3.4. Les conditions de la résistance
légitime
John Locke accorde au peuple le droit de résister quand
ses droits sont bafoués et que cela comporte des conséquences
graves pour l'avenir de la société politique. Mais il faut
toujours remarquer qu'il n'admet ce droit d'opposition pour le peuple que s'il
s'agit de défendre une loi ou un droit ; jamais le seul
mécontentement ne saurait le justifier. En outre, ce droit d'opposition
ne saurait devenir, une clause continuelle, car l'opposition ne peut se fonder
que dans la loi de nature. John Locke tâche de définir le cadre
dans lequel le droit d'opposition peut s'exercer légitimement. Ainsi se
penchant sur la question, il la pose en ces termes :
<< Quoi, dira-t-on, on peut donc s'opposer aux
commandements et aux ordres d'un Prince ? On peut lui résister toutes
les fois qu'on se croira maltraité, et qu'on s'imaginera qu'il n'a pas
droit de faire ce qu'il fait ? S'il était permis d'en user de la sorte,
toutes les sociétés seraient bientôt renversées et
détruites ; et, au lieu de voir
quelque gouvernement et quelque ordre, on ne verrait qu'anarchie
et confusion.
Je réponds qu'on ne doit opposer la force qu'à
la force injuste et illégitime, et à la violence ; que quiconque
résiste dans quelque autre cas, s'attire une juste condamnation, tant de
la part de Dieu que de la part des hommes ; et qu'il ne s'ensuit point que
toutes les fois qu'on s'opposera aux entreprises d'un Souverain, il en doive
résister des malheurs et de confusion. 77»
Quand l'état de guerre commence à la suite des
abus de pouvoir, en pratique, cela ne peut entraîner la dissolution du
gouvernement qu'à condition que le gouvernement persiste quelque temps
dans cette voie. Pour John Locke, ce n'est pas tout de suite qu'on doit
résister et renverser le Prince. De ce point de vue, il faut comprendre
aussi l'importance de ne pas troubler le gouvernement pour des sujets de peu
d'importance. Et surtout si ce dont il est
74 James TULLY, Locke. Droit naturel et
propriété, Paris, PUF, 1992, p.242.
75 Second Traité, § 174, p. 273.
76 James TULLY, Locke. Droit naturel et
propriété, Paris, PUF, 1992, p.242.
77 Second Traité, §§ 203-204, pp.
292-293.
question ne regarde que quelques particuliers. Le droit de
résister ne troublera pas le gouvernement de manière
intempestive, ni sans raison grave. On ne peut donc pas aussi facilement
inciter le peuple à se soustraire à l'autorité d'un
gouvernement pour des raisons pas du tout graves. Car il n'y a pas de quoi se
révolter quand << des actions vicieuses commises par le
gouvernement ne détruisent pas la nature morale de la communauté
politique dans son entier. Elles ne suppriment pas non plus la totalité
des obligations auxquelles un individu est soumis par son appartenance à
une communauté78 ».
Si le procédé injuste du Prince ou du Magistrat
s'est étendu sur un plus grand nombre de membres de la
société et a attaqué le corps du peuple ; ou si
l'injustice et l'oppression ne sont tombées que sur peu de personnes,
mais à l'égard de certaines choses qui sont de la dernière
conséquence, on ne peut dire que ces victimes ne peuvent résister
à une force si illicite dont on use contre elles79.
Quand bien même il peut être nécessaire
d'user de son droit d'opposition, John Locke précise que cela ne doit
pas se transformer en un règlement de comptes. Il s'agit de repousser
une violence présente et non de tirer vengeance d'une violence
passée. A ce niveau, il y a comme une invitation à la prudence et
au discernement. On se demandera alors si dans tel ou tel autre cas une
résistance s'impose. Serait-ce pour le plus grand bien du peuple ? Loin
d'être annulé, l'usage du droit de résistance est restreint
pour des raisons de responsabilité morale.
