de Z. Zaba mettait
déjà en évidence ce jeu d'oppositions : « Mais pour
celui dont la raison (Ib) obéit à sa passion (Khet) / elles le
rendaient plaisant au lieu de le rendre aimable / Sa raison (Ib) est triste et
ses membres ne sont pas oints / Joyeuse est la raison (Ib) de ceux à qui
Dieu a donné / mais celui qui obéit à sa passion (Khet)
appartient à l'ennemi » (Les maximes de Ptahhotep, maxime
13, trad. Z. Zaba, op. cit., p. 49).
412 Voir notamment celles excipées par H. Brunner,
« Zitate aus Lebenslehren », dans E. Hornung, O. Keel (éd.),
Studien zu altagyptischen Lebenslehren, OBO 28, 1979, p. 105-170, en
part. p. 123-143 ; par W. Guglielmi, « Eine Lehre für einen
reiselustigen Sohn », dans WeltOr XIV, 1983, p. 157-158 ; par
H.-W. Fischer-Elfert, « Vermischtes III : Zwei neue Ptahhotep-Spuren
», dans G6ttinger Miszellen, n°143, 1994, p. 48-49 ; et par
P. Vernus, « L'intertextualité dans la culture pharaonique :
l'Enseignement de Ptahhotep et le graffito d'Jmny (Ouâdi
Hammâmât n° 3042) », dans G6ttingerMiszellen,
n°147, 1995, p. 103-109.
413 F. Hagen, « Echoes of Ptahhotep in the Greco-Roman
Period ? », dans Zeitschrift fur Agyptische Sprache und Altertumskunde
(ZAS), n°28, Leipzig, 2009, p. 130-135.
130
L'Enseignement d'Ani
M. Lichtheim fait remonter la rédaction de
l'Enseignement d'Ami 14 à la XVIIIe dynastie,
c'est-à-dire dans la première moitié du Nouvel Empire
(1552 à --1292)415 Nous ne possédons en
réalité de cet Enseignement que des copies
postérieures, datables au plus tôt des XIXe et XXe dynasties
ramessides. Frappante est dans ce texte la sophistication de la pensée
de son auteur, témoignant d'une réflexion déjà
profonde et héritière d'une longue tradition. C'est dire que les
difficultés ne tiennent pas pour ce texte qu'aux aléas de la
traduction, mais plus encore à la restitution du sens d'un contenu
doctrinal dont nous ne possédons pas tous les outils conceptuels.
Plusieurs années de commentaires ont été
nécessaires pour que l'on parvînt enfin à entrevoir le sens
de ce qui reste l'un des plus remarquables ouvrages de morale que nous ait
légués l'Égypte ancienne. Les renseignements nous manquent
sur les intentions précises de ce traité et les circonstances de
sa rédaction. Ce n'est toutefois que dans le corps du texte que sont
déclinés les maximes et préceptes qui retiendront notre
attention. Leur agencement n'épouse pas de logique particulière
ou constatable en première analyse. Leur teneur, cependant,
coïncide tout à fait avec le contenu doctrinal de la sagesse de
Ptahhotep. Quant aux thèmes abordés, ils demeurent ceux,
classiques, typiques, des oeuvres sapientiales égyptiennes416
Voyons comment sont employés dans ce contexte les notions qui nous
occupent.
Le mot khet dans la sagesse d'Ani est employé
dans les deux sens de la même manière exactement qu'il pouvait
l'être dans le texte précédent. A savoir en son sens
générique où il est synonyme d'intériorité
et en son sens particulier, où il se fait équivalent du
désir passionnel. Le
papyrus Boulaq IV principal manuscrit met ainsi en valeur ces
deux acceptions. La première en VII, 9 : « Le coeur (khet)
de l'homme est large plus que le double grenier, et il est plein de
réponse de toutes sortes ». Le terme khet, selon
Lichtheim417, peut être ici rendu par « coeur » en
tant que « for intérieur »418. La seconde acception
de khet, celle de siège des passions, intervient en V, 6 :
« Garde-toi de pécher par injustice dans [tes] paroles. Fais
attention à toi. Repousse l'injuste en ton âme passionnelle
(khet) ».
414 L'Enseignement du Scribe Ani, ref. E30144 du
Louvre.
415 M. Lichtheim, Ancient Egyptian Literature, vol.
II : « The New Kingdom », Berkeley, University of California Press,
1976, p. 135.
416 P. Vernus, op. cit., p. 63-134.
417 M. Lichtheim, op. cit., p. 138.
418 Sur les diverses acceptions et sur la symbolique du coeur
dans l'Égypte antique, se référer à la
synthèse de A. Piankoff, Le « Coeur h dans les
textes égyptiens depuis l'Ancien Empire jusqu'à la fin du Nouvel
Empire, Paris, Paul Geuthner, 1930, p. 104-105.
131
Peu employé dans l'Enseignement de Ptahhotep,
le mot haty pose moins de difficultés. Son sens est plus
restreint, plus univoque. D'après B. Long, médecin et
chargé de cours à la faculté de médecine de
Montpellier, haty dans le contexte de la pratique médicale de
l'époque, aurait servi précisément à
désigner l'épigastre. Quoi que son sens ait évolué
pour recouvrir en copte celui de ib (raison) son emploi dans les
textes sapientiaux s'inscrit dans une typologie qui l'en distingue
explicitement. En sus de référer à une partie du corps, il
s'emploie pour désigner courage, ardeur ou détermination.
L 'Enseignement d 'Ani y recours à plusieurs
reprises. L'un des préceptes s'ouvre par les mots «tandis que ton
courage (haty) demeure calme au milieu des soldats
»419 ; un autre énonce -- ou préconise -- que
« tout homme qui a fondé une maison calmera les colères
subites (haty as) »420. Entendre ici : « calmera
ses colères ». Tenir une maisonnée exige de
l'entregent, des concessions et de la diplomatie. Si donc haty peut
référer dans la terminologie médicale à
l'épigastre, et désigner communément l'ardeur ou le
courage, il peut aussi prendre un sens plus péjoratif, celui de
colère. L'ardeur est donc dépositaire d'une certaine
neutralité et peut servir à soutenir ce qu'il y a de meilleur
comme ce qu'il y a de pire en nous. Haty peut indifféremment
prêter main forte au ib (raison) ou se soumettre au khet
(désir passionnel). H peut être intéressant de
remarquer, à cet égard, que chez Platon aussi l'ardeur
(thumos) peut être mise au service des passions
(épithumia) comme de la raison (logistikon) :
Ne remarquons-nous pas aussi en plusieurs occasions que,
lorsqu'on se sent entraîné par ses désirs malgré la
raison, on se fait des reproches à soi-même, on s'emporte contre
ce qui nous fait violence intérieurement, et que dans ce conflit qui
s'élève comme entre deux personnes, la colère se range du
coté de la raison? Mais qu'elle se soit jamais mise du côté
du désir, quand la raison prononce qu'il ne faut pas faire quelque
chose, c'est ce que tu n'as jamais éprouvé en toi - ni même
remarqué dans les autres 421
Loin que la tripartition de l'âme soit le seul
élément de doctrine à se trouver concurremment dans les
Dialogues dans les textes égyptiens, c'est alors, au-delà, leur
hiérarchisation, leur dynamique interne, les ressorts normatifs de leur
articulation qui s'y trouvent exprimées.
419 L'Enseignement d'Api, numérotation Suys :
VIII, 19,
éd. et trad. P. Vernus,
op.cit.
420 Ibid., numérotation Suys : IX, 6,
éd. et trad. P. Vernus,
op.cit.
421 Platon, République, L. IV,
440a.
132
L'Enseignement
d'Aménémopé
S'il est un dernier texte qui mérite toute notre
attention, c'est sans aucun doute l'Enseignement
d 'Aménémopé 422. Un
document dont on a longtemps cru plus tardive la rédaction, mais dont
les dernières avancées de l'égyptologie obligent à
réviser la datation, si bien qu'on l'attribue aujourd'hui à la
fin de l'époque ramesside, à la fm de XXe dynastie ou au
début de la XXIe dynastie (vers -1100/1000)423. Il s'agit
d'un Enseignement déployant trente chapitres de maximes et de
recommandations morales rédigées par le scribe
Aménémopé à l'attention de son fils. La traduction
de l'oeuvre pose encore des difficultés, malgré les très
nombreuses études dont elle a fait l'objet. Un intérêt qui
n'est pas sans rapport avec les nombreuses convergences qui se constatent entre
le texte d'Aménémopé et le livre biblique des
Proverbes, qu'il a partiellement inspiré424
Les trois notions précédemment relevées
apparaissent concomitamment dans l'oeuvre et, mieux encore, conçu dans
leur rapport les uns avec les autres. L'acception restrictive de khet
conçue comme âme passionnelle, siège des instincts
irraisonnés, se retrouve dans l'Enseignement d
'Aménémopé. Il y est par ailleurs, et de
manière tout à fait remarquable, soigneusement distingué
de la raison (ib) et siège de la mémoire, et de
l'ardeur, courage ou passion juste (hazy), comme en attestent les
prohibitions du Chapitre X :
Chapitre X :
Ne salue pas le bouillant que tu rencontres entre
forçant, Ni ne fait violence à ton propre sentiment/raison
(ib). Ne lui dit pas faussement : « soit loué ! », Alors
qu'il y a du calcul au fond de [ton âme passionnelle] (khet). Ne parle
pas mensongèrement avec un homme C'est l'abomination du Dieu Ne
dissocie pas ton coeur (haty) de ta langue [...] Dieu déteste qu'on
fausse une parole ; Sa grande abomination : la contradiction
intérieure 425
422Papyrus princeps conservé au
British Museum, ref. 10474.
423 M. Lichtheim, op. cit., p. 147.
424 Fr. Daumas, art. cit.
425 L'Enseignement d'Aménémopé,
chap. X (XIII, 1. 10 -- XIV, 1. 3),
éd. et trad. P. Vernus, op.cit.,
p. 316.
133
L'expression « bouillant » ou « homme-bouillant
» est un idiotisme usuel dans les textes sapientiaux égyptiens,
utilisé pour désigner l'homme passionné et qui
n'obéit qu'à la partie irrationnelle de son âme. Autrement
dit, celui chez qui le ib est soumis au khet. Platon pourrait
appeler cet homme tyran. Et en effet, le même mot -- khet -- est
employé quelques lignes plus loin pour servir à la description de
l'homme passionné, oppresseur et injuste : « ses lèvres sont
douces, mais sa langue aigre ; le feu brûle dans son corps/âme
passionnelle (khet) »426. Et c'est bien dans ce sens,
celui de désir irrationnel, que l'emploie à nouveau
Aménémopé pour mettre son lecteur en garde : « mais
une relation bienveillante sur ta langue, tandis que le défavorable
demeure caché au fond de toi/dans ton âme passionnelle (khet)
»427. Chez l'homme dont l'âme n'est pas en harmonie,
ce principe passionnel peut fausser le jugement, c'est-à-dire pervertir
l'intelligence, submerger la raison : « tandis que sa raison est
fourvoyée par sa passion, etc. »428.
Le mot haty utilisé dans l'Enseignement
d'Aménémopé revêt le sens d'une puissance
tournée vers l'action, mais d'une puissance maîtrisée, qui
peut être rendue par volonté de bien ou de justice. Haty
désigne moins ici l'ardeur en son sens neutre que, plus
spécifiquement, l'ardeur venant en aide aux passions nobles. A savoir
donc une volonté conduite par la raison. Haty exprime alors un
mouvement qui porte à l'action juste, un courage résolu et
gouverné par la raison. Haty, dans ce contexte, témoigne
de la domination du ib : « donne du poids à ton
intelligence (ib), affermit à volonté (haty) »,
conseille Aménémopé429. L'acception de
haty comme volonté apparaît plus clairement encore dans
la formule suivante : « n'opère pas un partage entre ton intention
(hazy) et ta langue ! »430 Une préconisation
qui pourrait être mise en parallèle avec une similaire extraite
d'une autre célèbre sagesse, l'Enseignement d'Amennakht :
«fait patienter ta volonté (haty) dans sa hâte
»431
La valeur sémantique de ib reste sans doute
des trois principes la moins problématique. De la même
manière que haty désignait l'épigastre et le
courage, le principe et son assiette corporelle, le terme ib
désigne tout à la fois l'intellect et la raison. Dans
l'Enseignement d'Aménémopé, bien connu des
prêtres égyptiens au temps où Platon visita l'Égypte
dans le courant de la XXIXe dynastie432, cet intellect s'associe de
manière significative à la mémoire. Le siège du
ib sera donc également le siège de la mémoire. Et
c'est ainsi, sans doute, qu'il faut comprendre l'invitation maintes fois
réitérée du
426 Ibid., chap. IX (XII, 1. 6-7),
éd. et trad. P. Vernus, op.cit.,
p. 316.
427 Ibid., chap. VIII (XI, 1. 10-11),
éd. et trad. P. Vernus, op.cit.,
p. 315.
428 Ibid., chap. XI (XIV, 1. 10),
éd. et trad. P. Vernus, op.cit.,
p. 317.
429 Ibid, chap. VII (IX, 1. 9),
éd. et trad. P. Vernus, op.cit.,
p. 313. Voir également E. Grumach, Studien Zur Geschichte und
Epigraphik derfrühen Aegaeis, Berlin, Walter de Gruyter, 1967 p.
67.
430 Ibid., chap. X (XIII, 1. 17),
éd. et trad. P. Vernus, op.cit.,
p. 316.
431 L'Enseignement d'Imennakht,1. 10,
éd. et trad. P. Vernus, op.cit.,
p. 285 seq.
432 Th. Lefort, « St-Pachome et Amen-em-ope », dans
Museon, t. XL, n°127, Den Haag, p. 65-74.
134
scribe à « placer cet enseignement dans [son]
coeur »433 Or, on se rappellera que chez Platon, toute
connaissance est aperçue comme une réminiscence ou encore
conversion par laquelle l'âme rationnelle réoriente son regard
vers les réalités véritables. Les dieux eux-mêmes
possèdent un ib434 Mais ce ib spécifique aux
dieux, à l'inverse de celui des hommes, n'est pas plus troublé
par le khet que n'est, d'après le Phèdre de
Platon, désordonné l'attelage de l'âme des dieux.
Synthèse
Du Moyen Empire au Nouvel Empire, nous avons parcouru à
grands traits, à travers trois oeuvres sapientiales, l'ensemble de
l'histoire égyptienne des conceptions de la psychologie morale. Force
est de constater que par-delà leurs disparités dues au contexte
et à l'époque, ces textes recourent tous à un vocabulaire
commun concernant la métaphysique de la subjectivité. Bien qu'une
grande partie de la littérature égyptienne ait péri, on ne
peut alors qu'être frappé de repérer dans ces Sagesses de
telles constances et qui pourraient difficilement être dûes au
hasard. Trois notions reviennent constamment sous le calame des scribes, qui
s'assimileraient presque terme à terme aux trois principes de
l'âme exposée chez Platon. Ainsi l'Enseignement de Ptahhotep
(XI-XIIe dynasties), l'Enseignement d'Ani (XIXe dynastie) et
l'Enseignement d'Aménémopé (XXe-XXIe dynasties)
déploient effectivement une partition que l'on pourrait apparenter
à celle présente dans les Dialogues. Sans doute ces mots
étaient-ils empruntés au vocabulaire courant de la langue
égyptienne, mais leur emploi thématisé dans les Sagesses
leur confère au-delà une valeur technique et beaucoup plus
précise.
En résumé, au principe du logistikon
(le «raisonnable », ou esprit, élément rationnel,
immortel, divin) correspondrait le ib (conscience, esprit,
facultés intellectuelles ou raisonnables) ; au thumos (la
« colère », élément irascible) le haty
(le coeur, l'ardeur que donne une motivation vive). Quant à
l'épithumia (l'« appétit »,
élément concupiscible), elle trouverait son équivalent
dans le concept de khet, lequel, se référant d'abord
à l'intériorité, évolue rapidement pour prendre un
sens péjoratif et désigner le domaine de la passion
irraisonnée, capable d'induire en erreur.
Nous avons soin de préciser que l'assimilation n'est
jamais qu'approximative. Transposer un concept d'une langue à l'autre
est un pari risqué. Nous disons « presque » terme à
terme, du fait
433 L'Enseignement d'Aménémopé,
chap. I (III, 11, 17), p. 308 ; chap. III (V, 18) p. 309-310 ; chap. XV
(XVII, 15-16) p. 319 ; chap. XXII (XXII, 13) p. 323,
éd. et trad. P. Vernus, op.cit
notons incidemment que cette conception du coeur comme siège de la
mémoire perdure à travers nombre d'expressions françaises
; e.g.: « apprendre par coeur », etc.
434 ibid., chap. III (V, 7),
éd. et trad. P. Vernus, op.cit.,
p. 311.
135
qu'aucun mot des langues indo-européennes courantes
n'est en mesure de rendre compte adéquatement de ces concepts
authentiquement égyptiens. Il s'agit d'un impondérable de la
traduction dont la portée est bien plus générale que celui
de l'égyptien. Raison pourquoi, lorsque les Coptes ont voulu traduire le
mot psyché du Nouveau Testament, ils se sont-ils
contentés d'importer le terme grec. Toute assimilation repose dès
lors nécessairement sur un abus de langage. Le tout est d'en avoir
conscience.
Or, l'ancienneté du corpus égyptien -- le plus
ancien étant daté du Moyen Empire -- nous interdit d'envisager
que ces textes aient pu subir une influence grecque. Ces oeuvres
s'échelonnent en effet sur plusieurs siècles. Ce qui rend
d'autant plus éloquente leur relative constance doctrinaire et
terminologique. Tous manifestent une unité de pensée
remarquablement stricte malgré leurs indéniables variantes. Ce
qui laisse à penser qu'au-delà des mutations, survenues au cours
des siècles, tous se réfèrent à une tradition,
à une école de pensée commune. L'usage de ce vocabulaire
de référence s'expliquerait donc par le fait que l'ensemble des
notables dont nous possédons les biographies ont été
formés par la lecture des Enseignements moraux classiques. Si
influence il y a, en l'occurrence, elle ne peut être envisagée que
dans le sens de l'Égypte vers la Grèce. Aussi étrange et
contrintuitif que cela puisse paraître, la tripartition de l'âme
existait déjà chez les Égyptiens avant d'apparaître
chez les Grecs. Cela ne signifie pas que les Égyptiens auraient transmis
avec Platon cette idée chez les Grecs, mais tout au moins ne peut-on
désormais radicalement l'exclure. Nous ne pouvons rien affirmer de plus,
sinon qu'il ne paraît plus, en tout cas, trop téméraire de
postuler que Platon aurait pu entrer en connaissance de cette psychologie
sapientiale et l'aurait adapté pour composer avec sa propre
pensée.
136
III. Le jugement des âmes
...La vertu est pour l'éternité. Elle descend
dans la tombe avec celui qui la pratique... Son nom n'est pas effacé sur
la terre, On s 'en souvient à cause de la justice...
Conte du Paysan éloquent, vers 1900 avant
J.-C.
Introduction
Le dialogue du Gorgias recèle des pages
particulièrement frappantes aux yeux de qui s'intéresse aux
récits mythologiques de l'Égypte ancienne. Le mythe final du
jugement des âmes y apparaît comme une quasi-transposition de la
pesée du « coeur » devant d'Osiris tels que le concevaient les
Égyptiens. Loin de se contenter de restituer une mouture vague du
thème passablement commun de la psychostasie, il pourrait
témoigner d'élaborations littéraires bien plus
approfondies remontant aux dynasties héracléopolitaines. Une
objection, bien relevée par l'égyptologue Fr. Daumas dans un
article qu'il consacre à la question435, se présente
cependant immédiatement à notre esprit. Ce mythe, à la
faveur duquel Socrate s'efforce avec un succès mitigé de
convertir Calliclès à la justice, emprunte
généreusement à l'imagerie orphique et pythagoricienne.
L'on a maintes fois fait remarquer que ces emprunts n'étaient pas rares
; qu'ils se multipliaient dans le Gorgias. La chose est entendue. A
ceci près qu'il n'est en rien exclu que les orphiques et pythagoriciens
aient eux-mêmes hérité de ces images de leurs contacts avec
des étrangers, nomades ou voyageurs du Nil. Hérodote
n'affirmait-il pas, au Livre II de son Enquête, que, pour sa
part, les « prétendus mystères orphiques et bachiques »
sont « en fait égyptiens » ?
435 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne du jugement de
l'âme dans le Gorgias de Platon », dans De l'humanisme à
l'humain, Mélanges R. Godel, Paris, 1963, p. 187-191.
137
Comparaison n'est pas raison ; toujours est-il que les
allégations de l'historien, qu'elles se trouvent avérées
ou non, n'étaient pas sans fondements. Ainsi a-t-on pu relever --
exemple parmi d'autres -- des convergences frappantes entre le mythe du
dépeçage (dia-sparagmos) par les titans originels de la
cosmogonie orphique (à distinguer de celle d'Hésiode) ; le
dépeçage, donc, de l'infortuné Zagreus, avatar
archaïque du Dionysos mystique, avec celui d'Orphée par les
bacchantes (quoique le Dionysos d'Orphée doive être
distingué de celui d'Euripide) et celui d'Osiris par son frère
Seth. Trois meurtres fondateurs identifiés par R. Girard à des
rites de bouc émissaire. Bon nombre de similitudes entre ces
épisodes ont pu laisser conjecturer la possibilité
d'imprégnations de motifs égyptiens sur la doctrine
orphique436 Olympiodore rapporte, dans le même esprit, que
c'est après avoir été initié au pythagorisme et
afin d'accomplir un «pèlerinage aux sources » que Platon prit
la décision de se rendre en Égypte437. Et nombreux
furent les partisans de l'orientalisme à alléguer ces
références pour étayer la thèse de l'«
Égypte à l'école de la Grèce ». Quant à
la connaissance que pouvait avoir Platon de cette sanglante mythologie, nous
savons par son disciple Xénocrate qu'il rendait les orphiques comptables
de l'assimilation du corps à une prison, en référence
à Dionysos et aux titans. Dodds dresse à ce sujet la liste des
allusions que fait Platon au mythe dans ses Dialogues438 et en
conclut, contre Linforth, qu'il serait difficile de ne pas songer que «
l'histoire dans son ensemble était connue de l'auteur et de son public
»439
Gardons-nous bien toutefois d'évacuer trop diligemment
cette objection qui voudrait faire de la doctrine orphique ou pythagoriciennes
la référence ultime, non-égyptienne, de la conception
platonicienne du jugement post-mortem. Notre défense s'appuie sur
l'hypothèse selon laquelle l'orphisme et le pythagorisme aurait pu faire
usage de traditions égyptiennes. Mais il y a loin de la coupe aux
lèvres. Il se pourrait, bien au contraire, que les deux sectes ne soient
jamais entrées en contact avec les Égyptiens ou ne leur en soient
aucunement débitrices. Aussi bien l'hypothèse du « monomythe
» avancée par Campbell440, que la postulation par
Lévi-Strauss d'unités structurantes du mythe («
mythèmes ») servant de fondement universel à la constitution
des grandes gestes cosmogoniques441 ; à quoi s'ajoutent enfin
celle de schémas archétypaux -- pour ne pas dire, «
transcendantaux » -- constitutifs de l'« inconscient collectif »
-- forme laïcisée de l' « intellect agent » --
436 Sur la question des sources égyptiennes possibles
de ce mythe au fondement de la « cosmo-théogonie orphique »,
cf. M. P. Nilsson, « Early Orphism », dans Harvard Theological
Review, n°28, Harvard, 1935, p. 181-230.
437 Olympiodore, Commentaire du Gorgias, L.
XLI, 7.
438 Platon, Ménon, 81b-c ; Lois, L. III,
701c, 854b, passim.
439 E. R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, chap. IV
: « Les chamans grecs », Berkeley, Champs-Flammarion, 1997, p.
158-160.
44° J. Campbell, Le Héros aux mille et
un visages, Paris, Editions Oxus, 2010.
441 C. Lévi-Strauss, Anthropologie
structurale, chap. XI : « La structure des mythes » (1958),
Paris, Pocket, Evolution, 2003.
138
théorisé par Jung442,
renforceraient plutôt l'idée selon laquelle ces imageries se
seraient constituées de manière indépendante. Il nous faut
donc, ici encore, prendre parti. Ne rien celer de nos parti-pris. Nous nous
voulons, en cette matière, diffusionnistes ; et croyons disposer de
suffisamment d'indices pour fonder notre approche. Or,
l'éventualité de sources égyptiennes (ou chamaniques)
ayant pu inspirer l'orphisme n'étant pas notre propos, nous laisserons
de côté cette piste, tenant, pour les besoins de la
démonstration, l'orphisme et le pythagorisme pour ce qu'ils
étaient à l'époque de Platon : des doctrines grecques,
frayant en Grèce.
Partant, la seule démarche qui nous paraisse valide
pour aborder la question d'influence de conceptions non-grecques dans les
dialogues platoniciens consisterait, en une première lecture, à
d'exciper dans le mythe du Gorgias les éléments qui
ressortissent à ces doctrines ou à des éléments
typiquement grecs. Ce recensement acte, à confronter les motifs
résiduels, irréductibles aux doctrines philosophiques grecques
(dont les doctrines orphiques et pythagoriciennes), aux textes
égyptiens. Leurs ressemblances, s'il s'en constate, seront autant
d'indices susceptibles de plaider en faveur de l'idée d'un usage, d'une
reprise par Platon de conceptions proprement égyptiennes. En d'autres
termes, après avoir interrogé la pertinence d'éventuelles
sources grecques au mythe du jugement décrit dans le Gorgias,
nous procéderons à la même analyse concernant
d'éventuelles influences égyptiennes.
Problématique
Le mythe en question parachève le dialogue du Gorgias.
Après avoir tenté de convaincre Calliclès par le logos
que la justice est le plus grand des biens, Socrate propose de parfaire
son argumentaire au moyen d'un récit eschatologique, savoir d'un «
conte » dont le noyau de vérité ne réside pas tant
dans la factualité que dans la signification. Ce mythe final commence en
522e pour s'achever au terme du dialogue. A Calliclès faisant valoir
qu'un homme qui se comporterait toujours avec justice risquerait la
condamnation au tribunal des hommes (si fait), Socrate rétorque qu'il
serait réhabilité au tribunal des dieux. La mort n'est pas un mal
(c'est un « pari », mais pascalien). L'injustice en est un. Voyons
comment Socrate introduit son récit :
-- Socrate : Ce qui fait peur, c'est de commettre
l'injustice, puisque le plus grand des malheurs est de descendre dans l'autre
monde avec une âme chargée de crimes. Je veux, si tu le trouves
bon, te prouver par un récit [logonj que la chose est ainsi [... j
Écoute donc, comme on dit, un beau récit [màla kalou
logou], que tu prendras, à ce que j'imagine, pour une fable
442 C. G. Jung, Métamorphoses de l'âme et ses
symboles, Paris, Le Livre de Poche, Références, 1996.
139
[mûthon] et que je crois être un récit
très véritable ; je te donne pour certain ce que je vais
dire.443
L'appel au mythe est ainsi justifié à
différents niveaux. Le mythe vient au renfort du discours rationnel pour
suppléer ses déficiences, transcender ses limites. En cela
n'est-il pas moins véridique que le discours est, au contraire, bien
plus proche de la vérité. C'est un « récit
très véritable » ; et lorsque le sensible n'est jamais que
probable, objet d'opinion raisonnable, ce que Socrate s'apprête à
révéler est donné pour « certain ». Le mythe,
ensuite, a, par définition, une fonction collective. En l'occurrence,
universelle puisqu'il concerne l'au-delà, qui est l'affaire de tous les
hommes et non d'une classe particulière. A travers lui, Socrate
lui-même dit s'adresser à « tous les autres hommes, autant
qu' [il] peut »444. La portée du message s'étend
bien au-delà du personnage de Calliclès. Hormis son extension et
sa capacité à se saisir de ce qui manque au discours rationnel,
un tel recours au mythe se justifie encore par l'impuissance qui est celle de
Socrate à persuader son interlocuteur. Devant la moue dubitative, sinon
moqueuse de Calliclès, le philosophe s'explique : «
peut-être, alors, que tu prends cela comme un conte de bonne femme que tu
méprises ; et sans doute il n'y aurait rien de bien extraordinaire
à le mépriser, si, cherchant par une autre voie, nous n'avions
trouvé des arguments meilleurs et plus vrais... »445.
L'intervention du mythe revêt ainsi une valeur rhétorique,
philosophique et sans doute édifiante, pareil à ces « nobles
mensonges » administrés par le législateur de la
république en vue d'améliorer les hommes446. Or, tout
cela peut être vrai, sans pour autant que Platon ait eu besoin de
façonner lui-même l'allégorie dont il se sert. Notre propos
consiste à nous interroger, précisément, sur les limites
de cette nature « artificielle » du récit du Gorgias.
S'agit-il véritablement d'un mythe fabriqué de toutes
pièces pour les besoins de la cause ? Ou bien plutôt, comme le
suggère Fr. Daumas447, d'un emprunt fait à quelque
doctrine religieuse déjà constituée ? A supposer qu'il en
aille bien ainsi, de quelle doctrine s'agirait-il ? A quel ensemble de
traditions réattribuer ces éléments ? Traiter un tel
problème requiert un examen des sources grecques concernant le jugement
des âmes avant Platon, puis des sources égyptiennes. Alors
seulement nous doterons-nous d'indices suffisamment solides pour étayer
une hypothèse.
443 Platon, Gorgias, 522e-523a.
444 Platon, Gorgias, 526e.
445 Platon, Gorgias, 527a.
446 Platon, République, L. III
414b-414c. Sur l'usage du mensonge, de la fiction et de la ruse à des
fins apologétiques dans le projet d'instauration de la bonne
politéia, cf. S. Margel, « De l'ordre du monde à
l'ordre du discours. Platon et la question du mensonge », dans Kairos
n°19 : « Platon », 2002.
44' Fr. Daumas, « L'origine égyptienne
du jugement de l'âme dans le Gorgias de Platon », dans
De l'humanisme à l'humain, Mélanges R. Godel, Paris,
1963, p. 187-191.
140
Méthode et corpus
La méthodologie demeure ainsi la même qu'au
chapitre précédent. Nous procéderons par voie
comparatiste. Il s'agira de confronter les apparentes innovations de Platon
à un corpus de textes égyptiens qu'il aurait pu connaître,
de première main ou par ouï-dire. Puis d'en tirer les
conséquences, avec toujours, la prudence qui s'impose. Notre entreprise
comprendra donc deux principaux volets. H conviendra, en une première
lecture, d'extraire dans le mythe du Gorgias ce qui ressortit à
des thèmes hélléniques ; ensuite de confronter les
éléments qui n'en sont pas comptables à des textes
égyptiens. Cette enquête en deux temps va donc mobiliser, en sus
du dialogue de Platon, un corpus grec et corpus égyptien.
-- Le corpus grec se compose d'une sélection de textes
attestant, avant Platon et de la manière la plus explicite, de
l'existence d'un jugement des âmes. Parmi ces textes, l'Iliade
et l'Odyssée d'Homère, Les Suppliantes et
Les Euménides, d'Eschyle, la Deuxième Olympique
de Pindare, et l'Hélène d'Euripide. Notons que si
la psychostasie est évoquée dans cette dernière une
vingtaine d'années seulement avant la rédaction du Gorgias, elle
l'est par l'entremise d'une prêtresse égyptienne,
Théonoé, ce qui ne saurait être anodin. En marge des
tragiques et des compilateurs de mythes, nous reviendrons sur
l'éventualité d'une reprise par Platon de thèmes orphiques
et pythagoriciens en mettant à contribution le peu de documents qui nous
soient parvenus de sectes censément discrètes et
hermétiques (avant la lettre). A l'exception des Hymnes orphiques,
la grande majorité des connaissances que nous avons de
l'eschatologie de la secte lors nous ont été livrées par
le truchement de lamelles d'or, certaines retrouvées en
Grande-Grèce (Pétilia, Thourioi), d'autres en Crète
(Éleutherna). Les lamelles d'or sont de ces témoignages
écrits inattendus dans un monde grec alors largement dominé par
l'oralité. Leur existence prend sens dans le prolongement de pratiques
spécifiques aux premières sectes orphiques. Ces sectes semblent
s'être adonnées très tôt à des rites
funéraires qui déparaient d'avec la coutume locale. En fait de
crémation, les initiés se voyait inhumés « à
l'égyptienne », avec, à portée de main, un recueil de
formule , les fameuses « lamelles d'or ». Celles-ci se
présentaient la forme de tablettes censées servir à leurs
propriétaires pour s'orienter au cours de leur voyage dans
l'au-delà. Viatique ou pis-aller, les lamelles d'or, sous cet aspect,
semblent assumer la même fonction « sotériologique » que
celle remplie par Livre de sortir au jour (Livre des Morts) des
anciens Égyptiens. Les nombreuses convergences entre ces deux corpus ont
ainsi fait l'objet d'édifiantes analyses de T. Gomperz448.
Pour en rester au corpus grec proprement dit, la récente
448 T. Gomperz, Les penseurs de
la Grèce : histoire de la philosophie antique, t. I : Les
commencements trad. A. Reymond, Paris, Payot, 1908-1910
141
édition des Fragments orphiques d'Alberto
Bernabé449 nous sera d'un précieux secours, qui
consacre un chapitre à la question des sources égyptiennes,
insistant notamment sur les témoignages de Diodore de Sicile.
-- Le corpus égyptien est constitué
principalement par le chapitre CXXV du fameux Livre de sortir au jour
(Livre des Morts), dont nous avons relevé les similarités
formelles et fonctionnelles avec les lamelles d'or. Transposition sur papyrus
des Textes des Pyramides, déposée dans le sarcophage entre les
mains du roi ou dans la tombe du dignitaire défunt, ce Livre des
morts, à la fois guide de l'au-delà, manuels d'instruction
et recueil de stances sacrées, était la garantie de son admission
à l'immortalité divine. Il revêtait ainsi pour le
défunt une fonction remémorative de première importance.
Le chapitre CXXV nous introduit au thème de la psychostasie ; il est
celui qui prête au jugement post-mortem, à partir de la XVIIIe
dynastie (au XVe siècle avant notre ère), son imagerie la plus
populaire. Chapitre qui met en scène le rite de la pesée de la
conscience (ib) et de la plume de Maât (droit, justice,
vérité) devant Osiris. Chapitre qui donc tient lieu de pendant
égyptien au jugement des âmes exposé par Platon à la
fm du Gorgias. Tant s'en faut néanmoins que les
premières occurrences du jugement égyptien remontent à
leur transposition dans le Livre de sortir au jour. Un large faisceau
d'indices nous conduit à penser qu'il était déjà
bien connu -- au moins dans ses grandes lignes --, sinon du tout-venant, des
élites vivant au Moyen-Empire (~ 2000-1800 avant J.-C.). En
témoignent certains textes littéraires tels que le Dialogue
d'un homme avec son ba ou le Conte du Paysan éloquent ;
l'attestent encore des stèles telles celle dite de Bah,
contemporaine d'Amenhotep III (-1350). Assez pour nous fournir une base
précise et consistante à notre mise en perspective.
A) La psychostasie selon les Grecs
Le mythe est structuré de la manière la plus
conventionnelle, et s'ouvre sur un rappel de la démiurgie ou
départage du monde45° Sont alors convoquées un
certain nombre de figures du panthéon grec : le titan
Prométhée ; Kronos (Saturne) et les kronides Jupiter, Neptune,
Pluton ; les juges Minos, Éaque et Rhadamanthe. Homère est
mentionné, manière d'autorité venant solenniser le
récit de Socrate. Nous voyons également reproduite la topologie
des enfers grecs. Les deux chemins bifurquent
449 A. Bernabé, F. Graf et alii, The Orphic Gold
Tablets and Greek Religion. Further Along the Path, Cambridge, Radcliffe
G. Edmonds III, 2011.
45° Comme a tenté de le
démontrer M. Eliade dans ses Aspects du mythe, Paris,
Gallimard, Idées, 1963. Cette « refondation du monde » exprime
la dimension étiologique du mythe ; retour aux sources qui a pour
principales fonctions de légitimer ce qui existe (ordre social ou
naturel) et de régénérer ce qui dysfonctionne. Voir
également idem, La Nostalgie des origines. Méthodologie et
histoire des religions, Paris, Gallimard, Les Essais, 1971.
142
: l'un conduit l'homme juste au séjour
mérité de l'île fortunée (l'île des
Bienheureux) ; l'autre le précipite au fin-fond du Tartare. Autant par
les personnages que par les lieux qui y sont mentionnés, le mythe
eschatologique du Gorgias semble typiquement s'inscrire dans la
continuité de la tradition de la mythologie grecque. La Grèce
s'offrira donc comme un premier moment de nos investigations.
Des sources « religieuses »
La plus grande part des témoignages que nous a
légués l'antiquité grecque sur l'existence d'un sentiment
religieux et de doctrines de l'au-delà est composée
d'inscriptions funéraires (peu nombreuses, en raison des rites
d'immolations) et d'une documentation littéraire et artistique bien peu
disserte sur le sujet. Les documents faisant état de telles
préoccupations sont moins effectivement de nature religieuse que
culturelle en général, et s'inscrivent la plupart du temps dans
le sillage des poèmes homériques. Au point que la rareté
de cette documentation a pu faire douter de l'existence d'un rapport
véritablement fondé entre la religion et la vision de
l'au-delà. On ne peut par conséquent se contenter des seuls
enseignements de la religion officielle, s'il en fut jamais une. Une approche
plus pertinente se doit de combiner non seulement les éléments de
croyances, mais encore la culture partagée de certaines
communautés religieuses, n'hésitant pas à chercher
à la marge de telles communautés. Communauté dont
l'adhésion se fait par choix, et dont les pratiques, les doctrines et
préceptes ne reflètent pas nécessairement celles
adoptées par la majorité des Grecs.
N'y a-t-il en Grèce des doctrines religieuses peu ou
prou comparables à l'exposé de la « fable très
véritable » de Platon ? Une première piste de réponse
nous conduirait interroger d'éventuelles sources orphiques et
pythagoriciennes. D'autres cultes pourraient être cités, parmi
lesquels les mystères d'Éleusis, d'Isis ou de Dionysos ayant pris
pied en Grèce. Nous nous tiendrons toutefois aux deux courants
cités, dont nous avons quelques raisons de croire que Platon aurait
été un initié451 ou, tout du moins, un
sympathisant comme le suggèrent ses contacts avec Archytas de
Tarente452. Pour plus d'un
451 Cf. J.-L. Périllié (dir.),
Platon et les pythagoriciens, Cahiers de philosophie Ancienne
n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008.
452 Pythagoricien, disciple de Philolaos, Archytas de Tarente
aurait effectivement compté parmi les intimes de Platon. Le doyen de
l'Académie lui aurait plusieurs fois rendu visite au cours de ses
voyages en Italie et en Sicile entre 390 et 350 avant J.-C. C'est d'ailleurs
Archytas, si l'on en croit la lettre reproduite par Diogène Laërce
en ouverture de sa biographie de Platon, qui lui aurait permis de se soustraire
au sort que lui réservait Denys de Syracuse (Diogène Laërce,
Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, L. III, 6).
Pour ce qui concerne la nature et la portée des influences possibles
d'Archytas sur la pensée de Platon, les opinions divergent. D'aucuns
voudraient faire d'Archytas un maître de Platon ; d'autres un de ses
disciples ; sans doute faut-il y voir une controverse entre commentateurs
mettant aux prises défenseurs du pythagorisme et
143
historien, Platon a en effet puisé dans cet
ésotérisme une grande partie de l'imagerie littéraire
qu'il met en scène dans le Gorgias. Il se pourrait
qu'au-delà de l'imagerie, se retrouve également dans le mythe des
éléments de doctrine propres à ces deux courants :
l'orphisme et le pythagorisme.
a. La tradition orphique
L'existence de communautés orphiques ayant soutenu
l'idée d'une transmigration des âmes est attestée à
compter du VIe ou du Ve s. avant J.-C.453 Le terme « orphikoi
», « les orphiques », apparaît en effet
expressément sur une plaquette en os retrouvés à
Olbia454 Selon F. Jourdan, cette époque coïnciderait
historiquement avec la constitution de la théogonie orphique dont serait
inspiré le papyrus de Derveni455 Ce papyrus, retrouvé
en 1962 dans une nécropole macédonienne, contient les fragments
de commentaires d'un poème orphique énumérant la
généalogie des dieux. H constitue à l'heure actuelle le
plus ancien manuscrit retrouvé en Europe. Plusieurs autres feuillets
remontant à cette même époque ont été
retrouvés dans des localités voisines. Qu'il s'agisse d'objets
cultuels, de papyrus ou de ces fameuses lamelles d'or retrouvées dans
diverses sépultures456, toujours est-il que les
témoignages qui nous sont parvenus de la communauté orphique
primitive demeurent essentiellement de nature funéraire. Ce qui n'est
pas pour nous surprendre : le mythe orphique étant à l'origine un
mythe eschatologique.
On signalera une seconde source de renseignements, bien plus
tardive, laquelle est constituée par les hymnes orphiques. Ces morceaux
poétiques datant de l'époque romaine, probablement
rédigés
partisans du platonisme. Les fragments d'Archytas ont
été rassemblés dans l'édition de
référence de H. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker,
Bd. I, Archytas, Berlin, BiblioLife, 1903, p. 421-439 et 502-503.
453 Cf. W. Burkert, Les Cultes à mystères
dans l'Antiquité, Paris, Vérité des mythes, Les
Belles Lettres, 2003,
454 A. S. Rusjaeva, « Orphisme et culte de Dionysos
à Olbia », dans Vestnik Drevnej Istorii (Revue d'histoire
ancienne), Moscou, 1978, p. 87-104 et L. Zhmud, « Orphism and
graffiti from Olbia », dans Hermes n°120, 1992, p. 159-168,
avancent concurremment que ces précieux documents dateraient du du Ve
siècle avant J.-C.
