C. Description de l'exposition. Données conceptuelles
: le paysage général de l'exposition, détails et enjeux de
l'accrochage
. Rôle de la scénographie dans la
présentation des oeuvres
« Les 2200 m2 de l'espace d'exposition sont organisés
selon un parcours adapté au contenu de l'exposition, avec une alternance
de salles spécifiquement dédiées aux
57 Voir Volume annexes, annexe 17 Calendrier
détaillé d'exécution des travaux sur site, p.58.
58 Voir Volume annexes, annexe 18 Budget de
l'exposition, p.63.
installations des différents artistes, et des espaces
plus ouverts regroupant peintures et photographies. Le parcours est basé
sur l'idée de deux grandes esplanades permettant de dégager de
vastes perspectives et desservant de part et d'autres les salles
dédiées aux installations. Chaque installation est introduite par
une cimaise en épie légèrement saillante sur l'esplanade
et permettant la signalisation de la salle59.» La description
de Nathalie Crinières ci-dessus correspond assez bien à la
réalité de l'exposition. Par contre, on ne sent pas vraiment,
lors de sa visite, la respiration provoquée par les « deux grandes
esplanades permettant de dégager de larges perspectives ». Au bout
de la première esplanade se trouve la structure El Anatsui / Cheikh
Diallo (5 mètres de long) qui ne participe pas à l'ouverture sur
la baie vitrée. De plus, chaque élément
scénographique participe à la création de chicanes
(initialement, une chicane est un tracé en zigzag créé sur
une route pour obliger les véhicules à ralentir) qui obligent les
visiteurs à zigzaguer tout au long du parcours et à
s'arrêter à différents endroits stratégiques pour
observer les oeuvres. Là aussi, on peut s'interroger sur le freinage
intentionnel ou non causé par tous ces obstacles dans le parcours du
visiteur comme pour ralentir sa course vers la sortie. L'ultra sollicitation
sensorielle provoquée par le nombre des oeuvres et leur
diversité, par la couleur des murs et plus généralement
par l'ensemble des structures scénographiques ne permet pas, à
mon sens, la respiration et la fluidité nécessaires pour jauger
chaque pièce, et apprécier l'ensemble de l'exposition.
. Titre de l'exposition
Au départ, et selon le souhait de Simon Njami,
l'exposition devait s'intituler Chaos et métamorphoses. Elle
devait proposer une vision singulière sur la création africaine
contemporaine en mettant l'accent sur la notion de syncrétisme
esthétique et conceptuel qui s'est opéré en Afrique depuis
une quinzaine d'années. Peut-être en évocation à
La métamorphose des dieux d'André Malraux qui
écrivait dans ses Antimémoires en 1967 : « Le monde
de l'art n'est pas celui de l'immortalité, c'est celui de la
métamorphose». Le concept de ce titre, repoussé par les
autres organisateurs de l'exposition, est développé
59 Nathalie Crinières, in « Demande de
devis, note d'intention et esquisses », voir Volume annexes, annexe 16,
p.54.
par Simon Njami dans le texte du même nom qui figure
dans le catalogue de l'exposition60. Après un passage
introductif sur les lieux communs qui fédèrent le reste du monde
sur une certaine idée géographique et historique de l'Afrique,
Simon Njami affirme : « Il y a bien quelque chose, au-delà de
l'histoire et de la géographie, qui unit toutes ces nations. Elles
vivent toutes dans le chaos engendré par l'histoire et s'en accommodent
à leur manière ». Ce chaos, bien loin d'être un
scandaleux handicap, aboutit selon lui à la création « d'un
continent en mutation perpétuelle. Une montagne en formation ». La
métamorphose africaine prend donc racine dans ce chaos pour former
« ce syncrétisme culturel qui fonde toute
contemporanéité [...] elle nous contraint à assister
à sa propre métamorphose ». La notion de remix porte donc
aussi sur l'hybridation des themes, sur des générations
d'artistes mêlées et sur des identités diverses, faisant de
l'Africain une espèce de mutant. Texte passionnant sur le devenir de
l'Afrique et titre bien éloigné de celui qui a été
finalement attribué. Africa Remix61 a
été adopté et correspondait à des contraintes
d'ordre linguistique (la tournure anglophone s'adaptait mieux à
l'itinéraire international de l'exposition et évitait des
problémes de traduction et de compréhension) ; et marketing,
puisqu'il conférait ainsi à l'exposition une image plus jeune,
plus moderne, et pouvait de ce fait introduire dans le concept de
l'évènement différentes strates sémiologiques ainsi
que des « outils » originaux : compilation musicale
éditée pour l'occasion par le Centre Pompidou ou le « AFRICA
REMIX » SAMPLER62 du catalogue d'exposition. Par cette
référence musicale, l'institution peut aussi toucher un public
plus large et plus jeune, sensible à cette terminologie anglo-saxonne,
musicale et festive. Pour revenir à l'aspect syncrétique de
l'exposition, il fallait un titre, qui, selon le commissaire principal, «
mette en lumière l'histoire des transformations »63 .
