F. La fin d'un monde bipolaire
« La [fin de la] Guerre Froide a laissé un vide
béant et j'ai vu u'une niche venait de se créer sur le
marché [de la guerre]26. » Eben Barlow, fondateur
d'Executive Outcomes, 2002
La rupture brutale de l'équilibre de la terreur entre
les deux grandes puissances de la guerre froide n'a pas rendu le monde plus
sûr ni plus équilibré. Bien au contraire, la chute du Bloc
soviétique a entraîné une multitude de conflits et de
crises régionales qui nécessitent le recours à la force
dans le cadre d'opérations de rétablissement ou de maintien de la
paix. Ainsi le Réseau francophone de recherche sur les opérations
de paix recense près de soixante opérations (menées sous
mandat de l'Union européenne, de l'ONU ou de l'OTAN) depuis 1990. Deux
facteurs majeurs liés à l'effondrement du bloc soviétique
peuvent à notre sens expliquer l'essor des sociétés
militaires privées.
Le premier point réside dans le fait que les petits
pays, jadis placés sous protectorat des deux Grands, n'ont plus les
moyens de faire face à la multitude de conflits liés à la
fin de l'équilibre est-ouest. Les subventions fournies par les deux
hyper puissances n'ont plus cours, les petits gouvernements ou les dictatures
n'ont plus les moyens d'entretenir une armée professionnelle et ont par
conséquent recours à des armées privées. Le second
point concerne la réduction continue des budgets de défense et
des effectifs militaires amorcée depuis 1990. Cette baisse drastique de
l'effort de défense a réduit de manière significative la
capacité d'intervention des états. En effet la folle
frénésie de la course aux armements engendrée par la
guerre froide a rapidement pris fin en 1990. En outre, les attentats du 11
septembre ont brutalement révélé l'existence d'une autre
forme de violence supra-étatique, à savoir le terrorisme mondial,
islamique en particulier que les états doivent impérativement
contrer. Ainsi, devant la multiplication des crises cette dernière
décennie, les états et les grandes
25 ROSI J-D, Ibid. Pp 73,74.
26 SINGER Peter Warren, Corporate Warriors : The
Rise of the Privatized Military Industry, Cornell University Press, 2008,
p.101.
organisations internationales ont de plus en plus recours
à l'emploi de sociétés militaires privées pour la
gestion des crises.
G. « Chiens de guerre » : les exemples
anglo-saxons
Executive Outcomes
Cette société devint rapidement
célèbre et marqua l'histoire du mercenariat par le
déploiement d'unités combattantes sur le champ de bataille.
En 1993, le gouvernement acculé par les forces de
l'UNITA fait alors appel aux membres d'une jeune société
sud-africaine créée en 1989 par Eben Barlow : Executive Outcomes
(EO). Fondée par un ancien membre du 32° bataillon des Forces
armées nationales sud-africaines (SANDF), la société se
présente comme une firme commerciale et affirme vendre un produit. Elle
se propose en effet de mener des opérations pour le compte d'un Etat. En
cela, EO se pose en pionnière du mercenariat entrepreneurial. La
société s'inscrit dans une logique voulue par Prétoria
à la fin de l'Apartheid, à savoir reclasser les anciens des
forces spéciales dans une structure bien organisée. Cette
société multiethnique va alors profiter du savoir-faire
irremplaçable de nombreux membres des unités d'élites
sud-africaines et va mettre sa compétence au service de causes plus que
douteuses et d'entreprises implantées en Afrique. Car EO fait partie
d'un conglomérat de sociétés de sécurité
privée et de compagnies minières. Executive Outcomes s'est
distingué lors du conflit angolais. Sollicitée par le MPLA pour
former les forces armées angolaises (FAA) pour un contrat total de 40
millions de dollars, la firme est rapidement évincée du pays par
les Etats-Unis. L'administration du président Clinton introduit alors
une société américaine, MPRI, qui reprend le contrat de
formation de l'armée angolaise27. EO se réfugie alors
dans l'ouest africain et sera impliqué dans l'affaire des «
diamants de sang » en Sierra Leone, dont le film « Blood Diamond
» de Edward Zwick fait référence. EO, à la demande du
gouvernement local, harcèle sans relâche les combattants du
Revolutionnary United Front (RUF) et s'attire rapidement les foudres des ONG,
de l'Afrique du Sud mais surtout des Etats-Unis. Sous la pression
internationale et l'adoption par le gouvernement sud-africain du Foreign
Assistance Military Act le 1er janvier 1999 (législation
portant sur la répression des activités mercenaires), EO s'auto
dissout.
Sandline International Ltd.
27 SPICER Tim, «An Unorthodox Soldier»,
édition Mainstream, 1999, pp.50-51.
Société britannique homologue à EO,
Sandline est dissoute, suite à un scandale impliquant le gouvernement
britannique dans le contournement d'un embargo sur l'importation d'armement.
Selon un rapport d'enquête du Parlement britannique, en 1997, Tim Spicer,
aurait été chargé par un tiers indien proche de l'ancien
président de Sierra Leone, Ahmad Tejan Kabbah (évincé par
le RUF), de recruter des mercenaires et d'acheter de l'armement à
destination de Sierra Leone. L'envoi d'armes, depuis la Bulgarie jusqu'en en
Afrique, en totale violation de l'embargo voté par le Conseil de
Sécurité des Nations Unies (CSNU), a suscité l'indignation
internationale et la colère de la couronne britannique. En effet, pour
se tirer d'affaire, les dirigeants de Sandline International Ltd
affirmèrent que le gouvernement britannique était au courant des
agissements de la société et qu'il aurait couvert la transaction.
En réalité, seuls quelques hauts fonctionnaires britanniques
connaissaient les intentions de la société. Cette
révélation déclencha une crise sans
précédent à Londres qui faillit pousser Tony Blair
à la démission. La société militaire privée
fut dissoute en 2004.
Executive Outcomes et Sandline International Ltd sont deux
entreprises qui témoignent de la volonté de leurs dirigeants de
donner une légitimité au mercenariat et une image acceptable du
mercenaire. Intégrées dans des structures financières
globalisées aux capitaux solides, ces firmes ont rapidement pris une
dimension internationale. Ces deux entreprises possédaient les
ressources financières et la capacité logistique de
répondre à toutes les attentes de leurs clients potentiels. Selon
Philippe Chapleau, Ibis Air, une compagnie de charter, fut rachetée par
EO afin d'offrir à celle-ci une « indépendance
opérationnelle » vis-à-vis de la concurrence. Malgré
des ressources immenses et une organisation bien structurée, EO et
Sandline ont vacillé sous le poids de l'image d' « Affreux »
encore accolée au mercenariat.
La fermeture de ces deux sociétés marque la fin
des sociétés combattantes dans la sphère des compagnies
privées de sécurité. Toutefois, on dénote que ce
type de sociétés a largement satisfait les employeurs et ravi le
secteur militaro-industriel, américain notamment. EO et Sandline ont
contribué de manière significative à faire évoluer
le mercenariat. Dans le contexte de la professionnalisation des armées,
devenue évidente au XXIème siècle, les
sociétés militaires privées délaissent la
sphère combattante et évoluent vers d'autres secteurs de la
défense.
Ainsi cet historique permet de prendre conscience de la
naissance du mercenariat et de l'évolution de cette activité tout
au long de l'histoire des peuples. D'un emploi massif dans la majorité
des conflits qui ont marqué l'histoire, le mercenaire est à
présent employé de façon marginale.
|