Chapitre quatrième :
LA DESOBEISSANCE CIVILE AUJOURD'HUI
4.1. Introduction
Comment expliquer le passage du concept de résistance
dont parle John Locke à l'expression désobéissance
civile ? Il faut dire que les réflexions faites par John Locke sur
le gouvernement et les abus de pouvoir nous ont fort interpellés ; elles
nous ont renvoyés à ce qui se vit dans le monde actuel. Ainsi, en
ce nous concerne, réfléchir sur ce qui nous préoccupe et
nous touche de plus près s'inscrirait pas en dehors des limites du
présent travail.
Dans ce chapitre, nous parlerons de la résistance
civile telle que vécue présentement. Nous en parlerons en
termes de désobéissance civile. Mais avant d'en arriver
là, la question des abus de pouvoir sera évoquée. A cet
effet, nous prendrons l'Afrique d'après les indépendances
à nos jours comme modèle illustratif.
4.2. La floraison des tyrans : cas de l'Afrique
Malgré tous les progrès réalisés
par les sciences politiques, de nos jours, il est étonnant de constater
que les abus de pouvoir continuent à se manifester. Même si de
plus en plus, les peuples prennent conscience de leurs droits, jusqu'à
les revendiquer, il est un fait : des régimes totalitaires persistent
sous diverses formes et continuent à terroriser et à opprimer.
Pour les jeunes Etats d'Afrique, c'est depuis les indépendances que
nombre d'entre eux n'ont presque jamais connu de stabilité politique.
En effet, la période d'après les
indépendances en Afrique a été fortement marquée
par des régimes absolus et totalitaires qui se sont
succédés. Jusqu'aujourd'hui d'ailleurs, des conséquences
sont en train d'être tirées. Ces dernières décennies
sont fortement marquées par de fortes turbulences car, ce n'est pas en
si peu de temps qu'une démocratie peut s'enraciner dans des
sociétés qui n'ont connu que la dictature. C'est un travail de
longue haleine : des structures à changer, des mentalités
à changer, des peuples à former à la culture
démocratique...Il faut l'avouer, qu'ils ne sont pas nombreux, des pays
africains qui ont su surmonter les crises de pouvoir pour arriver à des
compromis politiques viables pour envisager un avenir meilleur.
En regardant l'Afrique aujourd'hui, la situation qui s'offre
à notre observation laisse encore à désirer :
d'innombrables abus de pouvoir sont commis chaque jour. C'est ainsi que notre
souci est de révéler dans ses lignes de faîte et dans ses
traits majeurs, l'image d'ensemble des politiques d'Afrique surtout celle de
l'Afrique noire. Qu'est-ce qui en a généré et en
génère aujourd'hui encore la face pathologique ?
Ngoma-Binda a raison quand il écrit: <<
Née d'une impatience sans doute légitimement inquiète, la
logique politique d'Afrique noire était dés le départ
condamnée à la déficience de par la naïveté
originelle des ambitions administratives des ravisseurs du pouvoir et aussi de
par les mécanismes logiquement inévitables qu'ils étaient
obligés de mettre en route pour le conserver88 ».
Déjà après les indépendances
l'Afrique était mal partie. Devenus responsables de manière
prématurée, les Africains n'ont pas pu s'y prendre avec
lucidité. La catastrophe économique, sociale et culturelle de
l'Afrique actuelle n'est que le résultat parfait, la mesure exacte de la
défaite d'une gestion politique tournée vers la force,
l'arbitraire contre la sagesse, la raison, le discernement, la patience, la
justice, le dialogue et la recherche sincère et démocratique de
voies de salut d'une communauté nationale. Avec un pouvoir ainsi
basé sur la force, on ne peut que tirer des conséquences criantes
: misères, extrême pauvreté, sousdéveloppement...Ces
conséquences trouvent de plus amples explications quand on analyse de
plus près avec Ngoma-Binda89le mode d'accession au pouvoir. A
cet effet, trois éléments essentiels apparaissent à
l'observation de la scène politique africaine :
Premièrement, il y a le désir fulgurant et comme
imprévisible de se porter soi-même au pouvoir dans la
volonté d'opérer le changement d'une situation que l'on imagine
irrémédiablement catastrophique sans sa sainte intervention. Des
interventions militaires dans la politique relèvent initialement d'un
désir, a priori sincère, de sauver une situation sociale,
économique et politique. Ce désir répond à ce que
Ngoma-Binda appelle le complexe du militaire.
<< On se croit compétent en matière de
gouvernement des nations parce qu'on se sait
physiquement fort, tout comme si le degré d'intelligence
d'un individu était directement proportionnel au volume total de ses
muscles.90 »
88 Elie NGOMA-BINDA, « La logique du pouvoir politique en
Afrique noire. Lecture sociologique de l'avènement des dictatures et
partis uniques », in Eglises et démocratisation en Afrique,
Actes de la Dix-neuvième Semaine Théologique de Kinshasa (du
21 au 27 novembre 1993 ), FCK, 1994, p. 64.