455 Le Papyrus de Derveni, trad. F. Jourdan, Paris,
Les Belles Lettres, Vérité des mythes, 2003, p. 19. Un
aperçu sur les défis, sur les limites sur les controverses
liées à la reconstruction des théories orphiques peut
être consulté dans l'ouvrage de M. L. West, The Orphic Poems,
Oxford, Clarendon Press, 1983, et complété par la critique
de L. Brisson, « Les théogonies orphiques et le papyrus de Derveni
: notes critiques », dans Revue d'Histoire des Religions (RHR),
n°202, 1985, p. 389-420.
456 L'ensemble des citations extraites des lamelles d'or
orphiques mobilisées dans ce chapitre sont empruntées à
l'édition et à la traduction de G. P. Carratelli, Les
lamelles d'or orphiques. Instructions pour le voyage d'outre-tombe des
initiés grecs Paris, Les Belles Lettres, Vérité des
mythes, 2003.
144
entre les IIIe et Ve s. après J.-C.457, ont
été découvert en Crète. Tous semblent
destinés à aiguiller l'âme du défunt au cours de son
voyage dans le monde souterrain. Le continuum entre ces textes et les lamelles
précédemment citées semble avéré, tant par
la concordance des tournures employées que par les formes de la
composition, les références et les contenus de ces lamelles. Pour
Th. Gomperz, ces fragments mis ensemble constitueraient les reliques lacunaires
d'un ouvrage que nous pourrions à bon droit désigner sous
l'expression de « Livre des Morts » orphique, comparable au Livre des
Morts égyptien.
Pour ce que nous en apprennent ces précieux documents,
la secte orphique se définissait par l'adhésion de
l'initié, un message qui se voulait d'abord strictement religieux,
apolitique458, mais qui n'était pas sans implications sur la
conduite morale des initiés et donc sur leur pratique de la
citoyenneté. Nous savons également que les orphiques
nourrissaient une conception très spécifique de l'au-delà.
Une conception, pour peu que l'on suppose que la doctrine orphique ait pu
influencer d'une manière ou d'une autre la doctrine pythagoricienne, et
la doctrine pythagoricienne, la pensée de Platon, dont l'analyse
pourrait s'avérer très intéressante. Une conception qu'il
conviendra de comparer à la vision que notre auteur avait de
l'au-delà à fin de constater si la présence
d'éléments communs s'avère suffisamment édifiante
pour nous permettre de considérer le mythe final du Gorgias
complétée par certains passages de la République,
et, au-delà, les conceptions de Platon concernant le destin de
l'âme après la mort, comme une simple adaptation de mythes
exclusivement orphiques, ou si trop d'éléments subsistent pour
pouvoir l'y réduire. Est-il besoin de recourir à l'Égypte
pour découvrir les germes du mythe platonicien ?
b. L'au-delà
Les lamelles d'or orphiques retrouvées dans les tombes
semblent ne laisser aucune ambiguïté quant à l'existence
d'une après-vie, et même de vie après la vie. Leur
présence aux côtés des initiés s'explique à
l'aune de leur utilité comme aide-mémoire susceptible de les
guider au cours de leur voyage dans l'au-delà. Les lamelles d'or
indiquent à l'initié le bon chemin à suivre. Parmi les
plus anciennes lamelles orphiques qui nous sont parvenues figure celle
d'Hipponion, datée de la fin du Ve ou du début du We s. avant
J.-C. Ce document, exhumé d'une sépulture, décrit les
principaux moments, les seuils et les rencontres qui attendent le défunt
au cours de son passage dans l'autre monde. Ce de la même manière,
nous le verrons, que les textes des Sarcophages. Mais n'anticipons
457 D'après les estimations proposées par A.-F.
Morand, Etudes sur les Hymnes Orphiques. Religions dans le monde
gréco-romain, Boston, Brill, Leiden, 2001.
458 M. Detienne, Dionysos mis à mort, Paris, Tel,
Gallimard, 1998, p. 167.
145
pas. H est dédié à la déesse de la
mémoire : « Ceci est consacré à Mnémosyne,
quand tu seras sur le point de mourir »459 ; or nous ne savons
que trop quelle importance pouvait revêtir la mémoire chez Platon.
H s'agit en l'occurrence du souvenir des enseignements prodigués par la
secte au cours des Teletai, des Mystères. H s'agit plus encore
de la réminiscence des cycles antérieurs et du souvenir de
l'origine de la « souffrance et de la lourde perte »460
C'est qu'en effet, le défunt initié aura besoin de recourir
à ces enseignements lorsqu'il se retrouvera devant les deux grands
fleuves des enfers orphiques : à gauche, le fleuve Léthé,
symbolisant l'oubli ; à droite, la source de Mnémosyne,
allégorie de la remémoration :
Tu iras dans la demeure bien construite d'Hadès :
à droite il y a une source,
À côté d'elle se dresse un cyprès
blanc ;
c'est là que descendent les âmes des morts et
qu'elles s 'y rafraîchissent.
De cette source tu ne t'approches surtout pas.
Mais plus loin, tu trouveras une eau froide qui coule
Du lac de Mnémosyne ; [...]
Ils te donneront à boire (l'eau) du lac de
Mnémosyne.
Et toi, quand tu auras bu, tu parcourras la voie
sacrée.461
A travers les nombreuses indications qui sont données
dans cet extrait se brossent une véritable topographie des enfers. Le
rapprochement avec le thème du jardin funéraire égyptien
constitué d'arbres et de sources a notamment été
esquissé par J. Assmann462 ; et ce rapprochement semble d'autant plus
éloquent qu'il rend raison d'un imaginaire eschatologique grec
antérieur aux textes des lamelles d'or orphiques. Mais plutôt que
les influences possibles de l'Égypte sur les doctrines orphiques --
dossier qui vaudrait d'être ouvert, mais qui n'est pas notre propos --
voyons comment cette géographie a pu influencer Platon. Les fleuves
précédemment cités, celui de la mémoire et de
l'oubli, occupent dans cet espace une fonction centrale. La présence de
ces fleuves est attestée de manière analogue par les lamelles
d'or trouvées à Pétélia, Pharsale et
Entella463 D'autres lamelles moins détaillées
reprennent ces descriptions à différentes époques :
«Donnez-moi donc à boire (l'eau) de la source qui coule
pérenne, à droite, là où (est) le cyprès
»464. Le fleuve ou le lac de Mnémosyne
459 Hipponion, I A 1, trad. G. P. Carratelli, op.
cit., p. 35.
460 Ibid.
461 Ibid.
462 J. Assmann, Mort et au-delà dans
_l'Égypte ancienne, Monaco, Éditions du Rocher, 2001, p.
340-345.
463 Pétélia, I A 2 ;
Pharsale, I A 3 ; Entella I A 4, trad. G. P. Carratelli,
op. cit., p. 60-61, 68, 72.
464 Eleuthérna, I B 1, trad. G. P.
Carratelli, op. cit., p. 76. Voir également les autres lamelles
d'or trouvées à Eleuthérna, I B 2, I B 3, I B 5, I B 6,
op.cit., p. 79, 81, 84, 86 ; celles exhumées à
Mylopotamos, I B 4, p. 83 et celles de Thessalie, I B 7, op.cit., p. 95.
146
apparaît comme un élément récurrent
dans toutes ces descriptions orphiques. En quoi cette conception de l'enfer se
distingue-t-elle de celle que pouvait en avoir le commun des Grecs ?
H est un fait que l'élément humide dans
l'au-delà a toujours occupé dans la pensée des Grecs une
place prépondérante (l'enfer commun des Grecs était
veiné de fleuves), faisant ainsi écho au système de valeur
mis en lumière par M. Détienne (l'humide est du côté
de la mort465) Les textes attiques datés du Ve s. avant J.-C.
mentionnent effectivement au moins un fleuve ou un lac infernal, « espace
entre deux mondes » puisqu'il entoure l'Hadès : il s'agissait de
l'Achéron, tel que l'évoque entre autres Aristophane et
Euripide466 Les traditions les plus anciennes font également
état de trois autres fleuves, à savoir le Cocyte, le
Pyriphlegethon et le Styx. Hésiode, pour décrire ce dernier dans
sa Théogonie, recourt à l'expression de hudôr
psuchron, « eau spirituelle » 467. L'apparition du
lac de Mnémosyne dans les enfers orphiques pourrait à cet
égard rendre raison d'un amalgame entre le caractère lacustre de
l'Achéron et la froideur des eaux du Styx. Ses aigues mortes seraient
une extrapolation orphique des éléments humides qui structurent
l'au-delà depuis les textes les plus archaïques. Les dieux
eux-mêmes jurent par le Styx. La valeur de serment par l'eau du Styx
corrobore cette proximité du fleuve et de la mort en cela que l'eau du
fleuve, en cas de parjure, occasionne chez le dieu un sommeil (temporaire) plus
profond que la mort, soit une mort symbolique comme le précise
Hésiode468. Si le fait de consommer de l'eau du Styx a valeur
d'ordalie pour établir le parjure chez les dieux, boire celle de
Mnémosyne chez les orphiques signifie se soumettre à une
épreuve similaire en tant qu'elle discrimine l'initié du
non-initié.
L'initié se distingue du profane à l'aune de sa
capacité à percevoir les bénéfices de l'eau de la
bonne source. Le profane n'a en revanche accès qu'aux rives du fleuve
que l'auteur de l'hymne orphique à Mnémosyne469
désigne par l'expression de kakès Lèthès.
La valeur négative du Léthé est ainsi largement
soulignée par les inscriptions funéraires de l'époque.
Anne-France Morand précise effectivement dans son Étude sur
les hymnes orphiques470 que la consommation de son eau signifie
la perte de souvenirs pour le défunt. H y a lieu d'insister sur cette
opposition d'effet entre d'une part les eaux du fleuve Léthé et
d'autre part celles du lac de Mnémosyne. Celle-ci met en valeur toute
l'importance que revêt la mémoire comme critère distinctif
entre le sage et le profane, l'initié et le non-initié dont le
destin est suspendu à leur capacité à se souvenir. Cette
opposition entre deux eaux
465 M. Detienne, Les jardins d'Adonis, La Mythologie des
Aromates en Grèce Ancienne, Paris, Gallimard, Bibliothèque
des histoires, 1989.
466 Euripide, Alceste, 435-437 ; Aristophane,
Grenouilles, 137.
467 Hésiode, Théogonie, v. 785-786, trad.
A. Bonnafé, Paris, Rivages, 1993.
468 Hésiode, ibid.
469 Hymnes orphiques, 77, 3-4, trad. G. P. Carratelli,
op. cit.
470 A.-F. Morand, Etudes sur les Hymnes Orphiques,
Paris, Brill, 2001, p. 223-224.
147
infernales révèle l'importance attribuée
à la mémoire, la distinction entre l'initié et le
non-initié reposant sur la capacité à se souvenir.
Capacité qui fait écho à la notion de réminiscence
dans les dialogues platoniciens. Notons que si la réminiscence consiste
chez Platon à se ressouvenir des idées éternelles que
l'âme a contemplé avant de retomber dans la matière («
recollection 0471, une doctrine analogue est déjà
promulguée par les orphiques, puis par les pythagoriciens, qui
prête à certains hommes exceptionnels (théos
anêr) le privilège de se rappeler de leurs existences
individuelles passées. On peut, à cette enseigne, émettre
l'hypothèse que Platon s'est approprié une idée
pythagoricienne en substituant au souvenir de ses vies antérieures celui
des « formes intelligibles » : « La science occulte que le
chamane acquiert en transe devient une vision de la vérité
métaphysique ; sa recollection de vies terrestres antérieures est
devenue la recollection de formes incorporelles qui sert de fondement à
une nouvelle épistémologie ; tandis qu'au niveau mythique son
« long sommeil » et son « voyage aux enfers » sert
directement de modèle aux expériences d'Er, le fils
d'Arménius »472. Le fait que ce soit
précisément le théorème de Pythagore que le Socrate
maïeuticien du Ménon permet à un esclave de se
remémorer pourrait dès lors être interprété
comme une forme d'hommage implicite473 : « comprennent les
initiés ».
La fonction d'aide-mémoire rempli par les lamelles d'or
enterrées avec le défunt prend alors tout son sens : le mort
étant mis en demeure de se souvenir absolument de la bonne source et du
bon chemin tant qu'il n'a pas bu l'eau. Inutile de préciser que dans la
vision de l'au-delà partagé par la majorité des Grecs, il
n'était nullement question pour le défunt d'avoir à boire
de son « eau froide »474, de se rappeler ou d'oublier, d'être
mis à l'épreuve pour gagner son salut. Or, tous ces
éléments typiques de l'eschatologie orphique -- le lac,
l'invitation à boire, l'oubli et la mémoire, la destinée
du sage et celle de l'impétueux ; ajoutons-y la métensomatose --
se retrouvent chez Platon, notamment à la fin de la
République, dans la vision rapportée par Er le
Pamphilien :
Le soir venu, elles [les âmes] campèrent au
bord du fleuve Amélès, dont aucun vase ne peut contenir l'eau.
Chaque âme est obligée de boire une certaine quantité de
cette eau, mais celles que ne retient point la prudence en boivent plus qu'il
ne faudrait. En buvant on perd le souvenir de tour . Or, quand on se fut
endormi, et que vint le milieu de la nuit, un coup de tonnerre éclata,
accompagné d'un tremblement de terre, et les âmes, chacune par une
voie
471 Platon, Phédon, 76a.
472 E.R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, chap. VII :
« Platon et l'âme irrationnelle », Berkeley, Champs-Flammarion,
1997, p. 208.
473 Platon, Ménon, 80e.
474 Hipponion, I A 1; Pétélia, I
A 2; Pharsale, I A 3; Entella, I A 4, trad. G. P. Carratelli,
op. cit.
475 Cf. Virgile, Énéide, L. VI, v. 714.
148
différente, soudain lancées dans les espaces
supérieurs vers le lieu de leur naissance, jaillirent comme des
étoiles. Quant à lui, disait Er, on l'avait empêché
de boire de l'eau; cependant il ne savait point par où ni comment son
âme avait rejoint son corps; ouvrant tout à coup les yeux,
à l'aurore, il s'était vu étendu sur le bûcher. Et
c'est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l'oubli
et ne s 'est point perdu; et il peut nous sauver nous-mêmes si nous y
ajoutons foi; alors nous traverserons heureusement le fleuve du
Léthé et nous ne souillerons point notre
âme.476
Hormis la réaffectation du fleuve responsable de
l'oubli au fleuve Amélès et la disparition de celui de
Mnémosyne faisant que l'amnésie de l'âme sera seulement
plus ou moins grande en fonction de sa vie passée et qu'il n'y a pas de
fleuve de la réminiscence, on croirait ce passage transposé des
lamelles orphiques. Il y a ainsi force raison de croire cette
représentation qu'offre la République de l'autre monde
et des épreuves qui y attendent les trépassés
inspirée de l'orphisme (ou du pythagorisme), sans donc qu'il soit besoin
ici de faire appel à des mythes égyptiens. Le décor est
donc posé, et le décor est grec. Qu'en est-il des épreuves
en elles-mêmes ?
c. Une justice post-mortem ?
Les tablettes de Thourioi, entièrement
rédigées au féminin, renseignent sur les espoirs et sur la
destinée des esprits parvenus dans le royaume souterrain. Celle-ci nous
portent aussi à faire la connaissance de la maîtresse des lieux,
la déesse Perséphone. C'est sous son aube, sous sa tutelle que la
doctrine orphique place le séjour des bienheureux que,
déjà, Platon évoquait dans l'Apologie de
Socrate477.
Pure parmi les purs, je viens vers vous, ô Reine des
Enfers, Euklès et Eubouleus, et vous tous Démons
glorieux. Car j'appartiens à votre lignée
bienheureuse. J'ai payé le prix de mes actions injustes. Mais la
Moire m'a accablée, ainsi que d'autres Dieux immortels, Et la Foudre
venue des étoiles ... D'un pied rapide, j 'ai atteint la couronne
désirée. Je me suis plongé dans le sein de la
Déesse souterraine,
476 Platon, République, L. X, 621a-c.
47 « Car les habitants de cet heureux
séjour, entre mille avantages qui mettent leur condition bien au-dessus
de la nôtre, jouissent d'une vie immortelle, si du moins ce qu'on en dit
est véritable » (Platon, Apologie de Socrate, 41c).
149
Et je me tiens suppliante devant la chaste
Perséphone Afin que bienveillante, elle m'envoie au séjour des
purs 478
L'Hadès Perséphone est signalé comme la
divinité tutélaire qui transparaît à travers toute
la documentation orphique comme celle en charge des enfers. Comme en
témoignent les lamelles retrouvées à Hipponion,
Pételia et Pharsale, Hadès qui, pour la majorité des
Grecs, occupait cette fonction, n'en est nullement absent. Le fait est qu'il se
trouve à plusieurs reprises qualifié de « souverain des
morts » (chthoniôn basileus)479. Mais sa
fonction n'a plus rien de l'importance qu'elle s'était progressivement
acquise ; Hadès devient ou redevient un souverain passif, un
gestionnaire peu disposé à l'action, conformément à
la vision qu'en renvoyaient communément les textes primitifs aux
époques classiques et archaïques. La toute puissante
Perséphone l'a supplanté aussi bien dans les hymnes que dans les
lamelles orphiques, où elle intervient au titre de maîtresse des
lieux -- dans les enfers, mais également dans le séjour des
vivants. Elle est à la fois une déesse toute puissante
(pantokrateia), agissante à l'échelle du
cosmos480, la « nourrice et la destructrice de toutes choses
»481, et la déesse de la vengeance
(praxidikè)482. Or, Perséphone, devenue
souveraine du royaume des enfers, reste également celle de la
végétation ou de la renaissance de la végétation
associée aux saisons. Végétation, mort, renaissance, ces
trois attributions recouvrent précisément comme nous aurons
l'occasion de nous en apercevoir les trois affectations dévolues
à Osiris, son analogue dans le panthéon égyptien.
Coïncidence troublante, quoiqu'explicable par les universaux de la
psychologie.
Perséphone règne en souveraine sur le
séjour des morts ; c'est chose acquise483. Mais en quoi
consiste cette régence ? Cette souveraineté se manifeste d'abord
par le fait qu'elle est en mesure d'assigner des tâches aux autres dieux.
C'est elle qui assigne à Hermès son rôle de psychopompe,
l'investissant du « pouvoir et [du] privilège de mener au coeur des
ténèbres les âmes immortelles des humains
»484. Elle a donc vocation à distribuer les rôles
dans l'au-delà ; raison pourquoi elle figure également au sommet
de la hiérarchie des créatures infernales. Nombre de
divinités secondaires sont invoquées, parmi lesquelles les
Érynies, et des daimones peuplent le séjour des morts ou
ses accès, ainsi que le mentionne le papyrus de Derveni485.
Si le rôle des Érynies, déesses de la rétribution
nées
478 Thurii II A 2, trad. G. P. Carratelli, op.cit.,
p. 103.
479 Hipponion, I A 1; Pételia, I A 2;
Pharsale, I A 3, trad. G. P. Carratelli, op.cit. 48°
Hymnes Orphiques, 29, 10 trad. G. P. Carratelli, op. cit.
481 Ibid. 29, 16, trad. G. P. Carratelli, op.
cit.
482 Ibid., 29, 5, trad. G. P. Carratelli, op.
cit.
483 737 Rome I C 1 ; Hymnes Orphiques, 29, 6,
trad. G. P. Carratelli, op. cit.
484 Hymnes Orphiques, 57, 11, trad. G. P. Carratelli,
op. cit.
485 Le Papyrus de Derveni, trad. F. Jourdan, op.
cit.: colonnes I et II pour les Erinyes et colonne VI pour les
daimones.
150
du sang d'Ouranos, n'est pas explicitement
déterminé, celui des daimones qui sont des «
âmes vengeresses », est de barrer le chemin qui mène vers
l'au-delà486. C'est en partie grâce à sa
connaissance ésotérique et aux enseignements orphiques que le
défunt pourra venir à bout de ces obstacles pour parvenir
jusqu'à la déesse. Déesse qui, plus encore, sera
chargée de faire la part entre les âmes méritantes et
celles qui doivent être châtiées. Précisément,
nous abordons ici le thème du jugement infernal auquel le mythe de la
fin du Gorgias 487 donne corps et représentation.
La présence de divinités secondaires telles que
les Érynies, tout comme la description de Perséphone comme une
divinité vengeresse, est susceptible de corroborer l'idée d'une
justice postmortem. Toutes sont effectivement liées à la
notion de châtiment. Comme le mentionne le papyrus de Derveni, les
sacrifices destinés à écarter les daimones sont
accomplis « comme on s'acquittait d'une dette expiatoire
»488. Il y a obligation de rachat, exigence de
réparation. Le terme par ailleurs employé pour désigner
cette dette est poinè, dont F. Jourdan remarque
significativement qu'il se réfère à un crime de
sang489. S'il n'est pas fait mention, à proprement parler du
moins, de juges infernaux dans ce même papyrus ou dans les lamelles d'or
comme c'est le cas chez Platon dans les dialogues de l'Apologie de
Socrate49° et du Gorgias491, il n'en demeure pas
moins que la nécessité d'expier ses fautes dans l'au-delà
y figure bel et bien. Même formulée en termes de vengeance, la
notion de justice infernale est ici indéniable. Nul n'est besoin, par
conséquent, d'en appeler à la consultation d'un corpus
égyptien pour expliquer la présence chez Platon, chez un Platon
sans doute rompu aux éléments orphiques présents dans le
pythagorisme, d'un jugement eschatologique.
d. Séjour des éternels
Qu'en sera-t-il, alors, de l'immortalité de l'âme
une fois celle-ci « purifiée » par les eaux de
Mnénosyne ? Il semblerait que là encore, l'Égypte ne soit
pas requise pour expliquer la présence de
486 M. Detienne, La démonologie d'Empédocle,
Paris, Les Belles Lettres, 1959.
487 Platon, Gorgias, 523a seq.
488 Le Papyrus de Derveni, trad. F. Jourdan, op.
cit. : colonne VI, 1-4, 5.
489 F. Jourdan, op. cit., p. 38, note 5.
490 « Car enfin, si en arrivant aux enfers,
échappés à ceux qui se prétendent ici-bas des
juges, l'on y trouve les vrais juges, ceux qui passent pour y rendre la
justice, Minos, Rhadamanthe, Éaque, Triptolème et tous ces autres
demi-dieux qui ont été justes pendant leur vie, le voyage
serait-il donc si malheureux ? » (Platon, Apologie de Socrate,
41a).
491 « J'ai établi pour juges trois de mes fils,
deux d'Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d'Europe, Éaque. Lorsqu'ils
seront morts, ils rendront leurs jugements dans la prairie, à un endroit
d'où partent deux chemins, dont un conduit aux îles
fortunées, et un autre au Tartare » (Platon, Gorgias,
523e-524b).
151
cette thématique dans les dialogues de Platon. Les
lamelles découvertes à Thourioi et à
Phères492 mentionnent l'existence d'un séjour
éternel pour les initiés venus à bout de leur
épreuve de purification terrestre et de leur cycle de
réincarnation. Le terme utilisé pour désigner ce lieu est
celui de leimôn, «prairie » 493 Ce territoire sous la
protection de Perséphone offre de continuer à vivre dans
l'au-delà comme un être social, en disposant de toutes ses
facultés. Il est un lieu où l'on célèbre des rites
et où l'on consomme du vin comme dans la vie terrestre : « Tu as le
vin en prix, ô bienheureux, et sous terre t'attendent les rites
sacrés que les autres bienheureux [célèbrent] »,
lit-on dans la lamelle de Pélinna494 Un lieu où les
plus méritants sont rassemblés, les initiés, les sages,
les justes ; un lieu où l'on aurait tout le loisir de s'adonner à
l'entretien philosophique. C'est donc un lieu plein de promesses, qui fait
inexorablement songer à l'Île des Bienheureux à laquelle
aspirait Socrate dans les derniers passages de l'Apologie :
Combien ne donnerait-on pas pour s 'entretenir avec
Orphée, Musée, Hésiode, Homère ? Quant à
moi, si cela est véritable, je veux mourir plusieurs fois495
Ô pour moi surtout l'admirable passe-temps, de me trouver là avec
Palamède, Ajax fils de Télamon, et tous ceux, des temps anciens,
qui sont morts victimes de condamnations injustes ! Quel agrément de
comparer mes aventures avec les leurs ! Mais mon plus grand plaisir serait
d'employer ma vie, là comme ici, à interroger et à
examiner tous ces personnages, pour distinguer ceux qui sont
véritablement sages, et ceux qui croient l'être et ne le sont
point. À quel prix ne voudrait-on, pas, mes juges, examiner un peu celui
qui mena contre Troie une si nombreuse armée, ou Ulysse ou Sisyphe, et
tant d'autres, hommes et femmes, avec lesquels ce serait une
félicité inexprimable de converser et de vivre, en les observant
et les examinant ? Là du moins on n'est pas condamné à
mort pour cela ; car les habitants de cet heureux séjour, entre mille
avantages qui mettent leur condition bien au-dessus de la nôtre,
jouissent d'une vie immortelle, si du moins ce qu'on en dit est
véritable 496
Pour ce qui touche à l'immortalité de
l'âme, Platon n'aura de cesse de l'affirmer. Ainsi, entre autres,
à l'occasion du Phèdre où l'auteur fonde cette
caractéristique sur son privilège d'être à
soi-même la source de son propre mouvement et plus
généralement, le principe du mouvement de tous les corps : «
en conséquence, s'il est vrai que ce qui se meut soi-même n'est
point autre chose que l'âme,
492 Thurii, II B 2 ; Phères, II C 2,
trad. G. P. Carratelli, op.cit.
493 A. Motte, Prairies et jardins de la Grèce
Antique. De la religion à la philosophie, Bruxelles, Palais des
Académies, 1973, p. 92-146
494 Pélinna, II B 3, trad. G. P. Carratelli,
op.cit.
495 Sans doute serait-ce forcer le texte que de vouloir lire
dans cette expression une référence aux doctrines de la
réincarnation...
496 Platon, Apologie de Socrate 41a-c.
152
il résulte de cette affirmation que
nécessairement l'âme ne peut avoir ni naissance ni fin
»497 ; ou encore : «Je pars de ce principe. Toute
âme est immortelle [...] Telle est la nature de l'âme. Si donc il
est vrai que tout ce qui se meut soi-même est âme, l'âme ne
peut avoir ni commencement ni fin »498 Ni naissance, ni fin, car
l'âme est incorruptible dès lors qu'elle n'est pas divisible, ou
tout du moins sa partie rationnelle. Ce n'est qu'une fois définitivement
libérée de sa prison de chair qu'elle pourra jouir pleinement de
cette éternité. Elle en jouira dans la contemplation des
vérités qu'elle connaissait avant chaque hypostase. Or, il n'en
va pas autrement chez les orphiques, selon lesquels cette immortalité
s'acquiert par la consommation des eaux de Mnemosyné et coïncide
avec l'obtention de la mémoire. Une eau dont les effets s'apparentent
à une purification en tant que les initiés, plus proches de la
déesse, sont dits « non souillés »
(euagès).
e. Divinité de l'âme
Hormis son immortalité, l'une des thèses
majeures de Platon concernant l'âme, et sur laquelle Plotin se fera fort
de revenir, atteste de sa dimension divine. Divinité de l'âme
maintes fois évoquée à l'occasion de différents
dialogues, dont le Timée, le Phèdre et le
Théétète. Ainsi, dans le Timée, Platon assimile la
partie intellectuelle de l'âme à un daimon,
divinité intermédiaire du règne de Kronos :
Au sujet de l'espèce d'âme qui est la
principale en nous, il convient d'observer que c'est Dieu qui la donne à
chacun comme un daimon, c'est ce Génie dont nous avons dit
qu'il habite dans la partie la plus élevée de notre corps. Or, en
vertu de son affinité avec le ciel, cette âme, notre Génie,
nous tire loin de la terre, car nous sommes une plante non pas terrestre mais
céleste. En effet, c'est du côté où, pour la
première fois, notre âme a pris naissance, que la divinité
a suspendu notre tête, qui est ainsi la racine de tout le corps
499
Si l'âme est composée de trois
éléments comme le démiurge l'a constituée : l'une
divisible, l'autre indivisible et la troisième intermédiaire
comme un mélange des deux, seule la partie supérieure de
l'âme, en vertu de son indivisibilité même qui la rend
incorruptible, est apparentée au divin et permet à l'homme
d'accéder à la vie philosophique. Pour advenir en cet
état, elle doit encore se purifier progressivement à la faveur
d'un cycle de naissance (cf. Théétète). Alors est
libéré de la matière, elle retourne à son origine
pour renouer totalement avec sa nature divine. Une telle doctrine,
497 Platon, Phèdre, 246a.
498 Platon, Phèdre, 245c-246 b.
499 Platon, Timée, 90a.
153
surtout sa relecture par le néoplatonisme semble en
adéquation avec la doctrine égyptienne5oo Chez ces
derniers, effectivement, le défunt ayant passé avec succès
l'épreuve de la psychostasie devient un dieu, s'identifie au dieu. Il
devient « Dieu en Dieu » pour paraphraser maître Eckhart, et
tous les autres dieux en cela que tous les autres dieux ne sont jamais que les
diverses représentations d'un seul et unique Dieu. Comme
précisé dans le Phèdre de Platon, l'âme ainsi
béatifiée se nourrit de vérité et s'alimente de
justice (la malt égyptienne). Doit-on alors admettre que Platon
a hérité des Égyptiens cette conception divine de
l'âme ? Rien n'est moins sûr. Celle-ci existe encore une fois
déjà chez les orphiques. Déjà chez les orphiques,
la palingénésie exprime le retour de l'âme à sa
source de même que le défunt retourne au créateur dans
l'eschatologie de l'Égypte antique.
Déjà chez les orphiques, l'initié entend
se libérer à terme de son corps putrescible, et des souillures,
et des souffrances terrestres pour prétendre à la pureté
et à la félicitée divine. D'où l'exigence de bonne
conduite qui doit être une préoccupation constante lors de la vie
terrestre, en tant qu'elle conditionne la purification et finalement la
rédemption. L'effort doit être poursuivi au fil de plusieurs
existences, au cours d'une expiation prolongée au gré de
nouvelles naissances durant des milliers d'années, interrompue chaque
fois par l'injustice qui marque l'âme à fin que,
délivrée enfin de ses tourments, l'âme retourne à
son origine, point de départ de son voyage. Pur esprit et esprit
purifié, elle regagne alors la place qui est la sienne dans le
séjour des dieux d'où elle était tombée. « Je
me suis enfuie du cercle des peines et des tristesses », lit-on dans l'une
des trois tablettes d'or datée du We ou du IIIe s. avant J.-C., qui
furent placées en des tombeaux dans le voisinage de l'antique Thurium,
contrée qu'on pensait par ailleurs hospitalière aux
pythagoriciens. L'âme affranchie se réjouit d'avoir « subi la
peine complète de ses oeuvres d'iniquité ». « Implorant
son secours », elles avancent désormais vers « la reine des
lieux souterrains, la sainte Perséphone, et vers les autres
divinités de l'Hadès ». Se glorifiant d'appartenir à
leur « race bienheureuse », elle leur demande de l'envoyer maintenant
«dans les demeures des innocents », et elle attend d'elles la formule
fatidique : «
500 Bien qu'également avec l'orphisme. Selon
le mythe orphique, l'homme est un composé des chairs souillées
des titans foudroyés par Zeus, et de Zagreus dévoré par
ses pairs (pratique d'omophagia). C'est à Zagreus que renvoie
l'étincelle divine, le fragment du logos présent en
l'homme ; et aux titans, êtres impurs, que réfère ce «
tombeau » (sema) en quoi consiste un corps (sôma).
Le corps est donc perçu comme le « chiffre du malheur
d'exister », gardant par lui la trace d'une faute originelle. Ce motif
récurrent de l'exil de l'âme (divine) dans la matière
(source d'illusions) pourrait avoir partie liée avec le gnosticisme
antique. Il explique, en tout état de cause, que le "soi divin" soit
capable de mal et souffre dans des corps mortels : « cela vient des
mauvais titans qui s'emparèrent de Dionysos nouveau-né, le
déchirèrent, le bouillirent, le rôtirent, le
mangèrent, et furent eux-mêmes immédiatement
consumés par la foudre de Zeus ; de leurs restes fumant jaillit la race
humaine, qui hérite ainsi des tendances horribles des titans,
tempérée par une infime portion de la substance de l'âme
divine, la substance de Dionysos, qui oeuvre encore en elle comme un "soi
occulte" » (E. R. Dodds, op. cit., p. 159).
154
Tu seras déesse et non plus mortelle
»501 Ainsi, déjà chez les orphiques,
l'initié devient dieu, et le devient par sa proximité sinon par
sa fusion avec la déesse Perséphone :
Je viens pur de chez les purs, ô reine des
infernaux, ô vous, Euklès, Euboulès et autres dieux
immortels. Car je me flatte d'être de votre race bienheureuse. Mais le
destin m'a frappé, ou la foudre lancée des étoiles. Je me
suis envolé du cycle endeuillé des douleurs et, de mes pieds
rapides, j'ai abordé à la couronne désirée. Je me
suis plongé dans le sein de la souveraine, la reine
souterraine.s°2
L'initié devient dieu en Perséphone de la
même manière que le défunt égyptien tout en
conservant son nom personnel, devient (un) Osiris en fusionnant avec
Osiris5°3 Osiris, dieu des morts et de la
végétation comme l'est Perséphone chez les Grecs. La
référence à l'Égypte ne serait donc pas requise
pour rendre compte de la nature divine et immortelle de l'âme, non plus
que de la palingénésie ou de la fusion avec le Dieu.
De l'orphisme archaïque, nous savons peu de choses. Les
lamelles d'or gravées datées de la fm du Ve s. avant J.-C nous
apprennent qu'à l'orphisme s'associait un certain mode de vie, une
«pratique de soi », pour employer ici un terme
réhabilité par Foucault504 Par une initiation,
aidée d'une véritable ascèse, il s'agissait d'oeuvrer
à une purification de l'aspirant5°5 Cette purification
passait par une déprise du corps. Ceci, en vue de permettre à son
âme de s'affranchir du corps, de réchapper à son exil
terrestre et de renouer avec la contemplation divine5°6 Ici
s'esquisse une démarche de « conversion à
501 Thurii, II A 2, trad. G. P.
Carratelli, op.cit.
502 Thurii, idem, op.cit.
503 Promu au rang de dieu, s'assimilant au dieu, le
défunt prend alors le nom d' « Osiris--N », où « N
» réfère à son identité terrestre.
5°4 P.-M. Foucault, Dits et Écrits, vol. 2 :
1976-1988, Paris, Gallimard, Quarto », 2001.
5°5 A. Bernabé, F. Graf et alii, The "Orphie."
Gold Tablets and Greek Religion. Further Along the Path, Cambridge,
Radcliffe G. Edmonds III, 2011.
506 Platon, dans son discours du Phèdre,
semble placer dans la bouche de Socrate des conceptions semblables.
L'âme, précise-t-il, ne peut revenir au lieu dont elle fut
exilée et retrouver ses ailes qu'au terme de dix mille ans
d'épreuves passées en diverses existences dans le monde des
vivants. Ce qui n'exdut pas que des régimes spéciaux puissent
être réservés aux plus méritantes d'entre elles.
Ainsi les âmes qui se sont purifiées en menant trois fois
d'affilée une vie philosophique et empreinte de justice pourront
prétendre à un retour prématuré au bout de trois
mille ans (Platon, Phèdre, 249a seq.). Si néanmoins leur
cycle de réincarnation pourra être abrégé, il ne
paraît pas être question pour ces âmes virginales de
béatitude définitive. Cette difficulté pose la question de
savoir s'il peut jamais y avoir une prénotion de « fin de
l'histoire » ou d'eschatologie dernière au sein d'une conception
cyclique de la temporalité. Il y a ici un pas que ne franchit pas
Platon, et qui ne sera sans doute franchi qu'avec le judaïsme et son Dieu
historique, qu'avec le christianisme et son Dieu créateur, qu'avec
l'apparition du temps conçu selon l'analogie d'une droite (cf. E. Kant,
Critique de la raison pure, Déduction transcendantale, §
24, trad. A. Renault, Paris, éd. Flammarion,
155
soi » très similaire à
l'épistrophè platonicienne. Se constate également
chez les orphiques une certaine importance donnée à la
mémoire, laquelle s'hypostasie en Mnémosyne qui renvoie à
l'origine divine de l'âme et rappelle l'initié au souvenir des
existences antérieures. C'est, chez Platon, le rôle de
l'anamnèse, tandis que la divinité de l'âme, du nous,
est attestée par sa simplicité ; ses réincarnations
font l'objet d'une explicitation en bonne et due forme dans le mythe d'Er le
Pamphylien, mythe eschatologique qui clôt la République
507. Ce dernier mythe distingue au reste deux fleuves dans
l'au-delà : l'une est la source de Mnémosyne, qui donne le
souvenir aux initiés ; l'autre est la source du fleuve
Léthé, qui donne l'oubli aux profanes. Les lamelles
évoquent encore le voyage et l'épreuve de l'âme
après la mort. Un autre point fondamental pour ce qui nous concerne, est
la nécessité qui se présente pour l'âme de subir un
jugement, un examen dès son arrivée dans l'au-delà. Le
motif du jugement tel qu'exposé dans le Gorgias, ainsi que la
plus grande partie des thèmes développés dans ce
coll. G-F, 2006). Cette conception cyclique du temps
était également celle des Égyptiens anciens, comme en
témoigne le passage dit de la « cosmotélie », figurant
au chap. CLXXV du Livre des Morts. Le défunt, devenu l'«
Osiris N », y interpelle le créateur, soucieux de sa
longévité dans le séjour des dieux (!) : « -- Mon
visage va voir le visage du Seigneur du Tout ! Mais qu'en est-il de ma
durée de vie ? ». Et ce dernier de lui répondre « -- Tu
es destiné à des millions de millions [d'années], à
une durée de vie de millions [d'années]. Mais je vais
détruire tout ce que j'ai fait. Ce pays va redevenir Noun et magma,
comme lors de son état premier. Car je suis Celui qui subsiste
en compagnie d'Osiris après avoir pris la forme d'autres vipères
que les hommes ne connaîtront pas et que les dieux ne verront pas »
(Le Livre des Morts des anciens Égyptiens, chap. CLXXV,
trad. et éd. P. Barguet, Paris,
Cerf, 1967, p. 260-263. Nous soulignons). Le dieu annonce ici la fin d'un cycle
; il fait état d'une destruction qui marquera un retour à
l'état originel, suivi d'une renaissance, d'une apocatastase, du
commencement d'un nouveau cycle. Cette destruction peut faire songer aux
cataclysmes qui ravagent périodiquement le cosmos de Platon à
chaque passage d'un Âge à l'autre, et qui s'achèvent en
apothéose avec la grande conflagration au terme de la Grande
année cosmique. La palingénésie serait donc une doctrine
égyptienne autant que platonicienne. Platonicienne, en tant que Platon
en aurait hérité des traditions orphiques (cf. Proclus,
Commentaire sur La République de Platon, L. II, 338. Voir
également G. Zuntz, Persephone. Three essays on religion and thought
in Magna Graecia, Oxford, Clarendon Press, 1971, p. 321 et 337). Une
tradition dont il n'ignorait rien, si l'on en juge par l'exposé qu'il en
propose dans le Phédon: « Il existe une antique tradition
[l'orphisme], dont nous gardons mémoire, selon laquelle les âmes
arrivées d'ici existent là-bas [dans l'Hadès,
l'Au-delà], puis à nouveau font retour ici même et naissent
à partir des morts. S'il en va de cette façon, c'est à
partir de ceux qui moururent un jour que les vivants naissent à nouveau,
[...] les vivants ne proviennent d'absolument rien d'autre que des morts [...]
Ce point, ne l'examine pas seulement à propos des hommes, mais aussi
à propos de tous les animaux, de toutes les plantes et, plus
généralement, de toutes les choses comportant un devenir »
(Platon, Phédon, 40a). Pour ce qui concerne le terme
de « cosmotélie » retenu pour désigner le pendant
égyptien de la palingénésie platonicienne, c'est à
l'égyptologue J. Assmann que nous devons sa première utilisation
dans D. Hellholm (éd.), Apocalypticism in the Mediterranean World
and the Near East, Tübingen, Uppsala, 1983, p. 353. Sur cette
thématique particulière et sur les rapprochements possibles
pouvant être explorés entre ces conceptions et celles admises par
l'auteur des Dialogues, cf. S. Schott, « Altâgyptische
Vorstellungen vom Weltende », dans Analecta Biblica n°12,
Rome, Pontificio Istituto Biblico 1959, p. 319-330 ; G. Lanczkowski, «
Eschatology in Ancient Egyptian Religion », dans Proceedings of the He
Intern. Congress for the History of Religions, Tokyo, Maruzen, 1960, p.
129-134 et L. Kakosy, « Schüpfung und Weltuntergang in der
âgyptischen Religion », dans Studia Aegyptiaca, n°7,
Budapest, Acta Antigua Acad. Scient. Hung., 1981, p. 55-68.
507 Platon, République L. X, 614c
seq.
156
dialogue, dans l'Apologie de Socrate, dans la
République, pourrait bien être par conséquent
directement inspiré de la tradition orphico-pythagoricienne. A supposer
que Platon ait bien été influencé par l'orphisme ou le
pythagorisme, ou par l'orphisme par le pythagorisme, une éventuelle
inspiration égyptienne apparaît superflue pour expliquer tout
à la fois la thèse de l'immortalité de l'âme et
celle de sa divinité. La piste égyptienne semble
corrélativement se réduire comme peau de chagrin. Le recours
à l'Égypte comme source d'inspiration possible ne semble plus
nécessité pour expliquer la présence chez Platon de
thématiques qui n'étaient pas partagées par la
majorité des Grecs.
