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Du nomadisme contemporain en France avec les saisonniers agricoles qui vivent en camion

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par Anaà¯s ANGERAS
Université Lyon 2 - Master 2 Recherche Spécialité Dynamique des Cultures et des Sociétés 2010
  

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II. ... A UNE CONNAISSANCE EMPIRIQUE

1) Une histoire à compléter

Notre devoir n'est ni d'accuser ni de pardonner, mais seulement de comprendre -G. Simmel.

L'histoire de l'humanité démontre l'antériorité du fait nomade sur les sociétés sédentaires d'aujourd'hui. Ce fait n'est plus à prouver : la documentation scientifique abonde en ce sens et ce travail de recherche proposé n'est pas le lieu pour la discuter. Profitons seulement, pour entamer cette perspective historique, de la remarque de Robyn Davidson6(*) : « Le siècle passé a été témoin des plus grands mouvements de population dans l'histoire de l'homme. Il est également témoin de la fin du nomadisme traditionnel, qui nous accompagne depuis l'aube des temps : notre plus ancien souvenir humain. Il existe une nouvelle sorte de nomades : non des gens qui sont partout chez eux, mais des gens qui ne sont chez eux nulle part ». Son pessimisme était peut-être valable, à son époque mais, de nos jours, il y a, à nouveau, des personnes qui se sentent chez eux partout...

Tenter l'historique du type de nomadisme contemporain, chez les saisonniers agricoles qui vivent « en camion », n'est pas tâche aisée.

Parce qu'il est contemporain, très peu d'ouvrages (ou autres travaux), à l'heure actuelle, lui sont consacrés. Parce qu'en pleine expansion dynamique, les limites entre les diverses populations, qui font l'ensemble d'un nomadisme contemporain, tendent de plus en plus à se confondre ; ce qui peut donner lieu, parfois, à de nombreux amalgames entre elles. Et parce que, malgré leur provenance d'une civilisation dite « écrite », ils défendent, selon moi, une culture de l'oralité.

Pour parvenir, peut-être, à une définition plus rigoureuse de ce que j'entends par la population des « saisonniers agricoles en camion », il est, toutefois, utile de savoir d'où viennent les origines de ces habitation mobiles, et, par conséquent du mode de vie culturel qui en découle. L'apport compréhensif que nous délivrent les éléments historiques est d'importance, puisqu'ils nous amènent à comprendre la portée sociale significative de ce processus, en train de se faire, en mouvement. Ne voir donc là aucune prétention de ma part à une quelconque exhaustivité : cet essai d'historicisation contiendra, sûrement, des lacunes mais, plutôt, le prendre comme une invitation à le compléter... A bon entendeur... !

Je le répète : il s'agit-là d'un mouvement social très récent à l'échelle de l'Histoire, d'une quinzaine à une vingtaine d'années d'existence, d'où provient une certaine difficulté quant à la prise de recul nécessaire à cette entreprise de recherche historique7(*). Néanmoins, les deux à trois sources historiques8(*), sur lesquelles je me base, ainsi que les acteurs qui font mon « terrain », s'entendent pour estimer l'apparition, en France, des premiers « habitants en camion », aux environs des années 1995. Mais, avant d'atteindre notre hexagone, il s'était déjà annoncé ailleurs, sous d'autres formes et dans d'autres régions du monde.

Malgré la « difficulté de choisir un début et une fin au temps », comme le souligne Caroline Spault9(*), « isoler certains éléments historiques », qui feraient état des aspects d'un nomadisme contemporain - qu'elle met à jour, pour sa part, à travers la population française des travellers-techno - lui « permet de fixer une chronologie de 1960 à nos jours ». Chronologie que je retrouve, de façon plus détaillée, dans l'ouvrage de Marcelo Frediani10(*), « monographie socio-anthropologique » qu'il consacre, de son côté, à l'étude des Travellers d'Angleterre. Nous sommes, certes, encore loin des actuels « saisonniers agricoles en camion », mais j'en retiendrai, tout de même, les éléments qui me semblent les plus révélateurs.

