2.1.3. Capital humain et croissance endogène
La plupart des manuels de théorie économique,
d'histoire de la pensée économique et d'histoire des faits
économiques, font remonter les origines de la croissance à la
première révolution industrielle. Initié en 1776 par la
vision optimiste d'Adam Smith (vertus de la division du travail), le
thème de la croissance réapparaîtra au XIXe siècle
dans les travaux de Malthus, Ricardo et Marx. Il faudra cependant attendre le
XXe siècle et les années 50 pour que les modèles
théoriques de la croissance connaissent un véritable
succès. Les modèles post-keynésiens (Harrod-Domar) et
néoclassiques (Solow) ont introduit un véritable débat sur
la question de la croissance équilibrée. Depuis les années
70-80, la croissance a connu un nouvel essor sous l'impulsion des
théoriciens de la régulation et de la croissance endogène.
Le modèle de Solow n'expliquait pas la croissance, il signalait
simplement que grâce au progrès technique, la croissance peut
perdurer. Pour les tenants de la théorie de la croissance
endogène, le progrès technique ne tombe pas du ciel. La
croissance est ainsi assimilée à un phénomène
auto-entretenu par accumulation de quatre facteurs principaux : la technologie,
le capital physique, le capital humain et le capital public. Le rythme
d'accumulation de ces variables dépend de choix économiques,
c'est pourquoi on parle de théories de la croissance endogène.
Cette théorie utilise un certain nombre de facteurs au nombre desquels,
nous avons :
> Le capital physique
C'est l'équipement dans lequel s'investit une
entreprise pour la production de biens et de services. ROMER (1986) a cependant
renouvelé l'analyse en proposant un modèle qui repose sur les
phénomènes d'externalités entre les firmes : en
investissant dans de nouveaux équipements, une firme se donne les moyens
d'accroître sa propre production mais également celles des autres
firmes concurrentes ou non. L'explication à ce phénomène
réside dans le fait que l'investissement dans de nouvelles technologies
est le point de départ à de nouveaux apprentissages par la
pratique. Parmi les formes d'apprentissage, on peut citer l'amélioration
des équipements en place, les travaux d'ingénierie (agencement
des techniques existantes), l'augmentation de la compétence des
travailleurs...Or ce savoir ne peut être approprié par la firme
qui le produit. Il se diffuse inévitablement aux autres firmes.
L'investissement a un double effet : il agit directement sur la croissance et
indirectement sur le progrès technique.
> La technologie
Cette théorie repose sur l'analyse des conditions
économiques qui favorisent le changement technique. Chaque changement
technique provient d'une idée mise en forme et testée. Cependant,
entre l'émergence d'une idée nouvelle et sa mise en oeuvre
concrète, il peut y avoir un très long chemin (test,
essais-erreurs...) qui nécessite le concours de plusieurs personnes.
Bref des coûts de mise au point qui peuvent être très
élevés. En revanche, une fois ces étapes franchies, si
l'idée est acceptée, le produit qui en résulte peut
être multiplié avec un coût bien moindre (ainsi le premier
disque compact et le premier ordinateur ont nécessité des efforts
colossaux de la part de ceux qui les ont mis au point, cependant leur
reproduction à l'identique a été beaucoup plus facile). Le
propre des idées qui provoquent des changements techniques, est qu'une
fois les plâtres essuyés, elles donnent naissance à des
rendements croissants (les exemplaires suivants coûtent beaucoup moins
chers), voire fortement croissants (duplication d'un logiciel). Si bien que
pour celui qui s'est efforcé de transformer l'idée en produit, le
risque existe que des concurrents en profitent et qu'il ne
récupère jamais son investissement initial, alors que ses
concurrents s'enrichissent. Des droits de propriété
intellectuelle limiteront ce risque : brevets ou copyright protègent
l'inventeur qui dispose d'un monopole d'exploitation (limité dans le
temps) sur l'oeuvre ou le produit tiré de son travail. D'un point de vue
économique, cette théorie porte atteinte au cadre concurrentiel
et permet l'incorporation d'éléments de concurrence imparfaite
qui rendent possibles l'apparition de produits nouveaux et de nouvelles
idées. A défaut, les idées nouvelles ne tomberont pas
forcément dans les mains de l'inventeur mais de ceux de
l'humanité (exemple de l'écriture, de la mécanique, de la
relativité...). C'est justement lorsque l'on souhaite que les
idées nouvelles profitent à tous, qu'il devient nécessaire
d'en faire supporter le coût par la collectivité. Ainsi le
financement de la recherche fondamentale est public, afin que chacun puisse
librement accéder à ces résultats, c'est un bien
collectif.