Ainsi, ces deux termes accolés, dans leur seule analyse
sémantique, nous amènent à nous poser une myriade de
questions : qu'est ce qui est remixé en réalité dans cette
exposition ? Est-ce l'Afrique qui remixe plusieurs visions
60 Simon Njami, « Chaos et métamorphoses
», op.cit., p3.
61 Un remix désigne, en musique, une
version modifiée d'un morceau réalisée en studio avec des
techniques d'édition audio, destinée en général aux
DJ pour les clubs.
62 « AFRICA REMIX » SAMPLER, que l'on peut trouver
aux pages 242 à 283 du catalogue d'exposition 340 pages a
été conçu par Thomas Boutoux et Cédric Vincent
comme un texte-sampler organisé à travers 130 entrées qui
découpent et fragmentent la constitution de l'art africain contemporain.
Ces entrées sont en réalité de courts textes qui
présentent tout à la fois des acteurs ou des groupes de personnes
majeurs de la politique, de la négritude, du panafricanisme, de la
« renaissance africaine », bref des arts et de la culture de
l'Afrique moderne.
63 Interview de Marie-Laure Bernadac par
Clémentine Dirié, op.cit., p.10.
d'elle-même pour rassembler ses morceaux épars ?
Est-ce le spectateur qui revisite sa façon de penser et de voir l'art
africain et les africains ? (ce qui lui permettrait en ce cas et
idéalement de prendre conscience de la multiplicité de l'Afrique
souvent considérée comme un pays « uniculturel » et non
pas comme un continent multiculturel). Sont-ce les commissaires qui remixent
plusieurs formes d'expositions sur l'art africain déjà
jouées auparavant, comme pour en extirper une version inédite ?
Ou bien est-ce les artistes qui livrent de nouvelles versions de leurs propres
oeuvres pour s'adapter au concept de cette exposition ? Simon Njami affirme
dans un entretien accordé au journal Le Monde du 26 mai, que
« dans le titre, Remix compte autant qu'Africa [...] ce
sont les rapports entre les cultures africaines et Occidentales qui sont
décisifs et la façon dont les artistes se définissent dans
le contexte de la mondialisation. Ils dessinent de nouvelles cartes, ils ont
besoin de savoir qui ils sont et de dire qui ils sont, avec d'autant plus de
force que, jusqu'ici, ils ont été peu écoutés
». On constate donc que ce titre est loin d'induire seulement des
interrogations comme le proposait Alors la chine ? en 2003, mais qu'il
offre des éléments de réponse et des pistes de
réflexion. Il s'oppose également aux Magiciens de la
terre, en affirmant que quinze ans plus tard, l'artiste africain est bel
est bien sorti d'un rapport magico-cosmogonique à l'art. L'artiste
africain est devenu un DJ capable de réemployer des
éléments divers et de les recycler, de les recomposer de
manière à intégrer, sans signe extérieur
d'apparentement géographique, le marché mondial de l'art
contemporain. Il en va ainsi pour des oeuvres comme Sasa de El Anatsui
qui récupère des bouchons de bouteille pour créer une
tenture somptueuse et scintillante ou pour Romuald Hazoumé qui
réemploie des bidons en plastique pour ériger des totems qui
racontent symboliquement l'histoire du Bénin. Pour autant, le
Remix évoqué ici ne se cantonne pas à l'art de la
récupération qui a fait école en Afrique auprès de
nombreux artistes. Fer de lance de toute une génération
daptaïste64, Simon Njami s'insurge en affirmant que «
certaines personnes limitent l'Afrique à la récupération
et construisent toute une théorie de l'art africain autour
64 Du néologisme créé par
l'artiste Sénégalais Dary Lo soit une adaptation imposée
et forcenée des artistes africains à leur environnement et qui
les pousse à la récupération matérielle et
conceptuelle : « La récupération est l'instance même
de l'oeuvre » nous dit l'artiste dans l'article « Tout est
prétexte à la création », Entretien avec Dary Lo,
Africultures, n°48 - mai 2002, L'Harmattan, Paris, p. 66 - 67.