Aux Etats-Unis, un « phénomène d'itinérance des années 1960 et 1970 sort en droite ligne des récits de voyage des écrivains de la `beat generation' » et son « mythe de la route, dans un pays construit par la main d'oeuvre immigrée, pays qui avait repoussé les limites de son territoire ». La `beat generation' est considérée comme le « mouvement déclencheur de la contre-culture qui remettra profondément en cause les valeurs sociales ». Le terme  « beat » renvoie lui-même aux « `vagabonds du rail' » qui « voyageaient clandestinement à bord des wagons de marchandises », et utilisaient, à des fins musicales, le rythme habituel que donnait à entendre la machinerie ferroviaire, terme « passé dans le lexique des jazzmen noirs». Peu à peu, il devient la désignation d'une « démarche, une manière de traverser la vie », jusqu'à signifier « survivre dans les marges clandestines du monde urbain », recouvrant, par là, une « sensibilité de marginal ». Sorte de « dissidence », « cette marginalisation volontaire apparaissant comme une protestation », il évoque un « désir d'échapper à une organisation sociale étouffante » et « débouchera sur la révolte de toute une génération face aux conventions d'une société rigide, puritaine, matérialiste et aliénée, figée dans sa peur de la guerre froide ».

Il nous faut, également, faire référence aux rassemblements hippies de San Fransisco (1967) que développent alors la jeunesse américaine de cette époque : les « grands rassemblements de Woodstock et de l'Ile de Wight sont restés les moments les plus symboliques de cette culture de la jeunesse, contestataire et novatrice, marginal et communautaire à la fois ». Le « mouvement hippie » est compris comme le « refus de la société capitaliste » et « engendre des `utopies' » (Utopies signifiant, étymologiquement, « lieux de nulle part »...). Leur expression de « révolte » les amène à la « recherche d'une philosophie nouvelle », « idée d'un retour à l'équilibre, dicté par les exigences de l'écosystème naturel et de la communauté dont il faut rechercher l'unité fondamentale ».

La « `préhistoire' des errances `Travellers' en Grande-Bretagne » pourrait donc être faite « à partir de l'influence exercée par les `beatniks' américains de passage » sur l'île britannique : le « `Psychedelic Bus' », organisé par Ken Kersey (aux environs de 1964) est conduit par Neal Cassedy, le héros d'On the Road' (plus connu sous le nom de Dean Moriaty) ». Ils « explorent, de 1964 à 1967, les techniques qui ouvrent la voie des paradis artificiels : drogues dures et hallucinogènes, dans et musique rock », autant de « moyens qui conduisent au pays des limites », ouvrant la marche d'une « vie faite de refus de la société conventionnelle et à la recherche de nouvelles voies ».

Je reprendrai, tout d'abord la précision de C. Spault, selon lequel le terme `Traveller' était déjà usité en Grande-Bretagne, au 17ème siècle. Elle estime que c'est dans la « guerre civile qui déchira l'Angleterre, entre 1647 et 1649, que l'on trouve les racines des `Travellers' : « True Levellers » (« Les vrais égalitaires ») ou « The Diggers » (« Les Déracinés ») ». Cette population semble avoir suivi le précepte (d'un dénommé Gerrard Winstanley, en1649, fondateur d'une « secte dissidente et puritaine ») selon lequel « la véritable liberté réside en la libre jouissance de la terre ». S'étant établis sur des terres communales, ils furent « méprisés, persécutés, puis, finalement, expulsés ».

Pour Marcelo Frediani, faire l'histoire du mouvement `Traveller' anglo-saxon n'était pas des plus évidents : des « influences historiques, culturelles et politiques multiples » concourent à sa formation culturelle. De plus, il nous indique que « chaque `Traveller' a une théorie personnelle sur les causes de l'affluence massive de jeunes gens sur la route ». Il parvient tout de même à les identifier en déclinant les « caractéristiques propres à ces individus : le fait de vivre dans des véhicules, adopter un style de vie itinérant et une certaine similitude dans l'apparence générale ». Malgré ce constat, «  les `Travellers' ne constituent pas un ensemble de groupes homogènes, organisés sur la base d'idéaux communs, et ne poursuivent pas d'objectifs sociaux et politiques semblables aux mouvements d'action organisés ». Il relève ce phénomène comme «culturellement influencé par de constants contacts avec les groupes traditionnels que sont les Gitans », mais, bien que les populations nomades traditionnelles soient « souvent cités par les `Travellers' », leur contemporanéïté les distingue fortement.