Pour ROMER, le changement technique sera
d'autant plus intense que les innovateurs espèreront en tirer un profit
important. Le progrès technique n'est pas exogène, il est
produit. Son niveau de production dépendra de la
rémunération attendue, c'est-à-dire des droits de
propriété et des rentes monopolistiques (on se situe bien dans le
cadre de la concurrence imparfaite). Si au travail et au capital
utilisé, on ajoute des idées nouvelles génératrices
de changement technique, tout sera modifié. Car contrairement au capital
dont les
rendements sont décroissants et au travail dont les
rendements sont constants (si on effectue sans cesse un investissement humain
supplémentaire), les idées ont un rendement croissant : plus on
s'appuie sur un stock d'idées importantes, plus on aura de nouvelles
idées. Chaque idée ouvre le champ à d'autres idées
potentielles. Par conséquent, en l'absence de progrès technique,
le modèle de Solow s'applique à long terme, la croissance ne
dépend pas du taux d'investissement. Le progrès
existe, et est d'autant plus intense que le nombre de chercheurs est
élevé et le stock de connaissances important. Le nombre de
chercheurs dépend de la capacité du système
économique à leur offrir des rentes de monopole en cas de
réussite. Ainsi pour ROMER, le rythme de croissance ne va pas en
déclinant au fur et à mesure que l'on s'approche de l'état
régulier, comme le prétendait Solow. Il dépend du nombre,
de la proportion et de la productivité des chercheurs, c'est à
dire de la capacité des rendements croissants de la recherche à
compenser les rendements décroissants de l'investissement
matériel. La diffusion de la connaissance parmi les producteurs et les
effets externes du capital humain évitent la tendance à la baisse
du rendement de l'investissement (décroissance des rendements du
capital), et la croissance peut se poursuivre indéfiniment.
Contrairement aux approches néoclassiques, ROMER reconnaît
cependant que le marché ne suffit pas à assurer une croissance
maximale à long terme. L'Etat a un rôle important à jouer,
non par le biais de la dépense publique envers la recherche
(ROMER ne pense pas que cela puisse accélérer
durablement le progrès technique), mais en venant au secours des
innovateurs par le biais d'une fiscalité compensatrice(moindre taxation
des bénéfices issus des produits nouveaux), de mesures juridiques
incitant la recherche-développement et les externalités de
connaissances, de mesures anticoncurrentielles non dissuasives (ne pas
décourager les innovateurs, voire l'abandon des poursuites judiciaires
envers Microsoft).
> Le capital humain
Il a été mis en évidence par deux
économistes de l'Ecole de Chicago, Theodor Schultz et Gary Becker, et
est au centre des études menées par R.E Lucas (Prix Nobel en
1995). Le capital humain désigne l'ensemble des capacités
apprises par les individus et qui accroissent leur efficacité
productive. Chaque individu est en effet, propriétaire d'un certain
nombre de compétences, qu'il valorise en les vendant sur le
marché du travail. Cette vision n'épuise pas l'analyse des
processus de détermination du salaire individuel sur le marché du
travail, mais elle est très puissante lorsqu'il s'agit d'analyser des
processus plus globaux et de
long terme. Dans ce schéma, l'éducation est un
investissement dont l'individu attend un certain retour. Il est alors naturel
de souligner que la tendance plus que séculaire dans les pays
occidentaux à un allongement de la durée moyenne de la
scolarité est une cause non négligeable de la croissance.
