2.3. Etat de la question
Beaucoup de travaux ont porté sur les drogues mais peu
se sont réellement intéressés aux facteurs intervenant de
façon essentielle dans la genèse des conduites de consommation de
drogues.
Nous avons organisé notre revue des travaux autour de
deux axes principaux : l'axe des travaux relatifs aux événements
de vie vécus et l'axe des travaux relatifs aux consommations de
drogues.
2.3.1. Axe des travaux relatifs aux
événements de vie
L'hypothèse d'un lien entre les stimuli issus de
l'environnement et le phénomène de la maladie a été
formulée depuis la préhistoire. Cependant depuis l'époque
contemporaine, plusieurs études ont été
élaborées dans le but
de préciser principalement cette relation constatée
entre les événements de vie malheureux et les diverses
incommodités.
Séville(1977) montre, dans une étude
longitudinale de trois ans sur 132 patients, non seulement que les
épisodes de psoriasis sont liés à des
événements de vie, mais que les rechutes sont d'autant moins
fréquentes que le stress lié à ces
événements est identifié par les malades.
Il est sans doute plus surprenant de constater que la crise
d'appendicite peut survenir aussi à la suite des
événements de vie significativement vécus par certains
patients. C'est dans cette optique que l'étude de Creed a
été accomplie en 1981.
L'étude rétrospective (Creed, 1981) a
apporté des éléments intéressants sur la liaison
entre stress et crise d'appendicite. Malgré les signes cliniques
évidents qui avaient conduit à l'intervention, les chirurgiens
ont trouvé chez 50% des patients un appendice présentant une
faible réaction inflammatoire, contrairement à ce qui
était trouvé chez les autres patients. Avec la
méthodologie de Brown et Harris (1978) et s'intéressant aux
événements vécus par tous les opérés dans
les treize semaines précédent les premières douleurs
abdominales,Creedconstate que les sujets ayant les appendicites typiquement
connues au moment de l'intervention, avaient expérimenté des
événements sévères, au cours de la période
explorée, contrairement aux autres opérés dont les
événements étaient comparables à ceux
trouvés dans un groupe témoin. Les types
d'événements trouvés dans le premier groupe, avaient une
connotation très sévère. Contrairement aux attentes, les
malades dont l'appendice présentait une faible réaction
inflammatoire avaient tendance à ressentir, après l'intervention,
un plus grand nombre de symptômes physiques banaux, se
rétablissaient moins vite et avaient été plus nombreux
à présenter des symptômes d'ordre psychiatrique au moment
et après l'intervention, que les autres.
Depuis quelques années, le rôle
déclencheur éventuel d'événements de vie
éprouvants dans les maladies auto-immunes a été l'objet de
certaines études.
La littérature sur les stress des examens est
également très fournie. On peut rappeler par exemple le travail
de Kiecolt-Glaser et al. (1984) chez des étudiants en
médecine en période d'examen. Les auteurs avaient constaté
une baisse du nombre relatif de lymphocytes (sur le nombre total de globules
blancs), une diminution relative des lymphocytes T, sans modification du
rapport T "helper" sur T suppresseurs (CD4/CD8), une atténuation des
réponses aux mitogènes, enfin une diminution de l'activité
des cellules "naturel killer". Cette dernière était d'autant plus
basse que les étudiants avaient subi, avant l'investigation, des
changements vitaux plus intenses ou souffraient d'un isolement social plus
accusé.
Toujours dans la même dynamique, une récente
recherche a été effectuée par Morell-Dubois en 2006.