Selon cet auteur, « l'émergence du groupe `Traveller' est liée aux mouvements dits de `contre-culture' des années 1960 ». Interprétant cette mouvance `Traveller' comme un « phénomène de résistance issu des mouvements de contre-culture des années 1960 et 1970 », il est « impossible de comprendre le phénomène `New Traveller' indépendamment des manifestations socio-culturelles issues de la contre-culture anglo-saxonne » : « motivés par la critique du système capitaliste et par les manifestations de la contre-culture, ils ont adopté un style de vie en marge de la société globale ». Par la suite, les « mouvements activistes et pacifistes ont donné à ces errances une dimension plus politique ». Il s'agit alors d'« individus sans logement qui ont fui la situation sociale des villes et des campagnes ».

Les « festivals de musique liés à la mouvance `underground' de la fin des années 1960 et les `Free Festivals' du début des années 1970 » donnent le « premier élan » de l' « itinéraire festivalier de l'été ». « L'origine du phénomène `New Traveller' est inséparable de l'histoire des `Free Festivals', entre 1974 et 1985 (« Windsor Park Free Festival », festivals de Stonehenge et Glastonbury), insiste M. Frediani, selon qui c'est « l'émergence d'un circuit de `free festivals' » qui conditionnera la « nécessité d'une plus grande mobilité pour assurer le transport de lourds équipements de sonorisation et des larges scènes ». Conséquemment, « les véhicules lourds ont pris une grande importance dans le style de vie des organisateurs de ces festivités » : « afin de garantir la réalisation de ces évènements, plusieurs petits groupes, voyageant ensemble, se sont constitués pour des raisons pratiques, pour que le matériel suive et qu'ils constituent des logements convenables, par sécurité, car les vieux véhicules tombent souvent en panne ». Ces raisons matérielles nous donnent, ainsi « l'origine des grands convois des années 1980 ».

En 1974, les `New Age Travellers' (tels que parfois dénommés) organisent, par eux-mêmes, leur premier festival, au solstice d'été, sur le site patrimonial de Stonehenge (monument de pierres levées, d'origine celtique, défendu par les associations druidiques). « Malgré les injonctions judiciaires », sûrement par provocation, ils « restèrent six mois sur le site » : « la publicité autour de cette affaire assure le double de participants l'année suivante ». Quelques jours plus tard, la personne à qui l'on attribue la création de ce festival se suicide, suite à son internement en hôpital psychiatrique, pour possession de L.S.D. Un « mythe du martyre » se constitue, et le nombre des festivaliers ne cessera d'augmenter : jusqu'à 70 000 personnes au dixième festival (le plus grand `Free Festival' qui eut lieu en Grande-Bretagne).

En 1985, le `Stonehenge People Free Festival'  connaît une « fin brutale». D'une centaine (estimation avancée par C. Spault) à trois cents `New Travellers' (chiffre avancé par M. Frediani), et environ cent cinquante véhicules, qui forment « The Peace Convoy », s'engagent sur la route de Stonehenge « pour y établir un grand rassemblement et protester contre la venue des missiles de croisière américains sur les terres britanniques ». La police anticipe leur arrivée et clôture le périmètre en déposant « quinze tonnes de graviers, à onze kilomètres du monument ». Les `Travellers' « tentent, malgré tout, de forcer le passage, en s'introduisant par un champ de haricots, mais ils s'y embourbent », et se voient confrontés à « plus de mille policiers armés ». C'est alors un « festival de violence » qui s'engage : « les fenêtres des véhicules sont fracassées, les `travellers' sont jetés hors de leurs véhicules et battus à coups de matraques, les intérieurs des véhicules sont détruits, pour finir encerclés par la police ». Cet évènement, « largement rendu compte par des documents photographiques, des témoignages, des interviews journalistiques et les Unes de l'époque - reconnaissant que le système en place n'était pas adéquat pour ces populations marginales », est plus connu sous le nom de « Battle of the beanfield ». Pour le milieu `Traveller' anglais, il s'agit-là de « l'acte de violence le plus barbare pratiqué par la police à leur encontre ». « Les `New Age Traveller' ont attaqué en justice l'ensemble du corps policier pour violence injustifiée et ont obtenu gain de cause, après six ans de procédures juridiques ».