Des sources « littéraires »
Après avoir fait cas d'éventuels emprunts
doctrinaux à des courants religieux grecs, reste à
examiner s'il se trouve également dans la littérature
grecque proprement dite -- qu'il s'agisse d'épopée, de
tragédie ou d'autres gens lyriques -- des références
à un jugement des âmes antérieures à Platon. Cette
partition, nous en avons conscience, pourrait paraître artificielle dans
la mesure où la littérature ne constitue pas un genre tout
à fait exempt de dimension religieuse. Il n'est qu'à prendre pour
exemple l'oeuvre d'Homère, oeuvre épique s'il en est, mais
saturée de références mythologiques. L'écriture
synthétique qu'exige ici notre entreprise ne nous permettra pas de faire
un tour complet d'une bibliographie éminemment riche pour ce qu'il nous
en reste, et que l'on peut supposer avoir été beaucoup plus
abondante encore. Une recension plus complète de ces passages relatifs
à l'eschatologie grecque peut néanmoins être
consultée dans l'ouvrage de Ludovicus Ruhl, De Mortuorum Judicio 5o8
Nous nous tiendrons, pour nous, à quelques-uns des grands auteurs
de l'Antiquité grecque.
a. Homère
Platon lui-même évoque Homère dans le
Gorgias, et ce dès les premières lignes du mythe :
« Zeus, Poséidon et Hadès partagèrent ensemble, comme
Homère le rapporte, l'empire qu'ils tenaient des mains de leur
père »509 Le juge Minos mentionné par Platon est
également présent dans l'Odyssée, introduit par l'auteur
lors de la catabase d'Ulysse, descendu dans l'Hadès, où ce
dernier converse avec sa mère et ses anciens compagnons d'armes, puis
avec le devin Tirésias -- aveugle clairvoyant -- qui lui apprend comment
rentrer chez lui. Minos nous est alors dépeint dans un
célèbre vers : « Et je vis Minôs, l'illustre fils de
Zeus, et il tenait un sceptre d'or, et, assis, il jugeait les morts. Et ils
508 L. Ruhl, De Mortuorum Judicio, Paris, I.
Ricker, 1903.
509 Platon, Gorgias, 523a.
157
s'asseyaient et se levaient autour de lui, pour
défendre leur cause, dans la vaste demeure d'Hadès »510
C'est à ce passage que se réfère Platon lorsqu'il
décrit la scène de la psychostasie : «Pour Minos, il est
seul assis, et a inspection sur eux : il a un sceptre d'or, comme Ulysse dans
Homère rapporte qu'il l'a vu, tenant un sceptre d'or, et rendant la
justice aux morts »51 Des lors, l'exégèse
tendancieuse que fait Platon de ce passage d'Homère pourrait laisser
accroire que le roi légendaire de Crète exercerait une seule et
même juridiction aussi bien dans l'Odyssée que dans le
Gorgias ; qu'il s'agirait par conséquent du même Minos.
Platon n'a donc pas eu besoin de consulter les archives égyptiennes ou
même de s'initier à une quelconque doctrine
étrangère à la Grèce pour donner vie au personnage
du souverain juge des enfers.
Toutefois, certaines nuances existent qui nous retiennent
d'assimiler radicalement ces deux Minos, a fortiori, ces deux versions
du jugement des âmes. Il est, à tout le moins, deux
éléments propres à disqualifier cette identification. En
premier lieu, Minos juge seul dans le récit d'Homère ; il est
flanqué, dans le Gorgias, par deux autres assesseurs : «
J'étais instruit de ce désordre avant vous : en
conséquence j'ai établi pour juges trois de mes fils, deux
d'Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d'Europe, savoir, Éaque. Lorsqu'ils
seront morts, ils rendront leurs jugements dans la prairie »512 Nous
parlons d'« assesseurs » pour bien marquer la hiérarchie des
juges et leurs disparités d'attribution : « Rhadamanthe jugera les
hommes de l'Asie, Éaque ceux de l'Europe : je donnerai à Minos
l'autorité suprême pour décider en dernier ressort dans les
cas où ils se trouveraient embarrassés l'un ou l'autre
»513 Minos y fait office d'ultime instance judiciaire.
Le second élément mettant à mal
l'identification du Minos de Platon et du Minos d'Homère, de la
psychostasie selon Platon et selon Homère, tient à ce fait que
dans la vie crépusculaire que mènent les ombres, les âmes
ne cessent jamais dans l'Odyssée de s'affronter et de plaider leur
cause. Minos, ancien souverain, continue d'exercer l'une des fonctions
centrales du roi antique qui est de rendre la justice. Mais il le fait
précisément comme le ferait tout roi chez les vivants. Le Minos
homérique n'est pas comme chez Platon, une âme jugeant les
âmes dans toute leur transparence ; il appert bien plutôt comme une
transposition dans l'au-delà du Minos prosaïque. C'est, plus
largement, tout l'au-delà dans la vision d'Homère qui peut
être considéré comme un décalque du séjour
des vivants. Il s'agit là de conceptions que partageaient probablement
la plupart des contemporains de Platon. S'il y a donc bien dans
l'Odyssée une référence à un jugement des
âmes, ce jugement diffère sensiblement de la
510 Homère, Odyssée, chant XI, v. 569.
511 Platon, Gorgias, 526d.
512 Platon, Gorgias, 524a.
513 Platon, Gorgias, ibidem.
158
psychostasie évoquée par Platon. H faut chercher
ailleurs que chez Homère la raison de ces différences.
b. Pindare
Pindare, auteur du Ve s. avant J.-C., s'illustre dans le
registre de la poésie lyrique. Au nombre de ses oeuvres figurent les
quatorze odes des Olympiques célébrant des
athlètes, à l'occasion de leurs victoires aux Jeux. La
deuxième Olympique fait allusion au sort des âmes dans
l'après-vie : « Et vous dont les âmes habitèrent
successivement trois fois le séjour de la lumière et trois fois
celui des Enfers sans jamais connaître l'injustice, bientôt vous
aurez parcouru la route que traça Zeus »514 On notera
que l'auteur parle d'habiter « trois fois » la Terre et les Enfers. H
semble ainsi partager avec les pythagoriciens la croyance en la
métempsycose ou transmigration des âmes. H faudra d'autre part,
pour « parcourir la route que traça Zeus » que trois vies
successives se soient écoulées « sans jamais connaître
l'injustice ». Cette condition pour la libération ultime du cycle
de réincarnation recoupe ici encore la doctrine orphique ou
pythagoricienne. Croyance qui se retrouve expressément dans la bouche du
Socrate de la République : « Et aussi bien, si chaque fois
qu'un homme naît à la vie terrestre il s'appliquait sainement
à la philosophie, et que le sort ne l'appelât point à
choisir parmi les derniers, il semble, d'après ce qu'on rapporte de
l'au-delà, que non seulement il serait heureux ici-bas, mais que son
voyage de ce monde en l'autre et son retour se feraient, non par l'âpre
sentier souterrain, mais par la voie unie du ciel »515 Aussi,
« si donc vous m'en croyez, persuadés que l'âme est
immortelle et capable de supporter tous les maux, comme aussi tous les
biens, nous nous tiendrons toujours sur la route ascendante, et, de toute
manière, nous pratiquerons la justice et la sagesse »516
Loin d'être unique, cette croyance partagée est
encore loin d'être la seule qui puisse relier le récit de Pindare
et les mythes eschatologiques de Platon. Nous avons encore relevé, chez
ce dernier, la participation de Rhadamanthe au jugement des âmes : «
Lors donc que les hommes arrivent devant leur juge, par exemple ceux d'Asie
[524e] devant Rhadamanthe, Rhadamanthe les faisant approcher, examine
l'âme d'un chacun, sans savoir de qui elle est »51. De
même que le roi Minos jugeait seul dans les enfers d'Homère, c'est
Rhadamanthe avec Pindare qui s'emploie à cette charge : «
Bientôt vous parviendrez au royaume de Kronos, dans ces îles
fortunées [...] Ainsi, dans sa justice, l'a voulu
514 Pindare, Olympiques H: A Théron, v.
104-109, trad. A. Puech, Paris, Les Belles Lettres, Cuf Grecque, 1970.
515 Platon, République L. X, 619 d-e. Nous
soulignons.
516 Platon, République L. X, 621c. Nous
soulignons. 51 Platon, Gorgias, 524 d-e.
159
Rhadamanthe, qui siège à la droite de
l'époux de Rhéa, puissante déesse dont le trône
domine celui des autres Immortels »518. Platon, dans le
Gorgias, associe ces deux figures, Minos et Rhadamanthe, leur
associant un troisième juge. Ce motif des trois juges semble
épouser le schéma conceptuel de la tripartition
indoeuropéenne, dont nous avons précédemment montré
quelle importance il pouvait jouer dans les Dialogues, relevé son
existence dans le pythagorisme et suggéré son éventuelle
fondement égyptien. Sans doute est-ce ainsi qu'il nous faudrait
interpréter le choix de l'auteur de s'en tenir à un triumvirat,
quitte à éliminer parmi ces « véritables juges »
le personnage de « Triptolème et ceux des demi-dieux qui ont
été justes quand il vivait » qu'il mentionnait pourtant
à la fin de l'Apologie de Socrate519 Notons toutefois que le
jugement dans l'Apologie n'est présenté que comme une
éventualité, destiné à montrer que le sage n'a rien
à redouter de la mort (« un beau risque »).
Sans évoquer explicitement un éventuel jugement des
âmes, Pindare poursuit :
ôza Pavôvzcov,uèv
gv- Bàà' a6rix' àirôAa voi
tppéveç 7cotvàç grioav, re( à'
gv râàe Aaôç àpxâ gulirpec
xarà yâç àaxécÇei ztç
gxOpâ 26yov tppàoaiç àvegica ·
520
Ce vers a fait l'objet de nombreuses interprétations
depuis l'Antiquité, changeant parfois sensiblement l'esprit de la
formule. On trouve entre autres celle de J. Girard, proposée dans son
étude portant sur Le sentiment religieux en Grèce
521 ou celle de E. Rohde522 qui prend à
contre-pied l'exégèse d'Aristarque qui comprenait ces «
crimes » jugés « sous terre » comme étant ceux
commis dans le royaume souterrain. Le sens de ài aa Ivoi n'est en effet
pas clair ; et il est difficile, dans de telles conditions, de décider
absolument quelles fautes seront châtiées. Le Liddell-Scott
propose ici de traduire « faible », mais relève
également le sens exactement contraire chez les lyriques et les
518 Pindare, Olympiques II: A Théron, v. 104-109,
op. cit.
519 Platon, Apologie de Socrate, 41a.
528 Pindare, ibid. Les divergences de traduction nous
ont parus suffisamment significatives par leurs enjeux pour motiver le choix de
reproduire directement le texte grec.
521 J. Girard, Le sentiment religieux en Grèce
d'Homère à Eschyle, étudié dans son
développement moral et dans son caractère dramatique, Paris,
Hachette, 1887, p. 267.
522 E. Rohde, Psyche. Le culte de l'âme chez les
Grecs et leur croyance à l'immortalité, trad. A. Peymond,
Paris, Le chemin des philosophes, 1999, p. 434, note 3.
160
élégiaques523. L'opposition de tv et
SE rend en revanche compte avec plus d'évidence de la typologie des
fautes, lesquelles se répartissent entre crimes inexpiables et fautes
vénielles, entre châtiment d'expiation et châtiment
éternel destiné à servir d'exemple. Ainsi lit-on dans le
Gorgias que « pour gagner à la punition et satisfaire aux
dieux et aux hommes, les fautes doivent être de nature à pouvoir
s'expier »524 ; qu'en conséquence, «pour ceux qui
ont commis les derniers crimes, et qui pour cette raison sont incurables, on
fait sur eux des exemples » ; que « leur supplice ne leur est
d'aucune utilité, parce qu'ils sont incapables de guérison ; mais
il est utile aux autres »525. Pareilles affirmations ne sont
pas sans faire écho aux propos rapportés de l'au-delà par
Er le Pamphilien, et qui concluent la République.
Il y avait encore, selon son récit, de plus grandes
peines pour l'impie, le fils dénaturé, l'homicide qui tue de sa
propre main, et de plus grandes récompenses pour l'homme religieux et le
bon fils. Il avait été présent, ajoutait-il, lorsqu'une
âme avait demandé à une autre où était le
grand Ardiée. Cet Ardiée avait été tyran d'une
ville de Pamphylie, mille ans auparavant ; il avait tué son vieux
père, son frère aîné, et commis, à ce qu'on
disait, plusieurs autres crimes énormes. Il ne vient point, avait
répondu l'âme, et il ne viendra jamais ici : nous avons toutes
été témoins à son occasion d'un affreux spectacle.
Lorsque nous étions sur le point de sortir de l'abîme souterrain,
après avoir accompli nos peines, nous vîmes tout à coup
Ardiée et un grand nombre d'autres, dont la plupart étaient des
tyrans comme lui ; il y avait aussi quelques particuliers, qui, dans une
condition privée, avaient été de grands
scélérats. Au moment qu'ils s'attendaient à sortir,
l'ouverture leur refusa le passage, et toutes les fois qu'un de ces
misérables dont les crimes étaient sans remède, ou
n'avaient pas été suffisamment expiés, essayait de
sortir, elle se mettait à mugir [...] Tels étaient à peu
près les jugements des âmes, leurs châtiments, ainsi que les
récompenses qui y correspondent.526
523 H. G. Liddell, R. Scott, A Greek-English lexicon,
Toronto, Robarts, 1901. Voir également j. Rumpel, Lexicon
Pindaricum, Toronto, BiblioLife, Lipsiae B.G. Teubneri, 1929.
524 Platon, Gorgias, 525b.
525 « Or quiconque subit une peine, et est
châtié d'une manière raisonnable, en devient meilleur, et
gagne à la punition, ou il sert d'exemple aux autres, qui,
témoins des tourments qu'il souffre, en craignent autant pour eux, et
s'améliorent. Mais pour gagner à la punition et satisfaire aux
dieux et aux hommes, les fautes doivent être de nature à pouvoir
s'expier [...]. Pour ceux qui ont commis les derniers crimes, et qui pour cette
raison sont incurables, on fait sur eux des exemples. Leur supplice ne leur est
d'aucune utilité, parce qu'ils sont incapables de guérison ; mais
il est utile aux autres, qui contemplent les tourments douloureux et
effroyables qu'ils souffrent à jamais pour leurs crimes, en quelque
sorte suspendus dans la prison des enfers, et servant tout à-la-fois de
spectacle et d'instruction à tous les criminels qui y abordent sans
cesse » (Platon, Gorgias, 525b-d).
Platon, Gorgias, ibid.
526 Platon, République L. X, 615b-616b. Nous
soulignons.
161
Fr. Daumas suggère que cette partition
suggérée par Pindare, ainsi reconduite par Platon dans le Gorgias
et dans la République, pourrait être directement inspirée
de la doctrine orphique ou pythagoricienne527. Bien que les choses
n'aient sans doute pas été aussi bien arrêtées que
l'aurait souhaité Rohde528, celle-ci admet effectivement une
récompense allant jusqu'à la délivrance définitive
pour les justes et un châtiment, pouvant lui également être
définitif, pour les injustes.
Concernant le sens global du passage de Pindare que nous avons
choisi de restituer en grec, la traduction donnée par A. Puech, aux
éditions Budé (1922), recoupe en cet endroit celle de Schroeder
et de la collection Teubner : «Éclairé par cet esprit
investigateur, il saura les secrets de l'avenir, les châtiments qui
attendent les crimes commis sur la terre et la sentence que prononce au fond
des enfers un juge inexorable »529. Nous souscrivons volontiers
à l'interprétation de P. Lagrange, selon lequel le sens de ce
fragment ne signifierait rien moins « que, parmi les morts, les coeurs
faibles ont déjà ici subi leur peine, mais que les crimes commis
dans le royaume de Zeus, sous terre on les juge en prononçant une
sentence soumise à l'affreuse nécessité
»530 Cette interprétation illustre effectivement que les
exigences morales depuis Homère se sont faites plus pressantes dans la
conscience des Grecs. Demeure toutefois un point aveugle dans l'eschatologie de
Pindare : si Rhadamanthe rend effectivement la justice dans l'île des
Bienheureux, il ne lui revient pas de décider quelles âmes peuvent
y avoir accès531, ni si celles-ci doivent subir des
épreuves ou disposer d'une connaissance particulière. Gageons,
avec Guthrie532, qu'un poète mercenaire ne se serait pas
risqué à effrayer ceux qui le rétribuaient pour ces
éloges publics.
c. Eschyle
On a souvent relevé l'atmosphère religieuse qui
entourait les tragédies d'Eschyle et d'Euripide533. Ces deux
illustres poètes auraient été profondément
sensibles aux questions morales et théologiques de
527 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne du jugement
de l'âme dans le Gorgias de Platon », dans De l'humanisme
à l'humain, Mélanges R. Godel, Paris, 1963, p. 187-191.
528 E. Rohde, op. cit., p. 368.
529 Pindare, Olympiques II: A Théron, v. 104-109,
trad. A. Puech, op. cit.
538 O. P. Lagrange, « L'Orphisme », article en ligne
dans Échos d'Orient, vol. 37, n°189, p. 207-208.
531 Pindare, Olympiques II: A Théron, v. 84,
trad. A. Puech, op. cit.
532 W. K. Guthrie, Orphée et la religion grecque.
Etude sur la pensée orphique, Paris, Bibliothèque historique,
Payot, 1956, p. 262
533 Pour ce qui concerne cette «
solennité » rappelant par de nombreux aspects la lourdeur
hiératique de certains cultes et mystères grecs, nous renvoyons
notre lecteur aux analyses qu'en propose P. Decharme, dans La critique des
traditions religieuses chez les Grecs des origines au temps de Plutarque,
Paris, Alphonse Picard et Fils, 1904, p. 99-107.
162
leur époque. Ils témoignent en particulier d'un
souci permanent de sauvegarder la justice quel qu'en soit le prix, signe d'une
conscience morale plus aiguisée sans doute que la majorité de
leurs contemporains. Eschyle, pour ne citer que lui, était à cet
égard lucide sur cet isolement spirituel : « à
l'écart des autres, je demeure dans la solitude de ma pensée
»534. H déplorait, à l'instar de Socrate
s'entretenant avec Calliclès, de voir l'injuste récompensé
et le juste châtié. La loi terrestre est loin d'être
infaillible. A quoi bon lors être moral si la morale dessert ? Ne vaut-il
pas mieux paraître juste, porter le masque et servir en
sous-main ses propres intérêts ? Rien n'est moins sûr. D'une
part, parce que servir ses intérêts exige d'abord de savoir quels
ils sont ; or ils ne sont jamais contraires à la justice. Ensuite et
plus encore, parce que ceux qui se glissent entre les mailles de la justice des
hommes ne sauraient échapper, en dernier ressort, à la justice
rendue dans le royaume des morts. Le jugement des enfers apparaît alors
comme un moyen ultime de rendre la justice : tout homme paie le prix de ses
fautes ; aucun n'échappe à la justice divine. L'action humaine,
si elle n'est sanctionnée sur terre, le sera fatalement au-delà
de la mort. Aussi Platon aurait-il pu trouver dans les conceptions respectives
d'Eschyle et d'Euripide de la psychostasie une précieuse source
d'inspiration. Une vision extensive de la rétribution irriguant les
Dialogues, oeuvres fictives, mais s'affichant aussi et plus encore dans ses
écrits autobiographiques (ou considérés comme tels), telle
que la Lettre VII :
L'aveugle ne voit point que toutes ses violences sont
autant d'impiétés, que le malheur est inséparable de toute
injustice, et qu'une loi fatale condamne l'âme injuste à
traîner avec elle cette impiété partout où elle
séjournera dans ce monde et pendant ses courses errantes sous cette
terre, fournissant partout la carrière la plus honteuse et la plus
misérable.535
Probablement composées dans les années 466
à 463 avant J.-C., les Suppliantes, pièce du
poète Eschyle ont significativement pour décor l'Égypte.
Né en Égypte de la nymphe Io, Danaos s'apprête à
marier ses filles, les Danaïdes, avec les fils de son frère
Ægyptos. Rétives à ce mariage, les Danaïdes s'enfuient
jusqu'au pays d'Argos, poursuivies par les Ægyptiades humiliés.
Craignant pour la chair de sa chair, Danaos s'indigne du crime qu'ils
s'apprêtent à commettre, tout en sachant qu'il s'était
engagé et ne peut rien contre eux. La justice des hommes s'avère
donc impuissante. Les criminels seraient donc relaxés ? Cela, sans doute
Eschyle ne pouvait-il l'admettre. Raison pourquoi il introduit le motif du
jugement eschatologique : « là-bas aussi les fautes, selon un
récit (logos), un autre Zeus les juge chez les morts [avec] des
sentences définitives »536. Si d'aventure les
Ægyptiades parvenaient à leur fm et n'étaient pas traduits
devant le tribunal des hommes, au moins devront-ils répondre de leur
crime
534 Eschyle, Agamemnon, v. 757, trad. P. J. de la Combe,
Paris, Bayard Centurion, Nouvelles traduction, 2005.
535 Platon, Lettre VIL 335b-c.
536 Eschyle, Suppliantes, v. 230-231, trad. P. Mazon,
Paris, Belles Lettres, 2003.
163
dans l'Hadès. La justice est donc sauve ; et la morale
rendue d'autant plus nécessaire. Cette préoccupation
réapparaît clairement dans une autre pièce d'Eschyle, les
Euménides, quelque 35 années plus tard : « immense,
Hadès, sous terre, exige des humains de terribles comptes et son
âme, qui voit tout, de tout garde fidèle empreinte
»537. Rien n'interdit de penser que le terme «
récit » (logos) employé dans les Suppliantes
fasse référence à quelque mythe de tradition orphique
ou pythagoricienne dont Eschyle aurait eu connaissance. Toujours est-il que ni
Pindare ni Eschyle n'identifie clairement ce juge des enfers538.
L'un utilise le pronom indéfini « on » ; l'autre tantôt
« Hadès », tantôt « un autre Zeus ». Si tous
deux se réfèrent à une hypothétique tradition
orphico-pythagoricienne, il semble que cette tradition n'ait pas
déterminé de manière dogmatique un juge attitré
pour les âmes.
d. Euripide
Sans doute représentée pour la première
fois en 412 avant J.-C., soit une vingtaine d'années avant le
Gorgias de Platon, l'Hélène d'Euripide traduit
également les aspirations du poète à une justice des morts
pour suppléer celle, imparfaite, du séjour des mortels. Rappelons
d'abord que la pièce se déroule elle aussi en Égypte,
où Hélène se serait réfugiée tandis qu'un
double d'elle-même assistait à la guerre de Troie539
Cette version du cycle de l'Iliade n'est pas une pure invention d'Euripide.
Évoquée par Platon une première fois dans le
Phèdre 540 où il se livre à une
palinodie, une seconde fois au neuvième livre de la
République 541, expressément repris par
Euripide542 le poète Stésichore d'Himère
arguait déjà qu'Hélène aurait été
enlevée par Protée, roi d'Égypte, tandis qu'avec
Pâris était un simulacre (eidolon). Hérodote
rapporte également cette tradition du séjour
d'Hélène en Égypte, qu'il dit tenir de l'enseignement
même des prêtres égyptiens543.
Le lieu où se situe l'action importe
particulièrement pour ce qui nous concerne, dans la mesure où, si
Euripide est bien un poète grec, c'est de manière significative
dans la bouche d'une prêtresse
537 Eschyle, Euménides, v. 273-275, trad. D.
Loayza, Paris, Garnier-Flammarion, Théâtre étranger,
2001.
538 Sur le parallélisme entre les passages en question
d'Eschyle et de Pindare, cf. L. Ruhl, De Mortuorum judicio, Parr I.
Ricker, 1903, p. 67-68.
538 Pour plus de précisions sur le cadre dramatique de
la pièce et sur l'Égypte d'Euripide, se reporter à la
préface de H. Grégoire et L. Méridier, dans Euripide,
OEuvres Complètes, t. V : Hélène, Les
phéniciennes, Paris, Les belles lettres, Collection des
universités de France, 1973, p. 42 sq.
540 Platon, Phèdre, 244a.
541 Platon, République, L. IX,
586c.
542 Euripide, Hélène, v. 33 sq., trad. H.
Grégoire, Fr. Frazier, Paris, Belles Lettres, 2006.
543 Hérodote, L'Enquête, L. II, 112-120
; voir également le v. 113 d'Alexandra (Cassandre), du
Scholiaste de Lycophron (Ne siècle avant J.-C.).
164
égyptienne, Théonoé, qu'il place les vers
suivants : « en effet, il y a aussi un châtiment de ces crimes pour
ceux qui sont sous terre comme pour ceux qui sont sur terre, pour tous les
hommes. L'esprit des morts sans doute ne vit plus mais il possède une
conscience immortelle quand dans un immortel Ether il s'est jeté
»544. Il est ici fait allusion à une survie possible de
la conscience sommée d'expier ses crimes dans le royaume souterrain. Il
y a là manifestement évocation d'une doctrine
étrangère à celles connues et partagées par la
plupart des Grecs. A celles qui prétendaient, depuis au moins le We s.
avant J.-C. jusqu'au début du christianisme, que le souffle de vie
retournait à l'éther et le corps à la terre, et qu'Eschyle
lui-même décrivait dans les Suppliantes Sas
Une croyance allogène qui ne serait pas soluble dans le tableau
synoptique des croyances populaires que Festugière dresse des croyances
populaires grecques d'après des épigrammes
funéraires546 Nous commençons à entrevoir que
s'il y a bien des précédents grecs au motif du jugement
développé par Platon, ces précédents , même
« inspirés » par l'orphisme ou le pythagorisme, pourraient ne
pas être aussi grecs qu'ils le laissent accroire.
Conclusion sur les sources grecques
Outre la singularité de ces doctrines dans le monde
grec, on ne peut qu'être frappé par leur caractère labile
et versatile. Entre les versions du jugement proposées par
Homère, Pindare, Eschyle ou Euripide se constatent d'importantes
variantes, en particulier sur l'identité du ou des juges du tribunal
chthonien. De tous ces textes, aucun n'apporte quelque précision sur les
châtiments réservés aux âmes fautives ni sur la
gravité et la nature des crimes passibles de jugement. A supposer que
ces auteurs se soient référés à une quelconque
tradition orphique ou pythagoricienne, force est de remarquer que cette
tradition était fort allusive ; assez pour donner cours à une
vaste marge d'interprétation. Les lamelles d'or exhumées en
Grande-Grèce ou en Crète ne sont pas plus disertes à ce
propos547. Il n'est pas impossible, au reste, que la punition
infernale ait lieu dès l'ici-bas chez les orphiques548 ; et
l'on serait tenté d'y voir une interprétation à donner au
choix des destinées dans le mythe d'Er : justes ou injustes, les
âmes optent pour la condition et l'hypostase qui grée au
caractère qui était le leur au cours de leur
précédente existence. La perspective d'un châtiment ou
d'une rédemption ayant pour cadre l'existence terrestre concorderait
ainsi avec le « libre choix » des destinées (bonne ou
mauvaise) que
544 Euripide, Hélène, v. 1013-1016, trad.
H. Grégoire, Fr. Frazier, op. cit.
545 Eschyle, Suppliantes, v. 532 sq., trad. P. Mazon,
op. cit.
546 A.-J. Festugière, L'idéal religieux des
Grecs et l'Évangile, Paris, Librairie Lecoffre, J. Gabalda et cie,
1932, p. 142 sq.
547 Cf. Orphicorum et Orphicis similium testimonia et
fragmenta. Poetae Epici Graeci, P. II, Fasc. 1, A. Bernabé
(éd.), München-Leipzig, K.G. Saur, Bibliotheca Teubneriana,
2004.
548 Voir notamment G. Méautis, L'âme
hellénique d'après les vases grecs, Paris, L'artisan du
Livre, 1932, p. 177.
165
sont appelées à faire des âmes sur le
point de se réincarner. Tel est, à tout le moins, ce que leur
laisse entendre le hiérophante (le prêtre des mystères),
selon le récit eschatologique qui clôt la République :
« Il les rangea en ordre ; puis, prenant sur les genoux de
Lachésis des sorts et des modèles de vie, il monta sur une
estrade élevée et parla ainsi : "Déclaration de la vierge
Lachésis, fille de la Nécessité. Âmes
éphémères vous allez commencer une nouvelle
carrière et renaître à la condition mortelle. Ce n'est
point un génie qui vous tirera au sort, c'est vous-mêmes qui
choisirez votre génie. Que le premier désigné par le sort
choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la
nécessité. La vertu n'a point de maître : chacun de vous,
selon qu'il l'honore ou la dédaigne, en aura plus ou moins. La
responsabilité appartient à celui qui choisit, Dieu n'est point
responsable" »549. Ainsi Platon désengage-t-il le Dieu
et les daïmones du mal souffert sur terre, procédant en
cela de la même manière que le ferait plus tard saint Augustin
(grand lecteur de Platon) pour l'édification de sa
théodicée : en postulant le libre-arbitre. C'est là
pourquoi, commente Socrate, « chacun de nous, laissant de
côté toute autre étude, doit surtout se préoccuper
de rechercher et de cultiver celle-là, de voir s'il est à
même de connaître et de découvrir l'homme qui lui donnera la
capacité et la science de discerner les bonnes et les mauvaises
conditions, et de choisir toujours et partout la meilleure, dans la mesure du
possible » (Platon, République, L. X, 618c). Quant aux
orphiques, il devient difficile, au vu de ce faisceau d'indices, de leur
dénier toute influence sur la pensée platonicienne ; a
fortiori sur la vision platonicienne du jugement post-mortem.
B) La psychostasie selon les Egyptiens
Nous avons relevé les convergences entre le mythe de la
psychostasie selon Platon et le motif du jugement de l'Hadès tel qu'il
est exposé par ses prédécesseurs. Il apparaît que si
l'auteur pouvait bien s'inspirer directement de leurs écrits, ou bien
d'une commune source orphique ou pythagoricienne à leurs écrits,
celle-ci n'en laissait pas moins apparaître un certain nombre de
variantes dans le texte de Platon. Or, bien plus que les similitudes, importent
les différents points sur lesquels le récit de Platon, plus
particulièrement le récit du Gorgias, prend ses distances
vis-à-vis de celui de ses prédécesseurs. Il nous faut
à présent examiner dans quelle mesure ces variations pourraient
-- ou pas -- se retrouver dans les textes égyptiens dont Platon aurait
pu avoir connaissance. À supposer qu'elles y trouvent un pendant, nous
nous verrons fondé à postuler que c'est directement dans ces
doctrines, et non (seulement) chez les classiques grecs, les pythagoriciens et
les orphiques que Platon a puisé les éléments
circonstanciels et doctrinaux de son eschatologie.
549 Platon, République, L. X, 617d-e.
166
Le décorum de la psychostasie selon Platon puise
très clairement à l'imagerie mythologique de la Grèce
antique. Zeus, Hermès, Minos, Kronos ; Platon y multiplie les
références à des figures célèbres du
panthéon grec, et la topologie des lieux, veinés de deux de ses
fleuves mythiques, réfère explicitement aux enfers grecs.
Pourtant, si l'habillage du mythe est purement hellénique, la
pensée qui l'habite ne l'est pas pour autant. Car derrière
l'ornementation se profilent déjà des éléments
d'une doctrine suffisamment atypique pour ne pouvoir être dite
partagée par la majorité des Grecs. Nous avons vu que parmi ces
éléments, certains pourraient être comptables d'inspiration
orphique ou pythagoricienne. Nous avons vu également que tous ne le sont
pas. Subsistent un certain nombre de détails, de précisions sur
les circonstances et la tenue du jugement qui ne se retrouvent chez aucun de
ses contemporains ou de ses prédécesseurs. Ce qui nous laisse le
choix entre deux possibilités : ou bien ces précisions sont une
pure invention de Platon, une création originale ; ou bien ces points de
doctrine se seraient cristallisés chez Platon au contact de traditions
étrangères à la Grèce. Ce qui, dans le second cas,
reviendrait à dire que le mythe du Gorgias ne serait pas tant
une invention de toutes pièces qu'une acculturation partielle, une
réinterprétation d'une tradition qui ne serait pas d'origine
grecque.
Au nombre de ces singularités doctrinales
exposées dans le mythe du Gorgias et qui paraissent absentes
des oeuvres d'auteurs grecs, nous pouvons relever quatre éléments
qui nous paraissent mériter un plus ample examen. Ces quatre
éléments sont édictés dans le mythe du Gorgias par
Zeus qui, monté sur le trône, entend combler les vides juridiques
qui sévissaient jusqu'alors afm que l'injuste ne reste pas impuni et que
le juste soit récompensé. H s'agit pour Platon, à travers
ce discours, de dégager les grands principes qui doivent régir et
préciser les circonstances d'un jugement post-mortem.
- En premier lieu, l'homme doit être dans l'ignorance de
l'heure de sa mort et ne pouvoir songer à préparer sa plaidoirie.
Ainsi le dieu des dieux ordonne-t-il à Prométhée,
chargé de mettre en place ce tribunal chthonien, de « commencer par
ôter aux hommes la prescience de leur dernière heure ; car
maintenant ils la connaissent d'avance »55°
L'éloquence du sophiste ne lui sera par conséquent d'aucun
secours dans l'au-delà. Pour toute défense, il n'aura que les
actes qu'il aura accomplis dans la vie ici-bas ; pour tout
élément à charge et à décharge, son
existence terrestre. Du fait que l'existence terrestre déterminera elle
seule notre sort dans l'au-delà -- voire dans la vie suivante -- la
connaissance par l'initié de ce jugement lui prescrira dès
l'ici-bas une véritable ascèse de vie. Ascèse tout
à la fois très proche de celle promue d'une part par les cercles
orphiques et pythagoriciens dans une optique de
55° Platon, Gorgias, 523d.
167
« purification », et d'autre part du «
dépouillement », des normes de conduite et des renoncements que
s'imposait le clergé égyptien551
- Les juges, par suite, sont précisés
eux-mêmes être des âmes : « H faut aussi que le juge
lui-même soit nu, qu'il soit mort, et qu'il examine immédiatement
avec son âme l'âme de chacun »552 L'absence de corps n'est pas
ici qu'un élément de dramaturgie. Il a une signification
philosophique. Ne plus avoir de corps, c'est être pur esprit ; c'est ne
plus être en proie à ses passions, à ses humeurs, ses
tiraillements, aux illusions du monde sensible. Ne plus avoir de corps, c'est
également être insensible à l'esthétique fallacieuse
du discours rhétorique (Platon le philosophe était en guerre
ouverte contre la sophistique). Les juges ne sont plus lors susceptibles de se
laisser duper par la défense de l'accusé ; pas davantage que par
celle de l'accusateur -- il n'y a pas d'accusateur. Ici, nul
Mélétos, nul sycophante prête-nom pour vouer aux
gémonies. Ne plus avoir de corps, c'est paradoxalement être «
intègre », impartial, et désintéressé. Le
corps n'exerce plus la tyrannie sur l'âme ; il ne la trouble plus. Les
juges sont en cette condition incorruptibles et infaillibles. Savoir aux
antipodes des juges du temps du règne de Kronos et des débuts de
celui de Zeus, lorsque les « hommes étaient jugés vivants
par des juges vivants, qui prononçaient sur leur sort le jour même
qu'ils devaient mourir » ; raison pourquoi pareils « jugements se
rendaient-ils mal »553 Aux antipodes aussi des jurés
athéniens qui condamnèrent Socrate. L'erreur peut être
humaine, mais elle n'est pas divine.
-- Bien mieux : les juges, pour être ici des âmes,
jugent également des âmes. Ils jugent les hommes tels qu'ils sont
et non tels qu'ils paraissent, débarrassées des oripeaux de leur
statut social, de la richesse ou de leur apparence. « Plusieurs,
poursuivit-il [Zeus s'adressant à Prométhée], dont
l'âme est corrompue, sont revêtus de beaux corps, de noblesse et de
richesses ; et lorsqu'il est question de prononcer la sentence, il se
présente une foule de témoins en leur faveur, prêts
à attester qu'ils ont bien vécu. Les juges se laissent
éblouir par tout cela ; et de plus eux-mêmes jugent vêtus,
ayant devant leur âme des yeux, des oreilles, et toute la masse du corps
qui les enveloppe. Cet appareil, qui les couvre eux et ceux qu'ils ont à
juger, est pour eux un obstacle »554 Quelque
hétérodoxe que pourrait être cette doctrine pour un Grec du
Ve s. avant J.-C., notre âme sera jugée individuellement, et
l'homme non pas selon sa condition sociale ou d'autres contingences, mais bien
selon ses actes, ses intentions, ses volontés. Débarrassés
de tous les accidents et « qualités d'emprunts » (Pascal), les
hommes sont mis à égalité, exposés dans leur
nudité. Ce n'est pas son corps qui est mis à l'épreuve,
mais -- comme nous le
551 S. Sauneron, Les Prêtres de l'ancienne
Égypte, Paris, Editions du Seuil, Points Histoire, 1957 ; en part.
chap. I sur les exigences du sacerdoce, et chap. IV, sur les
cérémonies et les rites journaliers.
552 ibid. , 523e.
553 Mid" 523b.
554 Ibid, 523c-d.
168
verrons dans le jugement des Égyptiens -- son
âme. On ne peut tromper un juge qui lit directement les caractères
de l'âme.
-- Enfin, l'âme est stigmatisée par ses mauvaises
actions. « Quand elle est dépouillée de son corps, elle
garde les marques évidentes de son caractère, et des accidents
que chaque âme a éprouvés, en conséquence du genre
de vie qu'elle a embrassé »555 Ses vices se gravent en
elle, indélébiles. Ils sont, pareils aux ecchymoses du corps, un
indice accablant du mal que l'injustice opère en nous -- et contre nous.
Dans le jugement des Égyptiens, l'âme également pèse
plus ou moins selon qu'elle est chargée de vice ou empreinte de
justice.
Ces quatre conditions réunies, alors seulement, conclut
Zeus, « une justice parfaite dictera la sentence qui sera portée
sur la route que les hommes doivent prendre »556 Platon
augmente ainsi la tradition orphique ou pythagoricienne du jugement des morts
d'éléments spécifiques. Ces éléments sont
donc d'abord que l'homme méconnaît l'heure de sa mort et n'a pour
sa défense que l'existence qu'il aura mené ; ensuite, ses juges,
qui sont eux-mêmes des âmes, jugent non des corps, mais bien des
âmes et lisent à travers elles ; la rhétorique et
l'éloquence sont donc sans efficace Enfin, l'âme est
stigmatisée par ses pensées et ses actions. Or, tous ces
éléments -- l'exigence du dépouillement, l'omniscience des
juges, la trace indélébile que laissent sur l'âme les actes
impies -- paraissent précisément coïncider avec ce que la
sagesse égyptienne enseigne du jugement des âmes, au moins depuis
la fin du IIIe millénaire.
Psychostasie dans le Livre des Morts
Le jugement des âmes se présente dans
l'Égypte antique sous la forme d'un procès au cours duquel le
défunt est appelé à comparaître devant un tribunal
divin pour faire valoir ses droits à la vie éternelle. Sous cette
conception générale se déclinent en réalité
trois différentes variantes de cette épreuve judiciaire. La plus
ancienne rejoue en terrain judiciaire le mythe de l'affrontement entre le dieu
Horus, fils d'Osiris, et Seth, le frère et assassin de ce même
Osiris, deux impétrants en lice pour obtenir sa succession au
trône d'Égypte. Le mort y tient alors le rôle d'Horus devant
prouver la pureté de son âme. Une seconde conception met le
défunt aux prises avec ses accusateurs morts ou vivants. Il doit ainsi
se justifier des crimes dont on l'accuse pour obtenir le droit de passage dans
le royaume des morts. La troisième conception n'est autre que celle
décrite à travers les formules des chapitres 30 et 125 du
Livre de sortir au jour, dit également Livre des Morts, et qui
acquiert, à partir de la XVIIIe
555 ibid., 524d.
556 /bid., 524a.
169
dynastie (1550-1292 avant J.-C.) son imagerie la plus
populaire, dramatisée par la scène de la psychostasie. Dans ce
dernier modèle, le défunt est convié devant un tribunal
présidé par Osiris, entouré des 42 juges
représentant les 42 nomes d'Égypte, et doit subir
l'épreuve de la pesée du « coeur » (ib),
c'est-à-dire de sa conscience. Jugé à l'aune de la
Maât, la déesse de la vérité et de la justice, le
mort doit rendre compte de ses actions et de sa manière de vivre sur
terre557. C'est à cette ultime tradition, la plus
récente, mais également la plus durable que nous nous
référerons.
A supposer que ce soit également à cette
tradition que se réfère Platon, reste à nous demander
quelle documentation l'auteur aurait pu consulter afm d'en prendre
connaissance. Quels textes aurait pu consulter Platon au cours de son
séjour qui seraient susceptibles d'avoir influencé sinon
achevé de cristalliser sa conception du jugement post-mortem ?
Nous mentionnions la piste du Livre des Morts. Un tel recueil, largement
diffusé dans les bibliothèques sacerdotales, aurait
été sans aucun doute une source inestimable de renseignements.
