3- La notion de rationnement du crédit :
Le métier de banque rime avec des facteurs non
maîtrisables de façon certaine comme le risque d'où parfois
nous observons un rationnement sur le marché du crédit. Dans
cette partie, nous montrerons en quoi le marché du crédit est
différent des autres marchés. Pour ce, nous
réfléchirons sur la notion d'incertitude en mettant en
évidence la spécificité du marché du crédit
et les différents types de risques auxquels s'expose une banque
lorsqu'elle s'engage vis-à-vis d'un client. Dans un dernier point, la
notion de rationnement sera définie.
a) L'incertitude :
Le financement de projets est une activité
risquée en raison de la possibilité de non remboursement. Selon
la théorie néoclassique, dans un univers risqué, toutes
les situations possibles sont connues par les agents. Ils sont omniscients et
attribuent une probabilité (dite objective) de survenance à
chaque éventualité. Le risque est équivalent à
celui d'une loterie. Dans ce cadre, la banque et l'emprunteur
établissent un contrat
complet, de type Arrow-Debreu7. Ce contrat,
appelé contingent contraignant, spécifie les actions des deux
parties pour chaque état de la nature. Le problème de
l'incertitude sur le comportement de l'autre est donc écarté. Les
actions de chaque cocontractant sont vérifiables par un tiers, la
justice.
Knight (1921)8 estime que les agents
économiques ne connaissent pas les différents états de la
nature possibles ni les probabilités d'occurrence associées.
Selon son analyse, l'activité bancaire s'inscrit dans un monde incertain
plutôt que dans un monde risqué (Voir encadré). Pour faire
face à l'incertitude, les banques disposent de deux instruments. Le
premier consiste à prévoir la probabilité de survenance du
risque à partir de l'observation de fréquences empiriques. C'est
ainsi que procèdent les assurances. Le deuxième instrument,
suggéré par Knight est de nature complètement
différente. Il s'agit de l'utilisation de probabilités
subjectives établies par un spécialiste. Celui-ci se distingue
des autres agents par la qualité des probabilités subjectives
qu'il émet. Chaque agent connaît en effet ses propres
compétences à établir des prédictions, mais ignore
celles des autres. Il est alors tout à fait possible que deux agents qui
possèdent les mêmes informations ne partagent pas les mêmes
prédictions.
L'incertitude (cas où on ne fait pas
l'hypothèse que le décideur affecte des probabilités aux
états du monde) et le risque (cas où on ne fait
cette hypothèse) sont souvent distingués.
Cette distinction remonte à l'économiste
américain Franck Knight qui l'a proposée en 1921 dans son ouvrage
Risk, Uncertainty and Profit. Elle est antérieure à la
démonstration de Savage sur les probabilités subjectives (1954).
Knight s'intéressait au rapport entre profit et incertitude. Il
considérait que ce n'est pas le risque calculable (celui qui
peut se traduire par une distribution de probabilité) que le profit
rémunérait. Ce risque, disait-il, l'entreprise peut s'en
décharger en versant une prime d'assurance, qui s'analyse comme un
coût. En revanche, selon lui, le profit rémunérait le
risque non calculable et donc non mesurable, qu'il appelait
incertitude.
7 Le modèle d'Arrow et Debreu est une
théorie générale de l'incertitude sur les états
du monde (on appelle état du monde l'évènement qui
détermine la conséquence qu'a une action). En tant que
généralisation du modèle d'équilibre
général d'univers certain, cette théorie ne suppose rien
sur le fait que les agents soient capables ou non d'affecter une distribution
de probabilité aux états du monde.
8 Knight (1921) : «Risk, Uncertainty and
Profit»
b) Les différents risques auxquels sont
confrontées les banques :
Les banques sont confrontées à deux types
de risque : la réalisation de l'état défavorable de la
nature et le comportement de l'emprunteur.
+ Etat défavorable de la nature
Ce type de risque peut être divisé en
trois sous-groupes. Le premier sous-groupe concerne les caractéristiques
spécifiques du projet (qualité du matériel de production,
procédé de fabrication, prévisions financières...).
Si, avant même sa mise en oeuvre, le projet n'est pas viable ou a de
fortes chances d'échouer, l'état défavorable de la nature
a de grandes chances de se réaliser. Il est généralement
admis que l'emprunteur connaît les caractéristiques
spécifiques du projet. Dans ce cas, il peut cacher ces informations au
moment de la signature du contrat. Si la banque désire connaître
les caractéristiques spécifiques du projet, elle devra effectuer
des démarches coûteuses pour sélectionner les bons
projets.
