Benedicti présente plusieurs modèles de femmes
de mauvaise vie, autres que les prostituées. Il fait tout d'abord
quelques allusions aux femmes qui adoptent un comportement
considéré comme étant déplacé pour leur
sexe. Il s'attache aussi à mettre en garde les bons chrétiens
contre les sorcières, pourchassées en cette fin de
XVIe siècle. Enfin, il se penche sur le problème des
huguenotes ou des femmes de huguenots et leurs attitudes
hérétiques.
Le franciscain dénonce « ces
riotteuses949 de femmes, qui font blasphemer leurs maris
»950. Cette dénonciation concerne les femmes qui
provoquent la colère de leur mari sciemment. Si cela peut être une
simple allusion au contexte de la vie privée du couple, nous pouvons
souligner que les femmes apparaissent dans les sources policières comme
celles qui poussent les hommes à la révolte, qui appellent
à la manifestation par leurs cris. Le fait qu'elles préparent les
repas implique qu'elles se sentent les premières concernées en
cas de crise frumentaire951. Elles sont donc en première
ligne des revendications populaires et entraînent à leur suite
leurs maris et leurs enfants. Benedicti dénonce aussi l'ivresse des
femmes qui, tout comme les cris, ne sied pas à leur supposée
pudeur. Ainsi il affirme que le péché d'ivresse « est
encores plus indecent aux femmes
949Riotteuse a le sens de querelleuse ou de «
femme qui crie beaucoup ».
950Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.514.
951Les crises frumentaires, provoquées par
des récoltes insuffisantes en blé, touchent
régulièrement la France au XVI e siècle et
menacent toute l'économie du pays, menant parfois à des
révoltes populaires.
Humeau Lucie | Master 1 CEI | mémoire de
maîtrise | juin 2013 - 183 -
Humeau Lucie | Master 1 CEI | maîtrise de
mémoire | juin 2013 - 184 -
qu'aux hommes : car celle qui est prise de vin est exposee
à beaucoup de dangers. C'est pourquoy les ancie[n]s Romains auoient
totalement prohibé l'vsage du vin à leurs femmes, au recit de
Valere Maxime : lequel adiouste que la femme yurette ferme la porte à
toute vertu, & l'ouure à tous vices. De la est que la loy des douze
Tables pour espouuanter les femmes qui seroient subiectes à ce vice,
ordo[n]na que celle qui seroit trouuee prise de vin fust punie comme vne
adultere. Et de fait vn citoyen Romain tua la sienne pour ce qu'elle s'estoit
enyuree »952. Les Romains auraient en effet interdit aux femmes
de boire du vin, et cela pour plusieurs raisons. Le vin était
considéré comme un abortif et comme dangereux pour la
qualité du lait, comme nous l'avons déjà dit. Aussi, la
femme, chargée de perpétuer l'espèce, ne doit pas en
boire. De plus, les femmes, à qui l'on a toujours attribué des
pouvoirs magiques, n'auraient pas besoin de boire du vin, ce que faisaient les
hommes lors des rituels sacrificiels aux dieux. Les femmes sont donc
éloignées des banquets et de la boisson. L'ivresse
féminine est très mal vue chez les Romains même si elle a
sûrement existé dans l'intimité du domicile. Benedicti la
condamne car elle conduit selon lui à la luxure. Afin d'accentuer le
lien causal entre ivresse et débauche, la première était
punie selon les mêmes règles que la seconde d'après le
franciscain. Ainsi, un homme trouvant sa femme en état d'ivresse aurait
le droit de tuer cette dernière comme si elle avait été
trouvée en situation d'adultère. Les premières lois
écrites romaines, les Douze Tables, encourageraient cette peine, ce que
nous n'avons pas pu vérifier.
Autre comportement qui semble indécent à
Benedicti pour une femme, la violence. Celle-ci affleure dans la mention d'une
« femme chaste & pudique qui frappe vn prestre ou religieux qui luy
veut oster son ho[n]neur »953. Celle-ci n'est pas
excommuniée. Néanmoins, cette mention montre qu'une violence
féminine existe bel et bien au XVIe siècle,
malgré le confinement auquel les hommes veulent la contraindre et
malgré sa supposée « pudeur ». D'après Nicole
Castan, les altercations « naissent toujours peu ou prou d'un honneur
outragé »954. Elle souligne de plus que «
malgré les efforts des Églises prônant la
miséricorde et la paix, la violence fait partie de la culture populaire
»955. Cette forme de violence serait le fait d'une
réappropriation de l'espace malgré le désir des hommes de
voir leurs épouses rester entre les murs de la maison. Benedicti
condamne plus particulièrement la violence à l'encontre des
ecclésiastiques mais sous-entend que les femmes peuvent se
défendre s'il est question de leur honneur.
952Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.370.
953Ibid., p.605.
954Natalie ZEMON DAVIS (dir.), Arlette FARGE (dir.),
op.cit. [note n°79], p.545.
955Ibid., p.545-546.
Femmes et société dans le manuel de
confession du père Jean Benedicti.
En effet, le franciscain répète
fréquemment dans son ouvrage que l'honneur d'une personne vaut plus que
tout aveu d'une faute, même grave.
Les modèles présentés sont ceux de
femmes dominatrices, qui renversent le schéma socialement accepté
à l'époque. Ainsi, la femme de Putiphar, maîtresse, au sens
d'employeuse, du « bon patriarche Ioseph [...] laquelle luy promettoit de
faire mourir son mary pour l'espouser, & se rendre de sa religion, s'il
voulloit coucher auec elle »956. Le fait qu'une femme propose
à haute voix, et plusieurs fois, à un homme de coucher avec elle
entre en contradiction avec la croyance selon laquelle la naturelle pudeur
féminine l'empêche de faire le premier pas en ce domaine.
L'impératrice Eudoxie est dénoncée du fait de sa
domination sur son mari, Arcadius. Cette impératrice du IVe
siècle « incita son mary Arcadius à
forba[n]nir957 ceste langue doree, S. Iea[n] Chrysostome : à
cause dequoy elle fut par Innocence [sic] Pape premier de ce nom
exco[m]muniee : ce qui luy abbregea finalement sa vie. Et qui plus est Dieu
monstra en euidence combien ce glaiue est à craindre : car elle estant
trepassee en ceste ce[n]sure & inhumee, son tombeau (ô terrible
foudre de l'excommunie !) ne cessa de trembler iusques à tant que son
fils le ieune Theodose impetra958 son absolutio[n] du sainct siege
Apostolique »959. Si la vie de l'impératrice Eudoxie est
assez mal connue, l'histoire a retenu d'elle l'image d'une femme dominatrice
qui décida des actes politiques à mener à la place de son
mari et élimina les personnes qui la gênaient dans ses ambitions.
Elle aurait obtenu l'exil du patriarche de Constantinople et père de
l'Église Jean Chrysostome qui avait dénoncé son amour du
luxe et sa soif de pouvoir960. Hérodias est aussi
présentée comme une femme diabolique, apprenant à sa fille
comment danser afin de charmer son mari et d'obtenir la tête de saint
Jean961. Enfin, « Brune-haut »962,
modèle de la femme orgueilleuse, est blâmée par le
franciscain. Cette dernière, princesse wisigothique, est accusée
d'avoir « commandité plusieurs meurtres au terme d'une faide qui
dura une trentaine d'années et l'opposa à Chilpéric Ier,
roi de Neustrie - lequel avait ordonné le meurtre de sa soeur Galswinthe
et s'était remarié avec Frédégonde -, puis à
Frédégonde qui avait commandité le meurtre de son mari,
Sigebert Ier en 575. Après la mort de son fils Childebert, en
595, Brunehaut se trouve régente de toute la Gaule de l'Est et du
Sud-Est, au nom de ses deux petits-fils »963. Son
caractère autoritaire et le
956Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.466.
957Bannir, expulser, reléguer.
958Impétrer signifie « essayer d'obtenir
» ou « obtenir ».
959Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.599.
960Benedicti fait allusion à cette «
correction fraternelle » à la page 503 de son ouvrage.
961Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.97.
962Ibid., p.261.
963Myriam TSIKOUNAS (dir.), Éternelles
coupables : les femmes criminelles de l'Antiquité à nos
jours, Paris, Éditions
Autrement, 2008, p.138.