Ces violents incidents entraînèrent la « fermeture au public du monument de Stonehenge, lors du solstice d'été, pendant quinze ans », furent « le point de départ d'un nombre croissant de lois contre le circuit des `Free Festivals', pendant l'été, et constitua la base d'autres conflits ». Il est à noter que « les festivals de Stonehenge et de Glastonbury ne sont pas les seuls `free festivals' de cette époque, puisque les festivals, en Angleterre, font partie d'une vieille tradition ». M. Frediani nous précise que « les `New Travellers' ne sont pas à l'origine de ces festivités, organisés par des locaux, pour des locaux », mais que c'est seulement dans les années 1980, après l'interdiction des rassemblements à Stonehenge que les `Travellers' sont venus en nombre».

Caroline Spault nous renseigne aussi que, dans le même temps, « vers 1975 et 1976 », se fait la « confluence entre `Travellers' et punks ». « La scène punk londonienne s'approprient la notion d' `autogestion' », en développant le principe « DIY » (« Do It Yourself », qui se traduit par « Faîtes-le vous-mêmes »). Les punks créent les premiers squats, « en investissant les espaces abandonnés des villes », des fanzines11(*), des labels autonomes et indépendants, et organisent des concerts gratuits. On trouve une définition de ce que représente alors l'idéal punk dans un tract de « Positive Force », groupe punk de la scène londonienne, en 1985 : « Le punk, c'est une idée qui guide et motive ta vie (...) : penser par toi-même, être toi-même, ne pas te contenter de prendre ce que la société t'a donné, établir tes propres règles, vivre ta propre vie. » (rédigé par Mark Anderson, 1985). Pour cet auteur-ci, « l'exemple des punks renvoie à la mise en indépendance des individus » et illustre une « quête identitaire dans une société en crise » : « la volonté de cette jeunesse » d'être autonomes, « sans coercition parentale ou sociétale. Les groupes punks représentent des citadins ambulants menant leurs vies sur le mode d'une `errance active' », « volonté revendicative qui fait la particularité de ce public ».

Avec « l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, en 1979 », suite à « l'importance grandissante d'expulsion de squatters, à Londres, et la réduction des aides octroyées aux jeunes et aux étudiants pour l'obtention de logements », « le nombre de `Travellers' ne cesse d'augmenter ». A la Chambre des Communes, ce Premier Ministre dit clairement qu'elle se fera un « plaisir de mettre tout en oeuvre pour mener la vie dure aux convois hippies », et que « si la législation actuelle est inadaptée, nous en introduirons une toute nouvelle ». Le « `trespassing' (acte de s'introduire dans une propriété sans autorisation) » est légiféré comme infraction, dans un nouveau texte de lois (« Public Order Act »), « législation qui clôt la période du mouvement `Free Festival', puisqu'il permet l'arrêt de tout convoi de `New Travellers' ou autres festivaliers, avant même l'arrivée sur le site». Plus tard, « les squats posent encore problème aux autorités », et un autre texte, voté en 1988, (« Housing Act », ou « Acte sur l'habitat ») vient « légiférer l'accès au logement et, par conséquent, fait fermer les squats, donnant l'autorisation des expulsions des squatteurs ». « Expulsés des lieux qui abritent leurs pratiques », des conflits émergent « entre les autorités publiques et le mode de vie d'une catégorie de la jeunesse », nous donnant à voir « les liens d'interdépendance entre marginalité et législation ». Autrement dit, cette nouvelle législation les catégorise, de fait, en tant que « marginaux ».

