1.2.2. L'insatisfaction dans l'état de nature
Locke mentionne trois limites dans l'état de nature qui
rendent difficile une vie communautaire harmonieuse :
Premièrement, il y a un manque des lois
établies, connues, reçues et approuvées d'un commun
contentement qui soient comme l'étendard du droit et du tort, de la
justice et de l'injustice, et comme une commune mesure capable de terminer les
différends qui s'élèvent11.
Deuxièmement, << dans l'état de nature, il
manque un juge reconnu, qui ne soit pas partial, et qui a l'autorité de
déterminer tous les différends, conformément aux lois
établies12 ». La sévérité avec
laquelle on s'emploie à punir les infractions des autres est facilement
transformée en négligence et froideur lorsqu'on est
soi-même concerné.
Troisièmement, << dans l'état de nature,
il manque ordinairement un pouvoir qui soit capable d'appuyer et de soutenir
une sentence donnée, et de l'exécuter. Ceux qui ont commis
quelque crime emploient d'abord, lorsqu'ils peuvent, la force pour soutenir
leur injustice ; et la résistance qu'ils font rend quelque fois la
punition dangereuse, et mortelle même à ceux qui entreprennent de
la faire13 ». Comme on peut le constater, la puissance manque
souvent à l'appui de la décision. Si bien que, s'il advient
qu'une décision raisonnable soit prise, il se peut qu'elle ne puisse
être appliquée. En d'autres termes, celui qui a commis quelque
crime restera impuni tant qu'il sera plus fort que ceux qui cherchent à
faire exécuter la sanction. Ainsi, peut-on dire, l'état de nature
est un état d'impuissance14.
De ce qui précède, il appert que le
système de la vie naturelle n'est pas viable malgré tous les
privilèges qu'on peut y trouver. Les inconvénients auxquels les
hommes s'y trouvent exposés, les contraignent à chercher dans les
lois établies d'un gouvernement, un asile et la conservation de leurs
propriétés. C'est ce qui porte chacun à se défaire
de si bon coeur de son pouvoir pour le remettre entre les mains de celui qui a
été choisi et autorisé à l'exercer. Et
11 Second Traité, § 124, 237.
12 Ibid., § 125, pp. 237-238.
13 Ibid., §126, p. 238.
14 Gérard MAIRET, Les grandes oeuvres politiques,
Paris, Le livre de poche, 1993, p. 144.
voilà proprement le droit original et la source, et du
pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, aussi bien que des
sociétés et des gouvernements mêmes.
Pour assurer son passage de l'état de nature à
la société civile, l'homme se dépouille du pouvoir naturel
qu'il a de faire tout ce qu'il juge à propos pour sa propre conservation
et pour la conservation du reste des hommes, afin qu'il soit
réglé et administré par les lois de la
société ; et ces lois de la société resserrent en
plusieurs choses la liberté qu'on a par les lois de la nature. L'homme
se défait aussi du pouvoir qui consiste à punir et s'engage pour
assister et fortifier le pouvoir exécutif d'une société,
selon que ses lois le demandent.
Quand John Locke décrit l'état de nature comme
privation, dans le chapitre sur les << fins de la société
politiques15 », il veut montrer d'abord que la
société civile est issue de l'état de nature, ensuite que
les deux << états » sont radicalement différents. Dans
l'état de nature la propriété existe. C'est une
donnée de la nature, et un droit ; dans la société civile
elle se conserve. La nature instaure la propriété, la
société la restaure : c'est par la propriété que la
nature s'accomplit elle-même comme société. << Il y a
d'abord un donné qui est un droit (nature), vient ensuite un pouvoir de
préserver ce donné (société)16
».
On voit clairement, à quel point de la nature
procède le bien le plus précieux de l'homme : la
liberté. Celle-ci est un bien appartenant à l'homme par
nature. Possédant ce bien, l'homme possède aussi le droit de le
conserver. Pour ce faire, il le remet à la société pour
mieux le conserver. Puisque conserver sa propriété et sa
liberté sont des données premières existant par nature et
définissant l'homme, la société ne fera que donner force
à la série des droits naturels.
Voilà pourquoi chez John Locke, pour comprendre ce
qu'est une société civile, il faut définir l'état
de nature. Et la société civile n'est que la perfection de
l'état de nature car on ne saurait supposer que des créatures
raisonnables changent leur condition, en vu d'en avoir une plus
mauvaise17. Ainsi, peut-on dire, le passage de l'état de
nature à la société civile est nécessaire quand il
n'a pour fin que la tranquillité, la sûreté et le bien du
peuple. Cependant, il convient de souligner que << sortir de
l'état de nature n'est pas une nécessité absolue, mais
entrer dans l'état social est une garantie
supérieure18 ».
15 Second Traité, §.211, p. 298.
16 Gérard MAIRET, Les grandes oeuvres politiques,
Paris, Le livre de poche, 1993, p. 144.
17 Second Traité, pp. 239-240.
18 Gérard MAIRET, Les grandes oeuvres politiques,
Paris, Le livre de poche, 1993, p. 144.
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