Humeau Lucie | Master 1 CEI | mémoire de
maîtrise | juin 2013 - 185 -
meurtre de plusieurs membres de sa famille l'isolent de
l'aristocratie. En 613, le roi de Neustrie « fait tuer les
héritiers et Brunehaut lui est livrée pour subir une mort
ignominieuse à Renève, près de Dijon. On raconte que la
vieille reine a été promenée sur un chameau avant
d'être attachée par les cheveux, un bras et une jambe à un
cheval fougueux qui a mis son corps en lambeaux »964. Ce
châtiment est infiniment rare, et d'autant plus pour une femme, à
cette époque. « Au fil des récits, son portrait s'est
enrichi d'attitudes diaboliques qui la présentent comme une femme d'une
sensualité démesurée. Son corps mi-nu et sa poitrine
abondante évoquent effectivement la luxure. Ainsi se construit une sorte
de damnatio memoriae dont le but est de justifier la cruauté du
châtiment final »965. Benedicti répète que
Dieu punit les orgueilleux. Nous pouvons souligner que, dans le châtiment
subi, la nature royale de Brunehaut était mise à l'épreuve
: si elle avait réellement été choisie par Dieu, celui-ci
lui aurait donné le pouvoir de contrôler la nature et les animaux.
Le fait qu'elle ait été emportée par le cheval sans
pouvoir l'en empêcher devait montrer à l'assistance que Dieu ne
lui était pas favorable.
Au-delà de ces « sorcières domestiques
», le XVIe siècle voit une réelle chasse aux
démons et trouve dans l'imaginaire lié aux femmes de
véritables inquiétudes.
Les sorcières connues dont parle Benedicti sont
Circé, Médée et Mégère. Édith
Hamilton souligne que, dans la mythologie grecque, « [a]ucun homme et deux
femmes seulement sont pourvues de pouvoirs effrayants et surnaturels. Les
ensorceleurs démoniaques et les vieilles sorcières hideuses, qui
hantaient l'Europe et l'Amérique jusqu'à une époque bien
récente, ne jouent aucun rôle dans ces récits. Les deux
seules sorcières, Circé et Médée, sont jeunes et
d'une beauté ravissante - des enchanteresses et non des créatures
horribles »966. Circé est connue comme la
sorcière qui transforma les « compagnons d'Vlisses en porceaux
»967 grâce à un breuvage magique.
Médée est citée lorsque Benedicti dénonce le crime
d'infanticide968. « Fille du roi de Colchide, dotée de
pouvoirs magiques, elle aide Jason et ses compagnons, les Argonautes à
conquérir la toison d'or. Elle suit ensuite Jason à Iolcos puis
à Corinthe, où celui-ci décide de la répudier et
d'épouser Créuse, la fille du roi. Pour se venger,
Médée offre à sa rivale un péplos969
empoisonné qui provoque sa mort et celle de son père, puis elle
tue les deux
964Ibid., p.138.
965Ibid.., p.138.
966Édith HAMILTON, La mythologie : ses
dieux, ses héros, ses légendes, Alleur, Marabout, 1997
(rééd.), p.12.
967Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.41.
968Ibid., p.109.
969Un péplos est un vêtement
féminin formé d'une grande pièce d'étoffe
rectangulaire maintenue sur les épaules par deux agrafes,
avec un rabat retombant à l'extérieur.
Humeau Lucie | Master 1 CEI | maîtrise de
mémoire | juin 2013 - 186 -
Humeau Lucie | Master 1 CEI | mémoire de
maîtrise | juin 2013 - 187 -
Femmes et société dans le manuel de
confession du père Jean Benedicti.
fils qu'elle a eus de Jason pour priver celui-ci de toute
descendance »970. Enfin, Mégère, une des trois
Furies poursuivant les criminels, se trouve associée à
Médée dans la dénonciation de l'infanticide bien que rien
ne semble expliquer ce choix. Les Furies, aussi appelées Érinyes,
n'ont pas de pouvoir magique mais leur apparence physique les désigne
comme des femmes extrêmement dangereuses : leurs cheveux sont des
serpents, des larmes de sang coulent de leurs yeux, elles ont de grandes ailes
et poursuivent les coupables armées de fouets et de torches.
Benedicti dédie un long paragraphe à la
sorcellerie dans lequel il accuse « plusieurs Turcs, Iuifs, infideles,
heretiques charnels & mondains, & sur tout les sorciers & sorcieres
fruits du Caluinisme »971 de s'adonner aux sciences occultes.