Aux environs de 1988, nous arrive des Etats-Unis (Chicago), la nouveauté de la musique « techno ». En Angleterre, les discothèques ne diffusent alors pas toutes cette musique, et, surtout, « ne répondent pas au besoin de danser toute la nuit ». C'est là que « les premiers `sound-systems' sortent des villes » et que les « premières fêtes `techno' sont organisées, en dehors des réseaux institutionnels », ce qu'on connaît par les « raves ». Pour C. Spault, « l'équation ` rave' = `ecstasy' a longtemps fait recette, nourrissant ainsi plusieurs discours différents et justifiant bon nombre de répressions ». Elle définit ce qu'elle entend par « sound-systems » par « une bande d'amis, réunis autour de ce matériel et l'organisation de ces fêtes », par « l'acceptation d'un mode de vie alternatif, d'une expérience partielle, limitée dans le temps et dans les domaines d'activités, d'un mode de vie différent ». « La plupart ne loge pas de façon permanente dans un véhicule aménagé », « ils sont nomades six mois sur douze, oscillant entre itinérance et sédentarité ». « Ils partagent ainsi leur existence entre deux modes de vie, grâce à leur mobilité : ils prennent part à l'organisation des fêtes techno et tentent de garantir cette partie de leur existence en travaillant et en épargnant. » A leur tour, ils développent des « Free festivals », à la suite de leurs prédécesseurs, parfois associés à des mouvements alternatifs contestataires, relatifs à des revendications contemporaines. « Sorte d'alternative à la société globale », la « forme carnavalesque de ces festivals, associés à des formes rituelles de comportement transgressifs, dans lesquelles les sanctions morales et les comportements normatifs sont temporairement suspendus et décrédibilisés », offrant « des opportunités au jeu de la moquerie des autorités ». En investissant à nouveau la pratique de ces convois, « l'idée d'une mode de vie nomade émerge entre les évènements », devenu un défi ouvert aux autorités et aux tentatives de régulation des personnes vivant sur les routes. De leur statut, par conséquent, hors-la-loi, l'image qu'ils transmettent attirent de nombreux jeunes à la fin des années 1980 et au début des années 1990.

A travers « les `Antiroad protest campaigns', le mouvement squat, l'organisation de `raves' et de `free festivals' » que développe la jeunesse britannique entre 1980 et 1990, les `Travellers', qu'étudient Marcelo Frediani, « apparaissent comme « les dignes héritiers de cette contre-culture des décennies antérieures ». Ce ne sont donc « pas des manifestations d'une forme inédite de déviance » mais « la base d'une nouvelle manifestation de la contre-culture, ou `culture alternative', où se mêlent culture et politique » : les « frontières entre marginalité sociale et opposition culturelle sont inexistantes», puisque cette « culture alternative oppose ses valeurs propres à celui de la société dominante ».Ces raisons pour laquelle, « en 1992, le Premier Ministre John Major attaque les `Travellers techno' », et met en place, en 1993, le « Criminal Justice and Public Order Bill », législation qui sera promulguée en loi en 1994 ?

Ainsi, selon Alan Lodge, photographe et essayiste Traveller, « ces personnes se sont dispersées partout, nombreux sont ceux à être allés en Europe ». « Cette législation dessina, du même coup, l'actuel `paysage' `Traveller' en Grande-Bretagne », et influença, certainement, l'actuel paysage français de l'itinérance.

Selon les acteurs de mon terrain, les premiers camions et autres fourgons « utilitaires » aménagés en habitat - nommés, aujourd'hui, « habitats mobiles » par la juridiction française - semblent avoir fait leurs premières apparitions lors des festivals d'Aurillac et de Belfort, aux alentours de 1994 ou 1995. François Chobeaux, lui, nous parle de « cinq cents `Travellers' anglais, en cent camions ». La jeunesse française découvre alors les premières « Free Parties », ou « technivals », qui commencent à se développer sur les fins de festivals et pendant les grands « weekends », organisés par ces même « Travellers » anglais (Daniel, « Traveller » cité dans le récit ethnographique12(*), âgé d'une cinquantaine d'années à présent, est arrivé en France à la même époque). Ces nomades « s'inscrivent dans une pluralité d'identités, qui ne les réduit pas à un groupe totalement singulier ». Ils exercent une activité ambulante : ils sont forains, artisans, saisonniers, cumulant parfois les deux, voire les trois. Les « Free Festivals » étaient, certes, pour eux, « des points de rencontre et de sociabilité » mais, surtout, « le lieu d'une `économie alternative', car source de revenus : vente de leur artisanat, de nourriture, spectacles de musique, de cirque, sourd marché de drogues, vieux objets de brocante, produits pharmaceutiques naturels, cristaux, livres d'astrologie, jeux de tarot, pièces mécaniques, objets ramenés de voyage, disques, mobiliers, vente de véhicules (camions, bus, caravanes...) et divers services offerts : peinture sur véhicule, tatouage, piercing... ». Pour Caroline Spault, la fin des « festivals libres », en Angleterre, « vient rompre cette économie parallèle » qu'ils avaient créée.