Le deuxième sous-groupe concerne le secteur ou
plus exactement les débouchés du projet. On considère en
général que la banque est dans ce domaine plus apte que
l'entreprise à évaluer les probabilités de
réalisation du risque (c'est-à-dire à anticiper
correctement la demande). Elle peut en effet tirer des leçons de
l'expérience des autres clients. Mais tel n'est pas toujours le cas.
Ainsi, au cours de la période de croissance économique au
Cameroun, les banques ont surtout financé les secteurs basés sur
l'exportation des matières premières, et après
l'effondrement de leur cours et le déclenchement de la crise, beaucoup
de débiteurs ont été incapables de respecter leurs
engagements.
Une banque qui n'a pu identifier que le projet
était mal conçu ou que les débouchés étaient
limités est confrontée à un risque
d'anti-sélection. Le troisième sous-groupe de risques concerne
l'environnement économique. Dans ce cas, la réalisation de
l'état de la nature est complètement indépendante des
actions du prêteur et de l'emprunteur, et, dans les modèles, c'est
en général une variable aléatoire indépendante.
Dans les pays en développement, il y a des risques accrus que
l'environnement macroéconomique se modifie en devenant
défavorable à la réussite du projet. Au cas où ce
risque se réalise, l'entrepreneur concerné est
considéré comme malchanceux.
Le deuxième et le troisième sous-groupe
de risques, c'est-à-dire la difficulté à anticiper la
demande et les éventuelles modifications de l'environnement, constituent
le risque
macroéconomique, contrairement au premier
sous-groupe qui représente le risque microéconomique.
+ Le comportement de l'emprunteur
Le deuxième type de risque est lié au
comportement de l'emprunteur. Il peut être divisé en deux
sous-groupes. Tout d'abord, le prêteur ne connaît pas les efforts
que fournira l'emprunteur pour mener à bien son projet. Au lieu de
raisonner en termes d'efforts de l'emprunteur, on peut aussi considérer
que l'emprunteur va utiliser le crédit pour entreprendre un projet plus
risqué que celui pour lequel il a obtenu le crédit. Ce
problème est généralement désigné sous le
terme d'aléa moral ex-ante. Le terme ex-ante signifie que le risque se
réalise avant que le projet n'aboutisse et ne permette de dégager
des revenus pour rembourser la banque. Celle-ci cherchera donc à diriger
le comportement de l'emprunteur par "le monitoring".
Si les risques identifiés ci-dessus
(état défavorable de la nature et efforts insuffisants fournis
par l'emprunteur) ne se réalisent pas et si le projet a
dégagé des revenus suffisants pour pouvoir rembourser le
prêteur, alors l'emprunteur tiendra ses engagements. Soit il est
honnête et révèle le montant réel des revenus
dégagés, soit la banque peut observer sans coût les revenus
dégagés par le projet. Si l'emprunteur a plus d'informations que
la banque sur la probabilité d'échec du projet (sur la
réalisation de l'état défavorable de la nature et sur son
propre comportement), il est question d'asymétrie d'information
ex-ante.
Le deuxième risque lié au comportement
de l'emprunteur concerne la communication à la banque des revenus
dégagés par le projet. Si les emprunteurs sont malhonnêtes,
ils annoncent à la banque des ressources inférieures à
celles dégagées pour ne pas honorer leurs engagements. Ce risque
est appelé aléa moral ex-post. Cette situation se produira
lorsque le non-remboursement procure un gain supérieur à la perte
engendrée par les coûts de défaillance, c'est-à-dire
par les pénalités pécuniaires ou non-pécuniaires
(mise en faillite) ou par la perte de réputation. L'asymétrie
dont est victime la banque est dite ex-post car elle est postérieure
à la réalisation du projet. Pour éviter ce risque, la
banque engage des recherches coûteuses9 afin de
connaître les véritables revenus dégagés par
l'entreprise.
9 Le parallèle avec le cas du fermier permet de bien
cerner les différentes sortes de risques. Le fermier reverse
un certain pourcentage de sa production au propriétaire terrien. Le
risque aléatoire (état de la nature) est la météo,
le risque spécifique du projet est la qualité des graines et
de la terre. L'aléa moral ex-ante est le travail et les efforts
c) La spécificité du marché du
crédit :
Sur les marchés néoclassiques, la
livraison du bien par le vendeur et le paiement par l'acheteur sont
simultanés, alors que sur le marché du crédit, le
prêteur et l'emprunteur échangent une promesse de remboursement.