Le franciscain ne pointe pas particulièrement du doigt les femmes dans
son propos sur les sorciers mais les actes qu'il décrit sont tous plus
susceptibles d'être exécutés par une femme dans les
mentalités de l'époque. La longue liste des « horribles
& abominables crimes » commis par les sorciers pour Satan commence
ainsi : « Le premier desquels, c'est qu'ils l'adorent comme leur Dieu. Le
2. Ils desauoue[n]t leur Baptesme & lareligion [sic]
Chrestie[n]ne, laquelle co[n]tient les hommes en la crainte de Dieu. Le 3. Ils
blasphement & contemnent le createur. Le 4. Ils sacrifient au diable
»972. Tous ces crimes sont ceux d'une abjuration de foi. Or,
selon Jacob Sprenger, auteur d'un célèbre traité de
démonologie, « femina vient de fe et minus, car
toujours elle a et garde moins de foi »973. De plus, depuis
« l'Antiquité, la femme est traditionnellement
réputée froide et humide, c'est-à-dire infirme et
débile, tandis que l'homme, sec et chaud, incarne la force et la
constance »974. La femme, qui n'a pas les capacités
physiques suffisantes pour réfléchir, a nécessairement
plus de mal à garder foi en Dieu quand un discours séducteur
s'offre à elle. La preuve en est avec Ève, qui fut séduite
par Satan sous la forme du serpent. De plus, « c'est à partir de la
côte d'Adam qu'Ève fut créée. La côte
étant un os courbe, l'esprit de la femme ne pouvait être que torve
et pervers »975. Tout concourt à se tourner vers la
femme quand on cherche un bouc émissaire. Pierre Darmon souligne que la
« chasse aux sorcières, qui s'exacerbe entre 1580 et 1630,
correspond encore à la grande vague de froid qui s'abat sur l'Europe,
aux disettes et à la période de violence engendrée par les
guerres de religion, la Réforme et la Contre-Réforme en des temps
de souffrance, le diable est aux aguets et le peuple désemparé
demande des boucs
970Myriam TSIKOUNAS (dir.), op. cit. [note
n°963], p.55.
971Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.46.
972Ibid., p.46.
973Pierre DARMON, Femme, repaire de tous les
vices..., op. cit. [note n°452], p.42.
974Ibid., p.40.
975Natalie ZEMON DAVIS (dir.), Arlette FARGE (dir.),
op.cit. [note n°79], p.524.
Humeau Lucie | Master 1 CEI | maîtrise de
mémoire | juin 2013 - 188 -
émissaires. La sorcière fait dès lors
figure de coupable idéale, et bien des accusations de sorcellerie
recouvrent de simples règlements de comptes »976.
D'autres « horribles & abominables crimes »
font pencher les croyances populaires vers l'idée d'une sorcellerie
d'origine féminine : « Le 5. Ils luy voüent & dedient
leurs propres enfans, les esleuant en l'air apres qu'ils sont nez. Le 6. Ils
luy consacrent ceux qui ne sont encores nez. [...] Le 9. Ils tasche[n]t de tuer
les petits enfa[n]s des Chrestiens, & de les faire auorter au ventre des
meres, deuant le S.Baptesme, au souhait de Satan qui les veut priuer du ciel :
co[m]me il les priue du Baptesme. Pour auta[n]t il se faut bien garder que ces
vieilles sorcieres sous couleur de sages femmes, n'approchent de la femme
accouchee. [...] Le 10. Ils s'efforcent aussi de cuire les petits enfans qu'ils
desrobe[n]t deua[n]t le baptesme, afin de les manger »977. Le
responsable des enfants en très bas âge à l'époque
est la femme. Au milieu de ces généralités asexuées
en apparence apparaît l'expression « vieilles sorcieres » qui
montre que Benedicti a une image en tête lorsqu'il écrit ce
paragraphe. Le stéréotype de la sorcière à
l'époque est le suivant : « vieille femme, vivant parfois un peu
isolée du reste de sa communauté mais le plus souvent
résidant dans celle-ci, où elle est née ; pauvre sans
être dans la plus noire misère ; redoutée pour ses
pouvoirs, sa mauvaise langue ou ses menaces envers de plus prospères
qu'elle, lorsqu'un service lui est refusé ; un peu déviante, au
sens sociologique du terme, ne serait-ce que parce qu'elle est veuve, qu'elle
s'est mariée plusieurs fois, qu'elle a vu mourir une partie de sa
famille, bref qu'elle n'est pas protégée par les puissants liens
de solidarité qui permettent une vie "normale" dans une telle
société rurale et patriarcale où la sociabilité et
l'entraide jouent un rôle fondamental »978. Pierre Darmon
souligne néanmoins que « [c]e sont aussi les plus jolies femmes qui
sont jetées dans les flammes. Enviées, désirées,
génératrices de frustrations, on les accuse d'induire au
péché pour plaire au diable. Entre les deux extrêmes, il
n'y a pas de nuance. Pour se protéger du bûcher, mieux vaut
être une épouse doublée d'une mère quelconque
»979. Le fait que les sorcier sont censés promettre
« d'induire le plus de gens qu'ils pourront à leur secte damnable
»980 penche aussi en faveur de l'image d'une sorcière.