François Chobeaux13(*), à partir d' « une expérience d'actions socio-éducatives de rue et d'ouverture de lieux d'accueil particuliers en espace festivalier », constate, la même rencontre de cette culture « Traveller », dans les années 1990, avec la jeunesse française présente « en marge des grands festivals ». Du haut de sa fonction de travailleur social, il s'intéresse aux « zonards », cette partie de la jeunesse française entretenant une « zone » socio-culturelle explicitement revendiquée : « l'utilisation du terme `zonard' n'est ni méprisante, ni péjorative, elle est reprise d'un terme que ces jeunes utilisent eux-mêmes pour se qualifier », tient-il à préciser. Il analyse « une première génération, née sur la scène sociale à la fin des années 1980 », comme issue « de différences et d'inégalités régionales de développement social et économique, de l'effet retour des années fric et paillettes, du vide politique de propositions correspondant aux rêves de vie de ces jeunes, des effets des incertitudes professionnelles et sociales et des difficultés de construction puis de solidification d'une vie d'adulte stable... ». En « sacs à dos, looks punk ou baba », tous les grands festivals sont de plus en plus investis par ces jeunes français, constituant un « ensemble hybride d'identités disparates, issues des influences culturelles antérieures ».

Les organisateurs du festival d'Avignon, « dès la fin des années 1950, réfléchissait déjà à l'accueil et l'hébergement de la foule des jeunes attirés par le festival », mais l'influence des `Travellers', de passage en France (`Eurockéennes de Belfort', `Francofolies de La Rochelle', `Festival de la manche à Annonay', `Châlons-dans-la Rue' à Châlons-sur-Saône, `Les Interceltiques de Lorient', `Vieilles Charrues' à Carhaix... ») entraîne la « présence massive des `zonards' », qui « s'est fortement amplifié après 1995 ». Pour F. Chobeaux, c'est l'« époque de l'explosion de la visibilité festivalière de l'errance ». Débarquant sur ces places festivalières, le nomadisme développé par les `Travellers' anglais est perçu comme une « errance aboutie » : « plus qu'une musique, c'est un véritable idéal de vie qui est montré aux `zonards' : des groupes structurés, solidaires, en forte capacité d'autonomie matérielle et technique, qui ne s'embarrassent pas des règles sociales et qui, pour nombre d'entre eux, vivent en pirates sur la société. Les zonards le rêvaient, les `Travellers' le faisaient. » Selon ce même auteur, « dans les années qui suivent, le rêve `zonard' devient la possession d'un camion aménagé (parfois acheté aux anglais) en espace de vie et éventuellement en espace de travail : crêpes, atelier de bijoux... ».

« Une première génération vieillit peu à peu », mais « une deuxième s'accélère ». « Les nouveaux entrants dans l'errance ont d'abord mis leurs pas dans celui de leurs aînés : mêmes festivals, mêmes rêves de camions, même fusion avec la culture techno/traveller » où « l'errance zonarde, cette prédominance de l'aléatoire dans les déplacements fait place à une errance plus construite, sorte de nomadisme exploratoire où les étapes du futur ne sont plus de simples objets de rendez-vous de festivals mais le produit de déplacements construits sur les traces de la techno `off' à l'échelle de l'Europe, dont les murs venaient de tomber. Les vêtements, le mode de vie, le rapport important à la mécanique rendu nécessaire par l'état des véhicules utilisés (...), tout ceci modèle une façon d'être ». A la fin des années 1990, « les terrains d'accueils festivaliers sont de plus en plus investis par de grands adolescents et par de jeunes adultes fortement attirés par la fréquentation des `zonards' et par l'ambiance festive qu'y s'y développait ». Il nous les décrit comme « des jeunes en pleine réussite scolaire, sociale et professionnelle, vivant dans des familles de classes moyennes intellectuelles, avec petites tentes propres, sacs à dos, neufs..., et invariablement matériel de jonglage et tenue baba cool- rasta ou techno-punk ». L'inquiétude de ce « chercheur et travailleur social » reste très prégnante dans son ouvrage - intitulé, peut-être assez injustement, « Les nomades du vide »- souhaitant protéger ces jeunes qui « se sont lancés dans la prise de toxiques à la fois irraisonnés, non contrôlées, sans prudence et sans connaissance de produits », les voyant « accumuler en milieu de nuit les provocations vis-à-vis des patrouilles de police en centre ville, déambuler dans les festivals la bière dans une main et le pack en réserve dans l'autre dès dix heures du matin, être déjà bien imprégnés de cannabis en début d'après-midi, puis partis loin avec des acides et des ecstasy en soirée. » Il pense que leur retour, « à l'automne, dans les accueils de jour », est dû à leurs liens rompus « avec leur intégration et leur normalité ».