du concept de friche »65. Nous pouvons aussi voir
dans ses propos une attaque franche contre la théorie que
développe Jean-Loup Amselle dans son ouvrage L'art de la
friche66.
Enfin, l'idée de remix dans l'art contemporain est
répandue tout autant que l'idée de syncrétisme. On se
souvient de l'exposition Playlist au Palais de Tokyo en 2004 qui
posait déjà cette question de l'hybridation dans l'oeuvre et de
son caractère composite. Nicolas Bourriaud, commissaire de l'exposition
déclarait à ce sujet que « l'artiste est un genre de
sémionote, un inventeur de trajectoires parmi les signes
»67 . Si l'objectif de cette exposition est de rallier les
artistes africains à une expression universelle et non identifiable, le
titre choisi permet cette intégration grâce à ce
métissage et à cette hybridation où, comme
l'écrivait le martiniquais Édouard Glissant : « il n'y a
plus de centre, que des périphéries, et chaque
périphérie devient un centre en soi. »
. Identité et histoire ; Ville et terre ; Corps et
esprit ; Design, mode et musique
Les oeuvres de l'exposition Africa Remix sont
regroupées en trois sections sur les thèmes suivants :
Identité et histoire, Ville et terre, Corps et esprit, Design, Mode et
Musique. Dans le catalogue général de l'exposition, il n'existe
pas de couleur particulière de la typographie en fonction des sections
mais dans le deuxième catalogue de 60 pages, Identité et histoire
correspond à la couleur jaune, Corps et esprit à la couleur bleu,
et Ville et terre à la couleur rose. Une quatrième section :
Mode, design et musique regroupe en vert les trois artistes suivants :
Joël Andrianomearisoa, Cheikh Diallo et Balthazar Faye. Sur le plan de
l'exposition en page 3, des points de couleur correspondent aux artistes et
chaque couleur correspond à leur section respective68. On
s'interroge alors sur le caractère autoritaire de l'exposition qui nous
oblige, par cette répartition tripartite, à enfermer chaque
oeuvre dans un champ symbolique oü elle viendrait se loger. Pourtant, pour
Simon Njami, chacun devait pourtant être seul juge des rapprochements
à opérer. « Les visiteurs qui vont entrer dans l'exposition
en cherchant l'Afrique vont être totalement perdus parce qu'ils vont
être confrontés, d'une pièce à l'autre, à des
méthodes différentes,
65 « L'Afrique n'est pas une thématique »,
entretien avec Simon Njami mené par Cédric Vincent et
Frédéric Wecker, in art 21 magazine, n° 3,
juillet/août 2005, p.14.
66 AMSELLE Jean-Loup, L'art de la friche,
essai sur l'art contemporain africain, Paris, Flammarion, 2005.
67 Nicolas Bourriaud, « Qu'est-ce qu'un artiste
(aujourd'hui) ? » in Qu'est-ce que l'art aujourd'hui ?, Beaux-Arts
magazine, Paris, 2002, p.14.
68 Voir Volume annexes, annexe 9 Plan
de l'exposition du catalogue 60 p. Africa Remix, p.29.
à des discours et des médias différents,
et vont être forcés de s'arrêter devant chaque pièce
à cause de la pièce précédente et ainsi de suite.