C'est dans cette oeuvre, vade-mecum de l'au-delà, que la psychostasie
apparaît de la manière la plus circonstanciée,
principalement dans les chapitres 30 et 125. Le lecteur n'étant pas
nécessairement familié des pratiques funéraires ayant
cours dans l'Égypte antique ne manquera pas de se demander ce
qu'était un Livre des Morts et quelle fonction il remplissait. De
manière étrangement comparable aux tablettes d'or orphiques (mais
nous ne nous engagerons pas sur ce terrain), un Livre des Morts se
présentait comme une narration à la première personne du
voyage du défunt et au gré de laquelle étaient
énoncées les formules à connaître pour accomplir le
passage dans l'au-delà. Lesdites formules étaient en partie
reprises des Textes des Sarcophages, qui doivent cette appellation moderne au
fait que les membres de l'élite les faisaient inscrire, parfois
remaniés et augmentés, sur les parois intérieures de leur
cercueil en bois. Il s'agit donc de textes devenus accessibles aux personnes
non royales à partir du Moyen Empire, eux-mêmes repris de l'ancien
corpus des Textes des Pyramides, à quoi sont venues s'ajouter d'autres
formules de facture plus récente, des interpolations composées
aux alentours de 1500 avant J.-C. Celles-ci, se succédant d'abord sans
ordre bien déterminé, selon les préférences du
ritualiste ou du bénéficiaire, s'organisent peu à peu
selon un agencement qui deviendra bientôt plus ou moins
canonique558
Concernant la teneur proprement dite de ce corpus, les hymnes
consacrés aux dieux du panthéon égyptien, principalement
à Osiris et à Rê, s'enrichissent de nombreuses formules
destinées à armer le mort contre les obstacles qui pourraient
entraver sa route au cours de son voyage dans l'au-delà, ainsi
qu'à lui donner les moyens de franchir avec succès les
différentes épreuves qu'il devra surmonter pour
557 E. Drioton, « Le jugement des âmes dans
l'Ancienne Égypte », Le Caire, Éditions de la Revue du
Caire, 1949, réimprimé dans Page d'égyptologie,
le Caire, 1957, pp. 195-214.
558 Pour le détail de cette mise en canon, se reporter
à l'article collectif « Le Livre des Morts égyptiens ou
Livre de sortir au jour », dans La revue Égypte, Afrique et
Orient n°43, Avignon, octobre 2006.
170
accomplir sa destinée dans le royaume des morts. L'on
peut tenter de se faire une idée plus précise de l'usage
escompté de ces formules en les répartissant de manière
certes grossière, mais éclairante, sous différents
motifs.
-- Le principal usage que le défunt doit faire de ces
formules consiste à lui permettre d'éliminer les entités
nuisibles (crocodiles, serpents, etc.), qui jalonnent son itinéraire
depuis sa sépulture jusqu'au monde divin. Elles agissent comme des
clés pour lui permettre de franchir les diverses portiques qui rythment
avec les heures le monde souterrain. Elles donnent au mort la connaissance des
dieux qu'il devra invoquer et des réponses qu'il devra faire aux
énigmes qui lui seront posées pour éprouver son droit
à rejoindre les dieux, que ce soit pour partager leurs repas, ou pour
les accompagner dans leur destin cosmique, en montant, par exemple dans la
barque solaire. Elles sont encore censées le préserver des
menaces (pourrir, être envoyé à l'abattoir des dieux,
être contraint de manger ses excréments et boire son urine, etc.)
qui pourraient survenir au cours de ce voyage et dans le même esprit,
restituer toute leur efficacité aux diverses amulettes propitiatoires et
apotropaïques dont le mort s'est pourvu. Elles visent, en d'autres termes,
à permettre au défunt de comparaître devant le tribunal
d'Osiris, d'y faire triompher sa cause contre celle de tous ses ennemis, de s'y
voir justifié et par là-même admis dans la compagnie des
dieux.
-- La seconde grande utilité de ces formules serait,
conformément à l'intitulé original du Livre des Morts et
une fois cette première étape franchie, de permettre au
défunt de « sortir le jour » sur terre, afin de profiter des
offrandes, de contempler le soleil, de revoir sa maison et ses proches ; en
somme et comme l'indique l'intitulé de l'une de ces formules : «
faire tout ce que l'on voudra parmi les vivants », et le soir rentrer dans
la tombe. H serait disposé à vivre bienheureux dans
l'au-delà en disposant de tous ses moyens : « de sa bouche, de sa
magie, de son nom, de son coeur, de sa tête, [...] en profitant de la
fraîcheur de l'eau et du vent », tout en pouvant à l'occasion
intercéder auprès des autres dieux en faveur de ses proches.
Devenu dieu parmi les dieux, il pourra selon son désir prendre toutes
les formes de la création : se changer en faucon, en doyen du tribunal,
en nénuphar, en dieu Ptah, en héron bénou
(phénix), en hirondelle, etc.). Devenu Osiris, devenu dieu, il
pourra revêtir tour à tour chacune de ces formes :
c'est-à-dire prendre le nom de tous les autres dieux. La religion de
l'Égypte antique était et a
·
toujours été, répétons-le, un
authentique monothéisme559 Elle est à la racine le
culte d'un seul dieu,
559 Aspect d'une doctrine assurément complexe qui
n'interpellait pas nécessairement les dasses sociales les moins
frottées de théologie, mais que ni les dignitaires ni les dercs
égyptiens ne pouvaient ignorer. Le culte solaire et exdusif d'Aton
brièvement instauré sous le règne d'Akhénaton, dans
l'Égypte du XIVe siècle avant J.-C., ne s'est jamais traduit que
par la répression des autres formes du créateur, non par
la suppression de dieux qui ne seraient pas aussi le créateur.
« Tu es l'unique, le Dieu des tout premiers commencements du temps,
l'héritier de l'immortalité, par toi seul engendré, tu
t'es toi-même donné naissance ; tu as créé la
terre
171
lunaire à l'origine, protéiforme,
démiurge et défaiseur de monde, dont tous les autres sont des
émanations56o Les divers dieux qui s'y rencontrent de
même que la possibilité pour le défunt de prendre forme
animale qui a pu faire croire que les Égyptiens croyaient en la
métempsychose ne sont que des métaphores exprimant divers aspects
du créateur, fonctionnant de la même manière que les
attributs ou les noms de Dieu au sein des religions du Livre. Les Grecs --
Hésiode, Hérodote, Diogène Laerce, etc. -- ont sans doute
pris au pied de la lettre ce qui n'était que métonymie.
C'est donc cette collection de formules rassemblées par
le Livre des Morts qui fut utilisée du Nouvel Empire jusqu'à
l'époque romaine, toujours dans le même but d'aider le
défunt à réussir le difficile passage vers l'autre vie.
Les textes furent le plus souvent écrits sur un rouleau de papyrus
déposé à côté du défunt, mais
certaines formules pouvaient aussi être inscrites sur du mobilier
et a fait l'homme » est-il écrit dans Le Livre
des Morts des anciens Égyptiens, (trad. Barguet, 1967), daté
d'environ 2600 avant J.-C. « Par là il est établi et reconnu
que la puissance de Ptah est plus grande que celle des autres dieux. Or Ptah
fut satisfait après qu'il eut créé toute chose ainsi que
toute parole divine », renchérit en substance le Traité
de théologie memphite, gravé à même la Pierre
de Chabaka (ref. British Museum EA 498) à l'aube du IIIe
millénaire avant J.-C. « Tu es l'unique qui a créé
tout ce qui est / Unique demeurant dans son unité, qui crée les
êtres [...] / Hommage à toi, créateur de tout cela / Un qui
demeure unique, aux mains nombreuses / Père des pères de tous les
dieux » proclame l'Hymne à Amon, daté du
règne d'Aménophis II, vers 1400 avant J.-C. ; « Qu'Amon soit
glorifié ! / Celui qui demeure l'Unique / Pour se transformer en
milliers ! » (Extrait du papyrus Berlin 3055, trad. A. Barucq, Fr. Daumas,
dans Hymnes et prières de l'Égypte ancienne, Paris,
Cerf, Littérature ancienne du Proche-Orient, 1980, p. 292-293). Il peut
être opportun de remarquer que la « théologie de Platon
», notamment déployée dans le Timée, est
l'une des rares dans l'antiquité grecque avec celle d'Aristote à
pouvoir composer avec le monothéisme. De là les
développements de Plotin sur la question de l'Un, et l'usage que Pascal
entendait faire des oeuvres de Platon pour « disposer au christianisme
». L'on a coutume de reverser ce simili-monothéisme platonicien
à l'influence du zoroastrisme, peut-être par
l'intermédiaire des pythagoriciens. La référence au nom de
« Zoroastre » présente dans le premier Alcibiade
(Platon, Alcibiade, 121d) a notamment servi de caution à
cette thèse, et renforcé dans leur « diffusionnisme
philosophique » tant les penseurs néoplatoniciens (Porphyre,
Jamblique) de l'Antiquité tardive, que les commentateurs
(Phéthon, Ficin) du XVe siècle (cf. F. M. Zini (dir.), Penser
entre les lignes. Philologie et philosophie au Quattrocento,
Villeneuve-D'Ascq, Presses universitaires du Septentrion (Cahiers de
philologie), 2001, p. 101-104). Une autre approche, plus économe,
consisterait à se demander si notre auteur n'aurait pas pu en recueillir
les germes à l'ombre des temples égyptiens.
560 D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, La vie
quotidienne des dieux égyptiens, Paris, Hachette, 1995. Voir en
particulier chap. III, § 103: « Les émanations corporelles et
les énergies créatrices ». Pour une meilleure
compréhension de ce monothéisme -- il est vrai, singulier --,
signalons également l'article de G. Posener, « Sur le
monothéisme dans l'ancienne Égypte », dans A. Caquot
(éd.), Mélanges bibliques et orientaux en l'honneur de M
Henri Cazelles, AOAT 212, Kevelaer, 1981, p. 347-351, l'ouvrage de E.
Hornung, Les dieux de l'Égypte. Le Un et le Multiple, Paris, Le
Rocher, 1986, à rapprocher de la mystique de la Monade et de la Dyade
qui en dérive dans le pythagorisme (Philolaos, Archytas, Alcméon,
etc.) ou, chez Platon, de la doctrine de l'Un identifié au Bien en
République, L. VI, 506a, 526e, ainsi qu'à Dieu en
République, L. VI, 509b, ce principe « au-delà de
l'être » par quoi toute chose est engendrée. Voir
également l'analyse plus spécialisée que fait de ce
monothéisme l'égyptologue M. Bilolo, Le Créateur et la
Création dans la pensée memphite et amarnienne. Approche
synoptique du Document Philosophique de Memphis et du Grand Hymne
Théologique d'Echnaton, Kinshasa-Munich, 1988.
172
funéraire ou sur les parois des tombes ou des temples.
La plupart des formules (on parle pour le Livre des Morts de chapitres)
combinent la reproduction du texte avec une image (vignette) dans laquelle le
scribe-dessinateur évoque les principaux thèmes et personnages.
C'est le cas par exemple du chapitre 30B du Papyrus d'Ani, qui met en
scène et cristallise pour la postérité l'imagerie
judiciaire de la psychostasie. Dans l'hypothèse où Platon se
serait inspiré pour ses compositions d'une pensée
égyptienne, il conviendrait de mettre au jour les convergences entre les
conceptions de l'au-delà dépeintes par notre auteur et celles
mise en avant par Livre des Morts. Sont-elles circonstancielles et sporadiques
ou significatives ? Permettent-elles d'inférer davantage que des
recoupements ponctuels entre ces deux corpus ? Le jugement des âmes
platonicien est-il un tant soit peu soluble dans la psychostasie
égyptienne ? Seul l'examen comparatif et rigoureux des textes -- Livre
des Morts d'une part, de l'autre les dialogues de Platon -- sera susceptible de
nous fournir une piste de réponse.
Le procès postmortem
a. Les trois dieux juges
L'éternité heureuse aux yeux des
Égyptiens est loin d'être une chose acquise par avance. Le
défunt nouveau-venu n'est pas d'entrée admis dans le royaume des
morts. Il doit avant toute chose donner la preuve de son
intégrité morale et de sa bonne conduite sur terre. C'est
à cette fin qu'après un long parcours semé
d'embûches, mais dont il triomphera grâce à sa connaissance
des formules adaptées, qu'il sera introduit par le dieu Anubis
auprès du tribunal divin. C'est très probablement à cet
Anubis, huissier du tribunal divin, maître de l'embaumement et
psychopompe que Platon se réfère dans le Gorgias
lorsqu'il jure par le « dieu chien, dieu des Égyptiens
»561 A lui revient la charge de conduire le ka -- le
double spirituel du défunt --jusqu'à la salle des deux
Maât, aussi appelée salle de la double vérité. C'est
là que se scelle son sort. Là qu'est «pesé » son
ib, le siège de la conscience intime stigmatisé par ses
mauvaises actions. Il est frappant de constater que la version la plus courante
et la plus compendieuse de ce jugement implique précisément un
triumvir divin, composé par Anubis précédemment
cité, Thot chargé d'enregistrer le résultat de la
pesée et enfin Osiris, qui prononce le jugement final. Daté du
IIIe siècle avant J.-C., le Cycle de Setné comprend un
épisode de catabase puisant directement à la scénographie
du Livre des morts égyptien. L'enfant Siousir (lift. «Fils
d'Osiris »), héros de ce fragment, conduit son père
Setné dans l'Occident où sont jugés les morts. Le
narrateur décrit alors par le menu le tribunal divin :
561 ibid., 482b.
173
Ce que vit alors Setné, ce fut l'incarnation du
Grand Dieu Osiris assis sur son trône d'or pur et couronné de
1'Atef, tandis que le grand dieu Anubis était à sa gauche et le
grand dieu Toth à sa droite, les dieux du conseil des Occidentaux se
tenant également répartis à sa gauche et à sa
droite.562
Certains n'ont pas manqué de voir dans cette triade le
prototype de celle évoquée par Platon, formée par Minos,
Éaque et Rhadamanthe. Rappelons-nous les mesures prises par Zeus pour
mettre un terme aux injustices du règne de Kronos :
J'ai établi pour juges trois de mes fils, deux
d'Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d'Europe, savoir, Éaque [...j «
Rhadamanthe jugera les hommes de l'Asie, Éaque ceux de l'Europe : je
donnerai à Minos l'autorité suprême pour décider en
dernier ressort dans les cas où ils se trouveraient embarrassés
l'un ou l'autre ». 563
Rhadamanthe et Éaque instruisent le procès du
défunt et prononcent leur sentence selon la valeur de l'âme du
mort. Minos arbitre en cas de défaillance de ces deux assesseurs. Il
jouit d'une parole efficace et une sagesse qui rend ses décisions
irrévocables. H y a donc bien, chez Platon comme chez les
Égyptiens, une hiérarchie des instances divines. Mais plus
encore, nous avons constaté précédemment que la mention de
trois juges et trois précisément ne se trouvait nulle part dans
les textes helléniques relatifs aux enfers, pas plus dans ceux des
auteurs grecs classiques que dans les lamelles d'or et les hymnes orphiques.
Ainsi cet élément qui nous apparaissait comme spécifique
à la conception platonicienne de la psychostasie trouve également
un pendant et même un précurseur dans la scénographie du
jugement proposée par la mythologie égyptienne. Platon, ayant
pris connaissance de cette doctrine, aurait pu transposer cette triade
égyptienne de la salle des deux Maât au sein des enfers grecs, se
contentant alors de les helléniser en choisissant pour ce rôle des
figures classiques564
562 Le Cycle de Setné: Setné et les prodiges
de son fils Siousir, chap II : « Comment Setné visita le
royaume des morts et ce qu'il vie », 2,4-2,7, dans Héros,
magiciens et sages oubliés de l'Égypte ancienne,
éd. et trad. D. Agut, M. Chauveau,
Paris, Les Belles Lettres, La roue à livres, 2011, p. 46.
563 Ibid, 523e-524a.
564 Apollodore suggère que loin d'être
arbitraire, l'élection par Platon des personnages de Minos, Eaque et
Rhadamanthe à la juridiction du tribunal des morts, aurait
été en partie motivée par leur passif de héros
légendaires. Rejeton maudit de Zeus et de la nymphe Europe, Minos aurait
été retenu pour ses exploits guerriers et pour la
magnanimité dont il aurait fait montre au cours de sa campagne contre
Sarpédon, son frère ; retenu aussi, parce qu'il aurait «
fait mettre ses lois par écrit » (Apollodore,
Bibliothèque historique, L. III, 1, 2). C'est également
à ses talents de législateur que Rhadamanthe, second frère
de Minos, devrait l'insigne honneur de siéger à ses
côtés, lui qui a « établi des lois pour les habitants
des îles » (ibid.). Quant à Eaque, enfant de Zeus et
de la nymphe Égine, Platon aurait voulu mettre en avant son rôle
d'intercesseur auprès des dieux : « Éaque était le
plus dévoué d'entre les hommes. A l'époque où la
Grèce fut frappée d'une
174
A l'hypothèse d'une transposition, l'on pourrait
objecter toutefois que dans l'Apologie de Socrate, Platon a
élargi ce groupe de juges en y intégrant Triptolème ainsi
que «tous ces autres demi-dieux qui ont été justes pendant
leur vie »565 Mais cette mention de Triptolème reste un
hapax et le Gorgias, peut-être rédigé au cours ou
de retour du voyage en Égypte, s'en tient résolument à ces
trois personnages. Au reste, le tribunal égyptien comptabilise bien
d'autres dieux, bien que ceux-ci participent moins activement au jugement. Il
est certain que ni le nombre des juges ni même la présence du
« dieu chien » dans la bouche de Socrate ne permettent à eux
seuls d'inférer que Platon ait acculturé la version
égyptienne de la psychostasie. Mais d'autres éléments
s'ajoutent à de telles convergences qui ne peuvent pas ne pas nous
conforter dans cette thèse. Revenons-en donc au procès du
défunt.
b. La pesée du « coeur » (ib)
Trois juges sont donc chargés de décider du sort
du défunt mis en examen. Le candidat à la béatitude
s'efface pour laisser Anubis, huissier du tribunal divin,
énumérer à l'attention des jurés les bonnes actions
qu'il vient précédemment de lui décrire ; puis,
hiératique et, se tournant vers lui, l'invite à prendre place
pour son jugement : « Que ta pesée ait lieu au milieu de nous
». La pesée en question consiste à disposer sur un plateau
de la balance le « coeur » (ib) -- la conscience -- du
défunt, et sur l'autre plateau la plume (d'autruche) qui sert à
écrire en hiéroglyphes le nom de la déesse Maât.
Horapollon, dans ses Hiéroglyphica, rend compte à sa
manière de la raison de l'emploi par les Égyptiens de ce symbole
: « voulant signifier un homme qui rend la justice d'une manière
égale pour tous, ils tracent une plume d'autruche : car [l'autruche],
contrairement aux autres [oiseaux], a des plumes égales de toutes parts
»566 La déesse Maât incarne l'équilibre du
monde. Elle est la loi sous toutes ses acceptions, sociale, politique et
cosmique. Maât est la justice conçue comme force de maintien des
éléments du monde ; une conception qui rappelle la
définition platonicienne de la justice comme totalité harmonieuse
et organisée des différentes parties de l'âme ou de la
cité. Le pharaon la produit et la dispense comme le soleil qui darde ses
rayons à travers le pays d'Égypte. Maât incarne l'ordre ;
mais elle n'est pas un ordre figé : elle est un principe dynamique qui
doit sans cesse se
grave sécheresse à cause de Pélops [...]
les oracles divins dirent que la Grèce serait soulagée des maux
qui pesaient sur elle si Éaque priait pour elle. Ainsi Éaque fit
des prières, et la Grèce fut délivrée de la
sécheresse » (ibid., III, 12, 6). Minos, Eaque et
Rhadamanthe sont en tout état de cause des demi-dieux connus de leur
vivant pour leur vertu et leur sagesse, et qui ont fait la preuve de leur
passion pour la justice. Le choix opéré par Platon n'a donc rien
d'anodin, prêtant à la composition de son tribunal un
surcroît de légitimité.
565 Platon, Apologie de Socrate,
40e-41b.
566 Cf. Horapollon, Hieroglyphica,
trad. B. Van de Walle, J. Vergote (1943), publication en ligne sur le site
officiel de la « Bibliothèque d'Asklépios », 2009. Voir
notice 118, ref. 8.
175
renouveler, surenchérir dans sa lutte contre le chaos
(politique et cosmique) pour continuer à être. Maât est
enfin et surtout principe de vérité. Sa présence au
procès a valeur de révélation (apocalypse). La justice
signifiée par la Maât n'est pas différenciée en
fonction des appartenances sociales : elle est la même pour tous. De
même que chez Platon, tous sont égaux devant la loi. L'isonomie
fait droit. Et la balance comme instrument de ce jugement achève de
retirer tout risque de subjectivité ou de partialité de la part
des jurés. Nous avons donc affaire à un jugement des morts
égalitaire et impartial, où ne prévaut aucune autre
espèce de défense que l'existence que l'on aura menée ; un
jugement auquel nul ne saurait se soustraire ; un jugement opéré
sous la houlette de divinités juges qui sont des âmes jugeant des
âmes. Le parallèle est éclatant qui met en lien la doctrine
du jugement telle qu'exposée dans le Gorgias et la psychostasie
présente dans le Livre des Morts. Seule l'image employée pour
rendre les péchés de l'âme visibles et objectifs
diffère pour le moment : les Égyptiens assignent à la
conscience une pesanteur plus ou moins grande mesurée par la balance ;
Platon des stigmates et des cicatrices qu'auront laissés sur elle les
injustices commises et les actions mauvaises567.
ittni
~l lililÎ[1f111[IDama) rat 1111111
if{l+:l1111 oral;
rvii Jc
,71
AMINIMIIMNIMMEI
Le Jugement du mort en présence
d'Osiris568
c. Confessions négatives
Considérées dans l'économie d'un texte de
sagesse, les confessions ont moins pour but d'obtenir le pardon que de fournir
au lecteur des types ou des modèles éthiques à suivre. Il
s'agit d'informer sur les bons comportements à adopter et sur les crimes
à ne pas commettre pour espérer accéder à l'au-
567 Platon, Gorgias, 524d-525b.
568 Planche extraite du papyrus d'Hounefer,
découvert à Thèbes. H. 39 cm. XIXe dynastie, vers 1275
avant J.-C. N° inv.: EA 9901/3. British Museum.
176
delà. C'est à cette fin que certaines versions
du Livre des Morts égyptien mettent en scène une double «
confession négative » ; double, en ce qu'elle s'adresse d'abord
à Osiris, le juge en titre du tribunal des morts, puis dans un second
temps, aux 42 jurés qui l'assistent au cours du procès. A Osiris,
tandis que Thot procède à la pesée, le défunt
énumère 42 actions répréhensibles qu'il certifie ne
pas avoir commises. Ces forfaits épousent le canon d'interdits des
enseignements moraux des textes de sagesse. En affirmant ces interdits, en
prétendant n'en avoir transgressé aucun, le défunt met en
valeur sa pureté morale et rituelle en même temps que celle-ci se
voyait établie. Ainsi, écrit Assmann, « le mort se
débarrassait de toutes charges et se purifiait de toutes les nuisances
morales qui pouvait entraîner son anéantissement afin
d'accéder à l'autre monde dans un état de pureté
inaltérable »569 En sorte que la confession rejoint la
plaidoirie, la plaidoirie répercutant l'enseignement moral quand la
déclaration décrit en creux les conditions requises pour franchir
avec succès l'épreuve de la psychostasie :
Salut à toi, grand dieu, maître des deux
Maât ! Je suis venu vers toi, (ô) mon maître, ayant
été amené, pour voir ta perfection. Je te connais, et je
connais le nom des quarante-deux dieux qui sont avec toi dans cette salle des
deux Maât, qui vivent de la garde des péchés et s
'abreuvent de leur sang le jour de l'évaluation des qualités
devant Ounnefer. Vois : Celui des deux filles, celui des deux Meret, le
maître des deux Maât est ton nom. Voici ce que je suis venu vers
toi et que je t 'ai apporté ce qui est équitable, j'ai
chassé pour toi l'iniquité.
Je n'ai pas commis l'iniquité contre les
hommes. Je n'ai pas maltraité (les) gens. Je n'ai pas commis de
péchés dans la Place de Vérité. Je n'ai pas
(cherche à) connaître ce qui n'est pas (à
connaître). Je n'ai pas fait le mal. Je n'ai pas commencé de
journée ayant reçu une commission de la part des gens qui
devraient travailler pour moi, et mon nom n'est pas parvenu aux
fonctions d'un chef d 'esclaves. Je n'ai pas blasphémé
Dieu. Je n'ai pas appauvri un pauvre dans ses biens,
etc.57o
Cette première confession se voit
réitérée à l'attention des 42 assesseurs du
tribunal divin, représentant chacun un nome
d'Égypte57. Bien que la segmentation de l'Égypte en
différentes
569 J. Assmann, Mort et au-delà dans l'Égypte
ancienne, Monaco, Éditions du Rocher, 2001, p. 132. 57°
Livre des morts chap. CXXV.
177
provinces ait varié au cours du temps, le nombre de 42
fut fixé comme une convention. Devenu canonique, il prend une valeur
cosmologique et sacrée censée refléter la totalité.
Le mort doit en effet témoigner de son innocence à la face du
monde, c'est-à-dire devant le pays entier. Les 42 assesseurs,
originaires de différentes localités d'Égypte
représentent ainsi l'ensemble du pays et confèrent à la
confession, en sus de sa transparence, sa plus large
publicité572. A la dimension morale de la confession
s'associe donc une dimension politique et cosmologique, deux ordres qui ne
pouvaient être séparés dans l'Ancienne Égypte.
rrr, :1 nu i . .n u I u 1- TT _
r -
I It
Les 42 juges de la psychostasie573
Cette utilisation du motif du jugement comme artifice
pédagogique ou comme propédeutique à la morale se retrouve
également chez Platon. Le jugement des morts est pour lui l'occasion de
dessiner des types et des canons éthiques à épouser pour
espérer gagner son droit à regagner sa place parmi les dieux dans
le séjour des bienheureux. Socrate s'adresse à Calliclès,
Platon s'adresse à son lecteur en incitant à respecter une
certaine qualité de vie fondée sur la justice. De la même
manière que le défunt de la version égyptienne de la
psychostasie décline un certain nombre de crimes rédhibitoires,
Platon
571 42 nomes d'Égypte et autant
d'assesseurs. Un nombre qui certes, a pu sensiblement varier au cours de
l'histoire égyptienne, mais qui renvoie toujours, dans une optique
mythologique, aux fragments d'Osiris éparpillés de par
l'Égypte par son frère Seth, puis rapiécés par son
épouse et soeur Isis. Manière allégorique de rendre compte
de l'unité (du territoire, du politique) transcendant la
multiplicité : l'autorité de Maât est partout agissante,
son royaume unifié, Osiris est et il n'est pas les 42 divinités
qui assistent au procès.
572 J. Assmann, op. cit.
573 Papyrus extrait du Livre des Morts du Papyrus de
Nebqed, daté de la XVIIIe dynastie, vers 1391-1353 avant J.-C.,
sous le règne d'Aménophis III. Document conservé au
Musée du Louvre, ref. 02/001. La scène centrale présente
Nebqed s'adressant aux 42 assesseurs du tribunal d'Osiris qui siègent
dans la salle des Deux Maât. La vignette se compose de deux registres
subdivisés en 42 colonnes. Le registre supérieur détaille
chaque juge, représenté coiffé de la plume de Maât
et surmonté d'une légende précisant son nom et sa
juridiction. Le registre inférieur décline les 42
dénégations qui constituent le plaidoyer performatif de
purification du mort.
178
énumère dans le Gorgias toute une
tératologie de fautes dont l'impétrant doit à toute force
se préserver : les parjures, les injustices, le mensonge, la
vanité, la licence, la mollesse, l'orgueil et
l'intempérance574. Forfaits auxquels s'ajoutent avec les
Lois, les violences faites aux parents575, ainsi, avec la
République, que les mythes mensongers qui travestissent les
dieux576. Ce funeste tableau appelle peut-être deux remarques.
En premier lieu, il semble que les valeurs sur lesquelles s'appuient le
jugement soient demeurées essentiellement liées à un
double registre de préoccupations : d'ordre social, c'est-à-dire
personnelles d'une part, et collectives -- donc politiques -- de l'autre, comme
il en va pour la confession égyptienne. Les longs développements
esquissés tant dans le Gorgias que dans la
République relativement aux fautes entraînant une
condamnation provisoire ou défmitive au Tartare se définissent
ensuite aux antipodes de la figure de « l'honnête homme »,
correspondant évidement à celle du philosophe :
Quelquefois, il (Rhadamanthe) voit une autre âme
qu'il reconnaît comme ayant vécu saintement dans le commerce de la
vérité, âme d'un simple citoyen, ou de tout autre, mais
plus souvent, Calliclès, si je ne me trompe, âme d'un philosophe,
qui s'est occupé de son office propre et ne s'est pas dispersé
dans une agitation stérile.577
L'antimodèle du criminel trouve ainsi son reflet
inversé en la figure de l'homme socratique, du juste justifié,
promis à l'acquittement et à la rédemption.
Par-delà les divergences qui se constatent dans la présentation
et dans le décorum retenu pour le procès, la même logique
ou la même rhétorique oeuvre en toile de fond dans le mythe
eschatologique selon Platon et la psychostasie des Égyptiens. Le mythe,
dans un cas comme dans l'autre, sert de prétexte à la
définition d'une morale pratique (à peu de choses près, la
même), une morale personnelle au premier chef mais débordant la
dimension strictement personnelle pour trouver son incarnation dans un
système de valeurs renvoyant à la vie en collectivité. Ni
chez Platon578 ni chez les Égyptiens, le souci de soi ne
saurait être déconnecté de la vie sociale.
574 Platon, Gorgias, 524e-525a.
575 Platon, Lois, L. IX, 881a.
576 Platon, République, L. IX, 386a seq.
57 Platon, Gorgias, 526c.
578 C'est à l'auteur du crime bien plus qu'à sa
victime que l'injustice inflige le plus de maux (cf. Platon, Gorgias,
474c). Or, l'homme est avant tout guidé par la recherche du bien
(eudémonisme). Il en résulte que l'injustice, toujours en dernier
ressort préjudiciable à son auteur, ne peut que témoigner
d'une erreur de jugement. Ainsi Socrate, comme il l'admet dans le
Phédon, et le confirme dans le Gorgias, se soucie
davantage de l'éthique personnelle en qualité de relations de
l'« individu introspectif » à ses propres actions que de la
morale de l'opinion qui condamne à l'aveugle (cf. Platon, Apologie
de Socrate) et sur des apparences. C'est tout du moins ce qui ressort de
l'analyse que propose Y. Lafrance de ce dialogue dans son article sur « La
problématique morale de l'opinion dans le Gorgias », publié
dans la Revue Philosophique de
179
Le verdict
Une fois décrites les circonstances et mis en
perspective les tenants et les aboutissants du jugement post-mortem,
reste à nous concentrer sur le verdict. Ici encore, des similitudes
entre les versions platonicienne et égyptienne de la psychostasie
peuvent être relevées. Dans les deux cas, la voie du juste et la
voie de l'injuste vont se dédoubler pour présenter respectivement
deux eschatologies, deux destinées auxquelles seront promises les
âmes à l'issue de leur examen. La destinée des âmes
ne saurait se réduire à à une pure alternative entre la
damnation et le salut. Existent encore des gradations, des degrés de
perfection ou d'abjection atteints dans le salut ou dans la damnation. H y a
des damnations qui sont définitives comme il y a des saluts divins ; et
d'autres qui sont des pénitences comme il y a des saluts qui sont de
simple prolongation de l'existence terrestre. On distinguera ainsi, tant chez
Platon que chez les Égyptiens, plusieurs issues possibles à
l'existence terrestre, entièrement tributaires des actions
perpétrées au cours de l'existence terrestre.
a. Les voies du juste
Sa conscience innocentée, le juste chez les
Égyptiens peut soit gagner le séjour d'Osiris où il
mènera une vie peu ou prou similaire à celle qu'il menait sur
terre, soit -- s'il en est digne -- tenter la « sortie au jour » et
prendre sa place comme dieu parmi les dieux579. C'est du moins ce
que pouvait imaginer un spectateur extérieur selon une lecture directe
des figurations égyptiennes.
La décision revient à Osiris d'accorder au
défunt l'accès au monde souterrain placé sous sa
juridiction. L'équivalent des poids sur la balance -- du « coeur
» ib et de la plume de Maât -- est à cette fm une
condition nécessaire. Le juge, quelque puissant qu'il soit, ne peut
aller contre les arrêts de la balance de la justice -- car ce serait
aller contre la justice : « Ô gardiens des portes qui engloutissent
les âmes et avalent les corps des morts indignes, qui les assignent
à leurs places de destruction, mais qui
Louvain, troisième série, t. 67,
n°93, 1969, p. 5-29. Pour être secondaire en tant qu'il ressortit
aux aléas de la justice humaine, le versant politique, «
légal » au sens restreint du positivisme juridique n'est toutefois
pas absent des préoccupations de Platon. Les conceptions antiques du
jugement post-mortem ont toujours emprunté leur échelle
de valeur à celle de la cité. Or la cité, qui a ses
propres intérêts -- variables en fonction des époques --
suspend cette échelle de valeur à des enjeux civiques, donc
conséquentialistes, saisis dans une optique holiste, et non pas
seulement déontologistes (impératifs catégoriques). Se
reporter, pour plus de précisions, aux développements de Th.
Reyser, auteur d'une thèse sur les Discours et Représentations de
l'Au-delà dans le Monde Grec, vol. 1, ref. tel-00692081, Paris, 2011 ;
en part chap. III : « L'au-delà en prise avec la
société ».
579 D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op.
cit.
180
font que soit déclarée juste l'âme de tout
excellent bienheureux, grands en prestige dans la Maison de la Nécropole
»580. Si donc le mort est reconnu apte au passage, Osiris,
maître du royaume des antipodes, officialise son admission : «
Osiris, qui préside à l'Occident, proclame-le juste dans la
Grande Assemblée ! »581
L'entrée dans le royaume des morts est aussi
l'intronisation du défunt à sa condition de dieu,
détenteur d'un ba purifié et préservé de
la mort -- autant que les vivants préserveront son corps, son souvenir
ou son nom. Étonnamment, selon une tradition, cette vie dans
l'au-delà n'est pas radicalement distincte de la vie d'ici-bas : le mort
peut travailler pour le service de divinités supérieures,
effectuer la corvée pour Osiris son nouveau pharaon, et plusieurs textes
peignent le « bienheureux » se plaignant de son sort. Les
défunts dorment lorsque le soleil darde sur les vivants, et ne
s'éveillent que lorsqu'il a disparu sous la ligne d'horizon pour
parcourir le monde des antipodes où se situe symboliquement cet espace
renversé. La condition du mort, même juste, n'est pas toujours des
plus satisfaisantes. Raison pourquoi il peut être tenté
d'entreprendre la conquête du domaine céleste par
l'intermédiaire de l'âme (ba) et accéder à
une condition supérieure582. Le défunt, le cas
échéant, s'expose à de nouvelles épreuves qui
nécessitent une connaissance lui permettant d'emprunter la bonne route,
de « connaître les chemins (vers le ciel) »583.
Cette connaissance est suspendue à la révélation d'une
« parole divine » : « Celui qui connaît cette parole
divine, il sera dans le ciel avec Rê, parmi les dieux qui sont dans le
ciel »584. Si cette éternité solaire pouvait
être réservée dans les premiers temps de l'histoire
égyptienne au seul pharaon -- bien que cette restriction soit parfois
contestée aujourd'hui --, elle est effectivement très vite
devenue une aspiration commune à tous les défunts, quelle que
puisse être leur appartenance sociale. La connaissance et le souvenir des
formules adaptées apparaît, comme chez les orphiques, le seul
critère discriminant. Encore faut-il, nous le disions, que le
défunt sache quelles paroles prononcer, quelles réponses faire
aux questions qui lui sont posées pour surmonter les différents
obstacles à cette conquête. Là intervient la dimension
initiatique et par là essentielle de la doctrine religieuse
égyptienne. C'est aussi là que le Livre des Morts, en
qualité de guide du monde de l'au-delà, trouve sa plus grande
utilité.
580 Livre des morts chap. CXXVII.
581 Loc. cit.
582 Se reporter ici au chap. X, ref. 275: « L'union
à la lumière solaire et la revitalisation des images divines
» de D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op.cit., ainsi qu'à J.
Assman, Mort et au-delà dans l'Égypte ancienne, Paris,
Editions du Rocher, Champollion, 2003, en part. chap. VII : « La mort,
retour à l'origine », et chap. IX : « La sortie au jour
».
583 « Les chemins dans le ciel m'ont été
ouverts, la lumière du soleil descend le fleuve vers le nord en passant
par le sud » (P. Barguet, Les Textes des sarcophages égyptiens
du Moyen empire, Paris, Cerf, Littératures anciennes P-O, ch. 129,
p. 538).
584 P. Barguet, op. cit., ch. 651, p. 590.
181
H semble donc y avoir deux catégories de morts dans
l'au-delà des justes, selon qu'ils sont « en survie » ou
véritablement a-thanatoï pour reprendre ici une
distinction marquée par J. Assmann585. En termes
d'anthropologie, cette transfiguration du mort en dieu suprême se
signifie par la déprise du corps : « la solution théologique
de la sortie au jour, écrit D. Meeks, consiste à abandonner aux
profondeurs une dépouille encombrante pour permettre à
l'âme de vivre sans entraves dans les hauteurs célestes
»586. Aussi longtemps que son cadavre, que son tombeau n'est
pas profané, son âme oiseau, son ba, permet au
défunt de circuler librement entre les mondes -- d'être Osiris
dans le séjour des morts et Rê dans celui des vivants -- et de
prendre part à la lutte cosmique contre les forces du chaos. La
libération de la sortie au jour offre ainsi un échappatoire aux
impedimenta du royaume des morts qui n'est que le prolongement du monde des
vivants, avec ses craintes, ses obligations et ses tracas587. Le
mort ainsi intronisé à ce nouvel état peut enfin
triompher: « j'apparais comme un dieu... Je parcours l'espace et la terre
au ciel, je tiens la place de Chou »588. Et l'assemblée
des dieux de célébrer ce nouvel arrivant :
Faites acclamation comme à quelqu'un qui est Rê,
ou comme quelqu'un qui est Osiris...
Tu es vraiment Horahkty ! Combien pleine
d'équité est l'âme du bienheureux excellent ! Combien est
puissant celui qui est dans ses mains, disent les deux très grands dieux
!
N. est apparu en âme vivante qui habite le ciel, on
lui a accordé de faire des transformations, sa voix a été
proclamé juste dans l'assemblée de la Douat comme s'il
était Rê lui-même.589
Chez Platon également se pourront distinguer deux voies
pour le défunt déclaré juste. Platon envisage qu'au terme
de son existence terrestre, l'âme du juste puisse prolonger son existence
dans le séjour des bienheureux. Déjà dans l'Apologie
de Socrate, Platon envisage ce que serait cette existence idéale
tout entière consacrée à la philosophie :
Quel agrément de comparer mes aventures avec les
leurs ! Mais mon plus grand plaisir serait d'employer ma vie, là comme
ici, à interroger et à examiner tous ces personnages, pour
distinguer ceux qui sont véritablement sages, et ceux qui croient
l'être et ne le sont point. À quel prix ne voudrait-on, pas, mes
juges, examiner un peu celui qui mena contre Troie une si
585 Cf. J. Assman, op. cit., p. 71.
586 D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit.
587 Cf. J. Assman, Mort et au-delà dans
l'Égypte ancienne, Paris, Editions du Rocher, Champollion, 2003 ;
idem avec C. Zivie-Coche, Images et rites de la mort dans
l'Égypte ancienne : L'apport des liturgies funéraires,
Paris, Cybèle, 2000.
588 P. Barguet, op. cit., ch. 98, p. 131.
589 Livre des morts chap. CXXVII.
182
nombreuse armée, ou Ulysse ou Sisyphe, et tant
d'autres, hommes et femmes, avec lesquels ce serait une félicité
inexprimable de converser et de vivre, en les observant et les examinant ?
Là du moins on n'est pas condamné à mort pour cela ; car
les habitants de cet heureux séjour, entre mille avantages qui mettent
leur condition bien au-dessus de la nôtre, jouissent d'une vie
immortelle, si du moins ce qu'on en dit est véritable 590
Le Gorgias apporte quelques précisions sur les
conditions d'accès à une telle existence qui offrirait aux sages
les conditions de se réaliser pleinement. A propos de Rhadamanthe
jugeant les morts, Platon précise que : « d'autres fois, voyant une
âme qui a vécu saintement et dans la vérité,
l'âme d'un particulier, ou de quelque autre, mais surtout, comme je le
pense, Calliclès, celle d'un philosophe uniquement occupé de
lui-même, et qui durant sa vie a évité l'embarras des
affaires, il en est ravi, et l'envoie aux îles Fortunées
»591 Ces îles des Bienheureux dans laquelle le philosophe
peut s'adonner à la dialectique et prolonger en toute quiétude
ses activités terrestres semblent correspondre au séjour de
l'au-delà tel que décrit dans les textes et les
représentations égyptiens.
Mais le Phèdre laisse présager une
autre destinée pour les âmes qui seraient parvenues à se
libérer totalement du corps. L'âme participe en effet davantage
que le corps à ce qui est divin592, et son aspiration
à la vie authentique, à l'immortalité divine moyennant
sécession d'avec cette nécropole du corps, cette aspiration n'a
aucunement varié. L'âme est divine - c'est là probablement
l'un de ses aspects qui sera le plus développé par le
néoplatonisme alexandrin - ; elle est d'essence divine ou plus
exactement, le Logos qu'elle abrite. Logos qui lui provient du Dieu
suprême décrit dans le Timée, par le truchement des dieux
démiurges chargés de façonner les hommes. C'est encore ce
Logos, assimilable à la partie rationnelle de l'âme, qui va
permettre à cette dernière de retourner à sa source.
