Le malaise dans l'oeuvre de Ken Bugul: cas de "la folie et la mort " et "de l'autre côté du regard "( Télécharger le fichier original )par Kouessi Jacques Richard CODJO Université d'Abomey- Calavi Bénin - Maà®trise ès- lettres modernes 2004 |
LE MALAISE ET LES TECHNIQUES DE NARRATIONPour bien cerner les techniques d'expression du malaise dans La folie et la mort et De l'autre côté du regard, nous nous intéresserons à la structuration du récit dans les deux ouvrages, à la transgression des normes classiques de narration et à la pratique singulière de la langue française chez Ken Bugul. A- La structuration du récit.L'étude de la structuration du récit va se faire à travers le rythme de la narration, la technique d'écriture que constituent l'enchâssement et la mise en abyme et à travers l'émiettement du récit par la multiplicité des lieux et des personnages. 1- Le rythme de la narration.Le rythme de la narration est le choix du narrateur de faire des accélérations ou des ralentissements qui participent à entretenir l'impression de malaise qui se dégage de la lecture des deux ouvrages. Il est caractérisé dans La folie et la mort et dans De l'autre côté du regard par l'ellipse qui consiste à omettre certaines étapes ou certains détails du récit tout en maintenant sa cohérence et le fil de sa compréhension et par la torture de la scène narrative qui consiste à casser l'évolution de la narration par de micro récits ou par des séquences qui n'ont rien à voir avec la trame du récit principal. a- L'ellipse.Certaines omissions ont permis de donner un rythme accéléré au récit dans La folie et la mort. Lorsque la disparition de Mom Dioum a été constatée, sa famille et celle de son amie Fatou Ngouye se sont rassemblées pour désigner ceux qui doivent aller à sa recherche. On suit leur débat jusqu'à la dernière parole. Sur la page qui suit, on voit Fatou Ngouye et Yoro qui débarquent à la ville. Là, le narrateur nous a dispensés des détails des préparatifs qui auraient pu permettre au lecteur de mieux comprendre la suite du récit surtout l'importance de la radio dans la vie de Fatou Ngouye. En effet, dans les pages qui ont suivi, le narrateur évoque comment Fatou Ngouye a dû se séparer de sa radio, après une âpre discussion avec sa mère. Cette discussion n'a été que suggérée. Le narrateur a choisi de l'occulter. Après le premier viol de Fatou Ngouye, il a été décidé de la transporter à l'hôpital. Mais ce qui ne nous est pas dit, c'est le sort qui a été réservé au policier qui avait commis l'acte. Celui-ci avait été pris d'une grande frayeur quand il s'était aperçu de la gravité de son acte. L'esprit aurait été calmé si on l'avait vu payer pour le crime qu'il avait commis. Mais le narrateur a choisi de se taire sur cet aspect de la question, laissant ainsi suggérer l'ambiance d'impunité qui régnait dans ce pays. Une impunité qui renforce l'impression de malaise qui se dégage de l'ouvrage. L'ellipse dans De l'autre côté du regard consiste également à omettre certains détails qui auraient pu faciliter la compréhension de l'histoire. C'est le cas par exemple du père de la fille de Marie. D'abord, elle le rencontre au Maroc au cours d'un séminaire et c'est une autre femme qui l'envoie vers lui : « - Ecoute, tu vois l'homme qui est assis là-bas, va le voir, me dit-elle. - C'est un excellent gynécologue »102(*). Visiblement, la rencontre avec cet homme lui a été conseillée pour qu'elle puisse recevoir de bons conseils en vue d'une prochaine maternité. Mais au bout de quelques lignes, l'excellent gynécologue est devenu le futur père de son futur enfant : « Ce fut ainsi que j'avais rencontré le père de ma fille (...). Cet homme qui allait être le père de mon enfant, mon unique enfant, une fille »103(*). Le narrateur ne nous dit pas comment, de ce qui devait être une simple consultation gynécologique, ils sont arrivés à faire un enfant ensemble. On ne saura jamais qui était vraiment cet homme. Etait-il un simple gynécologue ou un charlatan ou encore un homme particulièrement fécond qui arrivait à semer sur les terres les plus arides ? Le mystère entretenu par le narrateur sur cet homme est une omission qui génère le sentiment de malaise d'autant plus que, si la séquence sur la vie de cet homme avait été plus détaillée, le lecteur aurait pu avoir des précisions sur la maternité tardive de Marie et sur les séquelles que lui ont laissées son enfance et son adolescence. De plus, cet homme est ressorti du récit comme il y est entré. Le narrateur nous dit qu'il est décédé quatre années après la naissance de sa fille. Le coup d'accélérateur est parfois donné au récit par certaines tournures et expressions qui le font avancer de plusieurs jours : le narrateur parle d'une toux que Marie avait contractée la veille et qui l'avait poussée à faire une radiographie. Et subitement, pour faire avancer le récit, il dit : « La toux était là depuis une semaine »104(*). Cette phrase nous permet de survoler les cinq autres jours qui constituent le reste de la semaine. Mais le facteur le plus gênant dans le rythme de la narration, c'est la torture de la scène narrative. * 102 De l'autre côté du regard, p.221. * 103 Idem, p.222 * 104 Idem, p.38 |
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