Le risque de défaut s'explique par la différence entre cette
promesse et les remboursements effectués. Les prêteurs se
préoccupent donc d'évaluer la qualité de la promesse de
l'emprunteur, c'est-à-dire sa probabilité de
défaillance.
Une des activités principales des banques est
de collecter et de traiter des informations sur les emprunteurs potentiels. Les
informations ainsi accumulées par chaque banque sont non-transmissibles
(elles reposent en partie sur des critères subjectifs) et, de ce fait,
l'engagement est irréversible : le contrat de prêt n'est pas
négociable10.
De plus, la banque spécifie elle-même
les termes du contrat : elle définit le taux d'intérêt et
n'est pas un agent "price taker" comme sur les marchés
néoclassiques habituels. Le taux d'intérêt défini
par la banque comprend une prime de risque censée compenser la perte
encourue en cas de défaillance de l'emprunteur. Cependant, la prime de
risque ne peut être trop élevée car le taux
d'intérêt influence la qualité du crédit,
c'est-à-dire la capacité de l'emprunteur à respecter ses
engagements.
Contrairement aux prix sur les marchés
néoclassiques, le taux d'intérêt ne peut servir de variable
d'ajustement entre l'offre et la demande.
d) Définition de la notion de rationnement du
crédit :
Le terme rationnement est fréquemment
utilisé dans la littérature économique. Il signifie qu'une
banque refuse de prêter à un emprunteur potentiel aux conditions
demandées (quantités et taux d'intérêt). Il
désigne en fait les quatre différents cas de figure
suivants11 :
Dans une situation de rationnement de type 2, les
banques refusent de s'engager envers certains emprunteurs alors qu'ils
présentent les mêmes caractéristiques que ceux
qui obtiennent le crédit. De plus, ces emprunteurs sont prêts
à payer un taux d'intérêt plus
fournis par le fermier. L'aléa moral ex-post se produit
lorsque le fermier déclare au propriétaire que la récolte
a été très mauvaise (alors que ce n'est pas le cas) afin
de ne pas avoir à lui reverser le pourcentage prévu.
10 Les créances hypothécaires font
exception, elles peuvent être négociées sur un
marché secondaire étant donné qu'elles sont assorties
d'une garantie (hypothèque) proche de la valeur du montant à
rembourser.
La titrisation permet également de
négocier des titres de créance. Ce phénomène n'est
pas encore très
répandu dans les pays en développement, et il
concerne certains types de contrats bien
spécifiques.
11 La présentation de ces quatre
définitions du rationnement est inspirée des travaux de Jaffee et
Stiglitz (1990).
élevé et à apporter des
collatéraux (c'est-à-dire des garanties) plus importants. La
plupart des modèles analytiques s'attachent à expliquer ce
phénomène. C'est notamment le cas des modèles de Stiglitz
et Weiss (1981) et de Williamson (1987). Le rationnement de type 2 est
qualifié de pur rationnement. Dans ce cas, la demande est
supérieure à l'offre et, contrairement aux modèles
néoclassiques, l'ajustement se fait par les quantités et non par
les prix car le taux d'intérêt influence la probabilité de
défaut de l'emprunteur. Le rationnement n'est plus simplement
considéré comme une situation de déséquilibre ou
comme un retard d'ajustement, c'est une situation d'équilibre durable,
qui se produit même en situation de concurrence pure et
parfaite.
Dans une situation de rationnement, que nous
appellerons de type 1, la banque accorde le prêt pour un montant
inférieur à celui qui a été demandé. Cette
définition repose sur l'hypothèse qu'il existe une relation
positive entre montant emprunté et difficultés de
remboursement.
Le troisième type de rationnement correspond
à un refus de prêter au taux d'intérêt
désiré par l'emprunteur. Ce troisième type de rationnement
découle de la différence d'anticipations des probabilités
de réussite du projet entre l'emprunteur et la banque, celle-ci
étant plus pessimiste, et désirant appliquer une prime de risque
plus élevée que celle souhaitée par
l'emprunteur.
Le quatrième type de rationnement est
appelé "red-lining" dans la littérature anglosaxonne. Dans ce
cas, les emprunteurs écartés se distinguent de ceux qui ont
obtenu le crédit car ils ont été identifiés comme
trop risqués par la banque : quel que soit le taux en vigueur, ils sont
exclus du marché du crédit. Dans ce cas, le rationnement ne
s'explique pas en termes d'apurement du marché et d'adéquation de
l'offre et de la demande par les quantités, c'est un refus de
prêter. Le "red-lining" correspond au rationnement le plus
communément observé dans la réalité ; nous en
analyserons les causes au Sénégal dans le chapitre
suivant.
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