En effet, la femme, bavarde mais dissimulatrice, propagatrice de rumeur, est la
mieux à même dans l'imaginaire des gens du XVIe
siècle de séduire de nouvelles recrues pour le Prince des
Ténèbres.
976Pierre DARMON, Femme, repaire de tous les
vices..., op. cit. [note n°452], p.46.
977Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.46.
978Robert MUCHEMBLED, Sorcières, justice
et société aux 16e et 17e
siècles, Paris, Imago, 1987, p.12-13.
979Pierre DARMON, Femme, repaire de tous les
vices..., op. cit. [note n°452], p.47.
980Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.46.
Humeau Lucie | Master 1 CEI | mémoire de
maîtrise | juin 2013 - 189 -
Femmes et société dans le manuel de
confession du père Jean Benedicti.
Les actions des sorciers sont décrites ainsi : «
Le 11. Ils taschent de tuer les Chrestiens par la poyson que le diable leur
baille. Le 12. Ils font mourir le bestiail [sic] par leurs charmes. Le
13. Ils suscitent la gresle, orages, & tempestes par le moyen des diables,
Dieu par vn iuste iugement le permetta[n]t. Le 14. Ils enchante[n]t & font
mourir les bleds & fruits de la terre, pour induire la femine
[sic] au pays, & font croistre des chenilles, hannetons &
chate-pelues981, pour ronger les fruits & les arbres
»982. Les philtres d'amour sont aussi craints : « Celuy
qui s'ayde de charmes, herbes, malefices, à ceste intention [commettre
fornication], & cherche deuines, sorcieres, ou malefiques, pour ses
maquerelles, offense doublement »983 dit Benedicti. Plus
tôt dans le texte, il affirmait que les « femmes, qui bailleront en
breuuage aux hommes, ce que ie n'oseroye no[m]mer : c'est pour plus ardemme[n]t
se faire aimer d'eux, chose assureme[n]t horrible et perilleuse, peut etre pour
faire mourir la perso[n]ne ou la faire enrager »984. Robert
Muchembled explique que « [p]our les démonologues du
XVIe et du XVIIe siècle, comme pour la plupart de
leurs contemporains, les causes de la sorcellerie sont claires : le diable agit
en ce monde contre le plan divin d'organisation de l'univers. Il initie des
humains à ses mystères, les convoque au sabbat pour se faire
rendre un culte secret, nocturne et sulfureux, puis il leur ordonne de faire le
plus de mal possible autour d'eux, grâce à des poudres et à
des onguents maléfiques qu'il leur délivre à l'issue d'une
véritable messe satanique »985. Grâce à ces
poudres et à ces onguents, les sorcières se vengeraient de leur
position d'infériorité dans la société. Elles
deviennent les boucs-émissaires de tout malheur frappant la
communauté. Pierre Darmon montre comment les populations du
XVIe siècle ont vu les femmes : « Les faibles femmes
sont les proies rêvées du diable. Cette faiblesse fait le berceau
de leur crédulité, de leur infidélité, de leur
violence et de leur malice ou méchanceté. Leur oisiveté
les condamne à cette insatiable lascivité qui les place sous la
dépendance de Satan »986. De plus, un changement
intervient au XVIe siècle dans le regard porté sur la
sorcière : « si la tradition populaire croit qu'elle réalise
toute sorte de maléfices - le dépècement des enfants ; le
recours au sang menstruel dans la préparation des sorts et des "formules
magiques" ; l'empoisonnement des eaux et de la terre -, les inquisiteurs la
définissent surtout par son pacte secret avec Satan. Dorénavant
ce pacte sera scellé par des rapports
981Une chatepelose est une sorte de chenille ou de
charançon.
982Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.46.
983Ibid., p.157.
984Ibid., p.50-51.
985Robert MUCHEMBLED, Sorcières, justice
et société..., op. cit. [note n°978], p.13.
986Pierre DARMON, Femme, repaire de tous les vices...,
op. cit. [note n°452], p.47.
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mémoire | juin 2013 - 190 -
charnels, pervers, de soumission, et par une jouissance
insatiable des plaisirs de la chair »987.