89 Idem.
90 Ibid., p. 65.
L'intervention des militaires en politique était une
réponse agressive à une série de troubles au sein de la
classe politique et de situations frustrantes. Les régimes civils ont
été jugés faibles, incapables d'assurer l'ordre, la
tranquillité et la paix sociale que les efforts de développement
économique des nations exigent. Les rivalités au sein de la
classe politique sont à comprendre comme une absence de culture
politique, même de tradition démocratique. Les ambitions et les
rivalités ethniques constituent aussi le fait le fait majeur qui
engendre toutes les secousses politiques de l'Afrique noire post-coloniale. Les
volontés de pouvoir sont mues par le lien de consanguinité. Ce
fait explique une masse d'événements et de
phénomènes traduisant des manquements et d'actes d'abus de
pouvoir graves. C'était donc une erreur pour le pouvoir politique que de
favoriser entre les différents groupes ethniques des
déséquilibres sociaux, culturels, économiques et
politiques sécrétés par des séries variées
de pratiques injustes et discriminatoires installées par le
régime colonial et efficacement reconduites et
régénérées par la logique politique
post-coloniale91.
Ayant fait irruption dans la scène politique, les
militaires ont choisi d'imposer des solutions à la militaire. Ils ont
fini par prendre du goût au pouvoir jusqu'à vouloir s'y maintenir
à jamais. Voulant rester au pouvoir afin de gonfler leurs portefeuilles,
les chefs militaires ont transformé le pouvoir en un véritable
instrument d'oppression et d'exploitation. C'est précisément de
cette manière que nos nations ont été conduites
progressivement à la dérive.
Deuxièmement, considérons l'accession au pouvoir
par des coups d'Etat. Sur cette question, Ngoma-Binda souligne que les
rivalités politiques dont nous avons fait mention
précédemment, « aiguisées par la racine ethnique
écorchée dans son amour-propre et dans sa volonté de
survie, ont fourni le prétexte de la pratique des coups d'Etat
militaires, vite devenue comme un jeu régulier, récréatif,
rêve frivole de bien des officiers voire des soldats non gradés,
dans une manifestation délirante d'une pathologie politique en instance
critique92 ».
Dans leur volonté de puissance, les hommes d'armes ont
usé de leur force pour s'emparer du pouvoir qu'ils ont utilisé,
par après, à leur guise, devenant eux-mêmes des facteurs de
confusions politiques. Du jour au lendemain, il y a une succession effroyable
des coups d'État. Parce que mécontent, un militaire renverse son
prédécesseur, ainsi de suite... Tous ces affrontements n'engagent
pas toujours le peuple. C'est simplement parfois à cause
91 Elie NGOMA-BINDA, art. cité, p. 70.
92 Ibid., p. 71.
de ce que John Locke a précisément appelé
des « affaires de peu d'importance », c'est-à-dire, des
affaires qui ne nécessitent pas le renversement du gouvernement.
Troisièmement, « dans cette implacable logique qui
préside à l'accession au pouvoir, l'atmosphère
psychologique de peur est inévitable : la peur d'une revanche, en
principe tout au moins impitoyable, des ethnies et parents d'homme politiques
frustré, destitués, massacrés93 ».
Après avoir renversé un pouvoir, le nouveau
pouvoir en place est fiévreusement préoccupé, à
l'intérieur comme à l'extérieur, par le choix des
dispositifs de sécurité chaque jour plus nombreux, plus
variés et plus efficaces. Ceci se fait dans la peur de se voir
détrôné, dégradé et
dépossédé, sinon de devoir mourir assassiné, toute
sa famille avec soi, comme on l'a cyniquement fait pour les autres. On vit donc
dans la peur la plus totale. Chaque nouveau coup d'Etat dans un pays voisin, et
même dans un pays lointain, ravive les craintes dans les esprits. Et
puisqu'on fait un mauvais usage du pouvoir, il y a aussi la crainte de
l'abandonner pour être poursuivi plus tard et comparaître devant un
tribunal. On est en fin de compte conduit à rechercher et à
installer des mécanismes pour mettre hors d'état de nuire toutes
oppositions. On s'érige alors président à
vie94. Ainsi se fait, presque automatiquement, la suppression de la
démocratie dans son principe d'alternance du pouvoir. Et pourtant, les
chefs d'Etat lucides devaient comprendre vite que l'exercice trop long du
pouvoir ennuie celui qui le détient et ceux qui le subissent.
