Pour une autonomie du développement
Vouloir traiter, en une petite centaine de pages, la vaste
question Genre et Développement, qui plus est en la mettant en lien avec
le Féminisme, était un défi, presque une utopie.
Même si nous avions d'emblée posé nos limites, notamment en
nous concentrant sur l'Amérique latine et sur l'analyse du travail de
NOVIB, la tâche s'est avérée malgré tout
gigantesque. Nous avons toutefois réussi, et c'est heureux, à
tirer quelques conclusions que nous devons remettre en perspective.
Notre ambition était double et découlait, comme
nous l'avions souligné, d'une expérience et d'une vision
personnelle de la question du développement en général, de
la question du genre en particulier. Nous ne partions donc pas "vierge" de
toute prénotions, ni non plus, d'une position de neutralité. On
pourrait même dire qu'au contraire, nous avions la certitude que pour
envisager la question du genre dans le développement, il fallait
soulever la question de la constitution du savoir d'une part, la question du
pouvoir d'autre part. Cette certitude est étayée par le fait que
le genre, en soi, est une remise en question des préjugés
(savoir) et des relations sociales basées sur une domination
(pouvoir).
C'est donc à partir de cette double question que nous
avons abordé notre recherche. En nous appuyant dans notre analyse sur
les notions de dispositif et de gouvernementalité, nous avons
montré le caractère profondément aliénant que peut
revêtir le développement dès lors qu'il est concu en termes
de gestion des populations. On pourrait même dire que le concept est,
à la base, aliénant, puisqu'il pose pour vraie l'existence
même d'un "développement" possible. La question qui était
posée ici était donc celle de l'utilisation d'un certain langage
pour décrire une certaine réalité qui, en étant
décrite était transformée pour répondre à
certains besoins de gestion. Nous avons souligné le danger qui existe
lorsque "le diagramme du pouvoir devient bio-politique des populations prenant
en charge
et gérant la vie." 262 En
décrivant les populations du Sud, et en voulant contribuer à leur
bien-être, c'est une réalité nouvelle qui est
décrite, réalité suscitant des réactions semblant
"appropriées".
Dans le cas précis du genre, cette instrumentalisation
est doublée. De par son caractère transformateur, le genre
implique en effet de déconstruction et reconstruire une autre facon
d'appréhender les réalités. Pour cela, on ne peut se baser
sur les notions habituelles, ni sur les critères et catégories du
réel puisque ce sont celles-là même qu'il faut
déconstruire. Or on a vu que c'était justement en se basant sur
ces notions que les approches "Femmes et Développement" et "Genre et
Développement" étaient basées. Les différents
cadres d'analyse et approches pratiques ne font pas l'essentiel travail
d'analyse à partir d'une autre perspective. En tenant certaines choses
pour acquises, telles la division des rTMles, la nécessité de
s'intégrer à la sphère économique ou aux structures
de pouvoir existantes, on construit donc une approche qui n'est qu'une facon de
réduire les inégalités mais qui ne contribue pas à
détruire les structures qui provoquent (et perpétuent) ces
inégalités.
Même dans les approches plus novatrices, comme celle de
l'empouvoirement, la remise en
question d'un système global
profondément inégalitaire n'est pas faite et les notions
utilisées
262 FOUCAULT Michel, Histoire de la
sexualité, la volonté de savoir, Gallimard, Coll. Tel,
Paris, 1976.
comme le pouvoir ou le leadership, sont des notions
clairement "patriarcales" et ne contribuent pas non plus à cette remise
en question. Toutefois, une brèche est ouverte et il nous a
été possible de voir qu'un alternative pouvait être
envisagée, notamment en développant la recherche d'autonomie.
En posant l'autonomie comme étant indispensable si
l'on voulait mettre en place une alternative à la conception du
développement actuel, nous l'envisagions à plusieurs niveaux.
Tout d'abord, l'autonomie au niveau individuel, devant permettre à
chaque individu de se positionner par rapport à lui-même et par
rapport au monde. Ensuite l'autonomie vue au niveau collectif et
organisationnel, comme principe devant mener à la mise en place d'un
système de relations sociales qui serait basé sur le
développement des capacités à "pouvoir faire", à
développer la puissance, plutôt que sur des relations de pouvoir.
Dans ce sens, nous pensons également que "la révolution
mènera à l'égalité automatique entre les sexes".
Seulement la "révolution" telle que nous la concevons ici ne vise pas la
conquête du pouvoir mais à la conquête de l'autonomie et de
la réappropriation de la puissance d'action et de réflexion.