L'objectif de cette recherche (MorellDubois, 2006) était
d'étudier les événements de vie stressants chez les
patients présentant une maladie auto-immune en comparaison avec une
population de témoins sains, et de rechercher un lien potentiel entre
ces événements de vie et le premier symptôme ou
l'aggravation de la maladie. L'étude épidémiologique
clinique descriptive comportait un entretien avec le patient, un recueil de
l'histoire clinique dans le dossier des patients, les événements
de vie étant replacés secondairement dans l'histoire clinique,
à l'aveugle du patient. L'entretien est semi-structuré avec 2
échelles d'évaluation : l'inventaire d'événement de
vie de Paykel (1997) qui est une échelle de recueil et
d'évaluation d'événements de vie validée sur le
plan international, et le Mini International Neuropsychiatric Interview
(Pinninti, Madison, Musser &Rissmiller, 2003) qui permet aux personnes
« non initiées » d'avoir une première approche
diagnostique psychiatrique.Soixantedix-sept patients porteurs de maladie
auto-immune et trente et un témoins
sains, appareillés en sexe et en âge ont
été inclus. Morell-Dubois a retrouvé chez 71,43 % des
patients, des événements de vie stressants survenant 1 à
10 mois avant les premiers signes ou l'aggravation sévère d'une
maladie auto-immune (délai inférieur à 6 mois chez 89 %
des patients). Chez les témoins sains, l'auteur n'a retrouvé
qu'un pourcentage d'événements de vie stressants de 32,26% dans
les 2 ans avant l'entretien. La comparaison par un test de Chi 2 a fait
apparaître une différence significative à un niveau
élevé : p = 0.0002.Ces résultats permettent de conclure
que les événements de vie stressants pouvaient donc
s'intégrer dans les mécanismes multifactoriels
physiopathologiques des maladies auto-immunes au même titre que d'autres
facteurs de risque (infections virales, vaccinations....), ou constituer un
facteur précipitant ou déclenchant sur un terrain
prédisposé.
L'influence des événements de vie traumatiques
dans les maladies auto-immunes a été inéluctablement
prouvée. Cependant, certains chercheurs pensent que c'est plutôt
la délinquance juvénile qui est la conséquence
immédiate des événements de vie stressants
vécus.
Djassoa(1990) a travaillé sur le
phénomène de la marginalité juvénile à
Lomé. Il aborde l'importante question des conséquences à
long terme de perturbations de l'attachement chez les jeunes. Il illustre,
l'insécurité affective que connaissent les jeunes qui ont subi
des carences précoces.
En effet, il parvient à la conclusion selon laquelle
toute perturbation du milieu familial n'est pas la cause directe ni
nécessaire de la délinquance juvénile. C'est le
bouleversement psychique qu'il est susceptible d'engendrer chez le jeune qui
rend compte de la marginalité. Ainsi à partir de l'analyse de
contenu d'un échantillon de dossiers de 20 mineurs au Centre
d'Observation et de Réinsertion Sociale de Cacavelli à
Lomé, il a isolé certains facteurs pouvant conduire à la
marginalité juvénile à Lomé :
- Les facteurs sociologiques tels que l'éclatement de
la cellule familiale auxquels s'associent la désintégration de la
cellule familiale traditionnelle et
l'éveil du besoin d'argent par l'introduction de
l'économie de marché, entraînant des conflits
insurmontables entre la vie de famille et les activités
financièrement rentables.
- Les facteurs psychologiques : le milieu familial
perturbé est vécu comme une situation d'insécurité
affective. Une telle insécurité se traduit par divers processus
psychologiques de manières diverses qui peuvent se combiner, s'intriquer
: le sentiment d'abandon affectif, la carence d'objets identificatoires,
l'angoisse de morcellement, l'intolérance à la frustration.
- Les facteurs psychopathologiques : ils se résument
à un trouble relationnel précoce qui serait de type abandonnique,
et s'exprimant sous forme de carence affective.
Tout comme les maladies auto-immunes et la délinquance
juvénile, les pathologies psychosomatiques peuvent résulter de la
survenue des événements de vie traumatiques.