Benedicti affirme que, parfois, les sorciers « se
trouue[n]t bie[n] loin de leur pays, au sabbath, là où ils
adorent à la renuerse le gra[n]d diable Satanas, en forme de taureau, ou
de bouc, luy faisant l'honneur qui appartient à Dieu
»988. Les sorcières commencent à être
représentées sur un balai au début du XVIe
siècle. Cela peut s'expliquer par le fait que le balai soit un attribut
féminin dont le détournement pourrait montrer la
dangerosité de la femme, maîtresse de son intérieur.
Grâce à sa capacité à voler, elle peut rejoindre le
lieu du sabbat à n'importe quel moment de la journée mais c'est
bien sûr la nuit qui est privilégiée dans les récits
des démonologues. La nuit est diabolisée par les
théologiens qui tentent de rechristianiser ou tout simplement de
christianiser les masses populaires à la sortie de la querelle entre
protestants et catholiques. Ces mêmes théologiens construisent le
mythe du sabbat, qu'ils imaginent comme « une liturgie chrétienne
à l'envers, qui copie trait pour trait la messe, en affectant chaque
élément d'un coefficient négatif, d'une coloration noire
et morbide »989. Robert Muchembled explique comment, vers
1550-1570, le décalage entre le monde campagnard des croyances et «
le monde des élites chrétiennes apparaît plus nettement
qu'auparavant. Le dynamisme missionnaire d'Églises restructurées,
réorganisées, conquérantes, amène un heurt brutal,
un contact permanent de deux cultures. La culture populaire n'offre à ce
choc qu'une énorme force de résistance passive, qui
exaspère plus encore les missionnaires protestants et catholiques,
conscients de l'importance de leur tâche, puisque le règne de Dieu
est proche »990. Afin de conquérir ces esprits
superstitieux, les théologiens auraient « utilis[é] la peur
du diable pour structurer des mentalités plutôt
polythéistes et pour faire émerger la figure unique d'un Dieu
terrible »991. Plusieurs raisons peuvent expliquer le fait que
80% des victimes des bûchers aient été des femmes. Elles
possèdent premièrement un grand savoir médical : «
guérisseuse, concurrente du prêtre dans la religion domestique,
elle diffuse aussi la culture populaire aux enfants à une époque
où les écoles rurales sont rares »992. De plus,
la sorcière serait « une femme vaincue, au temps de l'adaptation
à la modernité de la société paysanne
traditionnelle, dont elle porte comme guérisseuse, comme mère,
comme fille et comme épouse la continuité. Une continuité
que veulent interrompre les
987Esther COHEN, Le corps du diable : philosophes
et sorcières à la Renaissance, Paris, Éditions
Léo Scheer, 2004, p.48.
988Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.46.
989Robert MUCHEMBLED, Sorcières, justice
et société..., op. cit. [note n°978],
p.228.
990Ibid., p.48.
991Ibid., p.21.
992Ibid, p.21.
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maîtrise | juin 2013 - 191 -
Femmes et société dans le manuel de
confession du père Jean Benedicti.
détenteurs du savoir et du pouvoir, pour
agréger à la modernité en marche, à une Europe en
expansion, un monde rural trop immobile à leur gré
»993. Afin d'évincer en quelque sorte les femmes, les
théologiens construisent donc le mythe du sabbat qui est « une
catégorie de pensée étrangère aux acteurs paysans
de ces drames. Les témoins qui se présentent contre les
prétendues sorcières n'en parlent jamais. Quant aux
accusés, ils n'en font état qu'en avouant sous la torture et
généralement en étant guidés par les questions
très précises de leurs juges, lesquels leur fournissent les
précisions démonologiques nécessaires pour pouvoir
rédiger une sentence de facture classique. Celle-ci contient, on le
sait, le rappel de l'initiation diabolique, concrétisée par une
marque insensible aux piqûres et par la copulation avec le démon
[...] »994.
Benedicti dénonce ces crimes : « Le 15
commette[n]t prodigieuses paillardises comme d'inceste, le fils auec la mere,
soeur, parents, &c. Le. 16 Les ho[m]mes sorcières se couplent auec
le diable en forme feminine, appellé des Hebrieux Lilith, &
les sorcieres auec vn autre en forme d'ho[m]me. Et peut estre que de là
vienne[n]t les incubes & succubes, question fort agitee entre les anciens
& modernes. Tout cecy ne semblera pas estrange, à ceux qui croyent
que Dieu permet beaucoup de choses aux diables & sorciers, pour le
peché des ho[m]mes »995. Ainsi, plusieurs formes peuvent
être prises par le diable : animale avec le bouc ou le taureau
cités plus haut, féminine sous la forme d'une succube et
masculine avec les incubes. La sensualité débordante des femmes
est utilisée par le diable pour s'unir à elles. Elles peuvent
s'accoupler avec un incube, c'est-à-dire un démon mâle, ou
avec le diable sous une forme animale. Malgré les descriptions de ces
sabbats comme des fêtes orgiaques par les démonologues, les
témoignages des sorcières « laissent nettement entendre que
ces unions ne sont guère voluptueuses. Le diable se montrerait un amant
médiocre, pressé ou mal pourvu, puisque son membre [...] n'est
guère plus long, ni plus gros qu'un doigt, moindre, en l'occurrence, que
celui des maris. À moins qu'il ne soit, au contraire, énorme,
couvert d'écailles, barbelé, dont la pénétration
est ressentie douloureusement »996. La présence des
succubes « démons femelles se donnant à des hommes, est
compliquée. Leur implication peut n'avoir qu'une finalité
fonctionnelle. En effet, le diable - dépourvu de sperme - est
obligé, s'il veut procréer, d'en emprunter en recueillant celui
d'un homme par cette ruse qui consiste à se comporter en femme avec un
"donneur" volontaire »997. Lilith est quant à elle un
mythe juif qui en fait la première femme d'Adam. Aux deux
993Robert MUCHEMBLED, Sorcières, justice
et société..., op. cit. [note n°978], p.24.
994Ibid., p.228.
995Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.46.
996Marcel BERNOS, Femmes et gens d'Église...,
op. cit. [note n°3], p.86.
997Ibid., p.87.
récits de la création des hommes
correspondraient deux femmes. Lilith serait la première femme,
créée en même temps qu'Ève. Elle « abandonne
son époux parce qu'il se refuse à inverser la "position
naturelle" de l'acte sexuel. Lilith insiste pour monter son mari, dans
une subversion de l'ordre hiérarchique »998. Elle se
transforme en démon et certains récits la montrent prenant la
forme d'un serpent pour séduire Ève. Le diable imposerait aussi
une marque à ses fidèles, celle-ci étant activement
recherchée lors de l'interrogatoire des suspectes. Enfin, il faut
souligner que Benedicti affirme dans le passage cité
précédemment que c'est Dieu lui-même qui accepte la
présence des sorcières puisqu'il « permet beaucoup de choses
». Il est en effet impossible que quelque chose arrive sans le
consentement de Dieu et l'existence des sorcières n'est donc
peut-être qu'une des manières de tenter les hommes.
Les persécutions subies par les sorcières
présumées au XVIe siècle s'accentuent dans un
contexte de grande tension religieuse et d'importants changements
sociétaux. Tout commence par « une rumeur concernant
généralement une vieille paysanne. Une information voit
défiler des témoins qui précisent les accusations. Alors
s'ouvre le procès proprement dit : interrogatoire du suspect,
récolement et confrontation des témoins, torture et aveux,
sentence et exécution publique du suppôt de Satan. Puis, sur la
base des déclarations de ce dernier, d'autres suspects sont mis en
accusation et les bûchers s'allument à nouveau
»999. En dehors des femmes âgées
détentrices des savoirs ancestraux, une autre catégorie est
susceptible d'être l'objet de graves accusations : les huguenotes.
Accusées par Benedicti de faire légion parmi
les sorcières1000, les huguenotes ont une place
particulière au sein de la société du XVIe
siècle. Le franciscain distingue clairement deux catégories de
femmes : celles qui sont catholiques mais mariées à un huguenot
et celles qui ont adhéré à la religion de leur conjoint.
Les deuxièmes seulement sont dénoncées par Benedicti. Il
s'exclame contre les « belles Huguenottes » qui portent « en
Geneue les medailles, pourtraits & images de Caluin, voire bien cherement
entre leurs ma[m]melles. Il est bie[n] vray que c'est pour leur rafraichir la
douce memoire de leur bie[n] aimé Patriarche, preferé par elles
à la Royne des cieux, aussi bien que fut Barrabas à Iesus Christ
»1001. Benedicti essaie de montrer ici l'hypocrisie des
protestantes. Il affirme que malgré le rejet des images de culte par la
doctrine calviniste,
998Esther COHEN, op. cit. [note n°987],
p.66.
999Robert MUCHEMBLED, La sorcière au
village (XVe-XVIIIe siècle), Paris,
Éditions Julliard / Gallimard, 1979 (coll. Archives),
p.86.
1000Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede
d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.46.
1001Ibid., p.50.