BECKER définit le capital humain comme
un stock de ressources productives incorporées aux individus
eux-mêmes, constitué d'éléments aussi divers que le
niveau d'éducation, de formation et d'expérience professionnelle,
l'état de santé ou la connaissance du système
économique. Toute forme d'activité susceptible d'affecter ce
stock (poursuivre ses études, se soigner, etc.) est définie comme
un investissement. L'hypothèse fondamentale de Becker est que les
inégalités de salaires reflètent les productivités
différentes des salariés. Ces dernières sont
elles-mêmes dues à une détention inégale de capital
humain. Un investissement en capital humain trouve donc une compensation dans
le flux de revenus futurs qu'il engendre. L'analyse de la formation du capital
humain passe par l'étude d'un choix inter temporel : l'individu
détermine le montant et la nature des investissements qu'il doit
effectuer pour maximiser son revenu ou son utilité inter temporels. La
durée de vie de l'investissement, sa spécificité, sa
liquidité, le risque associé sont alors autant de
déterminants du taux de rendement de l'investissement en capital
humain
> Le capital public
Il correspond aux infrastructures de communication et de
transport. Elles sont au coeur du modèle élaboré par R.J
Barro. En théorie, le capital public n'est qu'une forme de capital
physique. Il résulte des investissements opérés par l'Etat
et les collectivités locales. Le capital public comprend
également les investissements dans les secteurs de l'éducation et
la recherche. En mettant en avant le capital public, cette nouvelle
théorie de la croissance souligne les imperfections du marché.
Outre l'existence de situations de monopole, ces imperfections tiennent aux
problèmes de l'appropriation de l'innovation. Du fait de l'existence
d'externalités entre les firmes, une innovation, comme il a
été dit précédemment, se diffuse d'une façon
ou d'une autre dans la société. La moindre rentabilité de
l'innovation qui en résulte, dissuade l'agent économique
d'investir dans la recherche-développement. Dans ce contexte, il pourra
incomber à l'Etat de créer des structures institutionnelles qui
soutiennent la rentabilité des investissements privés et de
subventionner les activités insuffisamment rentables pour les agents
économiques et pourtant indispensables à la
société. Tous ces travaux ont été poursuivis par
GROSSMAN et HELPMAN (1991), AGHION et HOWITT
(1992), Barro et Sala-i-Martin (1995)...Le progrès
technique résulte ainsi d'un objectif fixé en
recherche-développement, activité récompensée selon
Schumpeter (1934) par la détention d'une forme de pouvoir monopolistique
ex-post. S'il n'y a pas de tendance à l'épuisement de ces
découvertes, les taux de croissance peuvent rester positifs à
long terme. Dans ce cas, le taux de croissance à long terme
dépend des actions des gouvernements (politique fiscale, respect des
lois, fourniture de biens collectifs, marchés financiers...). Le
gouvernement a un pouvoir d'infléchissement du taux de croissance
à long terme. Les théories de la croissance endogène
reposeraient donc sur l'idée que la concurrence parfaite est
mortifère, et que l'activité économique a besoin de
concurrence imparfaite et d'intervention publique. En même temps, elles
réitèrent l'idée selon laquelle, sur le long terme, ni le
taux d'investissement, ni l'effort de formation ne suffisent à assurer
une réduction des écarts de développement entre pays. Ces
modèles ont été relancés ces dernières
années grâce à l'intégration de nouvelles variables
explicatives (régime politique, démocratie...), de
nouvelles relations (dépassement de la croissance trop restrictive
afin d'intégrer les analyses en termes de développement, IDH de
ARMATYA Sen) et du principe de convergence conditionnelle
(Barro). Ainsi alors que l'analyse des
découvertes renvoient au rythme du progrès technologique dans les
économies de pointe, l'étude de la diffusion de ces
découvertes renvoie à la manière dont les économies
suiveuses se partageront par imitation ces découvertes
(possibilité de convergence proche du modèle néoclassique
car l'imitation coûte moins cher que l'innovation).
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