Aujourd'hui, ces festivals ont pris de plus en plus d'ampleur, leur foule est de plus en plus grandissante, entraînant, pour ces festivaliers de passage, un coût de plus en plus onéreux, générant de moins en moins de place pour circuler, jusqu'à devenir trop difficile de séjourner en camion. Mais c'est surtout la politique des villes qui se fait de plus en plus autoritaire et répressive. D'après F. Chobeaux, la « prise en compte de la présence dans les villes festivalières de centaines de jeunes `errants', durant les périodes de festivals, devient une question incontournable pour les municipalités concernées, compte tenu de l'ampleur grandissante de ce phénomène, des problèmes de tranquillité publique et de sentiment d'insécurité qu'il génère, ainsi que de réels problèmes de sécurité publiques que pose cet afflux de population aux comportements hors normes, et parfois hors règles. Les grands festivals ont donc réagi à la présence des jeunes en errance en s'adaptant, qui sur le versant de l'accompagnement social, qui sur le versant de la répression. Une réponse fortement dissuasive, visant à limiter cet afflux et à inciter vivement ces jeunes à quitter la ville, appuyée sur des interventions permanentes et fermement convaincantes des forces de police et des services techniques municipaux (...), est mise en oeuvre dans certaines villes». Plusieurs d'entre elles ont fait « le choix de résolution du problème par son évacuation », par un « type de prise en compte musclée des personnes », présentation de ces festivals actuels que je retrouve dans les propos des personnes qui font mon terrain, relayés par la plupart de ces gens concernés : « `c'est plus comme avant', `c'est trop organisé' sont les phrases le plus souvent avancées (...) pour expliquer leur désaffectation pour ces grands rassemblements ».

Le même auteur évoque, aussi, d'autres raisons : « la fréquentation des festivals est moins attirante, ils en ont fait le tour des plaisirs et des inconforts, ils se posent des questions repoussées jusque-là : l'envie de se stabiliser, de se `poser' ; d'avoir un enfant, de construire un couple. L'errance devient construite en relation avec les lieux de sédentarisation des plus âgés, qui se développent à partir des années 1996-1998 ». Pour cette seconde génération, « la découverte de la zone ne se fait donc plus majoritairement dans les festivals mais au contact avec les zonards stabilisés », par une « transmission de leurs aînés qui les accueillent mais ne veulent plus s'en embarrasser ». Il ajoute, de manière plus juste, que « les parcours se sont infléchis en un fort investissement dans la mouvance techno `off ', interdite de pratique en France au nom de la sécurité de la jeunesse », où l'on s'aperçoit que « les années  2000 génèrent des déplacements individuels et de petits groupes qui partent pour des voyages internationaux ».

Pour ma part, il me semble que ces dernières explications ne sont encore que de contenance toute relative : je les estime encore trop imprécises. Ma propre expérience de terrain m'enjoint à penser que, plutôt d'abandonner les lieux de festivités, ces « nouveaux nomades » privilégient ceux à nombre plus raisonné, moins  publicisés. Je tombe d'accord avec F. Chobeaux lorsqu'il affirme qu'une « nouvelle question festivalière est en train de se développer dans ceux d'ampleur et de recrutement local, ou régional », considérant, comme lui, que ce sont des lieux et des moments partagés « où beaucoup de choses redeviennent possibles, où ils aiment se retrouver. » Mais lorsqu'il avance que « leur présence forte arrive, parfois, à mettre en péril le déroulement, puis la reproduction de ces rencontres », nous convainquant ainsi pourquoi « nombre de `petits festivals' réagissent actuellement en adoptant une attitude très sécuritaire, générant parfois de nombreuses tensions », je me dois d'apporter ici d'autres éléments issus, à la fois, de mon enquête de terrain et de l'analyse des éléments contenus dans cette partie historique.