Chaque pièce menant à une autre en continuant et agrandissant ce
questionnement sur la nature de ce que l'on voit69. » Et c'est
effectivement ce qui se produit lors de la visite. Conformément aux
intentions scénographiques de Nathalie Crinières, les cimaises en
épie légèrement saillantes incitent les visiteurs à
stopper leur déambulation et à rentrer dans les salles. Elles
remplissent leur fonction et orientent leur cheminement, bien plus que les
cartels et leurs couleurs, sensés nous rappeler à tout moment
à quelle section appartient l'oeuvre que nous sommes en train d'admirer.
Car pour résumer, il y a les artistes jaunes, bleus ou roses, et cette
identification immédiate grâce aux couleurs parait un peu trop
didactique, voire redondante. Entre la couleur des murs, les cartels, les
panneaux pédagogiques, les cimaises en épis et les
éclairages suggestifs, on se demande parfois où est le
libre-arbitre pour le visiteur et comment il peut être seul juge de ce
qu'il voit. Bref, Simon Njami, à propos du choix de ces trois parties
ajoute que : « ces thématiques sont communes à tout art, et
qu'elles sont des réponses plastiques apportées par ces artistes
à des questions universelle »70. Dans la partie qui
suit, nous allons détailler brièvement le contenu de chacune de
ces parties en résumant le texte de présentation que Simon Njami
propose à leur sujet dans le catalogue de l'exposition.
Identité et histoire (29
artistes71) : Cette première partie de l'exposition
présente des oeuvres qui mêlent la question de la mémoire
personnelle, à celle de la mémoire collective. Selon Simon
Njami72, on pourrait définir l'identité comme un
étant-dans-lemonde. Ainsi la carte d'identité n'informe
pas sur ce que nous sommes mais plutôt sur l'endroit d'où nous
venons. Cette identité renvoie à une identification par rapport
à un tout : la nation. C'est cette première notion qui participe
à la construction des nations africaines modernes, qui émergent
des turbulences de l'histoire du 20ème siècle.
L'Afrique actuelle n'est que le fruit d'une histoire corrigée par
d'autres. De là l'impossibilité pour l'Africain de
69 « L'Afrique n'est pas une thématique. »,
entretien avec Simon Njami, op. cit., p.11.
70 Simon Njami in « Á propos de
l'exposition Africa Remix, l'art contemporain d'un continent », revue
Gradhiva, n°2, 2005, p.144.
71 Pour les trois sections, voir Volume annexes,
annexe 20 Liste des artistes par section et parcours sélectifs, p.65.
72 Simon Njami « Identité et histoire
», in AFRICA REMIX L'art contemporain d'un continent, Paris,
éditions du Centre Georges Pompidou, 2005, p. 84-85.
se penser, dans un premier temps, autrement qu'en
réaction à autrui, en l'occurrence au colonisateur. Á
l'aube des Indépendances, il s'agit d'une affirmation collective
où l'identité africaine ou arabe semble être alors le mot
d'ordre. Dans les années 1980, la question n'est plus d'élaborer
une Afrique postcoloniale, mais de définir la place de l'Africain en
tant qu'individu dans un contexte plus global.
Ainsi s'oppose, d'une part, une mémoire collective qui
scelle l'appartenance à un lieu, comme dans l'oeuvre Tabla de
Moataz Nasr ou l'installation History has an aspect of oversight in the
process of progressive blindness de Andries Botha, ou encore la sculpture
For those left behind de Willie Bester, sur lequel l'oeil critique et
citoyen de l'artiste va s'exercer ; et d'autre part, une mémoire
personnelle où se confrontent pêle-mêle la sexualité,
le politique, le féminisme, la race, les origines, comme dans les
oeuvres Dansons de Zoulikha Bouabdellah ou Oyé, Oyé
de Michèle Magema.
La construction d'une identité propre passe tout
naturellement par l'identification du milieu dans lequel nous évoluons
et entraîne la reconnaissance de l'autre. C'est ce rôle qu'assument
les artistes comme Yinka Shonibare, Fernando Alvim ou Hassan Musa qui, chacun
à leur manière, revisitent les grands mythes de la culture
Occidentale. Dans son installation Victorian Philanthropist's Parlour,
Yinka Shonibare offre une image hybride de la culture victorienne. Quant
à Fernando Alvim, il fait de Belongo, son drapeau de la nation,
un commentaire politique et historique. Enfin, le tableau Great American
Nude d'Hassan Musa évoque une remise en question de la
représentation esthétique de l'histoire Occidentale.