Abordant la question du désir, Socrate décrit ainsi dans le
Phèdre la remontée de l'âme assimilée
à un attelage ailé jusqu'aux régions supérieures du
ciel habité par les dieux. Ce thème rejoint celui de
l'epanodos (en latin, regressus animae) : l'anagogie de
l'âme. L'âme purifiée chemine dans les hauteurs et gouverne
le monde593 ; déchue, elle perd avec ses ailes sa faculté de
s'élever jusqu'aux idées et coule dans la matière.
Entraînée vers le bas, elle se laisse happer dans un « corps
de terre ».
L'âme en général prend soin de la
nature inanimée, et fait le tour de l'univers sous diverses formes. Tant
qu'elle est parfaite et conserve ses ailes dans toute leur force, elle plane
dans l'éthérée, et gouverne le monde entier; mais quand
ses ailes tombent, elle est emportée çà
59° Platon, Apologie de Socrate, 41b-c.
591 Platon, Gorgias, 526c.
592 Platon, Phèdre, 446d.
593 ibid. , 246c.
183
et là, jusqu'à ce qu'elle s'attache à
quelque chose de solide, où elle fait dès lors sa demeure.
L'âme s'étant ainsi approprié un corps terrestre, et ce
corps paraissant se mouvoir lui-même à cause de la force qu'elle
lui communique, on appelle être vivant cet assemblage d'un corps et d'une
âme, et on y ajoute le nom de mortel.594
Ce n'est qu'après après dix mille années
de pénitence595 qu'elle peut espérer recouvrer ailes
et retourner au lieu d'où elle était tombée. Platon
maintient constante au fil de ses dialogues596 l'idée que les
âmes sont parentes des dieux visibles (les astres)597 : elles
émanent d'eux, et elles retournent à eux. Elles se ressourcent en
eux, conformément à la thèse platonicienne et transversale
de la palingénésie. Ainsi les âmes qui auront mené
une vie juste retourneront, après la mort du corps, dans la demeure de
l'astre qui est leur partenaire598. Là, elles retrouvent le
bonheur de la sagesse divine. Des âmes ailés, réduite
à leur partie rationnelle et immortelle, laissant libre de ses
mouvements le daimon éternel apte à contempler les
vérités. Âmes dotées d'ailes pouvant s'élever
jusqu'au royaume des idées, et « gouverner le monde » en dieu
parmi les dieux : comment ne pas assimiler cette vie contemplative, affranchie
du corps, dans son état divin, à la transfiguration actée
par la « sortie au jour » des Égyptiens ? Le monde solaire des
Égyptiens, gage d'un surcroît de spiritualité, exprime
également l'union du mort avec la seule source véritable de vie
et de jeunesse. Il n'y a pas loin de la palingénésie ou de
l'épistrophè plaonicienne à la « sortie au
jour » décrite par le Livre des Morts. Il se pourrait que de la
même manière qu'un destin supérieur en dignité
attende le juste chez les Égyptiens, il soit chez Platon une paix
définitive promise aux initiés s'étant acquittés de
leur pénitence terrestre et/ou corporelle.
Ce privilège de la contemplation que Platon semble
accorder à cette partie spécifique de l'âme n'est pas, du
reste, sans rappeler celui dévolu au akh dans la tradition
égyptienne. L'anthropologie égyptienne s'avère
éminemment sophistiquée et l'aborder ici ne serait guère
à propos. Comprendre les raisons qui légitiment ce rapprochement
suppose toutefois que l'on garde à l'esprit quelques notions sommaires
d'anatomie métaphysique. Tout homme mortel se décompose selon la
tradition commune en différentes instances : un corps physique
(haou), un caractère génétique qui lui
confère son apparence physique (ka), une nature individuelle
(qédou), un nom personnel (ren), une conscience
594 ibid. , 246b-c.
595 "Md" 248e.
596 Platon, Phédon, Phèdre, République,
Timée.
597 « De l'espèce d'âme qui a la plus haute
autorité en nous, voici l'idée qu'il faut s'en faire : c'est que
Dieu nous l'a donnée comme un génie, et c'est le principe que
nous avons logé au sommet de notre corps, et qui nous
élève de la terre, vers notre parenté céleste, car
nous sommes une plante du ciel, non de la terre » (Platon,
Timée, 90a-90b).
598 Platon, Timée, 41a-42a.
184
morale (ib) ; de nouvelles instances apparaissent
après la mort, qui découlent de la divinisation du défunt
justifié : un corps momifié (sah), un corps divin
inaltérable (djet), une « âme » douée de
mobilité (ba), un « esprit » lumineux (akh),
une ombre (chout). Le akh peut à bon droit
être considéré avec le ba (sur lequel nous serons
appelés à revenir), comme l'un des concepts qui se rapprochent le
plus de ce que nous entendons par « âme ». H est une
entité de caractère supramondain, un « moi » spirituel
qui réside au-delà du sensible, dans le séjour de la
divinité que l'on atteint qu'après la mort. Raison pourquoi
l'expression « rejoindre son akh » dans les textes
égyptiens signifie le trépas. Par opposition au corps (khat)
qui ressortit à l'univers chthonien, celui de la matière, le
akh relève de la sphère ouranienne dont il émane
et vers laquelle il tend. C'est le akh qui, chez les Égyptiens,
est invité à la contemplation ; lui également, qui
signifiant littéralement « bienheureux » ou «
transfiguré » exprime l'état du défunt devenu «
dieu en Dieu »599
Peut-on pousser plus loin ce rapprochement entre les
eschatologies platonicienne et égyptienne ? Sans doute, si l'âme
présentée dans le Phèdre selon l'allégorie
de l'attelage ailé600 parvient au terme de son anagogie en
cette région supracéleste où elle peut contempler «
l'essence qui n'a point de couleur ni de forme, et qu'on ne saurait toucher ;
l'essence qui est réellement, que seule est capable de voir le pilote de
l'âme -- l'intelligence, celle enfin qui est l'objet véritable de
la science »601 ; dès lors, en d'autres termes, que la
pensée divine « qui se nourrit d'intelligence et de savoir sans
mélange -- et aussi la pensée de toute âme soucieuse de
recevoir l'aliment qui lui convient -- apercevant enfin l'être en soi,
[...] trouve [en cet état de béatitude] sa nourriture et son
délice »602. Car ce n'est encore rien moins qu'une
idée égyptienne que les dieux, et Dieu lui-même à
travers eux, se repaissaient de vérité et de
justice603 Pour ne retenir qu'un seul exemple, la scène
centrale du rituel quotidien que pratiquaient les officiants de tous les
temples consistait à déposer au pied de la statue du dieu
logé au coeur de son naos, une statuette à l'effigie de la
déesse Maât, allégorie de la loi, de la justice et de la
vérité. Ce qu'ils faisaient en prononçant ces mots :
« ta nourriture, c'est Maât ; ta boisson, c'est Maât ;
599 Un passage d'« anthropologie métaphysique
» faisant valoir les fonctions respectives du corps (djet, sab),
de l'ombre (shout, shouyt), du ka, du nom (ren) et de
l'âme/coeur (ib), figure au chap. LXXXII-XCII et CXCI du
Livre des morts. Pour une compréhension plus
détaillée de la manière dont ces principes composent les
uns avec les autres, cf. J. Assmann, Mort et au-delà dans
l'Égypte ancienne, Paris, Champollion, Éditions du Rocher,
2003, p. 142-169 et F. Schwarz, Initiation aux livres des morts
égyptiens, Paris, Albin Michel, Spiritualités vivantes,
1988, p. 25-28.
600 Cf. Platon, Phèdre, 246a-b. Une
analyse du mythe de l'attelage céleste et de l'évolution de la
pensée platonicienne sur la question de l'âme peut être
consultée dans P. Frutiger, Les mythes de Platon, Paris, Alcan,
1933, p. 77-97. Voir également J. de Vries, A Commentary on the
Phaedrus of Plato, Amsterdam, Hackert, 1969, p. 248.
601 Ibid., 274c.
602 Ibid., 274d-e. Nous soulignons.
603 Fr. Daumas, « L'origine égyptienne du jugement
de l'âme dans le Gorgias de Platon », dans De l'humanisme
à l'humain, Mélanges R. Godel, Paris, 1963, p. 187-191.
185
ton pain, c'est Maât »604. Tout dieu vit
de la Maât ; toute âme devenue dieu vit de la Maât. Qu'il
soit allé s'en informer directement ou en ait hérité par
le truchement de l'orphisme ou du pythagorisme, il se pourrait qu'en
dernière analyse, Platon reproduise là également, tandis
qu'il envisage ce que serait une immortalité divine dans la
contemplation, une conception typiquement égyptienne d'un
privilège offert aux âmes transfigurées par la «
sortie au jour ». Le chamanisme apollinien considéré par
Dodds est, certes, une piste envisageable, mais elle est loin d'être la
seule.
b. Les voies de l'injuste
Incriminé par la pesée, l'injuste de chez les
Égyptiens, est condamné à voir son « coeur »
ib dévoré par la Mangeuse Âmmet6°5
Or, certains textes laissent présager d'un autre sort possible pour les
âmes condamnées. La « seconde mort » pourrait donc
n'être réservée qu'à une fraction d'entre elles,
soit qu'elle se trouvent avoir été supérieurement
mauvaise, soit qu'elles se soient rendues coupables de certaines infractions
bien spécifiques (conspiration, meurtre, régicide). Les autres
âmes, autrement criminelles, seraient promises à la terrible
« salle d'exécution » ou « d'abattage » où
règnent les « accroupis, les agents de la mort
»606. Prospèrent dans cette vallée des larmes
différentes catégories de démons chargés de faire
appliquer les peines dévolues à chacun. La cruauté et
l'imagination de ces entités ne semblent pas connaître de limites,
et l'indifférence dont Osiris fait preuve à l'égard des
âmes infortunées laisse peu d'espoir quant à sa
compassion607. Toutes les méthodes sont bonnes à ces
auxiliaires pour neutraliser les méchants, allant de l'emprisonnement
aux mutilations en passant par une panoplie de sévices divers et
variés608. Osiris n'est pas essentiellement un Dieu
bienveillant ; c'est un dieu juste qui punit dans l'au-delà les offenses
commises ici-bas. Ici réside peut-être la plus grande
différence qui départit les conceptions platoniciennes et
égyptiennes de l'eschatologie : le Dieu platonicien ne peut être
mauvais. Il n'a pas les passions que lui prêtant Homère. Les
souffrances qu'il tolère, il les tolère en vue de
l'édification des âmes vouées à se
réincarner. Les supplices provisoires châtiant les fautes
vénielles ont vocation à supprimer le mal de manière
« homéopathique », selon la loi antique du contrapasso.
Les supplices éternels qu'endurent les âmes fautives,
coupables de crimes imprescriptibles, remplissent toujours dans cette optique
une fonction dissuasive. Ils sont, en tout état de cause, « utiles
».
604 Cf. A. Moret, Le rituel du culte divin
journalier en Égypte (1902), Paris, Slatkine Reprints, 2007, p.
138-147.
6°5 Cf. D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit., chap.
VIII, § 208: « Le royaume d'Osiris ».
606 P. Barguet, op. cit., p. 188.
607 J. S. F. Garnot, J. Zandee, « De Hymnen
aan Amon van Papyrus Leiden 1350 », dans Revue de l'histoire des
religions, vol. 153, n° 2, 1958, p. 246-249.
608 P. Barguet, op. cit., p. 168.
186
Rien de comparable dans le sort de l'injuste tel que
l'appréhendait (dans les deux acceptions du terme) l'Égypte
ancienne. Tout est définitif, la seconde mort comme les tourments de la
salle d'abattage. Ni mise en scène ni purification. Ni dissuasion, ni
rédemption. Une âme damnée doit disparaître ou
souffrir seule, dans l'ombre, sans spectateurs, et pour
l'éternité. Ce qui, par conséquent, semble manquer
à la scénographie égyptienne de la damnation pour
concorder précisément avec celle de Platon est la présence
d'un « purgatoire » pour amender les âmes ou pour les dissuader
de s'adonner au mal. Or, l'existence d'un purgatoire ne se peut justifier que
dans la perspective -- si ce n'est d'un pis-aller vers le royaume des morts --,
à tout le moins d'une « seconde chance ». Autrement dit, d'une
réincarnation ; doctrine qu'aucun écrit sacré, depuis les
Textes des Pyramides jusqu'au Livre des morts, n'a jamais mentionné.
Pour autant que l'on en puisse juger, les Égyptiens n'ont jamais cru, au
cours de millénaires d'histoire et de réformes religieuses, que
les âmes défuntes étaient appelées à d'autre
vies terrestres. On peut encore prendre la chose par son aspect logique. Ainsi
a-t-on pu dire que la réincarnation était dans la pensée
de Platon un corrélât de l'immortalité de l'âme. Ceci
dans la mesure où si les âmes n'avaient qu'une vie, lors chaque
nouvelle naissance verrait l'apparition d'une nouvelle âme ;
subséquemment, chaque mort l'intromission d'une nouvelle âme dans
le Tartare ou au séjour des bienheureux. Un Platon pythagorisant n'eut
pas laissé de faire ses comptes. L'éternité de l'âme
sans réincarnation aurait conduit en moins de rien à une
saturation problématique des au-delàs. Rappelons, de fait, que
même les incurables ne sont pas détruits. H y avait en revanche,
à travers la condamnation à l'anéantissement
défmitif (la « seconde mort ») que réservaient les
doctrines égyptiennes aux âmes les plus
détériorés, une solution bien plus économique
à ces arias démographiques.
La mort selon Platon n'est pas nécessairement une fm.
La mort est « un beau risque », une opportunité pour
l'âme qui s'en est montrée digne de renouer avec ses origines
divines, ou bien, pour celle qui ne le mérite pas, de s'amender, en
subissant dans Tartare « la peine qui lui convient »609
Les âmes coupables ne sont pas vouées à la disparition,
mais leurs tourments peuvent être temporaires ou éternels selon la
gravité de leur faute. Les fautes vénielles sont
sanctionnées par un séjour plus ou moins long dans le Tartare
:
[Rhadamanthe] voit [l'âme de l'injuste toute
cicatrisée de parjures], et de suite il l'envoie ignominieusement
à la prison, où elle ne sera pas plus tôt arrivée,
qu'elle éprouvera les châtiments convenables. Or quiconque subit
une peine, et est châtié d'une manière raisonnable, en
devient meilleur, et gagne à la punition, ou il sert d'exemple aux
autres, qui, témoins des
6°9 Platon, Gorgias, 526b.
187
tourments qu'il souffre, en craignent autant pour eux, et
s'améliorent. Mais pour gagner à la punition et satisfaire aux
dieux et aux hommes, les fautes doivent être de nature à pouvoir
s'expier. Toutefois, même alors, ce n'est que par les douleurs et les
souffrances que l'expiation s'accomplit et profite, ici ou dans l'autre monde :
car il n'est pas possible d'être délivré autrement de
l'injustice.610
Les juges ont ainsi la possibilité de modérer la
condamnation ; pour certains dont les fautes peuvent être expiées,
la relégation au Tartare n'est que provisoire. La durée de leur
séjour est estimée en proportion de la nature et de l'ampleur des
crimes perpétrés sur la terre. Platon précise dans le
Phédon qu'à l'inverse des âmes pures qui vivent
« dans la compagnie des dieux », les âmes «
souillées » n'entrent pas l'Hadès61 Cette
proscription des âmes impures, reléguées à
l'écart des âmes justes, se retrouve à la même
époque chez le poète comique Aristophane, lequel évoque un
vaste bourbier ou végétaient les criminels en attendant
d'être délivrés de leur sort. L'état de l'âme
retournée dans l'Hadès pour s'être montrée
«négligente, [avoir] mené une vie sans équilibre
» nous est décrit dans le Timée comme celui d'un
« être inachevé et insensé »612. La
République apporte quelques précisions
supplémentaires concernant le devenir des âmes impures mais
rémissibles devant expier leur faute dans le Tartare613. A ce
séjour intérimaire succède une réincarnation,
précédée par le choix d'un destin faisant de l'âme
elle-même l'unique responsable des nouvelles peines qu'à son insu,
elle s'apprête à connaître sous sa nouvelle identité.
Cette thèse s'inscrit dans le cadre plus vaste de la pérexistence
de l'âme à travers différentes hypostases que Platon
récupère probablement des traditions orphiques ou
pythagoriciennes614 Si ce lieu d'expiation évoquée par
Platon peut être dans une certaine mesure assimilée à la
« salle d'abattage » égyptienne, le parallèle
s'arrête là où commence la réincarnation. Celle-ci,
nous l'avons dit, n'est pas présente dans les textes égyptiens :
le mort est mort, ne vit qu'une fois et n'a qu'une vie.
Il n'a qu'une vie, mais pas nécessairement qu'une mort.
Si chez les Égyptiens, la première mort fait entrer le
défunt au royaume d'Osiris, la seconde mort détruit son âme
et le condamne à l'anéantissement définitif. L'injuste se
voit condamné à être livré en pâture à
la déesse Ammet qui se tient près de la balance. Figurée
par un monstre chimérique, elle dévore l'âme du criminel,
lui
610 Platon, Gorgias, 525a-b. 61 Platon,
Phédon, 80e-81d.
612 Platon, Timée, 44c.
613 Platon, République, L. X, 614a-621a.
614 Platon, Phédon, 72a-73a.
188
infligeant ainsi cette fameuse « seconde mort » qui
correspond à sa disparition615 Or s'il n'y a pas ou ne semble
pas y avoir chez Platon, annihilation totale de l'âme des criminels, la
gravité des fautes peut toutefois entraîner la
perpétuité exemplaire des supplices infligés dans le
Tartare. Ainsi Platon assigne-t-il aux juges dans le Gorgias, en sus
de la fonction de juger de l'innocence ou de la culpabilité de
l'âme, la tâche de décider en cas de culpabilité si
l'âme est rémissible. Lorsqu'un coupable « tombe entre les
mains de ce Rhadamanthe [...] il le relègue au Tartare, après lui
avoir mis un certain signe, selon qu'il le juge susceptible ou incapable de
guérison »616. A ceux qui n'en sont pas capables, «
qui ont commis les derniers crimes, et qui pour cette raison sont incurables
», Platon réserve un autre sort, autrement plus profitable aux
autres âmes que l'annihilation pure et simple. Il condamne ces coupables
au supplice éternel en sorte que leurs tourments, s'ils ne leur
profitent directement, aient une valeur d'exemple et fassent jurisprudence pour
dissuader quiconque de s'adonner à l'injustice :
Leur supplice ne leur est d'aucune utilité, parce
qu'ils sont incapables de guérison ; mais il est utile aux autres, qui
contemplent les tourments douloureux et effroyables qu'ils souffrent à
jamais pour leurs crimes, en quelque sorte suspendus dans la prison des enfers,
et servant tout à-la fois de spectacle et d'instruction à tous
les criminels qui y abordent sans cesse. Je soutiens qu'Archélaüs
sera de ce nombre, si ce que Polus a dit de lui est vrai, ainsi que tout autre
tyran qui lui ressemblera. Je crois même que la plupart de ceux qui sont
ainsi donnés en spectacle sont des tyrans, des rois, des potentats, des
politiques. Car ce sont eux qui, à cause du pouvoir dont ils sont
revêtus, commettent les actions les plus injustes et les plus
impies.617
Ainsi le mal doit-il toujours servir au bien. Force est alors
de constater que si Platon a pu s'inspirer de l'eschatologie égyptienne
pour envisager la destinée des âmes damnées et des
âmes justes ; si l'on retrouve effectivement dans les dialogues, en sus
de cette bifurcation, un second embranchement déjà
envisagé dans le Livre des Morts permettant aux âmes justes de se
réaliser dans la contemplation divine à un plan supérieur,
il réforme néanmoins la conception égyptienne en
déniant l'anéantissement définitif de l'âme et en
conditionnant l'accès à la béatitude un procès de
purification devant s'étendre sur plusieurs cycles d'existence. Le
parallèle, à l'exclusion de ces menues divergences pour
l'essentiel comptable de traditions orphiques ou pythagoriciennes, demeure
néanmoins frappant. Assez pour nourrir substantiellement la somme des
arguments qui permettraient d'authentifier à nouveaux frais un
réinvestissement platonicien de doctrines égyptiennes.
615 Cf. D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit., chap.
VIII, § 221: « Le voyage du soleil dans le monde souterrain
».
616 Platon, Gorgias, 526b--d.
617 Platon, Gorgias, 525b--d.
189
L'âme en question
D'autant que la représentation de l'âme
séparée du corps que Platon décrit dans le
Phèdre 618 a beaucoup en commun avec sa figuration
égyptienne. Ce qui se rapproche le plus de l'âme dans
l'anthropologie religieuse égyptienne consiste dans le ba, un
principe spirituel qui n'apparaît qu'à la mort du défunt.
Ce ba se manifeste iconographiquement sous l'apparence d'un oiseau
anthropocéphale.
Le ba sur le corps momifié dans son
sarcophage619
Or, il est fort possible que Platon, pour sa composition du
Phèdre, ait gardé à l'esprit la
représentation orphique ou pythagoricienne de l'âme, pouvant
elle-même être inspirée de traditions égyptiennes, ou
bien l'ait emprunté directement aux représentations
observées en Égypte. Nous avons peu d'informations concernant la
figuration que les orphiques ou les pythagoriciens pouvaient se faire de
l'âme. Robert Turcan nous la décrit dans un article daté de
1959 comme celle d'un oiseau à tête humaine prenant son envol.
Image qui, selon lui, feraient songer à « ces revenants
ailés que les sirènes [étaient] à l'origine
»620 tel qu'on les trouve entre autres dans le bestiaire
homérique.
618 Platon, Phèdre, 246 seq.
619 Planche extraite du Livre des morts d'Ami. On
peut y voir le bâ du défunt s'élever au-dessus de sa
dépouille (djet) reposant dans son sarcophage. Il porte au
creux de ses serres un anneau « shen », symbole
d'éternité.
620 R. Turcan, « L'âme-oiseau et
l'eschatologie orphique », dans Revue de l'Histoire des Religions
(RHR), t. 155, Paris, Armand Colin, 1959, p. 33.
190
Sirène et Ulysse Stamnos (480-470 avant JC)
L'association de l'âme-oiseau à la figure de la
sirène ne saurait être tout à fait fortuite dans la mesure
où le pythagorisme concevait l'âme sous le rapport de
l'harmonie621. Or c'est l'harmonie, précisément,
à l'harmonie des sphères que Platon associe la figure des
sirènes dans le mythe d'Er622.
621 Qu'elle soit mathématique, psychique, cosmique ou
politique, la notion d'harmonie paraît avoir été l'une des
pierres angulaires des enseignements pythagoriciens. L'harmonie pythagoricienne
consiste en un certain rapport de composition d'éléments
séparés, lequel est exprimable en termes numériques (--
d'où, par ailleurs, un certain désarroi consécutif
à la découverte des « irrationnelles », des rapports
non commensurables). Elle s'applique donc à l'âme, convient autant
à l'âme qu'à la musique et au cosmos, et permet par
là-même de tisser des analogies entre ces différents
niveaux de réalité. L'harmonie musicale peut ainsi revêtir
une valeur protreptique : elle dispose l'âme à épouser ces
rapports de convenance, la met « au diapason » des harmonies
cosmiques, et la prépare ainsi à s'affranchir de la
matière. Avec ses sept cordes symbolisant les sept sphères
cosmiques (où demeurent les sirènes, muses de la mort), la lyre
apparaissait comme l'instrument tout désigné pour remplir cette
fonction. Un symbolisme qui perdurera au moins jusqu'à Kepler. Sur les
résurgences dans les dialogues de Platon des conceptions pythagorisantes
de l'âme comme harmonie et sur la pertinence du paradigme de l'instrument
de musique, cf. J. Figari, « L'âme harmonie dans le Phédon :
une théorie pythagoricienne ? », dans J.-L. Périllié
(dir.), Platon et les pythagoriciens, Cahiers de philosophie ancienne,
n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008.
622 Ce ne sont plus, avec Platon, les sphères qui
« chantent » en se mouvant comme chez les pythagoriciens, mais les
sirènes elles-mêmes. Parvenu au-devant des moires, Er
aperçoit un dispositif constitué d'un fuseau autour duquel se
déploient huit pesons : « Sur le haut de chaque cercle se tient une
sirène qui tourne avec lui en faisant entendre un seul son, une seule
note ; et ces huit notes composent ensemble une seule harmonie. Trois autres
femmes, assises à l'entour à intervalles égaux, chacune
sur un trône, les filles de la Nécessité, les Moires,
vêtues de blanc et la tête couronnée de bandelettes,
Lachésis, Clôthô et Atropos, chantent, accompagnant
l'harmonie des Sirènes (Platon, République, L. X,
617b-e). La présence de Sirènes accompagnant le champ des Moires
pourrait faire référence à l'épisode du «
conte à Alcinoos » au cours duquel Ulysse relate sa brève
rencontre avec ces créatures ailées (Homère,
Odyssée, L. XII, 37-200). Mais à la
191
Et c'est bien d'harmonie qu'il est question dans le
Phédon, dialogue sur l'âme mettant en scène
Socrate délibérant avec des pythagoriciens. Sirènes qu'il
associe dans le Cratyle au royaume de l'Hadès623. Et
c'est encore cette même image d'oiseau androcéphale que Jamblique
néoplatonicien de l'école de Rome, associe à la
tétraktys et Proclus624, néoplatonicien de
l'école d'Athènes aux âmes incorporelles625.
Sophiste du He s. après J.-C., Maxime de Tyr, concède enfin
à Pythagore d'avoir été le premier penseur grec --
ce qui ne préjuge rien des sages «barbares » -- à
avoir soutenu qu'« une fois envolée, l'âme
échappera à la vieillesse et à la mort
»626. Qu'il nous suffise, pour l'heure, de retenir cette
convergence de vues entre les pythagoriciens pour figurer l'âme
séparée du corps, c'est-à-dire
différence des sirènes homériques, les
sirènes de Platon ne cherchent pas à égarer, «
charmer », « ravir » (dans les deux sens du terme), leurs
victimes consentantes pour la conduire à l'« affreuse mort »
sans sépulture. Agents de l'harmonie cosmique, les sirènes de
Platon ne seraient pas à redouter, mais, au contraire, à imiter.
Elles ont en cela une valeur édifiante, incitative, apagogique ; elles
fournissent au lecteur l'exemple -- sinon la « forme », l'Idée
ou l'archétype -- de l'harmonie auquel il doit se conformer dès
ici-bas, dans son existence propre. Manière de dire que l'harmonie
cosmique domptée par les sirènes serait à l'harmonie de
l'âme ce que la belle jeune fille et l'Idée de Beau. Pour ce qui
concerne les divergences d'interprétation philosophiques de la figure
mythologique de la sirène chez Homère et chez Platon, cf. Carine
Van Liefferinge, « Les Sirènes : du chant mortel à la
musique des sphères. Lectures homériques et
interprétations platoniciennes », article en ligne dans Revue
de l'histoire des religions (RHR), n°4, 2012, p. 479-501.
623 « Affirmons donc que nul ne veut quitter l'autre
monde pour revenir ici-bas, pas même les Sirènes en personne, mais
qu'un charme les retient enchaînées, elles et tous les autres ;
tant sont beaux, semble-t-il, les discours que sait tenir Hadès !
D'après notre thèse, ce dieu est un sophiste accompli, et grand
bienfaiteur de ceux qui sont à ses côtés, lui qui,
même aux habitants d'ici-bas envoie des biens si nombreux, tant il a
là-bas de richesses en réserve ! C'est ce qui lui a valu le nom
de Pluton. Que, d'autre part, il refuse de vivre dans la société
des hommes, tant qu'ils ont leur corps, et qu'il ne se mêle à eux
que quand leur âme est purifiée de tous les maux et désirs
corporels » (Platon, Cratyle, 403d-404a). Produs identifie trois
sortes de sirènes dans le discours platonicien, selon que ces
dernières habitent les espaces ouraniens, le monde terrestre ou le
séjour des morts. C'est aux sirènes chthoniennes, suivantes de
Perséphone -- par ailleurs responsable de leur métamorphose et,
d'après la légende, captive et reine six mois l'année du
royaume souterrain -- que songe Produs lorsqu'il réfère à
ce passage. Il s'agirait expressément de « celles qui aident
à la génération ; [de] celles qui purifient,
placées sous le pouvoir d'Hadès » (Produs, Commentaire
sur le Cratyle, 167, trad. M. Boissonade, 1820).
624 Successeur de Platon à l'Académie, Produs
hérite de son mentor Syrianos, lui-même disciple de Plutarque
(fondateur, aux alentours de 380-400 après J.-C., de l'école
néoplatonicienne d'Athènes) d'une vision « concordiste
» des différentes doctrines, philosophies, théologies en
apparence incompatibles. Homère, Orphée, Platon, etc., tous
ont leur part de vérité (cf. Produs, Théologie
platonicienne, L. I, 5). Tous sont dépositaires d'un fragment de la
révélation première ou de la sagesse originelle, jadis
intègre, désormais dispersée. Cf. à ce sujet A.-J.
Festugière, « Proclus et la religion traditionnelle », dans
Mélanges d'archéologie et d'histoire offerts à
André Piganiol, vol. III, Paris, Ecole Pratique des Hautes Etudes,
1966, p. 1581-1590 et J. Pépin H. D. Saffrey (dir.), Proclus lecteur
et interprète des anciens, Actes du colloque international du CNRS,
Paris, 2-4 octobre 1985, Éditions du CNRS, 1987.
625 Cf. à ce sujet l'article de J. Figari, «
L'âme-harmonie dans le Phédon », dans J.-L.
Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens, Cahiers
de philosophie ancienne, n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008, p. 135.
626 Maxime de Tyr, Dissertations, X, 2, p. 112, 6-8
hobein (trad. J. J. Combe-Dounous, 1802).
192
libérée de son tombeau
(sèma)627, sous les traits d'un oiseau à
tête humaine. Cela étant, quel rôle pourrait avoir
joué l'Égypte dans le choix de cette représentation ?
Peut-être aucune ; méfions-nous cependant des réponses
péremptoires et des jugements hâtifs. Bien des auteurs depuis
l'Antiquité ont fait le rapprochement, et ce bien avant nous. Ainsi, sur
la question d'éventuelles influences égyptiennes sur la doctrine
orphique -- doctrine que pourrait notamment avoir connue Platon --, on ne
saurait trop en appeler notre lecteur au témoignage de Diodore de Sicile
:
Ainsi, au rapport des Égyptiens, Orphée a
rapporté de son voyage les cérémonies et la plupart des
rites mystiques célébrés en mémoire des courses de
Cérès, ainsi que le mythe des enfers. Il n'y a que la
différence des noms entre les fêtes de Dionysos et celles
d'Osiris, entre les mystères d'Isis et ceux de Cérès. La
punition des méchants dans les enfers, les champs fleuris du
séjour des bons et la fiction des ombres, sont une imitation des
cérémonies funèbres des Egyptiens. Il en est de même
de Mercure, conducteur des âmes, qui, d'après un ancien rite
égyptien, mène le corps d'Apis jusqu'à un certain endroit
où il le remet à un être qui porte le masque de
Cerbère. Orphée fit connaître ce rite chez les Grecs, et
Homère en parle ainsi dans son poème : « Mercure le
Cyllénien évoqua les âmes des prétendants ; il
tenait dans ses mains la baguette magique ». Et un peu plus loin il ajoute
: «Ils longent les rives de l'Océan, dépassent le rocher de
Leucade, et se dirigent vers les portes du Soleil et le peuple des Songes. Ils
arrivent aussitôt dans les prés verdoyants d'asphodèles
où habitent les âmes, images de ceux qui ne sont plus». Or,
le poète appelle Océan le Nil auquel les Égyptiens
donnent, dans leur langue, le même nom. Les portes du Soleil
(hélios) sont la ville d'Héliopolis ; et les plaines riantes qui
passent pour la demeure des morts, sont le lac Achérusia, situé
près de Memphis, environné des plus belles prairies, et
d'étangs où croissent le lotus et le roseau. Ce n'est pas sans
raison que l'on place dans ces lieux le séjour des morts ; car, c'est
là que s 'achèvent les funérailles les plus nombreuses et
les plus magnifiques. Après avoir transporté les corps sur le
fleuve et le lac Achérusia, on les place dans les cellules qui leur sont
destinées. Les autres mythes des Grecs sur les enfers s 'accordent avec
ce qui se pratique encore aujourd'hui en Égypte ; la barque qui
transporte les corps, la pièce de monnaie, l'obole payée au
nautonier, nommé Charon dans la langue du pays, toutes ces pratiques s
'y trouvent. Enfin, on raconte qu'il existe dans le voisinage du lac
Achérusia, le temple de la ténébreuse Hécate, les
portes du
627 « Certains définissent le corps
(sôma) serait le tombeau (sema) de l'âme
où elle se trouverait présentement ensevelie ; et autre part,
comme c'est par lui que l'âme exprime ses manifestations, à ce
titre encore il est justement appelé signe (sema)
d'après eux. Toutefois, ce sont surtout les orphique qui me
semblent avoir établi dans la pensée que l'âme expie les
fautes pour lesquelles elle est punie, et que, pour la garder, elle a comme
enceinte ce corps qui figure une prison ; qu'il est donc, suivant son nom
même, la geôle de l'âme jusqu'à ce qu'elle ait
payé sa dette » (Platon, Cratyle, 400c).
193
Cocyte et du Léthé, fermées par des
verrous d'airain ; et qu'on y voit aussi les portes de la Vérité,
près desquelles est placée une statue sans tête
représentant la Justice.628
Ce passage de Diodore, extrait du Livre I, est remarquable
à plus d'un titre. Le commenter n'est pas ici notre propos. Notons
seulement, pour résumer en quelques mots l'intention de l'auteur, qu'il
se livre ici à une attribution générale à la
tradition égyptienne des multiples éléments ressortissants
aux rites, doctrines et représentations orphiques et homériques
de l'au-delà et des cérémonies qui l'accompagnent. Un
simple syllogisme suffirait lors à attester que si d'une part Platon
avait usé de cet imaginaire orphique, et d'autre part que cet imaginaire
soit pour partie tributaire de doctrines égyptiennes, alors Platon --
essentiellement dans le Gorgias, Phèdre et la
République -- aurait pu transposer sans le savoir des doctrines
égyptiennes. Des doctrines telles que le jugement des âmes629,
mais également, par conséquent des images symboliques, comme
celle de l'âme-oiseau ; et notre parallèle trouverait alors sous
cette nouvelle lumière une légitimation supplémentaire.
Conclusion sur le Livre des Morts
Déjà présente en filigrane dans les
Textes des Pyramides et dans les Textes des Sarcophages, cette conception du
jugement des âmes selon les Égyptiens exposée dans le Livre
des Morts fait état d'une galerie de personnages dont l'identité
a pu varier au gré des différentes réformes
théologiques, mais dont les fonctions associées sont
demeurées relativement constantes. Le juge en titre n'est pas le roi
Minos comme chez Platon, ou Perséphone comme chez les orphiques, mais
Osiris. Ce dieu qui règne sur les morts est également un dieu
mort (assassiné par son frère Seth). C'est donc, comme chez
Platon, une âme qui juge les autres âmes. Osiris siège dans
la salle de la Double-Vérité, flanqué de 42
divinités représentant chacune un nome d'Égypte. Fait
significatif, Anubis, le « dieu chien des Égyptiens »
invoqué par Platon dans le Gorgias 630, ainsi que
Thot, dont Platon cite aussi le nom à deux reprises631 et qui
plus est, dans sa prononciation égyptienne, prennent part au jugement.
Il y a donc, comme chez Platon, un juge en titre et deux assesseurs.
628 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique,
L. I, 96, 2, trad. F. Hoefer et A. Delahays, 1851. Edition
numérique disponible sur le site
http://www.mediterranees.net.
629 Gomperz pointe également des convergences notables
entre les conceptions orphiques du jugement des âmes et le mythe
égyptien de la psychostasie. Cf. T. Gomperz, Les penseurs de la
Grèce : histoire de la philosophie antique, t. I : Les
commencements, trad. A. Reymond, Paris, Payot, 1908-1910.
638 Platon, Gorgias, 482b.
631 Platon, Philèbe, 18b ; Phèdre,
274c-275b.
194
Le jugement en question prend en Égypte la forme de la
pesée du « coeur » ib (la conscience). Sur un plateau
de la balance repose la plume de la Maât, allégorie de la justice
et de la loi ; sur l'autre, la conscience du défunt. Comme il en va dans
la version de Platon, aucun mortel ne peut se soustraire à
l'épreuve ; les âmes sont dépouillées de tous leurs
attributs, sont transparentes ; les jugements infaillibles et
précédés de confession qui peignent des modèles
moraux. Par le procès, le mal est combattu et la justice, la Maât
rétablie632. L'âme innocentée dispose alors de
deux possibilités au prorata de son degré d'initiation, tandis
que l'âme criminelle est définitivement condamnée. La
commune représentation de l'âme -- du ba égyptien
comme du logistikon platonicien -- sous la figure d'un oiseau
anthropocéphale achève de grossir ce flux de convergences. Ce
sont en dernier ressort tous les points de doctrines originaux de la
psychostasie platonicienne que nous avions précédemment
relevés relativement aux traditions qui avaient cours dans le bassin
grec (et chez les orphiques, les pythagoriciens, les dramaturges) qui
apparaissent coïncider avec les descriptions de la pesée de
l'âme telle qu'exposée notamment dans le Livre des Morts.
Nous voici confrontés à un choix décisif
: est-il plus rationnel, au regard de cette pluralité d'indices,
d'envisager que ces coïncidences puissent s'expliquer par une restitution
partielle dans les dialogues de doctrines exposées dans un corpus tel
qu'un Livre des Morts, ou bien, en conservant une attitude hypercritique peu
généreuse (et sans doute peu féconde), de reverser
l'ensemble de ces convergences -- aussi nombreuses, diverses et significatives
soient-elles -- au compte d'un heureux hasard ? La fortuité, nous
semble-t-il, peut-être postulée jusqu'à un certain point.
Ce point, nous l'avons dépassé ; et le séjour probable de
Platon en Égypte n'est pas pour conforter la thèse de rencontres
accidentelles. Tout dans Platon n'est pas comptable de l'Égypte, mais
soutenir l'idée inverse, à savoir que Platon ne devrait
absolument rien aux doctrines égyptiennes, nous semble une erreur plus
rédhibitoire encore. Plus commune également...
C) Rayonnement littéraire de la psychostasie
La seule consultation d'un Livre des Morts aurait donc
constitué pour un voyageur grec une précieuse source de
renseignements sur les conceptions égyptiennes du jugement
post-mortem et plus généralement, sur le destin de
l'âme après la mort. On imagine sans mal quelle utilisation aurait
pu faire Platon d'une si riche documentation. A supposer, bien sûr, qu'il
en ait disposé. A supposer toutefois qu'il n'ait pas pu consulter par
lui-même le précieux document, rien n'interdit de penser que les
officiants du temple -- ceux de Memphis ou d'Héliopolis, entre autres,
où Platon séjourna -- l'aurait
632 Cf. Jan Assmann, op. cit.
195
instruit de son contenu. Plus : toutes les pistes devant
être explorées, il serait judicieux de nous demander quels autres
textes ou traditions disponibles sur place aurait pu inspirer Platon à
défaut d'un Livre des Morts.
Effectivement, bien que le motif eschatologique du jugement se
soit répandu dès le Moyen Empire (vers 2000-1800 avant J.-C.), il
n'est pas certain pour autant que Platon ait pu accéder directement
à des Livres des Morts. Ceux--ci faisaient partie intégrante de
la panoplie funéraire, et ces textes sacrés n'était pas
destinés à être lus par tous. Si néanmoins les
textes n'étaient pas diffusés, la doctrine du jugement
était déjà connue dans ses grandes lignes des scribes, des
prêtres et autres membres de l'élite, et ce depuis une
époque très ancienne. Témoins le Conte du Paysan
éloquent, l'Enseignement pour Mérykarê et
l'Enseignement d 'Any, le Papyrus d'Ani ; aussi des stèles
telle celle de Bah, contemporain d'Amenhotep III (-1350) ou les textes
gravés dans le tombeau de Pétosiris grand prêtre de Thot
à Hermopolis. Si Platon pouvait lui avoir quelque difficulté
à se procurer un Livre des Morts, ces documents étaient en
revanche d'un accès tout à fait aisé et bien connu de la
plupart des notables égyptiens. H nous faut donc considérer une
piste alternative, une documentation qui ne soit pas le Livre des Morts mais
qui en restitue les grandes orientations. De même que nous avons, pour le
chapitre précédent, sélectionné une documentation
balayant l'histoire égyptienne depuis le Moyen Empire jusqu'aux
époques les plus proches de celles de Platon, nous avons fait le choix
de valoriser ici un corpus témoignant des conceptions égyptiennes
d'un jugement des âmes depuis la plus haute antiquité
jusqu'à l'époque contemporaine de notre auteur. Nous pourrons
constater, en sus des convergences avec les représentations de Platon,
combien notable est la continuité entre ces conceptions en dépit
d'une si considérable échelle de temps.
Conte du Paysan éloquent
Le Conte du Paysan éloquent est connu des
égyptologues sous différents intitulés, parmi lesquelles
les Plaintes du paysan, le Paysan éloquent, le Conte du fellah
plaideur, le Conte de l'oasien, ou bien encore les Neuf Palabres du
paysan volé. H tient sa place au nombre des
classiques de la littérature pharaonique du Moyen Empire (2000 à
1800). Ce long ouvrage nous est parvenu sur quatre papyrus : les trois
premiers, conservés au musée de Berlin, le quatrième au
British Museum633 Le texte entier se déploie sur 430 stances.