Sur le plan méthodologique, une étude
intéressante (Adams et al., 1994)a été
effectuée sur le rôle respectif des événements de
vie éprouvants (stress majeurs) et des tracas quotidiens (stress
mineurs) dans la sévérité et les fluctuations d'un jour
à l'autre de la symptomatologie du lupus, sur une population de 41
sujets. Les auteurs ont utilisé la technique de l'agenda pour faire
évaluer par les patients eux-mêmes, jour après jour, sur
une durée totale de 56 jours, l'intensité de divers
symptômes somatiques, le niveau de stress quotidien, mais aussi la
présence d'une humeur dépressive, d'anxiété, et de
sentiments de colère. Cette technique a l'avantage de pouvoir tester les
deux relations de causalité, psycho-somatique et somato-psychique, en
corrélant les mesures d'un type effectuées le jour j avec les
mesures d'un autre type effectuées le jour j+1. Il ressort de cette
étude que l'intensité moyenne des symptômes sur la
période d'observation des 56 jours dépend bien plus de l'impact
des stress quotidiens pendant la même période que de l'impact des
événements de vie éprouvants ayant éventuellement
précédé la poussée. Par
ailleurs, la symptomatologie physique du jour j est
prédite par les stress subis et par l'humeur dépressive du jour
j-1, même si la plus grande partie de la variance est expliquée
par l'intensité des symptômes physiques de la veille. Enfin, les
auteurs constatent qu'environ 1/5 de la population étudiée
présente des corrélations significatives entre le stress ou les
variables émotionnelles et les symptômes physiques : ce
sous-groupe peut être considéré comme définissant
une population de sujets répondeurs au stress, ce qui laisse entendre
que dans toute affection à composante psychosomatique la part
attribuable à des facteurs psycho-émotionnels est très
variable d'un sujet à un autre.
Tout autant surprenant pour l'homme de la rue que pour les
médias, les troubles de l'érection peuvent s'ensuivre
après la survenue des événements de vie désastreux
chez certaines personnes.
La recherche de Vincent, Bonierbale, Porto, Colson et
Lançon (2004) avait pour objectif l'étude du rôle des
événements récemment vécus par l'individu dans la
survenue d'un trouble de l'érection. Lavulnérabilité des
sujets, vis-à-vis d'une anxiété qui induit un
défaut d'adaptation aux événements extérieurs, a
été envisagée. L'échantillon compte un groupe de 26
patients souffrant de troubles de l'érection secondaires et un groupe de
20 témoins, correctement appariés. Le questionnaire
d'événements de vie mis au point par Amiel-Lebigre (1986) a
permis de lister les événements vécus durant les cinq
années précédent l'installation du trouble de
l'érection pour les patients et durant les cinq années
précédent le jour de passation du questionnaire pour les
témoins et auxquels les sujets attribuaient une note d'impact
émotionnel sur une échelle de 0 à 100. Les auteurs ont
également mesuré les scores d'anxiété des sujets
à l'aide du State-Trait AnxietyInventory ou STAI (Spielberger, 1983).
Les résultats montrent une accumulation d'événements de
vie durant l'année précédent l'installation des troubles
de l'érection plus importante chez les patients que chez les
témoins. L'analyse
détaillée de ce pic événementiel,
montre que les événements les plus représentés sont
ceux appartenant au domaine affectif et ceux représentant une perte. Les
auteurs constatent également que les patients attribuèrent
fréquemment un impact fort à ce type
d'événement.
Les évènements de vie sont repérés
dans la hiérarchisation proposée par Rihmer (1996) comme des
facteurs de risque suicidaire secondaires. En effet, en opposition aux facteurs
de risque primaires (trouble psychiatrique, traits de personnalité
impulsifs ou violents, antécédents personnels et familiaux de
conduites suicidaires), les facteurs environnementaux ne sont pas suffisamment
spécifiques du risque suicidaire, d'autant qu'ils sont largement
retrouvés dans la population générale.