Ville et terre (29 artistes) : Ici, comme
dans la section précédente, sont mises en scène des
notions en apparence contradictoires. Si la ville et la terre sont souvent
opposées, cette division en Afrique, peut-être plus qu'ailleurs,
s'avère artificielle. La ville est une aberration de la terre. En
Afrique, à quelques exceptions près, il n'y a que la capitale qui
remplit les fonctions organiques d'une ville. La ville africaine est un
conglomérat de sensibilités, d'humanités et de
perceptions, vers laquelle convergent les villageois qui ont
décidé de s`y installer de manière provisoire. Comme pour
ceux qui partent à l'étranger il ne s'agit que d'une
parenthèse nécessaire qui parfois peut durer une vie
entière.
Les photographies de Pascale Marthine Tayou montrent cette
urbanité rurale qui lie la fonctionnalité de l'une au
caractère bucolique de l'autre. Cette notion de chantier, d'espace
en perpétuelle mutation se retrouve dans les
photographies d'Otobong Nkanga ou dans le Township Wall d'Antonio Ole.
Dans un même temps, la capitale est le lieu de rassemblement de la nation
sans distinction d'ethnie et de fortune, la ville est un décor
fabriqué, comme le montrent les images numériques d'Allan de
Souza et les maquettes de Bodys Issek Kingelez. Dans son installation, On
waiting the bus, Dilomprizulike se fait commentateur social. Les
silhouettes fabriquées à partir d'objets de
récupération sont à la fois acteurs et matière. La
terre ou la nature sont une permanente totalité comme on peut le voir
dans les photographies de Tracey Derrick, tandis que la ville est un ensemble
fragmentaire. Dans son triptyque, Three cities, Rodney Place nous
parle du rêve inavoué d'une intégration sud-africaine au
grand continent.
Les artistes africains, qu'ils vivent sur leur terre natale ou
loin de leurs origines, sont tous des naufragés volontaires. Dans cet
exil intérieur, il n'existe plus de ville ou de campagne, mais une terre
natale qui confond tout et ramène à l'équilibre
initial.
Corps et esprit (24 artistes) : Dans cette
section sont réunies des oeuvres dont la préoccupation est la
représentation. Si elle associe le corps et l'âme, c'est parce
que, en Afrique, ces entités sont inséparables. Dans ce contexte,
il est plutôt question de l'esprit. Pour peu que le corps soit un
instrument, il n'en demeure pas moins le moyen unique par lequel nous
apparaissons aux autres.
Dés lors qu'il devient un élément de
création artistique, le corps cesse d'être la matière que
nous percevons pour devenir autre chose. Lorsque Frédéric Bruly
Bouabré, philosophe autoproclamé d'une nouvelle
spiritualité africaine, exprime ses théories dans ses dessins, le
corps humain y figure. L'initiation dépeinte par Abdoulaye Konaté
est illustrée par sept formes humaines qui sont la métaphore,
selon l'artiste, des sept régimes de croyances auxquelles le
20ème siècle a été soumis. Le corps
africain n'est africain que parce qu'il est revendiqué comme tel. Les
portraits qui jalonnent le Pédiluve n°4 de Bili Bidjocka
sont autant de spectateurs actifs qui nous renvoient à nous-mêmes.
Tandis que les aquarelles de Barthélémy Toguo ou les collages de
Wangechi Mutu, en déformant le corps classique, nous renvoient à
une réflexion sur les êtres mutants, les extra-terrestres que sont
devenus, métaphoriquement, les Africains. Cette notion de mutant nous
renvoie d'ailleurs au texte « Chaos et métamorphoses » de
Simon Njami. Le corps devient une toile vierge sur laquelle l'artiste transpose
sa vision de notre humanité.
Nous sommes ici dans le domaine de la représentation,
c'est-à-dire dans celui où l'on se projette, où l'on se
présente aux autres. Et où l'on négocie les conditions de
son appartenance au monde.
Mode, design et musique (3 artistes) : Cette
section regroupe trois artistes designers : Joël Andrianomearisoa, Cheikh
Diallo et Balthazar Faye. Leur participation à cet
évènement témoigne de la volonté des organisateurs
d'élargir le champ des expressions et d'en faire une exposition
pluridisciplinaire. Musique, cinéma, littérature, design, mode
sont mis ici à l'honneur. « L'exposition est pluridisciplinaire car
la création l'est »73 déclare Simon Njami.