Afin d'illustrer cette analyse, nous avions choisi de nous
attarder plus particulièrement sur la situation en Amérique
latine et, en particulier, sur l'action de NOVIB. Nous avons pu observer que
les femmes ont, en Amérique latine, joué un grand rôle de
cette recherche de changement sociétal et qu'elles ont
développé des pratiques novatrices. En s'intégrant dans la
lutte pour la démocratie et les droits sociaux, elles ont affirmé
la nécessité de repenser les structures. Si pour certaines cette
nécessité se limitait au changement démocratique, d'autres
ont par contre élaborer une critique plus globale, montrant les liens
qu'il pouvait y avoir entre les système politique, économiques et
culturels et la structure patriarcale de la société. Quelles que
soient les modalités qui ont été adoptées dans leur
divers engagements, elle ont montré la nécessité d'avoir
une vue globale pour pouvoir changer quelque chose. Les mouvements de femmes
latino-américains en mettant en avant les processus d'individuations et
de s ocialisations ont mis en avant que la nécessaire adéquation
entre fins, moyens et relations avec l'environnement qui doit prévaloir
dans tout mouvement social. Les tendances récentes de ces mouvements,
qui d'une dynamique nationale sont passés à une dynamique
régionale voire mondiale, ont également mis en exergue les
risques de cette dynamique, notamment lorsqu'elle crée des partenariats
avec l'extérieur, comme dans le cadre de la coopération avec le
Nord. Les critiques de cette coopération sont nombreuses et la
volonté, de la part des mouvements du Sud et des organisations et
associations du Nord, de collaborer dans la recherche du changement n'est pas
sans poser question. La relation qui est créée entre les
mouvements sociaux locaux d'une part, les organisations de développement
d'autre part a tendance à reproduire, malgré les bonnes
intentions, la relation inégalitaire générale qu'il existe
entre le Nord et le Sud et donc a accro»tre la situation de
dépendance du Sud et de ses organisations.
Notre intérêt, en étudiant NOVIB,
était donc de montrer comment une ONG s'intègre dans le
système de la coopération au développement et
particulièrement comment elle gère cette situation ambigu`, entre
autonomie et institutionnalisation, dans laquelle se trouvent toutes les ONG.
Nous voulions voir s'il était possible, dans la pratique, de mettre en
Ïuvre cette alternative au développement structuré et
institutionnel. Et si oui, comment?
D'après l'angle de départ qui était le
nôtre, à savoir la promotion de l'autonomie comme
alternative
au dispositif de développement, NOVIB, dans son mode de
fonctionnement,
interne et externe s'inscrit dans une stratégie de
recherche-action permanente contribuant à
ce que la relation de plus en plus institutionnalisée
et organisée qui se noue entre le Sud et le Nord ne reproduise pas la
domination. Les différents principes d'action de NOVIB (linking and
learning, contribution à l'échange des pratiques et des savoirs)
favorisent en effet un partenariat équitable. Cependant, NOVIB reste, de
par son statut de bailleur de fonds, reconnu et légitimé par le
système, inscrite dans un dispositif de développement qui a
quelque chose de contraignant.
La question se pose ici de savoir quelle peut être la
valeur d'une relation qui, malgré toute la bonne volonté et les
bonnes intentions, reste basée sur l'argent et le financement. La
répartition inégale des ressources financières
empêche de sortir de cette relation mercantilisée et de mettre en
place un réseau des mouvements sociaux qui ne serait basée que
sur la communauté d'intérêt et pas sur les conditions
matérielles de cette mise en réseau.
Cette recherche a donc soulevé un grand nombre de
questions. C'est, à notre avis, la question du sens qui est principale.
Nous pensons en effet qu'il est indispensable de réfléchir au
sens des actions de développement et de solidarité entre les
mouvements sociaux. Cette réflexion doit dépasser l'analyse
à court terme et se placer dans la perspective de la "durabilité
dans le changement". Elle pose également la question du savoir comme
produit d'une culture mais également comme produit d'une situation
particulière. Nous pensons qu'il serait intéressant notamment, de
se pencher sur la question du rapport à l'objet dans la création
du savoir et en particulier sur l'élaboration d'une pensée
globale.
La question serait donc pour nous d'analyser comment nous
avons, en tant que femme, jeune, universitaire, blanche, de gauche,
écologiste, avec toutes ces caractéristiques qui faconnent notre
individualité, abordé cette recherche. Comment notre vécu
à orienté notre recherche, en quoi notre situation nous a
menée à tirer certaines conclusions, et en particulier, comment
en tant que femme, on peut aborder la question du genre. Cette introspection du
chercheur et cette réflexion par rapport à son objet de recherche
est particulièrement difficile, mais la perspective de
réfléchir à la question est particulièrement
exaltante.