Or celui-ci établit un lien explicite entre le
633 Papyrus/manuscrits ref. Berlin 3023 (B1), 3025
(B2), 10499 (R1) et British Museum 10274 (également
dénommé le « Papyrus Butler 527 »). L'édition de
référence est désormais celle de R.B. Parkinson, The
Tale of the Eloquent Peasant, Oxford, Griffith Institute, Ashmolean
Museum, 1991. Voir aussi, du même auteur, The Tale of the Eloquent
Peasant : A Reader's Commentary, Lingua Aegyptia, Studia Monographica 10,
2012.
196
comportement terrestre et le sort du défunt dans
l'éternité. Il est bien question, implicitement, d'une justice
transcendante.
Le Conte du Paysan éloquent a beau avoir bien
d'autres titres, aucun ne rend raison de ce qui s'y joue véritablement.
En effet, selon N. Dokoui-Cabrera et F. Silpa, le texte met d'abord en exergue
la notion de justice fondée par la Maât634 Patrice Le
Guilloux souscrit pleinement à cet avis pour qui « si
l'éloquence du paysan sert de fil conducteur au récit, elle n'en
constitue pas pour autant le but »635 Le but n'est pas de
nature rhétorique, mais bel et bien moral et politique : « pour Jan
Assmann, poursuit l'auteur, grand spécialiste du sujet, ce texte
constitue même un véritable « Traité sur la Maât
»636. C'est donc bien la Maât, notion si difficile à traduire
en un seul mot, qui parcourt le récit, et devient le point focal du
récit lorsque le grand intendant, Rensy va rendre compte au roi de Haute
et de Basse-Égypte Nebkaourê de la première supplique. Le
paysan, venant tout juste de se faire spolier, a entrepris en effet de se
rendre auprès du grand intendant Rensy, fils de Mérou, pour lui
faire part de ses doléances. Prudent, ce dernier met en garde les
calomniateurs : « prends garde à l'approche de
l'éternité »637. L'au-delà apparaît
comme le lieu d'un examen moral appelant au châtiment ou à la
rétribution. Bien plus, ce sont toutes les catégories sociales
que ce jugement concerne et qui sont appelées à suivre cette
recommandation. Si en effet le paysan est de basse extraction, n'oublions pas
que le texte est avant tout destiné à l'élite dirigeante,
aux scribes et aux officiants des temples, dont ceux qu'aurait pu rencontrer
Platon.
634 N. Dokoui-Cabrera et F. Silpa, « La rhétorique
dans le Conte du Paysan Eloquent ou le Maître de Parole », dans
Cahiers caribéens d'égyptologie, n°2, Cayenne, Les
Ankhou, février/mars 2006. Pour ce qui a trait à la philosophie
sociale et politique qui traverse la littérature des contes, on peut
encore se reporter aux analyses de G. Maspero, « Les Contes populaires de
l'Égypte ancienne », dans Les Littératures populaires de
toutes les nations, n°4, Paris, J. Maisonneuve, 1889. Voir aussi
l'introduction de P. Grandet à son édition des Contes de
l'Égypte ancienne, Paris, Hachette, Khéops, 2005.
633 P. Le Guilloux, op. cit.
636 Voir, pour la référence croisée, J.
Assmann, Maât, l'Egypte pharaonique et l'idée de justice
sociale, Paris, Julliard, 1989. Sur le concept de Maât et son
évolution dans la littérature des sagesses égyptiennes,
cf. B. Menu, Maât, l'ordre juste du monde. Le Bien Commun,
Paris, Michalon, 2005 et idem, Égypte pharaonique. Nouvelles
recherches sur l'histoire juridique, économique et sociale de l'ancienne
Égypte, Paris, L'Harmattan, Droits et Cultures, 2004.
637 Le conte du paysan éloquent, B, 1, 145,
dans Contes de l'Égypte ancienne,
éd. et trad. P. Grandet, Paris,
Hachette, Khéops, 2005. Une traduction française alternative peut
être consultée dans G. Lefebvre, Romans et contes
égyptiens de l'époque pharaonique, Paris, A. Maisonneuve,
Librairie d'Amérique et d'Orient, 1949, p. 57 ; voir également
ibid., note 60.
197
L'Enseignement pour
Mérykarê
L'Enseignement pour Mérykarê nous est
connu essentiellement par un papyrus hiératique du Nouvel Empire,
conservé à Saint-Pétersbourg638. On doit
à V. Golénischeff la première publication
intégrale. Cette oeuvre littéraire se présente comme un
recueil de recommandations que le pharaon Khéty Ier destine à
l'éducation de son fils et successeur Mérykarê. Les
règnes de Khéty Ier et de Mérykarê, deux rois de la
Xe dynastie d'Héracléopolis, s'inscrivent historiquement dans la
Première Période intermédiaire (2200 à 2000) ; mais
la composition de cette oeuvre, pseudépigraphe, n'est pas
antérieure à la XIIe dynastie, voire à la XVIIIe
dynastie.
De manière significative, l'Enseignement pour
Mérykarê ne fait pas seulement cas d'une justice
post-mortem, mais bel et bien d'un tribunal post-mortem. Un
tribunal dont les juges sont infaillibles, incorruptibles et inflexibles ; rien
ne leur échappe. Ce tribunal qui juge de l'oppresseur, affirme
Khéty Ier à l'attention de son fils : « ... sache qu'il ne
fléchit pas, ce jour-là où on juge le misérable,
à l'heure d'accomplir ce qui est de règle »639 Le
terme de « règle » ici mobilisé renvoie aux
différentes acceptions -- morale, légale, politique, cosmique --
de la notion de Maât Enfreindre la Maât -- donc la justice morale,
légale, politique et cosmique -- c'est s'exposer à tout un
catalogue de peines qui, si elles ne sont dispensées dans la vie
d'ici-bas, le seront immanquablement par les juges dans l'au-delà. Le
pharaon précise encore que si l'on ne peut se soustraire au jugement, on
ne peut non plus se jouer de ceux qui le prononcent par des tours de langage.
De même que chez Platon, l'homme ignore l'heure de sa mort et aucun
artifice ne saurait empêcher qu'il soit jugé sur pièces.
Son éloquence est sans effet, toutes les actions apparaissent
transparentes. Les actes prévalent sur le langage. Il n'a pour sa
défense que l'existence qu'il aura menée ici-bas ; c'est
là pourquoi :
Le tribunal qui juge l'oppresseur, Sache qu'il ne
fléchit pas, Ce jour là où on juge le misérable,
à l'heure d'accomplir ce qui est de règle, Un accusateur qui
se trouve être une personne avisée et quelqu'un d'incommode. Ne
compte pas sur la longueur de la vie [litt. « Des années
»]. Une existence n'est qu'une heure à leurs yeux [aux yeux des
juges]. Dans la condition ou l'homme subsiste après l'accostage [la
mort], Ses actions ont été mises quant à
côté de lui.
638 Musée de l'Ermitage 1116 A.
639 Enseignement pour Mérykarê,
éd. et trad. dans P. Vernus,
Sagesses de l'Égypte pharaonique, 2e
éd., « Thesaurus » Actes Sud, 2010, p. 179-213.
L'ensemble des extraits de l'Enseignement pour Mérykarê
et de l'Enseignement d'Anyutilisés dans ce chapitre est
fondé sur la traduction proposée dans cette édition.
198
Au demeurant, être là-bas relève de
l'éternité. Celui qui fait ce qu'ils réprouvent est un
insensé. Quant à celui qui les rejoint sans avoir fait de mal,
c'est comme un dieu qu'il sera là-bas, Allant à son gré
comme les maîtres de l'éternité.M0
Une stance retient spécifiquement notre attention. A
propos du défunt en état d'être jugé, le texte
précise que « ses actions ont été mises en tas
à côté de lui ». Il s'agit bien ici d'objectiver les
crimes en leur donnant une visibilité. L'image retenue dans cette
optique et celle du « tas », savoir d'une agglomération
d'objets « physiques ». Platon, dans le Gorgias, tout en
soutenant la même doctrine, recours à un autre stratagème
pour signifier cette objectivation du vice. Le discours est le même, mais
diffère par l'image employée :
Quand elle [l'âme] est dépouillée de
son corps, elle garde les marques évidentes de son caractère, et
des accidents que chaque âme a éprouvés, en
conséquence du genre de vie qu'elle a embrassé. Lors donc que les
hommes arrivent devant leur juge, par exemple ceux d'Asie devant Rhadamanthe,
Rhadamanthe les faisant approcher, examine l'âme d'un chacun, sans savoir
de qui elle est ; et souvent ayant entre les mains le grand roi, ou quelque
autre roi ou potentat, il ne découvre rien de sain en son âme ; il
la voit toute cicatrisée de parjures et d'injustices par les empreintes
que chaque action y a gravées : ici les détours du mensonge et de
la vanité, et rien de droit, parce qu'elle a été nourrie
loin de la vérité ; là les monstruosités et toute
la laideur du pouvoir absolu, de la mollesse, de la licence, et du
désordre. Il la voit ainsi, et de suite il l'envoie ignominieusement
à la prison, où elle ne sera pas plus tôt arrivée,
qu'elle éprouvera les châtiments convenables.'
Les actions de l'injuste pèsent contre lui. Elles
déteignent sur son âme et lui ne peut s'en dissimuler. Il devra en
payer le prix. En revanche, et toujours en vertu de l'infaillibilité de
ces juges et de cette objectivation du mal moral, l'homme juste, l'homme «
socratique » dirait Platon, n'a rien à craindre d'eux. L'homme
juste n'a pas à s'effrayer du monde des morts. Ici encore,
l'Enseignement pour Mérykarê annonce en substance le
récit du Gorgias : « Quant à celui qui les rejoint
sans avoir fait de mal, c'est comme un dieu qu'il sera là-bas, allant
à son gré comme les maîtres de l'éternité
» 642.
Ce dont Platon rend compte de la manière suivante :
640 Enseignement pour
Mérykarê, trad. P. Vernus, /oc. cit.
641 Platon, Gorgias, 524d-525b.
642 Enseignement pour Mérykarê, trad. P.
Vernus, /oc. cit.
199
D'autres fois, voyant une âme qui a vécu
saintement et dans la vérité, l'âme d'un particulier, ou de
quelque autre, mais surtout, comme je le pense, Calliclès, celle d'un
philosophe uniquement occupé de lui-même, et qui durant sa vie a
évité l'embarras des affaires, il [Rhadamanthe] en est ravi, et
l'envoie aux îles Fortunées.643
Ce qui chez Platon se traduit par l'accès du juste aux
îles Fortunées a pour équivalent dans le mythe
égyptien la communion du défunt divinisé,
transfiguré en astre, avec le créateur. Chaque nuit,
d'après Volten644, les âmes des hommes qui auront
été bons durant leur vie, parcourent le royaume souterrain avec
le soleil dont elles deviennent les compagnons. C'est tout du moins ainsi,
selon l'auteur, que doit être interprété ce passage de
Mérykarê qui donna bien du mal aux commentateurs :
Lis ce qui concerne les comptes demandés à
l'homme devant Dieu, en marche librement vers la place du mystère (=
l'au-delà). Quand l'âme vient vers la place qu'elle connaît,
elle ne s 'écarte pas de son chemin d'hier. Aucun sortilège ne
peut l'en repousser lorsqu'elle a atteint ceux qui répandent pour la
libation.M5
Le jugement post-mortem décrit dans
l'Enseignement pour Mérykarê décrit donc nombre
d'éléments, de circonstances et de détails qui se
retrouvent énoncés presque à l'identique dans le
récit eschatologique du Gorgias. On ne peut exclure que
l'oeuvre ou sa mention par des hauts fonctionnaires égyptiens ait pu
constituer une source d'information alternative ou supplémentaire au
Livre du sortir au jour pour un Platon séjournant en
Égypte. Platon, encore en deuil de la mort de son maître, ne
pouvait qu'approuver une telle doctrine rétablissant la vraie justice
par-delà les défauts de la justice des hommes, et promettant aux
hommes justes une éternité divine. Fort de son expérience
et de toute la sagesse acquise au cours de ces voyages, Platon revient ainsi
d'Égypte persuadé désormais que son maître, ayant
vécu dans la justice, et s'étant sacrifié pour que
triomphe la vérité, n'aura fait qu'abandonner d'inexistants
avantages terrestres, mensonges «qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font
ici » (comme l'écrivait Paul Valéry), pour une
béatitude réelle et éternelle. C'est, sous couvert de la
leçon administrée à Calliclès, le véritable
sens du mythe de la psychostasie dans l'économie de l'argumentation de
Platon. Tout se passe comme s'il venait répondre à la
nécessité psychologique, sinon consolatoire du deuil : «
c'est une loi, écrit Platon dans le Gorgias, toujours en
vigueur chez les dieux, [...] que celui des hommes qui a passé toute sa
vie dans la justice et la piété s'en aille, quand il
643 Platon, Gorgias, 526c.
644 A. Volten, Zwei altaegyptische politische
Schriften, Copenhague, Levin & Munksgaard, Ægyptologi, 1945, p.
23-25.
645 Enseignement pour Mérykarê, trad. P.
Vernus, loc. cit.
200
a fini ses jours, habiter les Îles des Bienheureux dans
un état complet de béatitude et d'exemption de tous maux
»646.
L'Enseignement d'Any
Les égyptologues font remonter l'Enseignement d'Any
à la XVIIIe ou à la XIXe dynastie, c'est-à-dire au
Nouvel Empire (1550 à 1070 avant J.-C.), période durant laquelle
les Livre des Morts connurent un grand succès, se diffusèrent et
fixèrent leurs canons. Ce qui laisse envisager que le fond religieux de
cet Enseignement devait être au plus près de la doctrine
officielle. Ainsi l'Enseignement d'Any ne laisse-t-il pas de
s'émailler de références et d'allusions complices aux
croyances eschatologiques qui sont délivrées. Des allusions
suffisamment elliptiques pour nous laisser penser que le lecteur savait de quoi
il retournait. Sa transmission fut assurée par le truchement d'une
vingtaine de manuscrits dont la version la plus complète est
actuellement conservée au musée du Caire. 11 s'agit du fameux
«papyrus de Boulaq », variante thébaine datée de la
XXIe dynastie. D'autres versions, plus lacunaires, nous sont connues, telle
celle du « papyrus Chester Beatty » du British Museum (XIXe dynastie)
ou encore celle du papyrus n° E 30144 du musée du Louvre (XXe
dynastie). Une dizaine d'ostraca de l'époque ramesside, en outre, en
conservent des extraits. Quant au « papyrus de Boulaq »
lui-même, il s'agit sans nul doute d'une des plus belles
réalisations de cette époque, mais aussi l'une des plus
intéressantes pour le sujet qui nous concerne.
Pseudépigraphe, l'Enseignement d'Any empreinte à
la scénographie classique des oeuvres de sagesse. Any s'adresse à
son fils afin de lui dispenser une somme de recommandations pratiques en vue de
son entrée en responsabilité dans la vie civique. Son propos
général aborde la plupart des thèmes incontournables de la
tradition sapientiale : respect du supérieur et de la hiérarchie,
nécessité de prendre femme, de fonder un foyer, de respecter les
rites, de préparer sa tombe ; à quoi s'ajoute l'apologie du
scribe et de l'écriture. Plus intéressant ceci que l'Enseignement
d'Any insiste particulièrement sur la stabilité et sur
l'incertitude de la condition humaine face à la volonté divine ;
une thématique qui ressortait déjà avec une acuité
particulière dans les Enseignements d'Aménénopé
647. Perce le thème de la mutabilis mundi, du monde
fluctuant, royaume de l'incertain, opposé à
l'éternité de l'empyrée des dieux, de la même
manière que Platon concevait le séjour des mortels sous son
aspect sensible comme image grevée et déformée par la
matière des vérités intelligibles. Mais il y a plus. L
'Enseignement d'Any fait davantage que dispenser des conseils pour la
vie terrestre ou déplorer sa mutabilité ; il envisage encore le
moment du trépas et l'exigence d'y être préparé :
646 Platon, Gorgias, 523b. 64' Cf. Chap.
II.
201
Prépare-toi de la même façon ! Quand
l'ange de la mort viendra pour te prendre, qu'il te trouve prêt à
aller vers ton lieu de repos, en disant : voici quelqu'un qui s'est
préparé avant ton arrivée. Mais il ne dit pas : « je
suis trop jeune pour que tu me prennes ! » Car tu ne connais pas ta mort.
Elle s 'empare de l'enfant qui est dans le giron de sa mère comme de
celui qui est d'un âge avancé 648
Que signifie être «prêt » pour sa mort
pour l'homme qui ne connaît pas l'heure de sa mort ? Rien autre chose
qu'avoir mené une vie juste susceptible de l'ouvrir les portes de
l'éternité. C'est bien là l'essentiel ; et l'essentiel
était bien là l'enseignement du Socrate de Platon. Le même
enseignement que l'on retrouve, hormis dans les sagesses et les contes
égyptiens, dans les nombreux témoignages pieux gravés sur
les monuments funéraires.
Le Papyrus d'Ani
Composé à la même époque (XVIIIe
dynastie), le Papyrus d'Ani offre une illustration
scénographique de la psychostasie telle que décrite au chapitre
XXX, B du Livre des morts. Découvert à Thèbes en 1887 par
l'égyptologue anglais E.A. Wallis Budge, il se trouve actuellement
conservé au British Museum649 Ce document appartient un
corpus plus vaste désigné sous le nom de Livre des Morts d
'Ani. Le texte et les vignettes n'étant pas du même scribe,
il se pourrait que le Papyrus d 'Ani en soit une interpolation
ultérieure. Toujours est-il que le Livre des Morts dont est
extraite cette planche évoque à deux reprises le jugement de
l'âme, en incipit et en exorde du discours65o
Et c'était la première de ces évocation
que se trouve appariée notre scénographie du Papyrus d'Ani,
montrant l'intéressé et son épouse courbés en
signe d'humilité devant une balance où sont suspendus deux
plateaux. Par le truchement de la balance, le jugement acquiert une
objectivité mathématique qui ne peut être contestée.
Sur le premier, à gauche, est déposé le « coeur
» d'Ani, le siège de sa conscience (ib) ; sur le second,
à droite, repose la plume d'autruche symbole de rectitude morale, de
justice et de loi : elle se lit Maât. Les deux plateaux sont ici
parfaitement équilibrés, signe qu'Ani fut un homme juste et passe
l'épreuve avec succès. H ne sera donc pas livré en
pâture au monstre chimérique représenté à
l'extrême droite du papyrus, Ammet la dévoreuse des armes
impures.
648 Enseignement d'Any, 17, 11 ; 17, 8, trad. P.
Vernus, op. cit., p. 245. Voir également, à titre de
comparaison, la traduction de A. Volten, publiée dans Studien zum
Weisheitsbuch des Anil, Copenhague, Levin & Munksgaard,
Ægyptologi, 1937-38, p. 72-77.
649 British Museum EA 10470.
650 G. Rachet (éd.), Textes et vignettes du
papyrus d'Api, Paris, Éditions du Rocher, 1996.
202
Au centre de la scène, un Anubis anthropomorphe
à tête de chacal s'assure du bon déroulement de la
pesée. Patron des scribes et dieu de l'écriture, Thot enregistre
enfin les résultats. Comme ce dernier ne constate aucun
péché, les juges déclarent le défunt
justifié, et autorisé à rencontrer Osiris. A
côté de ces personnages actifs et concernés au premier chef
par le jugement, 12 dieux assistent ici à la pesée contre 42 dans
les autres versions. Il s'agit d'Harmakhis, d'Atoum, Chou, Tefnout, Geb, Nout,
Isis, Nephthys, Horus, Hathor, Hou et Sia. L'Apologie de Socrate
mentionnait également un certain nombre de demi-dieux assistant au
procès en marge des juges officiels65'
La pesée du « coeur » (ib). Chap. 30B
du Papyrus d'Ani, British Museum
La scène se poursuit avec la présentation d'Ani
conduit par Horus au-devant d'Osiris. Le dieu du royaume des morts et souverain
suprême de l'au-delà siège sur son trône
entouré de ses soeurs Isis et Nephthys. C'est alors que le défunt
lui formule sa demande pour obtenir le statut d'esprit bienheureux
(akh).
La Stèle de Bald
D'autre évocation du jugement post-mortem figure sur des
monuments funéraires de l'ancienne Égypte, tels que les
stèles. S'il faut n'en évoquer qu'une seule, citons celle de Bah,
datée du XVe s.
651 Platon, Apologie de
Socrate, 41a.
203
avant J.-C.652, contemporaine du règne
d'Amenhotep III. L'intérêt de ce document consiste en son
caractère représentatif Autant sa forme que son contenu
s'avère emblématique de la production funéraire de
l'époque, et reflète la doctrine commune concernant le sort du
défunt dans l'au-delà. La stèle présente ici Bah
vêtu d'une longue robe, coiffé d'une perruque et portant la barbe
postiche. Son siège, symboliquement situé dans le registre
supérieur droit de la stèle, est censé l'élever
au-dessus des contingences terrestres des affaires humaines. Il serre contre
son coeur un écritoire qu'il tient de la main gauche ; image qui, selon
A. Varille, à qui nous devons la traduction reproduite ici, peut
être interprétée au sens métaphorique comme une
attestation du fait qu' « en toutes ses décisions, Beki sait faire
parler son coeur »653 Droiture, franchise et transparence :
telles sont les trois vertus rectrices de la confession négative.
652 Soit de la XVIIIe dynastie (Nouvel Empire). Cette datation
se fonde sur les similitudes tant stylistiques (formel, épigraphiques)
que de contenu (invocations d'Osiris, prières en faveur d'Abydos) qui se
constatent entre cette stèle et celles du vizir Ptahmès, du
scribe royal Sourere et de l'intendant Sobeknakht ; ce qui laisse à
penser que ces quatre documents seraient contemporains. La Stèle de Baki
remonterait également, par déduction, au règne d'Amenhotep
III.
653 Epigramme funéraire de la stèle de
Béki
éd. et trad. A. Varille, dans son
article « La stèle mystique de Baki », dans BIFAO54,
Le Caire, 1954, p. 129-135.
204
Stèle de Bah (musée égyptien de Turin,
n° 156) 654
654 Photographie, n°156 du musée de Turin. La
tablette fut typographiée, traduite et commentée pour la
première fois par l'égyptologue français Fr. Chabas
(1817-1882), aussi connu pour avoir proposé la première
traduction du papyrus Prisse. Ses travaux sur la stèle ont
été publiés dans Fr. Chabas, OEuvres diverses, t.
V, éd. G. Maspero, Paris, Ernest Leroux, 1909, planche IV et commentaire
p. 246-249.
205
La confession proprement dite est déployée sur les
15 lignes de texte du registre inférieur. Le défunt en
première personne, se livre à son examen de conscience, et se
donne en modèle à sa postérité
Je fus un homme droit et juste, exempt de
déloyauté, ayant réalisé Dieu dans son coeur, un
sage par l'union de ses âmes. Je suis arrivé à cette
Sphère en laquelle est l'Eternelle Activité, après avoir
fait le bien sur terre. Je n'ai pas provoqué d'affliction. On n'a pas eu
à me faire de reproche. Mon nom n'a été prononcé en
aucune circonstance abaissante, à propos d'un défaut quel qu'il
soit. Je me réjouissais de réaliser le Verbe de Maat, car j
'avais appris à connaître qu'elle est avantageuse à qui la
pratique sur terre de la naissance au trépas, et que c 'est une
défense solide pour qui parle en son nom, en ce jour où il
parvient devant les Membres du, Tribunal qui discernent les volontés
accomplies, jugent les dispositions prises, punissent l'homme déloyal et
décapitent son âme. Puissé-je être
considéré comme un être irréprochable, sans un
accusateur, et qu'aucun acte de déloyauté ne me soit
imputé devant eux! Puissé-je sortir de là triomphant, en
tant qu'élu, parmi les retraités passés à leurs kas
!
Je fus un noble qui se complut dans Maat et se
prépara aux jugements de la Salle de la Double Maat. J'ai pensé
ainsi parvenir à la Nécropole sans qu'aucune petitesse ne s
'attache à mon nom. Je n'ai pas fait de mal contre les humains, ce que
réprouveraient leurs Dieux. Mon cycle de vie fut orienté suivant
le bon vent afin que j 'atteignisse ma retraite dans de parfaites
conditions.
Ecoutez donc ces choses telles que je vous les ai dites,
ô vous, tous les humains qui existerez :
Complaisez-vous journellement dans la voie de Maat. C'est
un grain dont on ne saurait être rassasié. Le Dieu, maître
d'Abydos, s 'en nourrit chaque jour. Faites cela, vous vous en trouverez bien.
Vous traverserez l'existence en douceur de coeur jusqu'au moment de rejoindre
l'Occident parfait. Votre âme aura le pouvoir d'entrer et de sortir
librement comme les Maîtres de l'Éternité qui dureront dans
l'avenir aussi longtemps qu'ils ont duré dans le passé.
655
655 Stèle de Béki (lithographie), dans A.
Varille, la stèle mystique de Baki, Bulletin de l'Institut
français d'archéologie orientale (BIFAO) n°54, 1954,
pp. 129-135. Drioton propose une analyse de ce passage à l'occasion de
sa « Contribution à l'étude du chapitre CXXV du Livre
des morts: "Confessions négatives" », dans Recueil
d'études égyptologiques dédiées à
Champollion, Paris, 1922, p. 545-564. Sur les sujets plus
généraux de la confession négative, de la traduction des
règles de Maât dans la vie quotidienne et des implications du
jugement eschatologique sur la morale pratique, cf. C. Maystre, « Les
déclarations d'innocence », dans Publications de l'Institut
français d'archéologie orientale (IFAO), Recherches
d'archéologie, de philologie et d'histoire, t. VIII, Le Caire,
1937, p. 115-117 ; Fr. Daumas, Amour de la vie et
206
La Maât -- justice et vérité -- si elle
condamne parfois dans le monde d'ici-bas, est le viatique du monde de
l'au-delà. Cette vérité qui fit le lit de mort de Socrate,
plus soucieux de la dire que d'assurer ses vieux jours, lui aurait donc ouvert
les portes des Champs-Élysées. On comprend mieux l'attrait que
pouvait revêtir une telle doctrine aux yeux de Platon. Qu'il se la soit
appropriée ne serait pas pour surprendre. D'autant qu'elle sert la cause
de la philosophie contre la sophistique, c'est-à-dire la
rhétorique mal employée, le discours éristique. Une lutte
chère à Platon. La discussion qu'entame Socrate avec
Calliclès dans le Gorgias ne vise pas autre chose effectivement
qu'à démontrer que la justice doit être la règle
absolue de nos actions. Il suit de là que la rhétorique doit
être subordonnée à la justice et à la
vérité, faute de quoi elle se met en dehors de l'ordre social et
naturel. Ces ordres consacrant tous deux la justice comme impératif et
loi suprême de l'humanité, attachent à son infraction
d'irrémédiables rétorsions. De là, et de fil en
aiguille, cet épilogue mythologique en quoi consiste le récit
eschatologique du jugement des âmes, à l'aune duquel les suites de
l'injustice non expiée en ce monde sont renvoyées à un
autre où il n'y a plus d'ajournement. A Calliclès qui raille (et
met en garde) Socrate contre l'état d'impuissance dans lequel il se
mettrait en choisissant, lors d'un éventuel procès, de demeurer
plutôt que de paraître juste ; à Calliclès qui argue
de l'incapacité dans laquelle il serait mis de se secourir
lui-même en choisissant de dire coûte que coûte la
vérité, Socrate rétorque qu'il serait beau pour un citoyen
d'être mis en une telle position :
... pourvu qu'il ne lui manque pas une chose que tu lui as
plus d'une fois accordée ; pourvu qu'il puisse se donner à
lui-même ce secours, qu'il n'a aucun discours, aucune action injuste
à se reprocher, ni envers les dieux, ni envers les hommes. Car nous
sommes convenus souvent qu'il n'y a pas de secours meilleur [...j Aussi bien
personne ne craint-il la mort, à moins qu'il ne soit tout-à fait
insensé et lâche. Ce qui fait peur, c'est de commettre
l'injustice, puisque le plus grand des malheurs est de descendre dans l'autre
monde avec une âme chargée de crimes.656
Par où il faut conclure que la rhétorique qui se
mettrait en contradiction avec la vérité, quoiqu'elle sauve
momentanément son client d'une condamnation fâcheuse, le condamne
à bien pis en ne regardant qu'au succès du moment. En
conséquence de quoi cette rhétorique dévoyée est
à la fois un avilissement pour celui qui l'emploie et s'écarte du
chemin de la justice, et une calamité pour celui
sens du divin dans l'Égypte ancienne, Paris,
Fata Morgana, Collection Hermes, 1952, p. 106 et idem, « La
naissance de l'humanisme dans la littérature de l'Égypte antique
», dans De l'humanisme à l'humain, Mélanges R.
Godel, Paris, Les Belles Lettres, 1963, p. 199.
656 Platon, Gorgias, 522c-522d.
207
qu'elle prétend sauver. Entre deux maux, il faut
choisir le moindre. Manière de raisonnement qu'un pragmatique comme
Calliclès devrait être en mesure d'entendre.
Enfin, ce qu'A. Varille désigne comme « le
mysticisme de Bah » n'est pas si éloigné de celui
pratiqué en vue de la libération par l'homme socratique ou
pythagoricien. Comme s'en ouvre l'auteur en conclusion de son article, il se
présente essentiellement comme une tension vers la Maât. Tension
trouvant dans la vie juste et la conduite morale son contrepoint pratique et sa
contrepartie mondaine. Tension impliquant de l'adepte un effort constant de
purification dans la vie d'ici-bas, une vertu sans relâche, une
soumission parfaite à l'harmonie cosmique (et politique). Tension tout
entière orientée par une aspiration à l'absolu « en
vue de cet instant de jugement où l'âme se rencontre avec la
conscience cosmique »657. Justice et vérité
observées quelles qu'en soient les circonstances seront la garantie
d'une transfiguration introduisant le juste à une nouvelle étape
de sa vie spirituelle.
Épigraphe de Pétosiris
C'est à la Basse Époque (-664 à -332) que
nous emprunterons la dernière pièce de notre documentation : la
stèle funéraire de Pétosiris. Nos computs
détaillés dans le chapitre un nous laissent penser que Platon se
rendit en Égypte durant la XXIXe dynastie (-399 à -380).
Pétosiris vécut sous la XXXe dynastie ainsi que sous la Seconde
Domination perse et le début de l'époque macédonienne.
C'est dire qu'à quelques années près, les deux hommes
étaient des contemporains. Unanimement reconnu comme une autorité
ès matières religieuses, Pétosiris officiait à
Hermopolis magna en qualité de grand prêtre du dieu Thot.
Précisons néanmoins que cette Hermopolis n'est pas la même
que celle -- Hermopolis parva -- évoquée dans le
Phèdre, située dans le Delta, et dont on a dit qu'elle
aurait pu avoir été visitée par Platon. La renommée
de Pétosiris lui valut donc d'être enterré sur le site de
Touna el-Gebel, aux alentours de la cité de Thot (assimilé
à Hermès ; d'où le nom d'Hermopolis). Sa tombe-temple
devint un lieu de pèlerinage et le resta longtemps après sa mort
comme en témoignent les nombreux graffitis datant des époques
grecque et romaine marquant les murs de la chapelle qu'on avait
érigée à l'attention des visiteurs au-dessus de son
caveau. Précisément, cette chapelle abritait une stèle
funéraire traduisant les conceptions égyptiennes de
l'au-delà. Il n'y avait pas 40 ans que Platon était venu en
Égypte, 15 ans qu'il était mort lorsque le dignitaire faisait
graver ce texte. Un témoignage inestimable détaillant la vision
égyptienne du jugement eschatologique, et dont les affinités avec
la version qu'en expose Platon dans le Gorgias touchent à leur
paroxysme.
65' Stèle de Bakr, trad. A. Varille,
op. cit., p. 129-135.
208
Thot est ici pour répondre à qui agit. Il ne
s 'endort pas sans avoir jugé les choses, que les choses soient bonnes
ou mauvaises ; mais il y répond immédiatement et il
rémunère tout acte à sa valeur. Quant à celui qui
agit mal sur la terre et n'est pas puni pour cela, il sera puni dans l'autre
monde devant les seigneurs de la justice ; car c 'est leur horreur qu'on agisse
injustement... 658
L'au-delà est la demeure de qui est sans
péché. Heureux l'homme qui y arrive. Personne n'y parvient sinon
celui dont le coeur est exact à pratiquer l'équité.
Là, pas de distinction entre le pauvre et le riche, sinon en faveur de
qui est trouvé s 'empêcher quand la balance et le poids sont
devant le seigneur de l'éternité ; là, personne qui soit
exempt d'entendre prononcer son verdict, quand Thot-Cynocéphale, assis
sur son trône, se dispose à juger tout homme d'après ce
qu'il a fait sur la terre.659
On croit relire, presque mot à mot, le récit que
Socrate faisait à Calliclès à la fin du Gorgias.
Troublante et la mention du « Thot-cynocéphale », qu'un
Grec aurait loisiblement pu concevoir comme un « dieu chien, dieu des
Égyptiens »660. Un dieu qui donc procéderait du
syncrétisme idiomatique de Thot (la divinité poliade) et
d'Anubis. Platon n'aurait évidemment pas pu consulter un texte
postérieur à sa visite ; mais le texte, en revanche, exprime une
conception dans des termes que l'on peut considérer comme normatifs
alors dans les clergés de Thot ; et rien n'interdit de penser que
Platon, pour peu qu'il se soit entretenu avec un officiant du temple
d'Hermopolis parva, y ait eu accès pour en recueillir la matière
propre à l'édification de sa propre vision et de son propre
mythe.
Synthèse
Ces différents corpus attirent notre attention sur
différents points de doctrine figurant également dans la version
du jugement eschatologique exposé par Platon. D'abord, la nature
universelle de ce jugement qui ne tient pas compte des catégories
sociales661. Ensuite, le fait que l'heure de notre mort
658 « Inscription de la tombe de Pétosiris »,
éd. et trad. G. Lefebvre, dans Le
Tombeau de Pétosirns. Part. I : « Description », Le
Caire, Institut français d'archéologie orientale, 1924, p.
111.
659 « Inscription de la tombe de Pétosiris »,
trad. G. Lefebvre, op. cit., p. 136.
660 Platon, Gorgias, 482b.
661 Tous les hommes sont égaux devant Osiris
(cf. A. Philip-Stéphan, Dire le droit en Égypte pharaonique.
Contribution à l'étude des structures et mécanismes
juridictionnels jusqu'au Nouvel Empire, Paris, Safran, 2008. Une exigence
d'isonomie sur laquelle insiste Platon, et qu'il met à l'actif de
Jupiter, sommant dans le Gorgias « qu'on les juge
entièrement dépouillés de ce qui les environne, et
qu'à cet effet ils ne soient jugés qu'après leur mort
[...] séparés de tous leurs proches [...] de sorte que le
jugement soit équitable (Platon,
209
ne dépend pas de nous ; ce qui dépend de nous
est en revanche le genre de vie que nous menons. Cette vie n'est rien au regard
de l'éternité, mais elle est tout, en tant qu'elle
détermine à quelle éternité nous sommes promis.
Appert ici une nouvelle convergence de vues avec le discours de Platon. Des
divergences n'en existent pas moins, mais celles-ci relèvent davantage
de la forme que du fond. Si le défunt est mis à nu dans les deux
cas, Platon signifie l'objectivité des juges par le fait qu'ils sont des
âmes sans corps et que leur âme n'est donc en rien troublée
par le corps ; l'Égypte ancienne recourt à un instrument de
mesure, à la balance, dont la neutralité fait l'objet d'un
contrôle d'huissier : Anubis vérifie les poids. Pour imager la
transparence des âmes, la version égyptienne de la psychostasie
parle d'actions mises en tas à côté du défunt
lorsque Platon évoque des âmes stigmatisées par leurs
mauvaises actions662, couvertes des cicatrices laissées par
l'injustice.
En dernière analyse, à comparer la doctrine
égyptienne révélée par le Livre des Morts et par
cette documentation connexe aux éléments typiques en Grèce
du récit de Platon (ignorance où sont les hommes de leur mort,
trinité et omniscience des juges, traces indélébiles que
laissent les actes dont on ne peut se débarrasser, destins des morts,
divinité et immortalité de l'âme, dimension initiatique,
etc.) on s'aperçoit que bien trop d'éléments convergent
pour ne pas inciter à voir la psychostasie selon Platon, sinon comme une
transposition, du moins comme un amalgame entre d'une part, les traditions
orphique ou pythagoricienne et, d'autre part, la tradition égyptienne
telle qu'elle était enseignée dans les temples et bien connu des
prêtres égyptiens. En gardant toujours à l'esprit que les
premières (les inspirations orphiques ou pythagoriciennes de Platon)
pourraient déjà s'inspirer des secondes (les doctrines
égyptiennes).
Toute la pensée platonicienne se retrouve en effet de
manière frappante dans le corpus que nous venons d'examiner ; toute
l'originalité doctrinale du jugement souterrain ôté de son
revêtement grec. Si l'habillage se veut donc hellénique, la
doctrine même est égyptienne. Une telle sagesse était
effectivement diffusée parmi les Égyptiens cultivés
jusqu'à une époque très tardive. H n'y a pas lieu de s'en
étonner. A supposer que Platon soit allé en Égypte,
à Saïs, Memphis ou Héliopolis, il n'aurait sans doute pas
manqué de s'entretenir avec les prêtres et fonctionnaires locaux
de ces questions qui lui tenaient à coeur, que ce soit de la justice qui
traverse son oeuvre, ou du sort réservé aux morts dans
l'au-delà. Le philosophe en deuil venait effectivement de perdre son
maître Socrate et le destin de ce dernier, l'iniquité de son
jugement ne lui était pas indifférents. C'est en Égypte,
au contact des prêtres
Gorgias, 523e). Loin d'être un avantage ou un
passe-droit, le pouvoir peut se révéler la pire des choses pour
le prévenu dans la mesure où cette « puissance d'agir »
-- également pouvoir de nuisance -- lui garantit toute latitude pour se
livrer à l'injustice. Humble berger de Lydie, Gygès, sans son
anneau, ne serait pas devenu le régicide qu'il est (Platon,
République, L. II, 359b-360b).
662 Platon, Gorgias, 524d-525b.
ou bien directement des textes que se serait alors
élaborée et cristallisée dans ses grandes lignes sa
conception du jugement des défunts. Jugement qui répondait
idéalement à son désir de voir le juste, en fm des fins,
récompensé, et l'injuste châtié.
Platon ne doutait pas de ce que l'âme fut immortelle ;
ce qu'il tenta, mais sans y parvenir vraiment, à démontrer dans
le Phédon qui met en scène les derniers instants de
Socrate. Que l'âme s'éteigne avec le corps ne serait pas un mal ;
qu'elle lui survive, pourvu qu'elle ait vécue dans la justice, et sa
félicité eût été garantie au-delà de
toutes ses espérances : «c'est une belle et sublime
expérience à tenter» (Phédon, 114d).
Relativement à cette seconde option, si l'on en juge à la
thèse de la migration des âmes et de leur purification
après la mort que l'auteur développe à l'occasion de trois
mythes liminaires, à la fm du Gorgias (523a seq.), de la
République 663 et du Phédon
664, il ne fait aucun doute que telle était
effectivement la conviction de Platon. Et c'est armé de cette conviction
que Platon, si l'on souscrit à notre thèse, entame ses
pérégrinations qui devront le conduire à rencontrer les
prêtres de la terre des pharaons. Il s'initie là-bas aux doctrines
égyptiennes du jugement eschatologique qui le confortent et
parachève de cristalliser son système de pensée ; il
recueille en Égypte une variété d'idées et de
concepts qu'il restitue à son retour dans ses dialogues, dont le
Gorgias. Le Gorgias marque ainsi un tournant dans la
pensée de l'auteur. Les dialogues ultérieurs ne cesseront de
réaffirmer cette exigence morale de justice indépendamment de
l'intérêt ou des inconvénients qui en résultent dans
l'existence terrestre.
210
663 Platon, République, L. X, 614b seq.
664 Platon, Phédon, 110b seq.
211
Conclusion
Inimaginable, ces belles choses ont disparu, que l'on
contemplait hier, Le pays est laissé à sa torpeur comme du lin
arraché ! [..] C'est pourtant beau, lorsque les magistrats [prennent]
des dignités pour eux-mêmes, et que les routes autorisent les
voyages !
Les Lamentations d'Ipouour, vers 1200 avant J.-C.
Nos investigations nous ont permis, sinon d'entériner,
à tout le moins d'accréditer une hypothèse passablement
féconde pour ce qui concerne la recherche des sources de la
pensée platonicienne. Le voyage de Platon en terre des pharaons
accroît la probabilité de liens étroits entre certains
motifs, notions, idées, présentes dans ses Dialogues et les
enseignements métaphysiques ou sapientiaux de l'Égypte antique.