Déjà, dans la Revue Noire, Simon Njami et son
équipe abordaient des domaines très variés comme la
photographie, le design, la mode ..., dans la ligne éditoriale mais
aussi dans des numéraux spéciaux comme celui sur Joël
Andrianomearisoa : Une première Joël Andrianomearisoa Tableau
d'art, photographie, architecture, design, mode de cet artiste
multi-média ou le numéro d'anthologie : Revue Noire
n°21 Kinshasa, Zaïre qui incluait un CD inédit "Revue
Noire à Kin". L'exposition Suites Africaines au Couvent des
Cordeliers à Paris témoigne aussi de la même
démarche pluridisciplinaire que Simon Njami a toujours eu et qui
déhiérarchise les expressions tout en fédérant les
créateurs de tout ordre. Les produits dérivés de
l'exposition comme le CD 16 titres « AFRICA REMIX, L'ALBUM » sont
aussi le reflet de cette volonté.
. Artistes / données générales sur les
oeuvres
L'exposition Africa Remix présente les oeuvres
de 82 artistes soit près de 200 oeuvres (188 exactement). Un calcul
rapide nous indique le nombre d'oeuvres au m2 soit 11 ! Certaines sont
regroupées ou très petites mais cette information nous renseigne
sur la densité de cette exposition. La plupart des oeuvres sont
récentes. Certaines sont postérieures à 2000 comme
l'installation de Jane Alexander African Adventure (1999-2000) qui
avait été conçue à l'origine pour le Mess des
officiers britanniques au Château de Good Hope au Cap en Afrique du Sud.
Certains dessins de William Kentridge ou de Frédéric Bruly
Brouabré datent des années 1980 et 1990, tout comme les toiles
présentées par Cyprien Tokoudagba, Georges Lilanga di Nyama et
Sunday Jack Alpan. L'oeuvre de ce
73 Simon Njami, « Chaos et métamorphoses
», op.cit. p3.
dernier, Le chef de police avait déjà
été présenté en 1989 pour les Magiciens de la
terre... D'autres oeuvres ont été créées
spécialement pour l'exposition (plus de vingt) comme Témoins
de douleurs (version War), de Soly Cissé, Bricoler l'incurable
de Mohamed El Baz, The room of tears de Bili Bidjocka ou encore
les installations d'Abdoulaye Konaté, Joël Andrianomearisoa ou
d'Andries Botha. Le bar musical de Balthazar Faye et le salon de lecture de
Cheick Diallo ont aussi été conçus pour l'exposition.
Notons enfin, que 16 oeuvres ont été prêtées par la
collection Jean Pigozzi (au même moment où Africa Remix
se déroulait à Paris, une exposition au Grimaldi Forum à
Monaco rassemblait un grand nombre d'oeuvres de la collection
C.A.A.C74).
Nous avons procédé dans la partie ci-dessus
à une description des oeuvres clefs de cette exposition en même
temps que nous avons évoqué leur appartenance à chaque
section proposée par les commissaires d'exposition. Nous allons donc
nous attacher dans la partie suivante à la question du cheminement dans
l'exposition et à la répartition des artistes, par section dans
cet espace. Nous effectuerons ensuite une brève étude de
l'origine géographique des artistes et de leur
représentativité dans l'exposition.
. Cheminement75 / regroupement des
artistes
Pour pénétrer dans l'exposition Africa
Remix, il existe deux options. Face à la galerie 6 du niveau 1, se
trouvent deux entrées : une en face de nous, qui nous projette
directement dans l'installation Obstacles de Mounir Fatmi, et une,
plus discrète sur la gauche qui donne directement sur les oeuvres de
Chéri Samba. La plupart des visiteurs, moi y compris, ont
pénétré dans la salle Mounir Fatmi lors de la visite. Dans
la première esplanade qui s'offre devant nous, les 17 premiers artistes
exposés appartiennent à la section Identité et histoire.