Les facteurs de risque environnementaux les plus souvent
retrouvés chez les sujets qui réalisent des gestes suicidaires
sont : la survenue de pertes parentales précoces (dans l'enfance),
l'isolement social et affectif, l'exclusion, les problèmes financiers,
la perte d'emploi, le chômage, une maladie grave, la prison, les
situations d'échecs d'autant qu'elles sont vécues de façon
humiliante, les déceptions sentimentales, les situations de stress
(professionnel, émotionnel, affectif), les disputes ou bagarres avec les
amis ou proches, les fugues.
Plusieurs études montrent par exemple que les
adolescents, qui se sont suicidés, ont fait face durant l'année
précédent à plus de conflits interpersonnels, de pertes et
de problèmes légaux ou disciplinaires.
On attribue souvent une valeur causale à un
environnement socio-économiquedéfavorable dans l'apparition d'une
conduite suicidaire. Chez les adolescents présentant des
problèmes psychologiques et psychiatriques (au sens large), on retrouve
plus souvent un faible niveau éducatif des parents, un faible niveau de
revenus, un nombre élevé d'enfants dans la famille, une grande
mobilité de résidence. Toutefois, il semble que le statut
socio-économique n'exerce pas une influence directe, mais qu'il
intervienne à travers la diminution des liens familiaux et sociaux
à laquelle il
est souvent associé. Tout comme la distension des liens
affectifs, la perte des repères et le sentiment de relégation
semblent plus pertinents que les difficultés économiques et
sociales, l'isolement (peu d'amis et de confidents)dont font état les
adolescents suicidants est bien plus un sentiment d'isolement qu'un isolement
réel.
La maladie Alzheimer fait partie de la liste non exhaustive des
maladies auxquelles les événements de vie malheureux peuvent
prédisposer.
Le programme Alzheimer, de recherche et de données
permet d'apporter un regard clinique essentiel à une
compréhension globale de la maladie. Une proportion de 59 malades
Alzheimer (Poillot, Menecier&Ploton, 2011) ont été
comparés à 31 sujets témoins, afin de rechercher une
association entre événements de vie stressants vécus et
révélation clinique ultérieure d'une maladie d'Alzheimer.
Un questionnaire de 11 items, relatifs à des événements de
vie difficiles a été élaboré. Les témoins
ont cumulé moins d'évènements de vie difficiles (Chi2=7,72
; p <0,05) pouvant agir sur l'économie psychique. Des facteurs
pathogènes apparaissent, les malades ont plus souvent été
placés avant l'âge de dix ans (Chi2=5,06 ; p <0,01) et
reconnaissent plus d'antécédents familiaux de nature
psychiatrique (Chi2=5,06 ; p <0,05). La présence
d'évènements de vie difficiles peut influencer les
capacités du sujet à effectuer un travail de deuil ainsi,
l'élaboration des pertes liées au vieillissement peut être
rendue difficile et dépasser les capacités psychiques du sujet.
Un facteur protecteur est mis en évidence : une pratique spirituelle en
référence à une forme de foi et/ou d'adhésion
philosophique (Chi2=5,64 ; p <0,05).
Somme toute, beaucoup de travaux ont été
effectués sur les événements de vie significatifs qui
organisent la vie de tous les jours des personnes. Les hypothèses
évoquées varient d'un auteur à un autre et suivant
différentes écoles. Depuis les travaux de Séville
(1977),Creed (1981),Kiecolt-Glaser et al. (1984),Morell-Dubois(2006),en passant
par ceux de Djassoa (1990), Adams et al.(1994),jusqu'à ceux de Vincent,
Bonierbale, Porto, Colson et
Lançon (2004),Rihmer (1996),Poillot, Menecier et Ploton
(2011) ; il est surprenant de constater que toutes les
éventualités évoquées par ces auteurs confirment de
près l'existence d'une relation entre les événements de
vie malheureux et les maladies. D'aucuns évoquent comme
séquelles, les maladies auto-immunes, les maladies psychosomatiques, les
pathologies graves comme l'Alzheimer ou les démences. Pour d'autres, ce
sont les troubles de l'érection, la délinquance juvénile
ou le suicide qui sont les conséquences de ces événements
de vie traumatiques.
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