Au nombre de ces liens, nous avons excipé ceux afférents à
la tripartition de l'âme et au jugement des morts. Non que la
tripartition ou le jugement des morts fussent inconnu en Grèce. La
tripartition de l'âme avec la typologie qui lui est associée peut
avoir des échos chez Pythagore. Le jugement post-mortem mis en
avant dans le Gorgias ainsi, du reste, que la plupart des
références que fait Platon au sort de l'âme après la
mort peuvent là encore avoir des précédents chez les
orphiques ou chez les Grecs de l'époque archaïque. Il ne s'y
réduise pas. Car s'ils étaient connus des Grecs, ils ne
l'étaient certainement pas, cela étant, sous les modalités
d'après lesquelles les a théorisées Platon. Or, cette
présentation spécifique à Platon reprend
précisément tous les aspects et la plupart des
éléments de la psychologie et de l'eschatologie religieuse
égyptienne. A supposer que Platon ait visité ne serait-ce qu'une
« maison de vie » au cours de son séjour, il aurait eu mille
fois de quoi trouver les formes de ses intuitions. Mille fois de quoi
prêter aux palaïos logos afférents à
l'Égypte la puissance du détail ; de quoi forger en connaissance
de cause le cadre dramatique des fragments égyptiens constellant les
Dialogues : celui du Phèdre, ou du Gorgias, ou du
Timée. Ainsi de la forme, de l'imagerie ; ainsi du fond, de la
théorie. Le voyage en Égypte marquerait par là-même
une étape décisive dans la constitution de la pensée
platonicienne. L'auteur aurait tiré parti d'une véritable «
immersion ethnologique », pour intégrer à à sa propre
philosophie nombre d'idées en provenance des temples égyptiens. H
aurait su, pour employer ici les mots de Philostrate, « mêler
à ses propres doctrines
212
beaucoup de ce que lui avaient dit les prophètes et les
prêtres égyptiens, pareil à un peintre qui eût
revêtu un dessin d'éclatantes couleurs »665
Si l'on admet avec Whitehead que la philosophie de Platon a
exercé une influence déterminante sur la pensée
occidentale, et que Platon fut de surcroît profondément
influencé par la pensée « barbare », alors c'est toute
la philosophie occidentale qui, dans son aube, est imprégnée par
la pensée «barbare ». Ce n'est pas trop s'avancé que de
considérer que, dès l'instant où les idées ont une
histoire, elles ont aussi une géographie. Nous héritons, avec
Platon, de conceptions qui ne sont pas toutes imputables à Platon,
d'idées qui ne sont pas toutes écloses en Grèce attique.
Bidez l'expose ; Dodds l'atteste ; Daumas jette également son
pavé dans la mare. Nous contribuons. Une fêlure dans
l'argumentaire du « choc des civilisations ». Par où
s'esquissent des enjeux autrement plus importants que ceux d'une simple
controverse de paternité. L'hypothèse d'influences entre corpus
d'origines différentes conduit à reconsidérer sous de
nouveaux auspices les relations que pouvaient entretenir différentes
cultures par le passé. Des relations qui ne se réduisaient pas,
comme d'aucuns le souhaiteraient, à de purs engagements
d'intérêt politiques ou contentieux divers. Des relations qui ne
s'épuisaient pas en conflits militaires : elles étaient cela ;
mais elles étaient bien plus. Ces relations, si nous avons raison de
penser que Platon ait pu avoir lié connaissance avec des prêtres
égyptiens, furent plus encore l'écrin, la trame et l'occasion de
communications philosophiques et scientifiques fécondes. «
Patchwork » : un mot bien trop anglais pour dire une si belle
chose. Compositions, combinaisons, entrelacements. Quand la
fréquentation de l'Autre accouche d'un savoir élargi, d'un
accroissement de sagesse ; lorsque la découverte des
altérités «barbare », aiguillonné par la «
pulsion épistémique» (Freud), agrège une
pensée riche, hybride, au carrefour d'influences multiples. Platon,
à cet égard, consacre la synthèse. Et qui mieux que
Socrate, inapte à engendrer666, pour donner corps à
cette synthèse ?
Le caractère « syncrétique » dont sont
empreints les dialogues de Platon pourrait ne pas être étranger
à la fortune sans précédent qu'ils seraient appelés
à connaître. La victoire a mille pères.
Littéralement parlant. De là à cette autre
conséquence pour ce qui a trait à l'un des plus
déconcertants -- et des mieux indurés -- parmi les
préjugés de la doxa philosophique. « Miracle grec ». Un
thème fort insistant. Invétéré. Vivace, en
dépit des travaux précédemment cités. Notons ceci
que l'expression trahit déjà sa nature de croyance.
Enfonçons le clou : la Grèce est rien moins qu'isolée dans
le bassin
665 Philostrate l'Ancien, Vie d'Apollonios de Tyane
(217-245 après J.-C), L. I, 2, trad. P. Grimai dans Romans
grecs et latins Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1958, p. 1025-1338.
666 « J'ai d'ailleurs cela de commun avec les
sages-femmes que je suis stérile en matière de sagesse, et le
reproche qu'on m'a fait souvent d'interroger les autres sans jamais me
déclarer sur aucune chose, parce que je n'ai en moi aucune sagesse, est
un reproche qui ne manque pas de vérité » (Platon,
Théétète, 150c).
213
méditerranéen. Sa force est d'avoir su -- comme,
à sa suite, Alexandrie d'Égypte -- agglomérer d'autres
matrices d'idées pour constituer ses propres systèmes de
pensée667. Le phénomène ne s'arrête pas
à Platon ; ne commence pas avec Platon. Il n'y a de « miracle grec
» qu'autant que d'intérêt à taire les processus de
fond qui ont permis son émergence. « Miracle » ; car c'est
précisément par son absence de cause, d'explication, par son
absoluité, par la rupture qu'il marque d'avec une réalité
qui ne s'y prêtait guère que le miracle, au sens courant, se
définit. Renan fut un jalon qui, le premier, en forgea l'expression dans
ses Souvenirs d'enfance 668. Pour n'être pas
fondée, une telle créance en l'exclusivité hellène
de la philosophie antique (donc, au passage, en l'exclusivisme grec de la
philosophie grecque) n'en a pas moins bénéficié de
puissants relais académiques. Elle ne « prit corps dans les esprits
» qu'avec les concours appliqués d'Hegel, d'Husserl et d'Heidegger.
Pour peu que l'on y regarde à deux fois, elle apparaît
relativement récente. Ce n'est que très marginalement qu'elle
s'envisage chez nos ancêtres Grecs. Revenons aux textes (ceux sur
lesquels il est de bon ton de jeter un voile pudique) : lorsque les Grecs, ou
les Romains, ou les Pères de l'Église, ou même les
humanistes de la Renaissance, y discutaient des « prophètes
égyptiens », des mages de Perse ou des gymnosophistes (les
ascètes nus) indiens, ils les nommaient tantôt sophoi, «
les sages », tantôt philosophoi, « les
philosophes ». Nous connaissons pléthore de locci grecs de
l'époque de Platon qui clament expressément la
supériorité et l'antériorité -- soit le primat et
la primeur -- philosophique des Barbares sur les Grecs. Ces déclarations
de foi procèdent évidemment de l'exagération. Et elles non
plus ne sont pas exemptes de visées rhétoriques. Mais cet
excès dans l'autre extrême n'en manifeste qu'avec plus
d'efficacité l'ampleur de l'inversion qui eut lieu entre temps. C'est
assez dire le chemin parcouru. Les Grecs, en somme, ne se concevaient pas comme
nous les concevons. Les Grecs ne se percevaient pas comme nous les percevons ;
ou, pour reformuler, les Grecs ne se regardaient pas comme nous nous regardons
nous-mêmes : en rupture radicale d'avec le « contrepoint barbare
».
Il n'est, dans le même ordre d'idées, aucun
concept de qui n'ait pu desservir autant notre compréhension des
phénomènes d'incubation des grandes idées que celui de
« génie ». Usons du terme, puisqu'il est attendu, mais n'en
soyons pas dupe. Le « génie grec », quoiqu'en dénote le
mot, n'est pas d'inspiration divine. Il consiste en un souffle encore
inexploré qu'une culture particulière, en un moment particulier,
a su traiter à des courants de pensée qui n'étaient pas
exclusivement de sa propre chapelle. Il est une inflexion comptable d'une
époque, de son épistémê, de son « histoire en
train de se faire » ; une inflexion donnée à des doctrines
de formes et d'origines diverses, dans des domaines aussi variés que la
religion, les sciences, les arts et la métaphysique. Le «
génie grec » ainsi
66' Cf. R. Grousset, « Le miracle grec »,
dossier : « Grèce antique », dans Encyclopédie de
l'Agora (portail en ligne, 2012 et Y. Bakiya, Le miracle grec : mythe
et réalité, Paris, Éditions Menaibuc, 2005.
668 E. Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Paris,
Nelson, 1883, p. 60.
214
compris ne doit pas être minoré ; mais sa
célébration ne doit pas être hémiplégique. La
pensée grecque témoigne d'influences autant que de ruptures, de
créations autant que d'incorporations. Elle est le fait
d'échanges autant que d'inventions. Nous sommes
bénéficiaires de ces échanges ; de créateurs
parfaits, nous devenons légataires. «Nani gigantum humeris
insidentes », citait Bernard de Chartres, avant d'être
lui-même repris par Blaise Pascal, puis de nouveau par Isaac Newton.
«Nous sommes des nains assis sur les épaules de géants
». Rendons hommage à ceux qui nous ont fait. D'où qu'ils
soient. Quels qu'ils soient. L'humilité est le ferment de tout
apprentissage. La pensée grecque -- les pensées grecques -- ont
donc plus en commun avec les doctrines étrangères qu'on a voulu
l'admettre ; et certainement plus à gagner qu'à perdre à
renouer leur dialogue quelque peu mis à mal avec l'Orient. Qui cherche
dans cette voie pourrait mettre la main sur des trésors de paix, et
bouleverser profondément notre lecture de l'histoire des idées.
Il s'agirait alors, et paradoxalement, moins d'un exil que d'un retour aux
sources -- partiel --, mais qui prêterait à la philosophie de
nouvelles interrogations. « Retour aux sources », aux sources de la
connaissance et de la connaissance de soi. « Gnôthi
seautôn »669 : n'est-ce pas aussi à cela que
nous invite Platon ?
Limites d'une investigation
Nous avons mis sur pied une méthodologie en deux
étapes, consistant en première instance à départir
ce qui relevait dans les Dialogues de sources grecques bien attestées
(historiens, chroniqueurs, dramaturges, courants philosophiques et religieux) ;
puis, en seconde lecture, à confronter les passages résiduels de
ces Dialogues -- ceux témoignant d'indices irréductibles à
la connaissance grecque -- avec un corpus égyptien. Partant des
convergences qui se pouvaient relever entre les locci Aegypti et ces
textes en circulation dans la vallée du Nil ; prenant appui sur la forte
probabilité du voyage de Platon, nous avons étudié la
possibilité que notre auteur ait pu entrer en possession ou, tout au
moins, en connaissance des doctrines de l'Égypte par l'entremise des
prêtres égyptiens. Doctrines qu'il aurait par la suite
réinvesties dans l'horizon de sa propre pensée. Il nous a donc
fallu manipuler un certain nombre de documents. « Coller » aux
documents. Or, ce qui fait la force de notre étude est également
sa principale faiblesse. Précisément, qu'il s'agisse d'oeuvres
grecques ou égyptiennes, ne nous sont parvenues que de très rares
épaves, vestiges d'un immense naufrage. Dans un cas comme dans l'autre,
les pertes sont inestimables. Ceci implique que nous ne saurons peut-être
jamais s'il existait en Grèce des ouvrages plus complets relatifs
à l'Égypte ; ouvrages qui se seraient perdus, mais supprimeraient
dès lors l'intérêt heuristique du voyage de Platon en
Égypte (ce qui ne retirerait rien à l'influence possible de
doctrines égyptiennes sur la pensée de Platon ; cette influence
serait seulement moins
669 Platon, Charmille, 164d ; Philèbe,
48c ; Premier Alcibiade, 124a.
215
immédiate). Et combien moins serons-nous à
même d'envisager quels ouvrages égyptiens ont pu être
traduits et diffusé auprès des Grecs ?
Les pertes de livres depuis l'Antiquité tardive auront
été à l'origine d'un effacement considérable de
l'héritage des anciens Grecs et plus encore, des Égyptiens. Les
causes en sont multiples. On cite principalement, entre la fin du IIIe
siècle et celle du VIe siècle, les sinistres accomplis lors des
persécutions chrétiennes ou à l'inverse, avec la
christianisation de l'empire romain, la mise au ban (et à l'index) des
auteurs païens ; l'éclatement de l'empire, l'oubli de la
période sombre, etc. On cite encore, et indépendamment, les
détériorations consécutives au support d'écriture
(quoique la chose soit aujourd'hui des plus controversées), la
désuétude de ces supports et leur substitution : passage du
papyrus au parchemin, du volumen au codex, usage systématique
du palimpseste à compter du VIIe siècle après J.-C. Tant
et si bien que la proportion des oeuvres qui nous sont parvenues
intègres aux temps modernes s'avère extrêmement faible.
Elle laisse à déplorer une perte irréparable de
l'héritage culturel de l'Antiquité classique. La plus grande part
de ces fragments ont été sauvegardés ou bien grâce
aux duplicata datés de la période
médiévale et conservés dans les réserves des
monastères, ou bien par l'entremise des traducteurs et des commentateurs
arabes. Nous connaissons, par les registres des bibliothèques, environ
2000 noms d'auteurs grecs antérieurs au Ve siècle. Parmi ces
noms, seuls 253 nous sont connus par leurs écrits, pour la plupart
tronqués, de seconde main ou lacunaires. La survivance des collections
anciennes s'estime, selon M. H. Harris, à un titre sur
mille670. Rapportée à l'ensemble de la période
classique, antique et archaïque ; rapportée à la production
présumée des auteurs Grecs et Égyptiens, l'ensemble de ces
fonds ne représente jamais qu'une fraction dérisoire. Nous avons
peu ; mais c'est là tout ce que nous avons.
Toute entreprise portant sur le passé tombe sous le
coup de ce que les sociologues des sciences appellent le « biais de survie
» : nous ne basons jamais nos déductions que sur les
témoignages dont nous sommes légataires ; que sur les oeuvres qui
ont survécu à ce passé. Nous inférons de ce a
été sur le fondement de ce reste ; et nous ne pouvons mieux
faire. La principale limite de notre étude tiendra par conséquent
à la rareté des sources dont nous disposons. Toutes nos
suppositions se rapportant au voyage Platon en terre des pharaons sont en effet
fondées sur la base putative de ce que Platon ne pouvait pas
connaître de l'Égypte depuis le continent. Mais de ce que la
Grèce, ou l'Italie, ou la Sicile abritaient d'oeuvres relatives à
l'Égypte, qu'en savons-nous vraiment ? Le saurons-nous jamais ? Un autre
auteur, perdu, aurait-il pu instruire Platon bien plus avant qu'un
pèlerinage « sur la route de Memphis » ? A cette question,
nous ne pouvons guère répondre dans la prose du Bellay, que :
« nul,
670 M. H. Harris, A History of Libraries in the Western
World, Lanham, Maryland, Scarecrow Press, 1995, p. 51.
216
sinon Écho, ne répond à ma voix ».
Consolons-nous en remarquant que ce silence n'est toutefois pas si dirimant
pour notre argumentaire qu'il pourrait le sembler. L'existence toute
hypothétique d'une source grecque comblant les vides, pour mettre
à mal la thèse du séjour égyptien de Platon,
n'ébrèche en rien celle de sources égyptiennes à la
pensée de Platon. Qu'importe que la chaîne ait chaînon de
plus, pourvu qu'elle soit solide. H est aussi, dans les lignées
évolutives selon Darwin, bien des chaînons manquants ; ceux-ci ne
sont pas rédhibitoires. H faut donc modérer les
conséquences pour notre enquête de cette lacune documentaire.
H serait désastreux, à trop prendre au
sérieux les impairs intrinsèques à toute audace
intellectuelle, de renoncer à entreprendre d'envisager ce que les
penseurs grecs ont pu trouver de recrutable dans les cultures du Proche-Orient,
et particulièrement dans les trésors des traditions pharaoniques.
La possibilité de nouvelles découvertes rendent certes
provisoires toutes conclusions que nous pourrions donner à notre
exploration. Nous ne faisons qu'empiéter sur un domaine encore peu
fréquenté. Aventureux. Peut-être un continent ; et notre
carte est bien modeste. H reste encore beaucoup à découvrir,
enfoui sous les sables d'Égypte. Nous dressons un état des lieux
qui, le cas échéant, appellera d'autres développements,
d'autres réformes à venir. Mais n'est-ce pas là le lot de
toute méthode que de connaître ses limites ; la dignité de
toute recherche que d'appeler sans crainte à sa remise en cause ?
N'est-ce pas le propre de la science, sinon de la philosophie, que de ne jamais
se tenir pour acquise ; que de sans cesse s'interroger, interpeller ; que de se
souvenir, enfin, qu'elle n'est jamais, en ce monde-ci, au fait que de son
ignorance ?...
De nouvelles perspectives
Choisir, c'est renoncer. Qu'on s'en réjouisse ou le
déplore, la question des inspirations possibles de doctrines
égyptiennes sur la pensée de Platon ne saurait s'épuiser
en de si maigres analyses. La source est loin d'être tarie. C'est une
mine d'or, une pépinière, mais elle est bien trop vaste pour
être ici appréhendée en intégralité. Faute de
prétendre à l'exhaustivité, nous avons résolu de ne
prendre en considération que les dimensions anthropologiques et
eschatologiques des « passages égyptiens ». La mise en
parallèle des corpus grec, platonicien et égyptien nous a ainsi
permis d'apercevoir au cours de notre étude un certain nombre de
convergences possibles ne ressortissant pas aux thématiques de la
tripartition et du jugement des âmes. Deux perspectives d'approche qui se
sont avérées suffisamment fécondes pour transformer notre
intuition première -- celle d'une reprise par Platon de doctrines
égyptiennes -- en véritable thèse, prouvant incidemment
que l'implicite est aussi important que l'explicite pour bien saisir tous les
ressorts de la pensée de notre auteur. Il a fallu rogner sur bien des
217
convergences qui n'intéressaient pas directement notre
propos. Sélectionner, autrement dit, exclure. Nous nous sommes
contenté de suggérer des pistes, d'en explorer certaines ; bien
d'autres mériteraient de plus amples approfondissement qu'il nous faut
ajourner. Ce n'est que partie remise...
Cette ouverture peut être l'occasion pour nous
d'envisager quelles pourraient être ces autres perspectives. Une occasion
de proposer d'autres orientations de recherche, de présager de ce que
pourrait être une étude plus poussée des tropismes
égyptiens de la pensée de Platon. Nous pourrions notamment
redistribuer ces emprunts supposés en cinq grands axes de recherche,
selon qu'ils interrogent :
(a) les conceptions platoniciennes et égyptiennes de
l'écriture et de l'oralité671, nous engageant à
une confrontation des notions d'anamnèse et hypomnèse
sous-jacente dans le mythe de Theuth672 avec celles, analogues, de
Sia et de Rekh dans la doctrine de l'Égypte antique673
;
(b) le statut « éternel » et « immuable
» du hiéroglyphe conçu comme vérité
première, comme « archétype », « modèle
», « essence », mis en rapport avec la théorie
platonicienne des « formes intelligibles » connues par l'intellect et
de leurs déclinaisons sensibles (question de l'articulation entre
idéa et eidôlon, entre être et devenir,
etc.)674 ;
(c) l' « aspectivisme » de l'art égyptien ;
art protreptique et « réaliste » plutôt que
représentatif675 ; art codifié dont les canons
inspirent les figures de la danse, forment les corps et les esprits ; un art
fi71 Une question épineuse que celle de la
disposition de Platon vis-à-vis de la parole écrite et de la
parole orale. Question qui rejoint par d'autres chemins celle des enseignements
ésotériques que d'aucuns lui ont attribués ; celle,
également, de l'implicite et des messages codés que les dialogues
recèlent à l'intention des initiés. Cf. à ce sujet
les articles « Dialogue socratique et divulgation de l'incommensurable
», dans J.-L. Périllié (dir.), Oralite et Ecriture chez
Platon, Cahiers de philosophie Ancienne n°22, Bruxelles, Editions
Ousia, 2012 ; celui de M. Vegetti, « Dans l'ombre de Thoth. Dynamiques de
l'écriture chez Platon », dans M. Detienne (dir.) Les savoirs
de l'écriture en Grèce ancienne, Paris, Presses
universitaires de Lille, 1988, p. 387-419, et celui de P. Loraux, « L'art
platonicien d'avoir l'air d'écrire », dans op. cit., p.
420-455.
672 Platon, Phèdre, 274e-275a. Se reporter au
commentaire de J. Derrida, « La pharmacie de Platon » (1968), dans
Platon, Phèdre, Paris, GF-Flammarion,
2e éd., 1992, p. 255-403 (en part. p. 391,
n. 8). A mettre en parallèle avec D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, La vie
quotidienne des dieux égyptiens, Paris, Hachette, 1995 ; en part.
chap. V, §4: « De la parole à l'écrit », p.
154.
673 ibid, chap. V, §1: « Omniscience et
connaissance », p. 144 et §3 : « Le savoir de Toth », p.
152.
674 Platon, Banquet, 211a ; Phédon,
75c-d, 78c-79d, 80a, 100a-b, 102b-103a, passim ; Parménide,
128e-130a, République, L. VI, 508b, L. V, 476d-479e, L.
VII, 522e-525c ; Timée, 27d-28a, 51a-52a ; Phèdre,
247d-250d, etc. Un exposé plus détaillé sur la teneur
et les évolutions de la « théorie des idées »
chez Platon peut être consulté dans J.-Fr. Pradeau (dir.),
Platon : les formes intelligibles, Paris, Presses Universitaires de
France, 2001 et dans idem, L. Brisson, Le Vocabulaire de Platon,
Paris, Ellipses, 1998. Voir également l'article de F. Fronterotta,
« Qu'est-ce qu'une forme pour Platon ? Raisons et fonctions de la
théorie des intelligibles », dans L. Brisson, F. Fronterotta,
Lire Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.
675 Platon, Sophiste, 265e ; République,
L. X, 605c-605e ; Lois, L. VII, 799c, etc. R. Schraerer, dans
La question platonicienne. Etude sur les rapports de la pensée et de
l'expression dans les Dialogues, Paris,
218
manifestant, en somme, la plus grande part des qualités
dont Platon déplorait l'absence dans les audaces illusionniste de son
approchant grec ;
(d) le système politique égyptien, ses lois et
ses limites ; son emploi rhétorique et les ambiguïtés de son
utilisation dans le discours platonicien, parfois à titre de
modèle, parfois d'anti-modèle. Non moins intéressante est
la question de la viabilité et des limites de l'analogie entre la figure
du pharaon et celle du philosophe-roi évoqué dans la
République 676 et dans la Lettre VII
67, de même que celle de la Justice «
médiatisée » par les gardiens678 et de la
Maât679 ;
(e) le dossier de l'astronomie, de la « religion astrale
»680, de la Grande Année platonicienne («
téléos eniautos »)681, de la
palingénésie, du chiffre nuptia1682 et de la
parallaxe683 mis en rapport avec la théorie des cycles ; le
tout passé au crible des computs calendaires de l'Égypte antique
et des croyances qui s'y réfèrent
(cosmotélie684, période sothiaque, assimilation des
âmes divinisées aux astres, etc.) ; éventuellement aussi,
indissociable de ces cosmologies, la question religieuse.
On concevra par ce faisceau d'approches l'amorce d'une
entreprise plus ambitieuse pour tenter d'exciper les ferments égyptiens
de la pensée de Platon. Entreprise moins conventionnelle, moins attendue
; aussi, moins orthodoxe et par là même plus prometteuse que
celles ordinairement conduites. Des points aveugles résistent à
l'exégèse traditionnelle ; des ombres épaisses laminent le
texte, que seule, peut-être, une relecture à l'aune des doctrines
égyptiennes aboutirait à dissiper. Le
«phénomène Platon» est loin d'avoir livré tous
ses secrets. Bien des surprises -- nous en sommes convaincu -- attendent ceux
qui, l'audace aidant, se donneront les moyens d'exécuter ce pas de
côté si nécessaire pour renouveler l'étude d'un
philosophe qui n'a de cesse de fasciner. L'Égypte de Platon est un
continent riche ; et il ne tient qu'à nous de nous en emparer.
Neuchâtel, 1969, p. 167, caractérise ainsi l'art
pictural tel que l'aurait envisagé Platon : « Nous pouvons supposer
que cette peinture sera plate et que cependant elle représentera son
modèle aussi synthétiquement que possible, un peu comme ces
fresques égyptiennes figurant un homme "complet" vu de profil et de face
». L'art égyptien a tout d'un art « platonicien ». Voir,
à fin de comparaison, A. Mekhitarian, La peinture égyptienne,
Paris, Skira, 1954, p. 22.
676 Platon, République, L. V, 473c.
67 Platon, Lettre VIL 326a.
678 Platon, République, L. X, 607b-68b ; Lois
L. VII, 799c
679 D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit, chap. II,
§2 : « L'exercice du pouvoir », p. 61.
680 Platon, Épinomis, 987e-988a.
Cf. A.-J. Festugière, Études de religion grecque et
hellénistique, Paris, Vrin, 1972, p. 129-131.
681 Platon, Timée, 23d-25a.
682 Platon, République, L. VIII, 546 b-c.
683 Platon, Timée, 59a.
684 Le Livre des Morts chap. CLXXV.
219
220
Bibliographie
Sources anciennes
Apulée, OEuvres complètes,
éd. et trad. Beaujeu J., Paris, Les
Belles Lettres, Collection des universités
de France : Série latine, 1973.
Aristophane, OEuvres complètes,
éd. et trad. Daele, H. (van), Paris,
Les Belles Lettres, Collection des
universités de France : Série grecque, 1996.
Aristote, Lettre à Alexandre sur le monde,
trad. Hoefer M., Paris, Lefèvre, 1843.
Cicéron M. T., OEuvres complètes, trad.
Hinard F., Benferhat Y., éd. Hinard F., Paris, Les Belles
Lettres, Collection des universités de France :
Série latine, 2006.
Clément d'Alexandrie, Stromates, trad. Caster
M., Paris, Éditions du Cerf, 2006.
Contes de l'Égypte ancienne,
éd. et trad. Grandet P., Paris,
Hachette, Khéops, 2005.
Démosthène, Plaidoyers politiques,
éd. et trad. Mathieu G., Paris, Les
Belles Lettres, Collection des
universités de France : Série grecque, 1996.
Die Fragmente des Eudoxos von Knidos, éd.
Lasserre Fr., Berlin, Gruyter, 1966.
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique,
éd. et trad. Goukowsky P., Paris, Les
Belles Lettres,
Collection des universités de France : Série
grecque, 2012 ;
trad. et éd. de Hoefer F. et
Delahays A.,
1851, disponible sur le site
http://www.mediterranees.net.
Epistolographi Graeci. Recensuit, recognovit adnotatione
critica et indicibus instruxit,
éd. et trad.
Hercher R., Boissonade J.-Fr., Westermann A., Paris, Didot,
1871, p. 627.
Eschyle, Tragédies,
éd. et trad. Mazon P., Paris, Les
Belles Lettres, Collection des universités de
France : Série grecque, 2004.
Euripide, Tragédies,
éd. et trad. Jouan Fr., Paris, Les
Belles Lettres, Collection des universités de
France : Série grecque, 2011.
Ficin M., Théologie platonicienne de
l'immortalité des âmes, éd. Marcel R., Paris, Les
Belles Lettres,
Les classiques de l'humanisme, 2007.
Fragmenta philosophorum graecorum. Collegit, recensait,
vertit annotationibus et prolegomenis
illustravit indicibus (1875), t. III., D. 139,
éd. et trad. Mullach F.W.A., Paris,
Didot, 1879.
Fragments d'historiens Grecs, Die Fragmente der
griechischen Historiker, n°609, 610,
éd. et trad.
Jacoby F., Berlin-Leyde, 1923-1958.
221
Fragments et témoignages d'Oinopides, 3 vol.,
trad. Diels H., Kranz W., Berlin, Weidmann, 1974. Hérodote,
Herodotus Book II,
éd. et trad. Lloyd A.B., Leyde, Brill,
1976.
Hérodote, Histoires (Enquête),
éd. et trad. Barguet A., Paris, Folio
classique, 1985.
Hérodote, Histoires (Enquête),
éd. et trad. Legrand Ph.-E., Paris,
Les Belles Lettres, Collection des universités de France : Série
grecque, 1969.
Héros, magiciens et sages oubliés de
l'Égypte ancienne,
éd. et trad. Agut D., Chauveau M.,
Paris, Les Belles Lettres, La roue à livres, 2011.
Hésiode, Théogonie. Les Travaux et les
Jours. Le Bouclier,
éd. et trad. Mazon P., Paris, Les
Belles Lettres, Collection des universités de France : Série
grecque, 2002.
Homère, Iliade,
éd. et trad. Mazon P., Chantraine P.,
Collart P., Langumier R., Paris, Les Belles Lettres, Collection des
universités de France : Série grecque, 2009.
Homère, Odyssée,
éd. et trad. Bérard V., Paris,
Les Belles Lettres, Collection des universités de France : Série
grecque, 2001.
Horapollon, Hieroglyphica, trad. Van de Walle B.,
Vergote J. (1943), publication en ligne sur le site officiel de la «
Bibliothèque d'Asklépios », 2009.
Hypéride, Discours,
éd. et trad. Colin G., Paris, Les
Belles Lettres, Collection des universités de France : Série
grecque, 2012.
Isocrate, Discours,
éd. et trad. Mathieu G.,
Brémond E., Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités
de France : Série grecque, 2003.
Laërce D., Vies, doctrines et sentences des
philosophes illustres, Goulet-Cazé, M.-A. (dir.), trad.
Balaudé J.-F., Brisson L., Brunschwig J. et alii, Paris,
Librairie générale française, Classiques modernes,
1999.
Le Papyrus de Derveni, trad. Jourdan F., Paris, Les
Belles Lettres, Vérité des mythes, 2003
Les Maximes de Ptahhotep d'après le papyrus Prisse,
les papyrus 10371, 10435 et 10509 du British Museum et la tablette Carnavon,
éd. et trad. Devaud E., Fribourg,
1916.
Les maximes de Ptahhotep, Prague,
éd. et trad. Zaba Z., Éditions
de l'Académie tchécoslovaque des sciences, 1956.
Les Textes des sarcophages égyptiens du Moyen
empire,
éd. et trad. Barguet P., Paris, Cerf,
Littératures anciennes P-O, 1986.
Livre des Morts des Anciens Égyptiens, trad.
Barguet P., Paris, Éditions du Cerf, 1967.
Manéthon, Fragments. Histoire de l'Égypte
(AAgyptiaca), dans Jacoby F. (éd.), Die Fragmente der
griechischen Historiker, Berlin-Leyde, 1923-1958.
Maxime de Tyr, Dissertations,
éd. et trad. Combe-Dounous J. J.,
Paris, Bossange, Masson et Besson, 1802.
222
Olympiodore le Jeune, In Platonis Alcibiadem commentarii.
Commentaire sur le Premier Alcibiade de Platon,
éd. et trad. Segonds A. Ph., Paris,
Les Belles Lettres, Collection des universités de France : Série
grecque, 1986.
Olympiodore le Jeune, In Platonis Gorgiam commentarii.
Commentaire sur le Gorgias de Platon,
éd. et trad. Jackson R., Lycos K.,
Tarrant H., Leiden, K. Brill, 1998.
Orphicorum et Orphicis similium testimonia et fragmenta.
Poetae Epici Graeci,
éd. et trad. Bernabé A.,
München-Leipzig, K.G. Saur, Bibliotheca Teubneriana, 2004.
Pausanias, Périégèse. Description de
la Grèce, éd. Casevitz M., trad. Auberger J., Paris, Les
Belles Lettres, Collection des universités de France : Série
grecque, 2005.
Pindare, Olympiques,
éd. et trad. Puech A., Paris, Les
Belles Lettres, Collection des universités de France : Série
grecque, 2003.
Platon, OEuvres complètes, trad. Brisson L.,
Pradeau J.-F. et alii, Paris, Flammarion, 2011.
Platon, OEuvres complètes, trad. Cousin V.,
Paris, Rey et Gravier, 1822-1840.
Pline l'Ancien, Histoire naturelle,
éd. et trad. Ernout A. et Pépin
R., Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de France :
Série grecque, 1962.
Plotin, OEuvres complètes, trad. Achard M.,
Narbonne J.-M., Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de
France : Série grecque, 2012.
Plutarque, OEuvres complètes, trad. Babut D.,
éd. Casevitz M., Paris, Les Belles Lettres, Collection des
universités de France : Série grecque, 2004.
Proclus, Commentaire sur La République de Platon,
éd. et
trad. éd. et trad. Luna C.,
Segonds A.-Ph., Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de
France : Série grecque, 2004.
Proclus, Commentaire sur le Cratyle,
éd. et trad. trad. Boissonade M.,
Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de France :
Série grecque, 1996.
Proclus, Commentaire sur le Parménide,
éd. et trad. Luna C., Segonds A.-Ph.,
Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de France :
Série grecque, 2003.
Proclus, Commentaire sur le Timée de Platon,
éd. et trad. Luna C., Segonds A.-Ph.,
Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de France :
Série grecque, 2004.
Proclus, Théologie platonicienne,
éd. et trad. Westerink L.G., Saffrey
H.D., Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de France :
Série grecque, 2003.
Pseudo-Callisthène, Le Roman d'Alexandre. La vie et
les hauts faits d'Alexandre de Macédoine.,
éd. et trad. Bounoure G., Serret B.,
Paris, Les Belles lettres, La roue à livres, 1992.
Quintilien, De l'institution oratoire,
éd. et trad. Cousin J., Paris, Les
Belles Lettres, Collection des universités de France : Série
latine, 1979.
Sagesses de l'Égypte pharaonique,
éd. et trad. Vernus P., Paris,
Imprimerie nationale, La Salamandre, 2001.
223
Strabon, Géographie,
éd. et trad. Baladié R., Paris,
Les Belles Lettres, Collection des universités de France : Série
latine, 2003.
Textes des Sarcophages égyptiens du Moyen Empire,
éd. et trad. Barguet P., Paris,
Éditions du Cerf, Paris, 1986
Textes et vignettes du papyrus d'Ani,
éd. et trad. Rachet G., Paris,
Éditions du Rocher, 1996.
The "Orphie" Gold Tablets and Greek Religion. Further Along
the Path,
éd. et trad. Bernabé A., Graf
F. et alii, Cambridge, Radcliffe G. Edmonds III, 2011.
Valère Maxime, Factorum dictorumque memorabilium.
Faits et dits mémorables,
éd. et trad. Combès R., Paris,
Les Belles Lettres, Collection des universités de France : Série
latine, 1997.
Virgile, Énéide,
éd. et trad. Perret J., Lesueur R.,
Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de France :
Série latine, 2009.
Ouvrages de référence
Assman J., Le Prix du monothéisme, Paris, Aubier,
2007.
Assman J., Maât, l'Egypte pharaonique et l'idée
de justice sociale, Paris, Julliard, 1989.
Assman J., Moïse l'Egyptien, 1997, Paris, Aubier
2001.
Assman J., Mort et au-delà dans l'Égypte
ancienne, Paris, Editions du Rocher, Champollion, 2003.
Assman J., Zivie-Coche C., Images et rites de la mort dans
l'Égypte ancienne : L'apport des liturgies
funéraires, Paris, Cybèle, 2000.
Badi A.M., Les Grecs et les Barbares. L'autre face de
l'Histoire, 2 vol., Paris, Payot, 1963.
Bakiya Y., Le miracle grec : mythe et réalité,
Paris, Éditions Menaibuc, 2005.
Bardinet Th., Les papyrus médicaux de l'Égypte
pharaonique, Paris, Fayard, 2001.
Barns J.W.B., Egyptians and Greeks, Bruxelles, Fondation
égyptologique Reine Élisabeth, 1978.
Bernal M., Black Athena. Les racines afro-asiatiques de la
civilisation classique, 3 vol., Paris, Presses
Universitaires de France, 1987.
Bertrand J., Vocabulaire grec : Du mot à la
pensée, Paris, Ellipses, 2008
Bidez J., l'os ou Platon et l'Orient, Bruxelles, Hayez,
1945
Bilolo M., Le Créateur et la Création dans la
pensée memphite et amarnienne. Approche synoptique
du Document Philosophique de Memphis et du Grand Hymne
Théologique d'Echnaton, Kinshasa-
Munich, 1988.
Bilolo M., Métaphysique Pharaonique IIIe
millénaire av. J-C. Prolégomènes et Postulats
majeurs,
Kinshasa-Munich, Publications Universitaires Africaines &
Menaibuc, 2003.
Bomhard A.-S. von, Le Calendrier égyptien. Une oeuvre
d'éternité, Paris, Periplus, 1999.
224
Bonnet C., Motte A. (dir.), Les Syncrétismes religieux
dans le monde méditerranéen antique, Bruxelles, Brepols,
1999.
Brandwood L., A Word Index to Plato, Leeds, W. S. Maney
and Sons, Maney Publishing, 1976. Briant P., De la Grèce à
l'Orient. Alexandre le Grand, Paris, Découvertes, Gallimard,
1988.
Brisson L., Fronterotta Fr. (dir.), Lire Platon, Paris,
Presses Universitaires de France, Quadrige, 2006. Burkert W., Les Cultes
à mystères dans l'Antiquité, Paris,
Vérité des mythes, Les Belles Lettres, 2003. Bury J.B., Meiggs
R., A History of Greece to the Death of Alexander the Great, Londres,
Macmillan, 1975.
Campbell J., Le Héros aux mille et un visages,
Paris, Editions Oxus, 2010.
Canfora L., Histoire de la littérature grecque
d'Homère à Aristote, Paris, Desjonquières, 1994.
Carratelli G.P., Les lamelles d'or orphiques. Instructions pour le voyage
d'outre-tombe des initiés grecs, Paris, Les Belles Lettres,
Vérité des mythes, 2003.
Chabas Fr., OEuvres diverses, t. V, éd. G.
Maspero, Paris, Ernest Leroux, 1909.
Chadefaud C., L'Écrit dans l'Égypte Ancienne,
Paris, Hachette, 1993
Champollion J.-F., Hartleben H., Lebeau R., Lettres et
journaux écrits pendant le voyage d'Égypte, C. Bourgois,
Paris, 1986.
Champollion J.-Fr., Grammaire égyptienne ou principes
généraux de l'écriture sacrée égyptienne,
Paris, éd. Didot frères, 1836.
Chaniotis A., War in the Hellenistic World : A Social and
Cultural History, Oxford, Blackwell, 2005. Clayton P.A., Chronique des
Pharaons, Paris, Casterman, 1995.
Cloché P., Alexandre le Grand et les essais de fusion
entre l'Occident gréco-macédonien et l'Orient,
Neuchâtel, H. Messeiller, 1953.
Coulon L., Giovannelli-Jouanna P., Kimmel-Clauzet F. et alii,
Hérodote et l'Égypte. Regards croisés sur le Livre II de
l'Enquête d'Hérodote, Actes de la journée
d'étude du 10 mai 2010, Lyon, Jean Pouilloux, 2013.
Cumont F., Les Religions orientales dans le paganisme romain,
recueil de conférences prononcées au Collège de
France, Paris, Leroux, 1929.
Daumas Fr., Amour de la vie et sens du divin dans
l'Égypte ancienne, Paris, Fata Morgana, Collection Hermès,
1952.
Decharme P., La critique des traditions religieuses chez les
Grecs des origines au temps de Plutarque, Paris, Alphonse Picard et Fils,
1904.
Delange J., La pierre d'alun. Un minéral en or,
Paris, éditions Chariot d'Or, 2011.
Derchain Ph., Les impondérables de
l'hellénisation. Littérature d'hiérogrammates, Paris,
Brepols, Monographies Reine Elisabeth, 2003.
Detienne M., Dionysos mis à mort, Paris, Tel,
Gallimard, 1998.
225
Detienne M., La démonologie d'Empédocle,
Paris, Les Belles Lettres, 1959.
Detienne M., Les Jardins d'Adonis, La Mythologie des
Aromates en Grèce Ancienne, Paris, Gallimard,
Bibliothèque des histoires, 1989.
Détienne M., Les maîtres de
vérité dans la Grèce archaïque (1967), Paris, La
découverte, 2006.
Diels H., Die Fragmente der Vorsokratiker, Bd. I,
Archytas, Berlin, BiblioLife, 1903.
Dodds E.R., Les Grecs et l'irrationnel, Berkeley,
Champs-Flammarion, 1997.
Drioton E., À propos des temples égyptiens,
Le Caire, Éditions Revue du Caire, 1951.
Drioton E., Vandier J., L 'Égypte des origines
à la conquête d'Alexandre, Paris, Presses Universitaires
de France, 1975.
Dumézil G., Jupiter, Mars, Quirinus. Essai sur la
conception indo-européenne de la société et sur
les
origines de Rome, Paris, Gallimard, La montagne
Sainte-Geneviève, 1941,
Dumézil G., La religion romaine archaïque,
Paris, Payot, 2000.
Dumézil G., Mythe et Épopée, 3
vol., Paris, Gallimard, 1995.
Dunand F., Le culte d'Isis dans le bassin oriental de la
Méditerranée, vol. II : Le culte d'Isis en
Grèce,
Paris, Brill, 1973.
DuQuesne T., The Jackal Divinities of Egypt I : From the
Archaic Period to Dynasty X, Oxfordshire
Communications in Egyptology, n° VI, Londres, Darengo,
2005.
Eichler E., Zeitschrift fur Agyptische Sprache und
Altertumskunde (ZAS), n°128, Leipzig, 2001.
Eliade M., Aspects du mythe, Paris, Gallimard,
Idées, 1963.
Eliade M., La Nostalgie des origines. Méthodologie
et histoire des religions, Paris, Gallimard, Les
Essais, 1971.
Evans J.A.S., Herodotus, Twayne Publishers, Boston,
1982.
Fabre D., Le destin maritime de l'Égypte ancienne,
Londres, Periplus Publishing London Ltd,
Egyptologie et Histoire, 2004.
Faure J.A., L'Egypte et les Présocratiques,
Paris, Librairie Stock, 1923.
Festugière A.-J., Études de religion grecque
et hellénistique, Paris, J. Vrin, Bibliothèque d'histoire
de
la philosophie, 1972.
Festugière A.-J., L'idéal religieux des
Grecs et l'Évangile, Paris, Librairie Lecoffre, J. Gabalda et
cie,
1932.