A l'ère moderne, c'est une sagesse que de
résister à la tentation d'assimiler le pouvoir au pouvoir
héréditaire ou absolu. « Cette conception du pouvoir est
dépassée. Le temps des monarchies ou des tyrannies est
révolu. Le leader intelligent et à l'esprit moderne ne restera
pas indéfiniment au pouvoir. Il sait que la relève est
inévitable puisque nul n'est indispensable. Il rejette l'idée
après moi le déluge. Sensible aux aspirations
démocratiques des populations, il respecte le droit des autres qui
aspirent au pouvoir.95 » Nous défendons ce principe,
même s'il va à l'encontre d'un courant de pensée fort
répandu en Afrique et selon lequel le pouvoir, en tant que don ce la
Providence tolère mal d'être partagé ou
abandonné96.
Reconnaissons alors des cas, certes rares, des chefs d'Etat
qui ont pu quitter le pouvoir sans aller en prison. A cet effet, les cas de
Senghor au Sénégal, de Nyerere en Tanzanie
93 Elie NGOMA-BINDA, art. cité, p. 75.
94 A ce niveau, il y a lieu de penser au président Mobutu
qui aurait dit que de son vivant, il ne pouvait jamais être appelé
ex-président.
95 Lansiné KABA, Lettre à un ami sur la
politique et le bon usage du pouvoir, Paris, Présence Africaine, p.
101.
96 Idem.
parlent d'eux-mêmes. Quelques volontés de
démocratie et de paix ont été aussi exprimées par
la tenue des conférences nationales. Mais à quoi ont-elles
abouties ? Les violations n'ont pas tardé de venir aussitôt
après ces forums de réconciliation. Il fallait recommencer
à zéro tout le processus démocratique déjà
entamé.
Aujourd'hui encore, l'Afrique vit dans la peur de voir se
perpétrer des tragédies qui compromettent son avenir. Les
faiseurs de coups de force font de promesses de libération, de
démocratie dans des discours pathétiques, porteurs
d'idéologies révolutionnaires, mobilisatrices et euphoriques.
Sauf pour quelques exceptions, ces promesses ont souvent été le
point de départ des dictatures.
<< La promesse de démocratie trop sonore est la
voie qui prépare à la dictature97 ». Dès
qu'il s'installe au sommet du pouvoir, le dictateur entend y rester.
S'étant présenté au début comme un fin
démocrate, il se dépouille de son masque de démocrate et
de révolutionnaire pour dévoiler son vrai visage : celui de
tyran. Pour asseoir le pouvoir le tyran met en place certains
mécanismes. Quatre mécanismes fondamentaux sont relevés
par Ngoma-Binda :
<< 1°La création des partis politiques
uniques, 2° la mise sur pied des polices politiques sécrètes
chargées d'action impitoyable contre les opposants, 3° la
confection des idéologies politiques et méthodes d'action
administratives populistes ayant pour rôle de légitimer la gestion
du pouvoir par la flatterie des réminiscences et nostalgies culturelles
des masses et de se faire accepter à travers l'exigence
surévaluée de l'unité nationaliste, et 4° la double
stratégie machiavélique d'embourgeoisement des frères et
alliés d'une part, propriétaires bénéficiaires du
régime, et de paupérisation sévère des
intellectuels, fonctionnaires, travailleurs et paysans d'autre
part.98 »
De ce qui précède, il découle des
conséquences très malheureuses. Les libertés
démocratiques, collectives et individuelles sont écrasées.
Le parti unique oriente les volontés politiques, les enferme dans ses
idéologies soit disant soucieuses de garantir l'unité et
écarter les résurgences des haines et luttes tribales. Ayant
éliminé l'opposition, la logique politique unitariste ignore le
bénéfice du pouvoir contradictoire et a développé
l'autoritarisme qui a dégradé l'exercice du pouvoir et
empêché la nation de s'orienter vers les véritables voies
de développement.
Après avoir eu quelques pressions de l'intérieur
ou de l'extérieur, certains anciens dictateurs ont fait semblant de
s'ouvrir au courant démocratique en prononçant des discours qui
ont semblé changer leur ancien système politique fondamentalement
basé sur la domination. Ils ont osé libéraliser l'exercice
des activités politiques en autorisant la création
97 Elie NGOMA-BINDA, art. cité, p. 77.
98 Ibid., p. 78.
des partis politiques autres que le parti unique. L'annonce de
la tenue des élections libres et démocratiques a
été même faite. Et pourtant, pour la plupart de ces Chefs
d'Etat, ce n'était qu'une nouvelle manière d'effectuer un retour
en force au pouvoir après un trucage à ces dites élections
en leur faveur. On va donc d'abus en abus, la situation semble loin de
s'améliorer.
Ce tableau qui dépeint les abus de pouvoir et les
violations de droits des citoyens en Afrique noire donne à penser. Pour
notre part, comme John Locke, nous pensons à la résistance
civile. La question qui s'impose à notre réflexion est celle de
savoir dans quelle mesure ce droit de résistance peut-il nous être
utile aujourd'hui. Est-ce une réalité concrète aujourd'hui
?
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