John Locke veut éviter à tout prix un
désordre social que semble favoriser l'acceptation de la théorie
normative qu'il embrasse. C'est ce qu'exprime John Dunn quand il dit :
<< La fréquence de la résistance
légitime dépend seulement de celle avec laquelle les
gouvernements informent effectivement leurs sujets de leurs intentions
malfaisantes. Quand elle se produit, la forme de la résistance
dépend de la forme d'organisation sociale caractéristique de la
société et du degré de désorganisation causé
par le mauvais comportement des gouvernants. 80»
Si la résistance n'est pas bien menée,
l'anarchie est à redouter. Car, selon Simone Goyard-Fabre, << les
actes de l'anarchiste sont des crimes, totalement étrangers au droit
d'opposition. Motivés par un désir de vengeance ou par une
vindicte passionnelle, les actes
78 John DUNN, La pensée politique de John Locke,
Paris, PUF, 1991, p. 187.
79 Second Traité, §§. 209, p. 277.
80 John DUNN, La pensée politique de John Locke,
Paris, PUF, 1991, p. 190.
déments de l'anarchiste sont, malgré leurs
prétentions, des actes infra-politiques en quoi la bestialité
domine l'humanité au point de l'abolir81 ».
Le droit de résistance n'est donc pas singulier ; il
est exclusivement celui de la communauté civile, c'est-à-dire,
d'un peuple souverain qui est un corps politique doté d'une
volonté unique82.
Mais alors, une critique peut être faite à Locke.
Pourquoi fait-il dépendre la forme de gouvernement et l'autorité
suprême de l'opinion inconstante et de l'humeur incertaine du peuple ?
Ayant prévu une telle objection, premièrement, il reconnaît
qu'il est vrai, cette hypothèse peut produire des fréquentes
rebellions. Cependant, il soutient qu'un peuple généralement
maltraité contre tout droit ne laissera pas passer une occasion dans
laquelle il peut se délivrer de ses misères83.
Deuxièmement, les révolutions n'arrivent pas dans des Etats pour
de légères fautes commises. Il ne faut donc pas s'étonner
que le peuple se soulève quand il a enduré tant de
maux84. Troisièmement, le pouvoir que le peuple a de pourvoir
de nouveau à sa sûreté, en établissant une nouvelle
puissance législative, quand ses législateurs ont
administré le gouvernement d'une manière contraire à leurs
engagements, est le plus fort rempart qu'on puisse opposer à la
rébellion et le meilleur moyen dont on soit capable de se servir pour la
prévenir et y remédier85.
La rébellion chez John Locke est une action
par laquelle on s'oppose, non aux personnes, mais à l'autorité
qui est fondée uniquement sur les constitutions et les lois du
gouvernement, tous ceux, quels qu'ils soient, qui, par force, enfreignent ces
lois et justifient, par force, la violation de ces lois inviolables, sont
véritablement des rebelles. Avec ces violations s'installe l'état
de guerre86.
S'il arrive un malheur dans la résistance aux
injustices, John Locke souligne qu'il est à imputer non à ceux
qui ne font que défendre leurs droits, mais à ceux qui
envahissent ce qui appartient à leurs prochains. Le bien public, la
conservation de ce qui appartient en propre au peuple et l'avantage de la
société doit être la véritable fin du
gouvernement87.
Il est à savoir que quiconque, soit Prince, ou sujet,
envahit les droits de son peuple ou de son Prince, et donne lieu au
renversement de la forme d'un gouvernement juste, se rend
81 Simone GOYARD-FABRE, « Pouvoir juridictionnel et
gouvernement civil dans la philosophie politique de John LOCKE », in
Revue Internationale de Philosophie ( 2/1988 - n°165 ) , p.211.
82 Simone GOYARD-FABRE, art. cité, p. 211.
83 Second Traité, § 224, pp. 308-309.
84 Ibid., § 225, pp. 309-310.
85 Ibid., § 226, pp. 310-311.
86 Ibid., § 227, pp. 311-312.
87 Ibid., § 230, pp. 313-315.
coupable d'un des plus grands crimes qu'on puisse commettre et
est responsable de tous les malheurs, de tout le sang répandu, de toutes
les rapines, de tous les désordres qui détruisent un gouvernement
et désolent un pays. Tous ceux qui sont coupables d'une si terrible
conséquence, doivent être regardés comme les ennemis du
genre humain, comme une peste fatale aux Etats, et être traités de
la manière qu'ils méritent.
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