Dans son texte introductif, Simon Njami nous dit : « Africa Remix
est avant tout une exposition d'art contemporain. Néanmoins, aborder le
fait contemporain en Afrique conduit inévitablement à relire
l'histoire. Il implique également de créer un cadre
74 Contemporary Art African Collection,
initiée par Jean Pigozzi et André Magnin après
l'exposition les Magiciens de la terre, elle comporte six milles
pièces et privilégie des artistes autodidactes. Elle couvre un
large champ de médiums et d'artistes africains.
75 Nous revenons ici, comme dans la partie
Description physique de l'exposition / Rôle de la scénographie et
de l'espace dans la présentation des oeuvres, sur le cheminement dans
l'exposition en abordant ce point d'un point de vue plus conceptuel que
technique.
théorique qui rende les différents aspects de
cette exposition accessibles à un large public. » Pour
pénétrer plus avant, les commissaires nous invitent donc à
une relecture de l'histoire à travers ces premieres oeuvres. Le
troisième tiers de la travée et le fond de la galerie
correspondent à la section Ville et terre (22 artistes). Passée
cette introduction historique, il semble s'agir tout à la fois de
l'exode rural, du rapport des africains à la notion de « ville
», de l'immigration et de ce que Simon Njami classe sous le règne
des artistes de la « diaspora ». La troisième partie de
l'exposition (la deuxième esplanade qui méne vers la sortie)
présente des artistes appartenant à Corps et esprit avant de
revenir vers la section Identité et histoire. Pourquoi finir sur la
section du début, comme si la boucle était bouclée par les
questions identitaires et historiques ? Ainsi, la dernière oeuvre
à laquelle le visiteur soit confronté est la peinture Le
Monde vomissant de Chéri Samba, planète rouge à
tête négroïde portant des continents pailletés et
dorés sur ses flancs, et vomissant simultanément le continent
américain sur lequel est peint un char d'assaut camouflé.
Á moins de repasser par la salle des Obstacles de
Mounir Fatmi...
. Autour de l'exposition : coioque, évènements,
marketing
L'exposition Africa Remix a permis de mettre en place
un certain nombre de réflexions et d'échanges autour des
questions qu'elle soulevait76. Ainsi, un colloque de deux jours (les
15 et 16 juin 2005) a été organisé en collaboration avec
le Musée du quai Branly, désireux, selon Marie-Laure Bernadac de
« prendre le train en marche ». « J'avais effectué un
rapport pour le quai Branly pour organiser une grande exposition d'art
contemporain à Paris, au moment où il était question que
je gère leur politique d'art contemporain africain [...], le quai Branly
ne m'a jamais répondu mais j'avais également envoyé cette
proposition à Bruno Racine. Il m'a alors convoqué en me disant
qu'il était tout à fait partant et qu'il fallait absolument
organiser cette exposition [...], c'est là que le quai Branly, furieux
de voir que l'on organisait une exposition de cette ampleur, et désireux
de se positionner théoriquement s'est raccroché au
projet77. » Conjointement, une rencontre a été
organisée avec quatre artistes : Ingrid Mwangi, Pascale Marthine Tayou,
Mounir Fatmi et Wim Botha le 26 mai ainsi qu'un cycle de cinéma «
Fictions Afrique » du 25 mai au 27 juin. Toute une gamme de produits
dérivés : CD, pochettes, sets de tables, affiches, cartes
76 Voir Volume annexes, annexe 24, Colloque /
évènements / produits dérivés, p.89.
77 Voir entretien avec Marie-Laure Bernadac, Volume
annexes, annexe 27, op.cit., p.9
postales étaient proposés aux visiteurs, en plus
des deux catalogues d'expositions : une version « réduite » de
60 pages et un catalogue plus conséquent de 340 pages.