Compte tenu de leurs origines contestataires, contre-culturelles, ils portent, aujourd'hui, leurs préférences sur les festivités (concerts et autres spectacles) organisées de manière plus autogestionnaire, souhaitant faire la rencontre d'autres personnes qui partagent le même état d'esprit, qu'ils défendent au moyen de leur mode de vie nomade. Par les croisements de leurs « réseaux », qui s'affinent ou s'élargissent, ils privilégient, à présent, de s'organiser entre eux pour sauvegarder leur autonomie, leur liberté de penser, sur lesquelles ils se sont construits, depuis une dizaine d'années. Un encadrement gouvernemental, psycho-éducatif ou socio-éducatif, ne ferait que leur rappeler les représentations que la société dominante entretient contre eux, qui les contraignent : qu'ils se complaisent dans une « errance-erreur », que c'est un problème de jeunesse qui « passera avec le temps ». Cette « aide » à l'apparence bien fondée, viendrait briser leurs logiques d'actions organisatrices, constructivistes, qui leur sont propres, qu'ils se forgent, peu à peu, pour tenter de nouvelles formes alternatives de vie, pour un monde qu'ils espèrent meilleurs, à l'avenir. Ils retournent ainsi les stigmates qui les contraignent en tant que valeurs déterminantes, sur lesquelles ils fondent leurs pratiques.

Dix ans plus tard, pour la seconde édition de son ouvrage, F. Chobeaux avoue lui-même s'être trompé sur son premier constat : « la conclusion (...), lors de la première édition en 1996, était terriblement pessimiste : des jeunes enfermés dans une vie mortifère ne conduisant qu'à la perte de soi ». Il reconnaît que « l'absence d'observation dans la durée [les] avait conduits à cette conclusion en 1995 ; en 2004 il est nécessaire de la relativiser sans pour autant l'invalider » : « les chemins de l'errance sont variables, évolutifs, diversifiés. Les certitudes pour qui partage un bout de route avec ces étranges voyageurs ne sont que transitoires car les générations changent, le social évolue, les politiques publiques se transforment ». Bien que l'errance ne soit « pas un long fleuve tranquille », il admet que « certains sont passés à travers tous ces écueils sans grand dommage pour eux », qu'ils « sont riches de leur passé, qu'ils critiquent avec intelligence, et leurs futures pratiques professionnelles profiteront probablement de cette expérience sociale ». Par ces « jeunes sortis positivement de l'errance, on pourrait même dire enrichis », par cette « étape exacerbée dans une vie pleinement investie » se forme une autre « invention du social ».

« Ce sont ceux qui demandent une aide technique pour construire autre chose, sans pour autant renier des valeurs fortes qui le structurent : le souhait d'une vie communautaire, la relativisation du rapport au travail comme organisateur social central, la mise en question des normes sociales dominantes ». Effectivement, les seules demandes pourraient être celles qui faciliteraient leur nomadisme, tels qu'une adresse postale où relever régulièrement leur courrier, ou des points de passage pour certaines commodités dont ils ne disposent pas toujours dans leurs camions, comme a pu m'en entretenir une assistante sociale d'Alès. « Il y a ici de futurs nomades d'un nouveau vide vis-à-vis desquels il semble que les mobilisations éducatives et professionnelles aient pris du retard. », finit par penser F. Chobeaux.

* 6 DAVIDSON Robyn, «  Mes déserts : un voyage au Rajasthan », 1998.

* 7 J'en profiterai, ici, pour saluer les efforts de C.Spault, que je considère novateurs sur ce point, pour l'élaboration de son travail de mémoire de Master 2 en « Recherches comparatives en Anthropologie, Histoire et Sociologie », ainsi que ceux de M.Frediani, dont le résultat de son travail m'indique qu'il s'y est investi pleinement, consciencieusement et, de ce fait, lui a consacré un temps particulièrement long...

* 8 Cf M. Frediani, «  Sur les routes : le phénomène des New Travellers », 2009 ; C.Spault « Habiter le nomadisme : l'exemple de l'habitat mobile des Travellers du mouvement techno », 2008; F.Chobeaux, « Les nomades du vide », 2004.

* 9 (Op. cit.)

* 10 (Op. cit)

* 11 Contraction de « fan » et de « magazine » : périodiques indépendants, créés et réalisés de manière autogestionnaire, liés à un mouvement musical.

* 12 Cf p.10.

* 13 Op. cit.

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote