3.3 La présentification
Comme nous l'avons vu, les chercheurs de l'Ecole de
Montréal considèrent que le collectif se bâtit avec tout ce
qui parle et agit en son nom et c'est par ce biais qu'ils amènent
l'idée de présentification dans les organisations. Ainsi, selon
Cooren (2006):
Acting in the name of others thus amounts to making these
others present, a sort of `presentification' that, as we will see, tends to
solve the conundrum of the mode of being of societies and organizations.
According to this approach, a collective entity like a group, organization, or
society exists through all the entities that act or speak on its behalf. (p.
83)
Le concept de la présentification qui est
utilisé dans le cadre des études réalisées par les
chercheurs de l'Ecole de Montréal sert de lentille dans l'observation
des organisations (Brummans et al., 2009). S'inspirant de Gumbrecht (2004), les
penseurs de cette école définissent la présentification
organisationnelle comme un concept qui renvoie à la manière dont
une organisation est rendue présente par le biais d'agents humains et
non-humains qui sont, eux-mémes, dans un processus
d' interaction (Cooren, Matte, Taylor & Vasquez, 2007).
L'idée de présentification permet donc de voir comment
l'organisation s'incarne par l'entremise des acteurs humains et non-humains qui
la mettent en scene implicitement ou explicitement (Cooren, 2006). Les acteurs
humains peuvent mobiliser des acteurs non-humains et parfois aussi d'autres
acteurs humains (Cooren et al., 2008).
Cette idée d'incarnation qui rappelle aussi l'idée
de parler ou d'agir au nom de, est décrite ainsi:
The incarnation that enables presentification occurs through
the interplay between spoken and written language (conversations, speeches,
documents, memos, posters), nonverbal language (gestures, symbols), context
(circumstances, previous interactions), and materialities (costumes, buildings,
desks, computers). (Brummans et al., 2009, p. 104)
Cependant, même si l'on considère que toute
entité peut potentiellement être l'agent d'une autre
entité, il faut prendre en compte le fait que dans le cadre d'une
organisation, certains agents ont plus de visibilité ou d'importance que
d'autres.
Comme nous l'avons vu, présentifier une organisation,
c'est la rendre présente. En ce sens, on peut aussi rendre
présent son identité, celle-ci s'incarnant dans des acteurs
humains (employés, directeurs, porte -parole, É) et non-humains
(vêtements, logo, bâtiments, É) qui sont censés la
manifester. On notera d'ailleurs qu'il n'y a pas une incarnation, mais bien
plusieurs, plusieurs agents ayant potentiellement un rTMle de
représentation à jouer au sein du collectif. Ainsi,
l'organisation est re-produite selon les nombreuses présentifications
censées l'incarner. Comme le précisent Cooren et al. (2008):
Our study indicates that the ways in which an organization's
presence is produced can never be fully controlled by the organization itself
(i.e. by its representatives), because organization presentification results
from the interplay between a number of human and nonhuman interactants. Going
one step further than Gumbrecht (2004), we thus argue that an organization's
(or individual's) presence is always a co -production. (p. 1346)
Dans le phénomène de présentification et
d'incarnation, il y a aussi l'idée de performance, qui se manifeste par
la traduction, l'interprétation, la transaction et surtout, en ce qui
nous concerne dans cette étude, la co-construction (Cooren et al.,
2008).
D'un point de vue communicationnel, cette
présentification organisationnelle, dans le cas de l'organisation
Médecins Sans Frontières, se manifeste surtout selon des
narratifs produits par les membres de l'organisation, narratifs qui les
apparentent à des héros, alors que les non-membres passent alors
soit pour des adjuvants, soit pour des opposants (Cooren et al., 2008).
La revue de littérature nous a montré que
l'identité organisationnelle se construit de facon quotidienne et
qu'elle fait l'objet de négociations constantes à travers les
interactions. On peut donc considérer que l'organisation se
présentifie dans l'interaction à travers les valeurs, les
principes, les arguments, les documents qui sont censés incarner son
identité, sa mémeté. Nous allons donc nous concentrer sur
les interactions au quotidien pour comprendre la construction du Ç soi
È d'une organisation, à travers ses incarnations exprimées
par le langage. Afin de justifier l'étude de l'identité
organisationnelle par le biais de l'analyse du discours en interaction, nous
nous baserons sur l'idée d'agentivité développée
par Cooren
(2006) : « In a world full of agencies, an organization's
identity can thus be understood through all these entities that can act and
speak in its name » (p. 83).
Afin d'analyser empiriquement comment l'identité
organisationnelle s'incarne dans la construction interactionnelle, nous
proposons d'étudier l'organisation Médecins Sans Frontieres.
Pourquoi cette organisation ? Notamment parce que c'est l'une des seules ONG
à but humanitaire d'envergure internationale, avec une identité
complexe et des tensions entre sa cause et ses impératifs
stratégiques. Mais aussi, parce que des sa création, elle clame
haut et fort dans les médias qu'il faut aider les populations en
souffrance sur le terrain de leur drame, en envoyant des médecins, mais
aussi des caméras, pour dénoncer la réalité de leur
détresse aux yeux du monde. Les représentants de cette
organisation ont donc a priori conscience du pouvoir des mots et des images,
lesquels sont des éléments majeurs dans la constitution de
l'identité d'une organisation. Toutes ces raisons m'amenent à
penser que l'organisation Médecins Sans Frontieres semble être un
cadre d'étude tres intéressant pour une recherche sur la
construction de l'identité organisationnelle. En outre, il existe
déjà un corpus de données (vidéos d'une mission de
Médecins Sans Frontieres en République Démocratique du
Congo) qui est mis à notre disponibilité pour notre recherche par
Francois Cooren, mais nous y reviendrons plus tard.
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