. Itinéraire de l'exposition
L'intérêt d'Africa Remix, du point de
vue des commissaires organisateurs, était à la base de pouvoir
être vu dans plusieurs pays du monde. Comme nous l'avons
déjà évoqué précédemment, cette
exposition s'est déplacée sur trois continents :
- Museum Kunst Palast, Düsseldorf, Allemagne, du 24 juillet
au 7 novembre 2004, commissaire d'exposition : Jean-Hubert Martin,
- Hayward Gallery, Londres, Royaume-Uni, du 10 février au
1 avril 2005, commissaire d'exposition : Roger Malbert,
- Centre Pompidou, Paris, France, du 25 mai au 8 août 2005,
commissaire d'exposition : Marie-Laure Bernadac,
- Mori Art Museum, Tokyo, Japon, du 27 mai au 31 août 2006,
commissaire d'exposition : David Elliott,
- Moderna Museet, Stockholm, Suède, du 14 octobre 2006 au
14 janvier 2007, commissaire d'exposition : Simon Njami,
- Johannesburg Art Gallery, Johannesburg, Afrique du Sud, du
1er février au 5 juillet 2007, commissaires d'exposition :
Clive Kellner, Simon Njami.
On notera que le format de l'exposition a été
trés différent suivant les lieux (beaucoup plus d'espace pour
celle de Düsseldorf soit près de 1000 m2 en plus), avec,
selon Simon Njami, une exposition très aboutie à Tokyo : «
l'Africa Remix idéale tant en termes d'espace que de
scénographie et de fréquentation ». Selon Marie-Laure
Bernadac, « Elles sont toutes différentes, très
différentes. Il y a la même base mais chaque exposition, et je
l'ai toujours revendiqué, se devait d'être vivante, de s'enrichir,
d'être présentée différemment. De plus, il ne s'agit
pas du même public, du même contexte et des mêmes
institutions »78. Enfin, rappelons que la grande victoire du
commissaire général Simon Njami est que cette exposition ait pu
être vue en Afrique du Sud par un public africain. Il aurait
souhaité qu'elle soit montrée dans d'autres pays mais
aprés que plusieurs lieux aient été envisagés,
seule la Johannesburg Art Gallery présentait une structure
satisfaisante
78 Interview de Marie-Laure Bernadac par
Clémentine Dirié, op.cit., p.10.
pour accueillir l'exposition. Des difficultés
administratives, politiques et organisationnelles dans les autres pays
proposés n'ont pas permis ce parcours en Afrique.
Pour ce qui est de la définition du parcours, le Japon
est venu se rajouter après que David Elliott est été
nommé directeur du Mori Museum. Rogert Malbert a rejoint l'équipe
des commissaires pour l'exposition à Londres, et bien sûr
Jean-Hubert Martin à Düsseldorf, porteur d'une vision bien
particulière sur l'art africain contemporain. L'intérêt de
cette exposition réside donc dans la pluralité des visions
portées par les différents commissaires
sélectionnés. « Simon Njami a vraiment donné au
projet une orientation post Revue Noire, une implication
contemporaine, un peu anti-magiciens de la terre, pour aller vite, alors que
Jean-Hubert défendait son point de vue « Magiciens ». David
Elliott et moi-même étions entre les deux. On reconnaît donc
qu'il s'agit d'un commissariat composite, hétéroclite et que
chacun vient avec sa formation, sa génération, son
expérience79. » Dans la préface de l'exposition
Les Afriques : 36 artistes contemporains au Musée des Arts
derniers d'Olivier Sultan à Paris, Simon Njami note : « Dès
le début des années 1990, on note deux tendances dans ce que l'on
nomme la création contemporaine africaine : une tendance
internationaliste soutenue par la Revue Noire qui refuse tout exotisme
et africanisme triomphant, traduite dans la collection de l'allemand Hans
Bogatze ; et l'autre, « authentique », héritée des
Magiciens de la terre, et largement représentée dans une
collection comme celle de John Pigozzi »80.
Aprés avoir mis en lumière les réussites
et les faiblesses de l'exposition Africa Remix, nous allons proposer
dans la partie qui suit un aperçu des différentes expositions et
évènements liés à la « catégorie »
art contemporain africain depuis les Indépendances. Ce panorama nous
permettra de voir quelles autres tentatives et formes de monstration de l'art
contemporain africain ont été développées. Puis,
nous dresserons un bilan de l'exposition Africa Remix, avant de
développer notre position sur l'avenir contemporain en Afrique
après cette exposition.
79 Interview de Marie-Laure Bernadac par
Clémentine Dirié, op.cit., p.10.
80 Simon Njami, « Préface - l'histoire de
l'art contemporain africain » in Les Afriques : 36 artistes
contemporains, Paris, éditions Autrement, 2004, p.13.
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