1.4. Le pouvoir comme obligation et comme fonction
Pour Locke, le pouvoir sans le droit, c'est bien là le
désordre fondamental, puisqu'il constitue la négation de ce
pourquoi Dieu a donné aux hommes leurs pouvoirs35.
En passant de l'état naturel à l'état
politique, l'homme ne cesse jamais d'ailleurs de vivre dans un état
d'obligation. Mais il passe de l'obligation d'obéir à la loi de
nature dont chacun est arbitre, garant et légitime défenseur,
à l'obligation d'obéir à une loi de nature
redoublée et explicitée par l'obligation d'obéir aux lois
civiles que désormais seul le magistrat a le droit d'édicter, de
garantir et d'imposer par la contrainte. Loin de s'opposer, ces deux formes
d'obligation se concilient entre elles, puisqu'elles règnent sur des
domaines différents et puisque la loi de nature, qui est leur commune
source, oblige de surcroît les hommes, quel que soit l'état de
leur choix, à vivre en société36.
Ce passage de la société naturelle à la
société politique s'explique parfois du fait que les hommes se
sentent comme obligés de vivre au sein d'une société
civile. Il y va de leur bien, de leur protection, de leur désir de
s'accomplir sur terre. Ainsi, comme le présente Raymond Polin, c'est
comme par devoir que les hommes se mettent en société
avec d'autres. « C'est un devoir de l'homme par rapport au genre humain et
par rapport à son humanité en tant que telle ( telle que Dieu a
voulu qu'elle soit )37 . »
L'adhésion à une société politique
émane d'un choix libre ainsi que d'un consentement et d'un engagement
personnel. Et dès le moment où l'on s'est engagé librement
à vivre dans un corps politique estimant y partager le confort, la
sécurité et la paix avec d'autres, on se lie à une sorte
d'obligation. On est obligé de travailler pour la consolidation et la
prospérité de ce corps. C'est pourquoi, il importe que le
consentement à la vie politique soit exprès. « S'il
s'exprime par une déclaration explicite, le consentement entraîne
une perpétuelle et inaltérable paix, sauf au cas où l'on
s'en trouverait délié par la dissolution du corps politique ou
par quelque acte public approprié38 ». Ici, remarquons
que John Locke ne
35 Raymond POLIN, La politique morale de John LOCKE,
Paris, PUF, 1960, p. 183.
36 Idem.
37 Ibid., p. 186.
38 Second Traité, §§120-122., pp.
234-236.
demande pas une soumission sans réserves à un
pouvoir absolu et arbitraire. D'ailleurs, les restrictions qu'il apporte au
caractère éternel de l'obéissance civile le montrent fort
bien.
L'accent mis sur le consentement est très important. Ce
consentement dont il est question est bien le consentement d'un libre pouvoir ;
lui seul compte pour assurer à la société civile un
fonctionnement parfaitement légitime. Car ce consentent ne peut
être libre que s'il est raisonnable et parce que, au fur et à
mesure qu'il est éclairé par la raison, il se comprend comme
obligation et exprime la loi de nature. Naissant d'une obligation morale et
raisonnable, il se tourne de lui-même en obligation morale. C'est une
liberté qui s'engage, mais elle s'engage comme pouvoir de
liberté. Elle ne consent à s'engager que pour se sauvegarder
comme liberté.
Qu'en est-il des obligations des dirigeants ? Le pouvoir de
gouverner consiste à sauvegarder le droit et la propriété
de chacun. L'épée du souverain ne lui est pas donnée pour
défendre son seul bien, mais pour protéger le bien commun. Et
cela est une obligation pour lui.
Les liens qui assurent l'unité de la communauté
politique doivent être avant tout juridiques et moraux ; ils sont de
l'ordre du consentement, de la promesse, de l'engagement, de la confiance, en
un mot, de l'ordre de l'obligation39. Tout pouvoir, pour être
politique doit être juste. La notion de justice montre simplement le
sérieux avec lequel les gouvernants sont appelés à prendre
leur tâche comme relevant de la confiance du peuple. De ce fait
même, ils sont obligés d'être justes. Il faut respecter les
règles du jeu. C'est la seule manière de satisfaire tous ceux qui
sont engagés dans la société.
L'idée de pouvoir, telle qu'elle se développe
chez Locke, n'est jamais, ni tout à fait l'idée de quelque chose
que l'on possède, comme une faculté ou un instrument, comme
quelque chose de matériel dont on aurait la propriété, ni
tout à fait l'idée d'un système de relations entre deux ou
plusieurs hommes et qui serait susceptible de se résoudre en rapports
d'actions et de relations. Locke ramène l'idée de pouvoir
à l'idée d'une fonction qui absorberait et dépasserait les
deux idées précédentes.
C'est pourquoi, tout pouvoir comporte des lois de
fonctionnement, au double sens d'une règle constante et d'une obligation
; et cette loi fournit au pouvoir fonctionnel son expression la plus
adéquate. Le pouvoir est donc une tâche à accomplir, un
service à rendre et pour lequel on est obligé, dès lors
qu'on a accepté librement la direction et la gestion de la chose
publique. Ainsi, le pouvoir d'un homme exprime sa fonction et son obligation
par
39 Raymond POLIN, La politique morale de John LOCKE,
Paris, PUF, 1960, p.196.
rapport à d'autres hommes, mais il définit
l'homme lui-même en le situant et en marquant son rôle dans l'ordre
téléologique naturel40.
Une fonction est à son tour inséparable de la
fin qui définit son sens. Un pouvoir, en tant que fonction, est toujours
un pouvoir d'accomplir une certaine action, une certaine oeuvre, un pouvoir
pour...un pouvoir de...Tout pouvoir étant donné ou
s'établissant en vue d'atteindre une certaine fin, se trouve
défini, mais aussi limité par cette fin même. Le pouvoir
est limité pour ne pas aller au-delà de ce que sa fonction
implique ; surtout si c'est à l'encontre des fins poursuivies par la
société.
Il importe bien d'obéir à quelque loi car tout
refus de faire référence à des lois ne contribue
qu'à l'établissement du désordre, de l'anarchie qu'on a
évitée en quittant l'état de nature. En d'autres termes,
habité par le souci d'assurer sa sécurité et de vivre en
paix, on est obligé d'obéir à quelque loi raisonnable. La
notion d'obligation est donc un impératif catégorique.
Les hommes sont liés aux lois parce qu'il en va de leur
sécurité, de leur paix et de leur bien être.
En acceptant librement de vivre dans une société
politique, on est obligé de respecter ses lois et d'assumer avec
responsabilité toutes les fonctions qu'on se voit confier par la
société, pour le bien de tous. Dieu a donné aux hommes le
pouvoir de conserver leur vie, le pouvoir de s'ériger en maîtres
de la nature, le pouvoir d'assurer la paix et de protéger leur
propriété. Quiconque obéit à la loi de nature,
ensuite à la loi positive, adhère à une communauté
politique dans laquelle il assume une fonction, librement, mais par laquelle il
se sent obligé vis-à-vis de la société.
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