Humeau Lucie | Master 1 CEI | maîtrise de
mémoire | juin 2013 - 192 -
Humeau Lucie | Master 1 CEI | mémoire de
maîtrise | juin 2013 - 193 -
Femmes et société dans le manuel de
confession du père Jean Benedicti.
les huguenotes portent sur elles des images de Calvin
qu'elles semblent honorer comme un dieu plutôt que comme un simple
théologien. Le fait qu'elles portent ces images dans le creux de leur
poitrine introduit une dimension sexuelle dans cette pratique. Les calvinistes
accordent une importance bien moindre à la figure de Marie que les
catholiques. Benedicti accuse d'iniquité les huguenotes qui
préfèrent Calvin, simple mortel, à Marie, mère de
Dieu qui est montée au ciel. Il compare cette situation à un
épisode biblique durant lequel Ponce Pilate, pouvant libérer un
prisonnier selon son libre désir, demande à la foule de faire un
choix : la libération de Jésus ou bien la libération de
Barabbas, possible criminel accusé d'avoir participé à une
révolte dans la ville. La foule choisit alors de libérer le
criminel. Les huguenotes sont aussi accusées d'avoir «
imposé aux prestres & confesseurs mille farfanteries1002
[sic] & impostures, qui sont aussi bien veritables que celles de
la femme de Putiphar contre Ioseph »1003. Joseph fut
injustement emprisonné suite à l'accusation lancée contre
lui par la femme de Putiphar. Les huguenotes tenteraient de même de
séduire les prêtres afin peut-être de mieux les attirer
à leur religion. En effet, les pasteurs protestants peuvent se marier.
Tous les huguenots peuvent aussi divorcer sous certaines conditions. Benedicti
dénonce ces mesures et accuse indirectement les huguenotes de pratiquer
la polygamie. « Et par ce moyen voilà comme vne femme en moins de
trois ans pourra auoir pleusieurs [sic] marys tous viua[n]s : chose
maudite à tous les siecles passez »1004
s'exclame-t-il.
Pour ce qui est des femmes catholiques qui doivent vivre aux
côtés d'un huguenot, Benedicti fait preuve d'une grande
clémence. Il affirme que ne sont pas obligés d'aller se confesser
« [c]eux qui sont en danger de perdre la vie, les biens, l'honneur, ou
encourir quelqu'autre grand danger comme ceux qui habite[n]t entre les
infideles & heretiques. En quoy aucunesfois les femmes de ceux qui sont
Huguenots pourroient estre excusees, si elles ne se confessent tousiours
à Pasques, quand leurs maris les batte[n]t, frappent & persecutent
pour ce regard : car le commandeme[n]t de l'eglise n'oblige pas la personne au
danger de sa vie, de son desho[n]neur, comme i'ay escrit par cy deua[n]t. Il
est bien vray qu'elles doiuent tousiours auoir ceste bonne intention de
satisfaire au commandement de l'Eglise à la premiere commodité,
& ce pendant demander dispense aux superieurs s'il [sic] elles
peuue[n]t aussi faire separation d'auec leurs maris, quand ils les empeschent
de faire leur salut »1005. La femme qui vit avec un huguenot
est donc une des seules à pouvoir demander le divorce auprès
des
1002Forfanterie : caractère d'une personne qui
se montre impudemment vantarde.
1003Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le remede
d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.224.
1004Ibid., p.126.
1005Ibid., p.218.
autorités catholiques. Elle n'est pas tenue de
respecter les grandes obligations religieuses telles aller à la messe ou
se confesser à Pâques. Néanmoins, « la femme
Catholique, qui vit & couche auec son mary Huguenot » peut «
demeurer, seruir & obeyr » s'il ne l'empêche pas « de
suyure leur religion, autreme[n]t en tel cas il le faudroit quitter : car il
faut plustost obeyr à Dieu qu'aux hommes »1006.
Benedicti adopte une position plutôt souple car beaucoup de catholiques
n'acceptent pas la fréquentation des « hérétiques
».
En conclusion, nous pouvons dire que les femmes en dehors de
l'Église apparaissent comme plus dangereuses que les hommes dans la
même situation car leur pouvoir de séduction pourrait leur
permettre d'attirer d'autres personnes à elles. C'est pourquoi les
sorcières doivent être brûlées. Les femmes qui ont un
mauvais comportement ou cherchent à renverser la hiérarchie
acceptée sont montrées du doigt tandis que les femmes de
huguenots devraient chercher à rentrer dans le rang si elles ne veulent
pas être dénoncées comme huguenotes.