Foucart M.P., Des Associations religieuses chez les Grecs
: Thiases, érafles, orgéones, Paris, 1873.
Foucart M. P., Des Associations religieuses chez les
Grecs, Charleston, Nabu Press, 2010.
Foucault P.-M., Dits et Écrits, vol. 2 :
1976-1988, Paris, Gallimard, Quarto, 2001.
Franco I., Nouveau dictionnaire de mythologie
égyptienne, Paris, Pygmalion, 1999.
Friedländer P., Platon Band II : Die Platonischen
Schriften, Erste Periode, Berlin, Verlag de Gruyter
& Co., 1957.
226
Froidefond C., Le mirage égyptien dans la
littérature grecque d'Homère à Aristote,
Montpellier,
Ophrys, Presses Universitaires de France, 1971.
Frutiger P., Les mythes de Platon : étude
philosophique et littéraire, Paris, Alcan, 1930.
G. Lefebvre, Romans et contes égyptiens de
l'époque pharaonique, Paris, A. Maisonneuve, Librairie
d'Amérique et d'Orient, 1949.
Gardiner A.H., Ancient Egyptian Onomastica, t. II,
Oxford, Oxford University Press, 1947.
Gardiner A.H., Egyptian Grammar. Being an Introduction to
the Study of Hieroglyphs (1927),
Londres, Oxford University Press, 1957.
Garlan Y., Guerre et économie en Grèce
ancienne, Paris, La Découverte, 1999.
Geffcken J., Griechische Literaturgeschichte, Berlin,
Weidmannsche Buchhandlung, 1926.
Girard J., Le sentiment religieux en Grèce
d'Homère à Eschyle, étudié dans son
développement moral
et dans son caractère dramatique, Paris,
Hachette, 1887.
Girard R., La Violence et le sacré (1972),
Paris, Hachette Littérature, Pluriel, 1997.
Godel R., Platon à Héliopolis d'Egypte,
Paris, Les Belles Lettres, 1956.
Gomperz T. dans Les penseurs de la Grèce : histoire
de la philosophie antique, t. I: Les
commencements, trad. Reymond A., Paris, Payot,
1908-1910.
Gomperz T., Les penseurs de la Grèce : histoire de
la philosophie antique, t. I : Les commencements,
trad. A. Reymond, Paris, Payot, 1908-1910.
Gossart J., L'Atlantide : Dernières
découvertes, nouvelles hypothèses, Paris, Dervy, 2011.
Grandet P., Contes de l'Égypte ancienne,
Paris, Hachette, Khéops, 2005.
Grigorieff V., Philo de base, Paris, Editions
d'Organisation, Eyrolles Pratique, 2003.
Grimal N., Histoire de l'Égypte ancienne,
Paris, Fayard, 1988.
Grimal P., Les Romans grecs et latins, Paris,
Bibliothèque de la Pléiade, 1958.
Grumach E., Studien Zur Geschichte und Epigraphik der
frühen Aegaeis, Berlin, Walter de Gruyter,
1967
Guerrini Y., Recherche sur le dieu Oup-ouaout, des
origines à la fin du Moyen-Empire, Mémoire de
maîtrise d'égyptologie de l'Université
Paris IV : Sorbonne, Paris, 1989.
Gunn B.G., The Wisdom of the East : The Instruction of
Ptah-Hotep and The Instruction of Ke'Gemni
: The Oldest Books in the World, Londre, Kessinger
Publishing, LLC, 1918.
Guthrie W.K.C. , Orphée et la religion grecque.
Etude sur la pensée orphique, trad. S. M. Guillemin,
Paris, Payot, 1956.
Guthrie W.K.C., A History of Greek Philosophy, vol.
IV : Plato. The Man and his Dialogues : Earlier
Period, Cambridge, Cambridge University Press,
1986.
Gutschmid A.F., Schriften zur Aegyptologie und zur
Geschichte der griechischen, Teubner, BG, 1888.
227
Gutschmid H.A. von de, « Les premiers
établissements des Grecs en Égypte », dans
Mémoires publiés
par les membres de la mission archéologique
française au Caire (M1FAO), Le Caire, 1924.
Hadot P., Qu'est-ce que la philosophie antique ?,
Paris, Folio, 1995.
Harris M.H., A History of Libraries in the Western World,
Lanham, Maryland, Scarecrow Press, 1995.
Hart J., Herodotus and Greek History, Londres, Croom
Helm, 1982.
Hartog Fr., Le miroir d'Hérodote. Essai sur la
représentation de l'autre, Paris, Gallimard, 1980.
Healey J.F., Les débuts de l'alphabet, Paris,
Seuil, 2005.
Heidel W.A., Hecataeus and the Egyptian Priests in
Herodotus, Book II, Memoirs of the American
Academy of Arts and Sciences, vol. XVIII, part. 2, Boston,
1935.
Hellholm D. (éd.), Apocalypticism in the
Mediterranean World and the Near East, Tübingen, Uppsala,
1983.
Hopfer T., Über Isis ans Osiris, Darmstadt,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1967.
Hornung E., Les dieux de l'Égypte. Le Un et le
Multiple, Paris, Le Rocher, 1986.
Jaeger W., Paideia, la formation de l'homme grec, 2
vol., trad. S. Devyver, Paris, Gallimard, 1964.
Janet P., Essai sur la Dialectique de Platon, Paris,
Joubert éditeur, 2009.
Jéquier G., Le papyrus Prisse et ses variantes,
Paris, Paul Geuthner, 1911.
Jung C.G., Métamorphoses de l'âme et ses
symboles, Paris, Le Livre de Poche, Références, 1996.
Kant E., Critique de la raison pure, trad. Renault
A., Paris, Garnier-Flammarion, 2006.
Kerschensteiner J., Platon und der Orient, Stuttgart,
W. de Gruyter, 1945.
Kuhn T.S., La Structure des révolutions
scientifiques, Paris, Flammarion, Champs, 1983.
Lacarrière J., L'Égypte. Au pays
d'Hérodote, Paris, Ramsay, 1997.
Lallemand J., Le mécanisme des jurons dans la
Grèce antique, t. I, mémoire de l'université de
Liège,
Liège, 1968.
Lançon B., Schwentzel C.-G., L'Egypte
hellénistique et romaine, Paris, Nathan, 2003.
Lasserre F., Eudoxe de Cnide, Berlin, W. de Gruyter,
1987.
Leca A.P., La Médecine égyptienne au temps
des Pharaons, Paris, éd. Dacosta, 1992.
Lefebvre G., Le Tombeau de Pétosiris, Le
Caire, Institut français d'archéologie orientale, 1924.
Lévi-Strauss C., Anthropologie structurale
(1958), Paris, Pocket, Evolution, 2003.
Lewis N., Papyrus in classical antiquity, Oxford,
Oxford Clarendon Press, 1974.
Lichtheim M., Ancient Egyptian Literature, vol. II :
« The New Kingdom », Berkeley, University of
California Press, 1976.
Liddell H.G., Scott R., A Greek-English lexicon,
Toronto, Robarts, 1901.
Lister R.P., The Travels of Herodotus, Londres,
Gordon and Cremonesi, 1979.
Manasse E.M., Bucher über Platon, t. III,
Tübingen, J.C.B. Mohr, 1976.
Marestaing P., Les écritures égyptiennes
l'antiquité classique, Paris, Paul Geuthner, 1915.
228
Martin T.H., Études sur le Timée de Platon
(1841), 2 vol., Paris, Ladrange, 1981.
Mathieu B., Bickel S. (éd), D'un monde à
l'autre. Textes des Pyramides et Textes des Sarcophages,
Bibliothèque d'études n°139, Le
Caire, IFAO, 2004
Mattei J.-F., Platon et le Miroir du mythe, Paris,
Quadrige, Presses Universitaires de France, 2002 .
Matthey Ph., Pharaon, magicien et filou : Nectanebo II.
Entre l'histoire et la légende, Thèse de
doctorat n°759, document en ligne, Université de
Genève, 2012.
Mauss M., Essai sur le don. Forme et raison de
l'échange dans les sociétés archaïques (1925),
Paris,
Quadrige, Presses universitaires de France, 2007.
Méautis G., Eudoxe de Cnide et l'Egypte :
contribution à l'étude du syncrétisme
gréco-égyptien, Revue
de Philologie (RP), n°43, Paris, 1919.
Méautis G., L'âme hellénique
d'après les vases grecs, Paris, L'artisan du Livre, 1932.
Meeks D., Favard-Meeks Ch., La vie quotidienne des dieux
égyptiens, Paris, Hachette, 1995.
Mekhitarian A., La peinture égyptienne, Paris,
Skira, 1954.
Menu B., Égypte pharaonique. Nouvelles recherches
sur l'histoire juridique, économique et sociale de
l'ancienne Égypte, Paris, L'Harmattan, Droits
et Cultures, 2004.
Menu B., Maât, l'ordre juste du monde. Le Bien
Commun, Paris, Michalon, 2005.
Midant-Reynes B., Aux origines de l'Égypte. Du
Néolithique à l'émergence de l'État, Paris,
Fayard,
2003.
Montet P., Géographie de l'Égypte ancienne,
Paris, C. Klincksieck, 1957.
Morand A.-F., Etudes sur les Hymnes Orphiques, Paris,
Brill, 2001.
Morand A.-F., Etudes sur les Hymnes Orphiques. Religions
dans le monde gréco-romain, Boston,
Brill, Leiden, 2001.
Moret A., Le rituel du culte divin journalier en
Égypte (1902), Paris, Slatkine Reprints, 2007.
Motte A., Prairies et Jardins de la Grèce Antique.
De la religion à la philosophie, Bruxelles, Palais
des Académies, 1973.
Müller K., F. Eübner, Strabonis Geographica :
graece cum versione reficta, 2 vol., Paris, Didot,
1853.
Nouvelle Clio, 1995.
Obenga T., L'Égypte, la Grèce et
l'école d'Alexandrie, Paris, L'Harmattan, 2005.
Parke H.W., The Oracles of Zeus, Oxford, Oxford
University Press, 1967.
Pellegrin P., G. Lloyd, J. Brunschwig et alii, Le savoir
grec : Dictionnaire critique, Paris,
Flammarion, 2011.
Pépin J., Saffrey H.D. (dir.), Proclus lecteur et
interprète des anciens, Actes du colloque international
du CNRS, Paris, 2-4 octobre 1985, Éditions du CNRS,
1987.
229
Périllié J.-L. (dir.), Platon et les
pythagoriciens, Cahiers de philosophie ancienne n°20, Bruxelles,
Editions Ousia, 2008.
Philostrate l'Ancien, Vita Apollonii. Vie d 'Apollonios de
Tyane, trad. P. Grimal dans Romans grecs et
latins, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1958.
Picq P., Nouvelle histoire de l'homme, Paris, Perrin,
Tempus, 2005.
Pirenne J., Histoire de la civilisation de l'Egypte
ancienne, 3 vol., Neuchâtel, Albin Michel, La
Baconnière, 1961-1963.
Places E. des, Pindare et Platon, Paris, Beauchesne,
Philosophie, 1997.
Posener G., Humbert P., Recherches sur les sources
égyptiennes de la littérature sapientiale d'Israël,
dans Mémoires de l'Université de
Neuchâtel, vol. X, n° 2, Syria, 1929.
Pouilloux J. (dir.), Alexandrina. Hellénisme,
judaïsme et christianisme à Alexandrie, mélanges
offerts
au P. Claude Mondésert, Paris, Cerf, Patrimoines,
1987.
Pradeau J.-F., Le monde de la politique. Sur le
récit atlante de Platon, Timée et Critias, IPS Series 8,
Sankt Augustin, Academia Verlag, 1997.
Pradeau J.-Fr. (dir.), Platon : les formes intelligibles,
Paris, Presses Universitaires de France, 2001.
Pradeau J.-Fr., Brisson L., Le Vocabulaire de Platon,
Paris, Ellipses, 1998.
Renan E., Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Paris,
Nelson, 1883.
Reyser Th., Discours et Représentations de
l'Au-delà dans le Monde Grec, vol. 1, ref tel-00692081,
Paris, 2011.
Richard M.-D. (dir.), L'Enseignement oral de Platon. Une
nouvelle interprétation du platonisme
(1986), pref. de P. Hadot, Paris, Cerf, 2006.
Riginos A.S., Platonica : Anecdotes Concerning the Life
and Writings of Plato, Londre, Brill, 1976.
Robin L., La pensée grecque et les origines de
l'esprit scientifique, Paris, Albin Michel, L'évolution de
l'humanité, 1973.
Robin L., La théorie platonicienne des Idées
et des nombres d'après Aristote. Etude historique et
critique (1908), Paris, F. Alcan, Georg Olms,
1998.
Robin L., Platon, Paris, Presses universitaires de
France, Les grands penseurs, 1968.
Rohde E., Psyche. Le culte de l'âme chez les Grecs
et leur croyance à l'immortalité, trad. A. Peymond,
Paris, Le chemin des philosophes, 1999.
Ruhl L., De Mortuorum Judicio, Paris, I. Ricker,
1903.
Rumpel J., Lexicon Pindaricum, Toronto, BiblioLife,
Lipsiae B.G. Teubneri, 1929.
Salmon P., La politique égyptienne d
'Athènes (VIe et Ve siècles avant J-C.), Bruxelles, Palais
des
Académies, 1981.
Sauneron S., Les Prêtres de l'ancienne
Égypte, Paris, Editions du Seuil, Points Histoire, 1957
Saussure F. de, Cours de linguistique
générale (1916), Payot, Paris, 1979.
230
Schraerer R., La question platonicienne. Etude sur les
rapports de la pensée et de l'expression dans les Dialogues, Paris,
Neuchâtel, 1969,
Schuhl P.M., Platon et l'art de son temps, Paris, Alcan,
1933.
Schwarz F., Initiation aux livres des morts égyptiens,
Paris, Albin Michel, Spiritualités vivantes, 1988. Servajean Fr.,
Les formules des transformations du Livre des Morts à la
lumière d'une théorie de la performativité, Le Caire,
IFAO, 2004.
Simpson W.K. (dir.), The Literature of Ancient Egypt : An
Anthology of Stories, Instructions, Stelae, Autobiographies, and Poetry,
New Haven, Yale University Press 1972.
Sourdille C., La durée et l'étendue du voyage
d'Hérodote en Égypte, Thèse présentée
à la faculté de lettres de l'université de Paris, Paris,
E. Leroux, 1910.
Strasser J.-Y., La fête des Daidala de Platées
et la « Grande année » d'Oinopidès, Paris,
Hermès, 1990.
Taylor A.E., Plato, Londres, Constable, 1902.
Thomas E.M., Recherches sur les cultes orientaux à
Athènes, du Ve siècle avant
J-C. au IVe siècle
après J-C. Religions en contact dans la cité athénienne,
vol. 2, thèse tel-00697121 soutenue à l'Université
Jean Monnet, sous la direction de Y. Perrin et M.-Fr. Baslez, Saint-Etienne,
2003. Thomas R., Herodotus in Context : Ethnography, Science and the Art of
Persuasion, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
Toussaint S. (dir.), Marsile Ficin ou les mystères
platoniciens, Actes de colloque, Paris, Les Belles Lettres, 2002.
Valbelle D., Les neuf arcs, L'Égyptien et les
étrangers de la préhistoire à la conquête
d'Alexandre, Paris, Armand Colin, 1990.
Vandersleyen C., L'Égypte et la vallée du Nil.
De la fin de l'Ancien Empire à la fin du Nouvel Empire, Paris,
1995.
Vandier J., Puech H.-C., Dussaud R., Les anciennes religions
orientales, t. I : «La religion égyptienne », Paris,
Presses Universitaires de France, 1949.
Vercoutter J., Essai sur les relations entre Égyptiens
et pré-hellènes, Paris, L'Orient ancien illustré, A.
Maisonneuve, 1954.
Vercoutter J., L'Égypte et le monde
égéen pré-hellénique, étude critique des
sources Égyptiennes du début de la XVIIIe à la fin de la
XIXe dynastie, Le Caire, Bulletin d'Egyptologie (BdE), IFAO, 1956. Vernant
J.-P., La Mort dans les yeux. Figures de l'autre en Grèce ancienne,
Paris, Hachette, 1985. Vernus P., Essai sur la conscience de
l'histoire dans l'Égypte pharaonique, Paris, H. Champion, 1995.
Veyne P., Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil,
Points Essais, 1983.
Voilquin J., Les penseurs grecs avant Socrate, Paris,
Garnier-Flammarion, 1964.
231
Volten A., Studien zum Weisheitsbuch des Anii,
Copenhague, Levin & Munksgaard, Ægyptologi,
1937-38.
Volten A., Zwei altaegyptische politische Schriften,
Copenhague, Levin & Munksgaard, Ægyptologi,
1945.
Vourvéris K.I., Platon und die Barbaren, O.
Verlag, Athènes, 1938.
Vries J. de, A Commentary on the Phaedrus of Plato,
Amsterdam, 1969.
West M.L., The Orphie poems, Clarendon Press, Oxford,
1983.
Whitehead A.N., Procès et réalité.
Essai sur la cosmologie (1929), Paris, Gallimard, Bibliothèque
de
Philosophie, 1995.
Wilamowitz-Moellendorff U. von, Platon, Berlin,
Weidmann, 1920.
Yoyotte J., Charvet P., Gompertz S., Strabon, le voyage en
Égypte, Paris, Nil édition, 1997.
Zini F.M. (dir.), Penser entre les lignes. Philologie et
philosophie au Quattrocento, Villeneuve-
D'Ascq, Presses universitaires du Septentrion (Cahiers de
philologie), 2001.
Zucker F., Athen und Aegypten bis auf den Beginn der
hellenistischer Zeit, Festschrift Schubart, 1950.
Zuntz G., Persephone. Three essays on religion and thought
in Magna Graecia, Oxford, 1971.
Articles
Atsuhiko Y., « Survivances de la tripartition
fonctionnelle en Grèce », Revue de l'histoire des religions
(RHR) 3, tome 166 n°1, Paris, 1964, p. 21-38.
B. Jacques, « La survie de l'âme, de Platon
à Posidonius », Revue de l'Histoire des Religions (RHR),
t. 199, n°2, Paris, Armand Colin, 1982, p. 169-182.
Ballabriga A., « L'Invention du mythe des races en
Grèce archaïque », article en ligne dans Revue de
l'histoire des religions, RHR 3, 1998.
Bardinet T., « Hérodote et le secret de
l'embaumeur », dans Parcourir l'éternité. Hommages
à Jean Yoyotte, Bruxelles, Brepols, Bibliothèque de
l'École des Hautes Études-Sciences religieuses, 2012, p.
59-82.
Bonnet C., « Repenser les religions orientales : un
chantier interdisciplinaire et international », dans idem,
Rüpke J., Scarpi P., Religions Orientales. Culti misterici.
Stuttgart, Nouvelles perspectives, 2006, p. 7-10.
Boyancé P., « Platon et les cathartes orphiques
», article en ligne dans Revue des Études Grecques, t. 55,
fasc. 261-263, Juillet-décembre, 1942, p. 217-235.
Bresson A., « Rhodes, l'Hellénion et le statut de
Naucratis », dans Dialogues d'histoire ancienne (DHA), n°6,
Paris, 1980, p. 291-349.
232
Brisson L., «L'Égypte de Platon », dans
Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la
Philosophie, 2000, p. 151-167.
Brisson L., « Le Collège de veille », dans F.
Lisi (éd.), Plato's Laws and its Historical Significance. Selected
Papers from the International Congress on Ancient Thought, Salamanca,
Sankt Augustin, 2000, p. 161-177.
Brisson L., « Les théogonies orphiques et le
papyrus de Derveni : notes critiques », dans Revue d'Histoire des
Religions (RHR), n°202, 1985, p. 389-420.
Brisson L., «Archytas de Tarente », dans
Périllié J.-L. (dir.), Platon et les pythagoriciens,
Cahiers de philosophie Ancienne n°20, Bruxelles, Editions Ousia,
2008.
Brunner H., « Zitate aus Lebenslehren », dans E.
Hornung, O. Keel (éd.), Studien zu altdgyptischen Lebenslehren,
OBO 28, 1979, p. 105-170.
Burton A., « Diodorus Siculus, L. I. A commentary »,
article en ligne dans EPRO 29, Leyde, 1972, p. 275 sq.
Calder W.M., « Threptos and related terms in the
inscriptions of Asia Minor », dans American journal of philology,
n°104/3, Washington, 1983.
Cerny J., « Language and Writing », dans J. R.
Harris (éd.), The legacy of Egypt, Oxford, Oxford University
Press, 1971, p. 204 seq.
Chantraine P., note « thumos », dans
Dictionnaire étymologique de la langue grecque, t. II, Paris,
Klincksieck, 1970, p. 446.
Charron A., «Les canidés sacrés dans
l'Égypte de la Basse Époque », dans Égypte,
Afrique et Orient, vol. 23, Avignon, 2001, p. 7-23.
Clavaud R., Des Places Éd., « Le
Ménexène de Platon et la rhétorique de son temps
», publication en ligne dans Revue belge de philologie et d'histoire,
vol. 59, n° 1, 1981, Bruxelles, p. 198-199.
Cumont F., « Le mysticisme astral dans l'Antiquité
», dans Bulletins de l'Académie royale de Belgique,
Bruxelles, 1909.
Dandekar R.N., «Quelques aspects des contacts
indo-méditerranéens », dans Diogène, n°
71, Paris, 1970, p. 22-42.
Darnell J., Dobbs C. et alii, « Two Early
Alphabetic Inscriptions from the Wadi el-Hol : New Evidence for the Origin of
the Alphabet from the Western Desert of Egypt », dans Annual of the
American Schools of Oriental Research, Londre, 2005.
Daumas Fr., « L'origine égyptienne de la
tripartition de l'âme chez Platon », dans Mélanges A.
Gutbub, publications de la recherche, Montpellier, OrMonsp II, 1984, p.
41-54.
Daumas Fr., « L'origine égyptienne du jugement de
l'âme dans le Gorgias de Platon », dans Mélanges R.
Godel, Paris, 1963, p. 187-191.
233
Daumas Fr., «La naissance de l'humanisme dans la
littérature de l'Égypte antique », dans Mélanges
Roger Godel. De l'humanisme à l'humain, Godel A. (dir.), Paris, Les
Belles lettres, 1963, p. 199 sq. Daumas Fr., préface à Godel R.,
Platon à Héliopolis d'Egypte, Paris, Les Belles Lettres,
1956, p. 7578.
Derrida J., « La pharmacie de Platon » (1968), dans
Platon, Phèdre, Paris, GF-Flammarion, 2e éd., 1992, p.
255-403 (en part. p. 391, n. 8).
Dokoui-Cabrera N., Silpa F., « La rhétorique dans le
Conte du Paysan Eloquent ou le Maître de Parole », dans Cahiers
caribéens d'égyptologie, n°2, Cayenne, Les Ankhou,
février/mars 2006.
Drioton E., « Contribution à l'étude du
chapitre CXXV du livre des morts. Confessions négatives », dans
Recueil d'études égyptologiques dédiées
à Champollion, Paris, 1922, p. 545-564.
Drioton E., «Le jugement des âmes dans l'Ancienne
Égypte », Le Caire, Éditions de la Revue du Caire, 1949,
réimprimé dans Page d'égyptologie, le Caire,
1957, p. 195-214.
Dubois Ch., « L'olive et l'huile d'olive dans l'ancienne
Égypte », dans Revue de philologie, n. s. XLIX, Paris,
1925.
Dunand Fr., Lichtenberg R., «Anubis, Oupouaout et les autres
», dans Parcourir l'éternité. Hommages à Jean
Yoyotte, vol. 156, Bruxelles, Brepols, Bibliothèque de
l'École des Hautes Études-Sciences religieuses, 2012, p.
427-440.
Festugière A.-J., « Proclus et la religion
traditionnelle », dans Mélanges d'archéologie et
d'histoire offerts à André Piganiol, vol. III, Paris, 1966,
p. 1581-1590.
Festugière A.-J., « Deux notes sur le De Iside
de Plutarque », dans Comptes-rendus des séances de
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 103e année,
n°2, 1959, p. 312-319.
Festugière A.J., «Grecs et sages orientaux »,
dans Revue de l'Histoire des religions (RHR), 19421945, p. 29-41.
Festugière A.J., «Trois rencontres entre la
Grèce et l'Inde », dans Revue de l'Histoire des religions
(RHR), 1942-1945, p. 51-71.
Ficin M., Argumentum à sa traduction du
Mercurii Trismegistii Pimander ou Poimandrès, et d'autres
traités du Corpus Hermeticum (1471), dans Opera omnia
(1576), Paris, p. 1836 seq.
Figari J., «L'âme harmonie dans le Phédon : une
théorie pythagoricienne ? », dans Périllié J.-L.
(dir.), Platon et les pythagoriciens, Cah. de philosophie Ancienne
n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008. Figari J.,
«L'âme-harmonie dans le Phédon », dans
Périllié J.-L. (dir.), Platon et les pythagoriciens,
Cah. de philosophie Ancienne n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008,
p. 135 seq.
Fischer-Elfert H.-W., « Vermischtes III : Zwei neue
Ptahhotep-Spuren », dans Gôttinger Miszellen 143, 1994, p.
48-49.
Foumet J.-L., « Les emprunts grecs l'égyptien »,
dans Bulletin de la Société de linguistique de Paris,
vol. LXXXIV 1, Paris, 1989.
234
Fronterotta F., « Qu'est-ce qu'une forme pour Platon ?
Raisons et fonctions de la théorie des intelligibles », dans
Brisson L., Fronterotta F., Lire Platon, Paris, PUF, 2006.
Fronterotta F., « Qu'est-ce qu'une forme pour Platon ?
Raisons et fonctions de la théorie des intelligibles », dans
Brisson L., Fronterotta F., Lire Platon, Paris, Presses Universitaires
de France, 2006.
Garnot J.S.F., Zandee J., «De Hymnen aan Amon van Papyrus
Leiden 1350 », dans Revue de l'histoire des religions, vol. 153,
n° 2, 1958, p. 246-249.
Grégoire H., Méridier L., préface à
Euripide, OEuvres Complètes, t. V : Hélène,
Les phéniciennes, Paris, Les belles lettres, Collection des
universités de France, 1973, p. 42 sq.
Grimal N., « Les termes de la propagande royale
égyptienne de la XIXe dynastie à la conquête d'Alexandre
», dans Mémoires de l'académie des inscriptions et
belles-lettres, n°6, Paris, Imprimerie nationale, 1986.
Grimal N., Menu B., «Le commerce en Égypte ancienne
», dans Bulletin d'Egyptologie (BdE), n°121, Le Caire, IFAO,
1998.
Grousset R., « Le miracle grec », Dossier : «
Grèce antique », dans Encyclopédie de l'Agora,
portail en ligne, 2012.
Guglielmi W., «Eine Lehre fiir einen reiselustigen Sohn
», dans WeltOr XIV, 1983, p. 157-158. Guicheteau M., «L'art
et l'illusion chez Platon », article en ligne dans Revue Philosophique
de Louvain, troisième série, t. 54, N°42, 1956, p.
219-227.
Gutschmid A. de, «De rerum Aegyptiakarum scriptoribus
Graecis ante Alexandrum Magnum », dans Philologus X, 1855, p. 687
sq.
Guy D., «Le système astronomique de Platon »,
dans Revue belge de philologie et d'histoire, t. 38, Bruxelles,
1960.
Hagen F., « Echoes of Ptahhotep in the Greco-Roman Period ?
», dans Zeitschrift fur igyptische Sprache und Altertumskunde
(ZAS), n°28, Leipzig, 2009, p. 130-135.
Hartog Fr., « Les Grecs égyptologues »,
publication en ligne dans Annales ESC (sept.-oct. 1986), p.
953-967.
J. Derrida, « La pharmacie de Platon » (1968), dans
Platon, Phèdre, Paris, GF-Flammarion, 2e éd., 1992, p.
255-403.
J. McEvoy, «Platon et la sagesse de l'Égypte »,
article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993. Jean R.-A.,
« La Médecine en Égypte ancienne », « La
médecine », et « La médecine pharaonique » dans
Drye É. (dir.), Le Musée des Sciences de la
Bibliothèque d'Alexandrie. Rapport préliminaire, Paris,
1998-1999, p. 17, 97, 142.
Joly H., « Platon égyptologue », dans Etudes
platoniciennes : La question des étrangers, Librairie
philosophique, Paris, Vrin, 2000.
235
Kakosy L., « Schëpfung und Weltuntergang in der
àgyptischen Religion », dans StudAeg 7, Budapest, Acta
Antigua Acad. Scient. Hung., 1981, p. 55-68.
Labarbe J., « Quel Critias dans le Timée et le
Critias de Platon ? », dans Sacris Erudiri, n°31, 19891990,
p. 239-255.
Lafrance Y., « La problématique morale de
l'opinion dans le Gorgias », dans Revue Philosophique de Louvain,
troisième série, t. 67, n°93, 1969, p. 5-29.
Lagrange P., «L'Orphisme », article en ligne dans
Échos d'Orient, vol. 37, n°189, p. 207-208. Lanczkowski
G., « Eschatology in Ancient Egyptian Religion », dans
Proceedings of the LYth Intern. Congress for the History of Religions,
Tokyo, Maruzen, 1960, p. 129-134.
Lauer J. Ph., Picard Ch., « Les statues
ptolémaïques du Sérapéion de Memphis », dans
Publications de l'institut d'art et archéologie de
l'université de Paris, Paris, 1955.
Lefèbvre P.C.G., «Essai sur la médecine
égyptienne de l'époque pharaonique », dans Revue belge
de philologie et d'histoire, vol. 35, n° 11957, Bruxelles, p.
159-161.
Lefka A., «Pourquoi des dieux égyptiens chez
Platon ? », dans Kernos 7, publication en ligne, 1994. Lefka A.,
« Religion publique et croyances personnelles : Platon contre Socrate ?
», article en ligne dans Kernos 18, 2005.
Lefka A., «Par Zeus ! Les jurons de Platon », dans
Revue de Philosophie Ancienne, n°21, Bruxelles, 2003, p. 36 et p.
44-45.
Lefort Th., « St-Pachome et Amen-em-ope », dans
Museon, t. XL, n°127, Den Haag, p. 65-74. Leibovitch J., «
Formation probable de quelques signes alphabétiques », dans
Bulletin de l'Institut Français d'Archaeologie Orientale,
(B1FAO), n°032, Le Caire, 1932, p. 83-96.
Liefferinge C. van, « Les Sirènes : du chant
mortel à la musique des sphères. Lectures homériques et
interprétations platoniciennes », article en ligne dans Revue
de l'histoire des religions (RHR), n°4, 2012, p. 479-501.
Loraux P., « L'art platonicien d'avoir l'air
d'écrire », dans Détienne M. (dir.), Les savoirs de
l'écriture en Grèce ancienne, Lille, Presse universitaires
de Lille, 1988, p. 420-455.
Mallan C., Noë Ch., Lahbib O., « La parabole de la
panégyrie : Platonisme ou pythagorisme ancien ? », article en ligne
dans L'Enseignement philosophique, A. 2002, vol. 52, n° 4, p.
20-34.
Mallet D., « Les rapports des Grecs avec l'Égypte
(521-331) », dans Mémoires publiés par les membres de
l'Institut français d'archéologie orientale du Caire
(MIFAO), n°48, Le Caire, 1922, p. 147 seq.
Mallet D., «Les premiers établissements Grecs en
Égypte », dans Mémoires publiés par les membres
de l'institut français d'archéologie orientale du Caire
(MIFAO), n°12, Le Caire, 1893.
236
Mallet D., «Les rapports des Grecs avec l'Égypte
de la conquête de Cambyse (525) à celle d'Alexandre (331) »,
dans Mémoires publiés par les membres de l'Institut
français d'archéologie orientale du Caire (MIFAO),
n°48, 1922, p. 125-134.
Mallon A., « L'origine égyptienne de l'alphabet
phénicien », dans Bulletin de l'Institut Français
d'Archaeologie Orientale, BIFAO, n°030, Le Caire, 1931, p.
131-151.
Margel S., «De l'ordre du monde à l'ordre du
discours. Platon et la question du mensonge », dans Kairos
n°19 : « Platon », 2002.
Maspero G., « Les Contes populaires de l'Égypte
ancienne », dans Les Littératures populaires de toutes les
nations, n°4, Paris, J. Maisonneuve, 1889.
Mathieu B., « Archytas de Tarente », dans
Bulletin de l'Association Guillaume Budé (BAGB), Paris,
1987.
Mathieu B., « L'Enseignement de Ptahhotep » dans
Vision d'Égypte. Émile Prisse d'Avelines (1807 -- 1879),
Paris, Bibliothèque nationale de France, BX Livres, 2011.
Mathieu B., « Le voyage de Platon en Égypte
», dans Annales du Service des Antiquités de l'Égypte
(ASAE) 71, t. LXXI, Le Caire, 1987, p. 153-167.
Mathieu B., « Le voyage de Platon en Égypte
», dans Annales du Service des Antiquités de l'Égypte
(ASAE) 71, t. LXXI, Le Caire, 1987, p. 153-167.
Mattéi J.-Fr., « Le mythe de l'Atlantide »,
dans Platon et le miroir du mythe. De l'âge d'or à
l'Atlantide, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 2002.
Maystre C., «Les déclarations d'innocence »,
dans Publications de l'Institut français d'archéologie
orientale (IFAQ), Recherches d'archéologie, de philologie et d'histoire,
t. VIII, Le Caire, 1937, p. 115117.
Mcevoy J., «Platon et la sagesse de l'Égypte
», dans Kernos n°6, Varia, 1993, p. 270-275.
Meulenaere H. de, « Hakoris » dans Helck H.W.
(éd.), Lexikon der flgyptologie (LdÀ), vol. II, 1997, p.
931 sq.
Nilsson M.P., «Early Orphism », dans Harvard
Theological Review, n°28, Harvard, 1935, p. 181-230. Paparrigopoulos
C., « Grèce et Égypte aux temps pré-homériques
», article en ligne dans Bulletin de correspondance hellénique,
vol. 5, 1881. p. 241-250.
Parkinson R.B. , « The Tale of the Eloquent Peasant : A
Reader's Commentary », dans Lingua Aegyptia, Studia Monographica
10, Oxford, Griffith Institute, Ashmolean Museum, 2012.
Parkinson R.B., « Teaches, Discourses and Tales from the
Middle Kingdom », dans S. Quirke (éd.) Middle Kingdom Studies,
New Malden, 1991, p. 106-107.
Périllié J.-L., « Dialogue socratique et
divulgation de l'incommensurable », dans Périllié J.-L.
(dir.), Oralite et Ecriture Chez Platon, Cah. de philosophie Ancienne
n°22, Bruxelles, Editions Ousia, 2012.
237
Pfirsch L., « Le retour à la vie : Le mythe d'Osiris
», La mort et l'immortalité. Encyclopédie des savoirs et
des croyances, Paris, Bayard, 2004, p. 549-555
Pfirsch L., «Sortir au jour : Le jugement des morts et
l'accès à l'au-delà dans l'Égypte ancienne »,
La mort et l'immortalité. Encyclopédie des savoirs et des
croyances, Bayard, 2004, p. 373-384. Philip-Stéphan A., Dire le
droit en Égypte pharaonique. Contribution à l'étude des
structures et mécanismes juridictionnels jusqu'au Nouvel Empire,
Paris, Safran, 2008.
Piankoff A., Le « Coeur » dans les textes
égyptiens depuis l'Ancien Empire jusqu'à la fin du Nouvel Empire,
Paris, Paul Geuthner, 1930.
Pierre B., « La religion astrale de Platon à
Cicéron, dans Revue des Études Grecques, t. 65,
fascicule 306-308, Paris, Juillet-décembre 1952, p. 312-350.
Posener G., « Sur le monothéisme dans l'ancienne
Égypte », dans A. Caquot (éd.), Mélanges
bibliques et orientaux en l'honneur de M Henri Cazelles, AOAT 212,
Kevelaer, 1981, p. 347-351.
Posener G., « Hakoris. An egyptian noble man and his family
», dans Revue d'Égyptologie (RDE) n°21, Paris,
Peeters, 1969, p. 148-150.
Rush A., « Neith », dans Revue d'égyptologie
(RE), vol. XVI, 2, Paris, Peeters, 1935, p. 2205-2206. Rusjaeva A.S.,
« Orphisme et culte de Dionysos à Olbia », dans Vestnik
Drevnej Istorii (Revue d'histoire ancienne), Moscou, 1978, p. 87-104.
Schott S., « Altàgyptische Vorstellungen vom Weltende
», dans Analecta Biblica n°12, Rome, Pontificio Istituto
Biblico 1959, p. 319-330.
Schreyer R., Taylor D.J., « The History of Linguistics in
the Classical Period », dans Revue belge de philologie et d'histoire,
vol. 68, n°3, Bruxelles, 1990, p. 759-761.
Schuhl P.-M., « Platon et la musique de son temps »,
dans Etudes platoniciennes, Paris, PUF, 1960, p. 100-112.
Steinen H. von den, « Plato in Egypt », dans
Bulletin of the Faculty of Art (BFAC), vol. X, Le Caire, Fouad I
University, 1951.
Steinen H. von den, « The symbolism of the initial hint in
Plato's dialogues », dans Bulletin of Faculty of Arts (BFAC),
vol. XI, Le Caire, Fouad I University, 1949.
Strycker S.J.E., « L'enseignement oral et l'oeuvre
écrite de Platon », article en ligne dans Revue belge de
philologie et d'histoire, t. 45 fasc. 1, 1967. Antiquité --
Oudheid, 2009, p. 116-123.
Svoboda K., « Platon et l'Egypte », dans Archiv
Orientalni n°20, Prague, 1952, p. 28-38.
Traunecker C., « Essai sur l'histoire de la XXIX'
dynastie », dans Bulletin de l'Institut Français
d'Archaeologie Orientale (B1FAO), n°79, Le Caire, 1979.
Turcan R., « L'âme-oiseau et l'eschatologie orphique
», dans Revue de l'histoire des religions (RHR), t. 155, Paris,
Armand Colin, 1959, p. 33 seq.
238
Valbelle D., «La notion d'identité dans
l'Égypte pharaonique », dans Actes du colloque international
d'égyptologie, vol. 2, Turin, 1993, p. 551-556.
Varille A., « La stèle mystique de Béki
», dans Bulletin de l'Institut Français d'Archaeologie
Orientale (B1FAO) n°54, Le Caire, 1954, p. 129-135.
Vegetti M., «Dans l'ombre de Thoth. Dynamiques de
l'écriture chez Platon », dans Detienne M. (dir.) Les savoirs
de l'écriture en Grèce ancienne, Paris, Presses
universitaires de Lille, 1988, p. 387-419. Vergote J., «De oplossing van
een gewichtig probleem : de uocalisatie van de egyptische werkwoordvormen
», dans Mededelingen van de K Vlaams Acad. Voor Wetenscapen,
Bruxelles, 1960.
Vernant J.-P., « Le Dionysos masqué des bacchantes
d'Euripide », article en ligne dans L'homme, 93, XXV, 1985, p. 38
seq.
Vernant J.-P., « Le mythe hésiodique des races. Essai
d'analyse structurale », dans Mythe et pensée chez les Grecs,
Paris, Maspero, 1965, p. 13-79.
Vernus P., « L'intertextualité dans la culture
pharaonique : l'Enseignement de Ptahhotep et le graffito d'Jmny (Ouadi
Hammâmât, n°3042) », dans Gôttinger Miszellen,
n°147, 1995, p. 103-109. Vidal-Naquet P., « Athènes et
l'Atlantide » dans Le chasseur noir, Paris, La découverte,
1983, p. 335360
Vidal-Naquet P., « L'Atlantide et les Nations », dans
La Démocratie grecque vue d'ailleurs, Paris, Champs-Flammarion,
1990.
Voegelin E., « Plato's Egyptian Myth », dans The
Journal of Politics, vol. IX, n°. 3, Londres, Cambridge University
Press, 1947, p. 307-324.
Voegelin E., « Plato's Egyptian Myth », dans The
Journal of Politics, Vol. 9, No. 3 (Août 1947), Londres, Cambridge
University Press, p. 307-324.
Volokhine Y., « Le dieu Thot et la parole », dans
Revue de l'histoire des religions, tome 221, n°2, Genève,
2004. p. 131-156.
Wackenier S. «Les Grecs à la conquête de
l'Égypte. De la fascination pour le lointain à
l'appréhension du quotidien », dans Hypothèses
1/2007, article en ligne, p. 27-35.
Wymeersch B. van, «La musique comme reflet de l'harmonie du
monde. L'exemple de Platon et de Zarlino », dans Revue Philosophique
de Louvain, 4e série, t. 97, n°2, Louvain, 1999, p. 289-311.
Zhmud L., « Orphism and graffiti from Olbia », dans Hermes
n°120, 1992, p. 159-168.
239
Table des matières
Avant-Propos 1
Options d'approche 12
Méthodologie 14
Plan de recherche 15
Corpus et documents 17
I. Le voyage de Platon 24
A) Sources et témoignages contemporains 28
B) Contexte des relations entre l'Égypte et la Grande
Grèce. 41
C) Témoignages du voyage de Platon 62
D) Itinéraire du voyage de Platon 77
E) Indications dans les Dialogues 91
Synthèse 106
II. La tripartition de l'âme 108
A) La piste grecque 112
B) La piste égyptienne 124
Synthèse 134
III. Le jugement des âmes 136
A) La psychostasie selon les Grecs 141
B) La psychostasie selon les Egyptiens 165
C) Rayonnement littéraire de la psychostasie 194
Synthèse 208
Conclusion 211
Limites d'une investigation 214
De nouvelles perspectives 216
Bibliographie 220
Sources anciennes 220
Ouvrages de référence 223
Articles 231
240
|
|