Epilogue
La connaissance est le début de l'action ;
l'action, c'est le début de la
connaissance. (référence non mentionnée)
Décembre 2010. Dans de nombreuses villes de France, de
fortes mobilisations citoyennes se forment, pour protester contre la prochaine
promulgation de la loi nommée « LOPPSI 2 » :
présentée à l'Assemblée Nationale le 13 septembre
dernier, elle sera discutée du 14 au 17 décembre, pour être
votée le 21 décembre prochain. Ou, plutôt, contre un
article qu'elle contient, en particulier : l'article 32 Ter A, au chapitre 7 de
cette imposante circulaire que figure cette « Loi d'Orientation et de
Programmation pour la Performance de la Sécurité
Intérieure ». Ce qui ne laisse que peu de temps, en effet,...
La machine législative semble être déjà
lancée.
Entre le 8 et le 13 décembre, une quinzaine d'alertes
par « textos » s'accumulent dans la mémoire de mon
téléphone, qui reprend la même phrase : « Le
14 décembre passera la loi LOPPSI 2 : vivre dans les camions,
squatts, yourtes, tipis, roulottes, cabanes deviendra illicite ! Une
lettre sera envoyée à tous les maires et préfets qui
seront redevables d'une amende de 3 700 euros en cas de
non-dénonciation !!! Nos habitats peuvent être
détruits dans les 48 heures ! Cette loi va passer parce que
personne n'en a entendu parler ! Pétitions sur le Net, manifs le 14
et 18 décembre. A faire tourner ! ». Le dernier que je
reçois déclare même : « Snif... On ne
peut plus vivre en camion, c'est fini ! ».
« Brans le bas de combat ! » Le
terrain me rappelle...
Je me renseigne immédiatement sur le site Internet de
l'Assemblée Nationale, pour consulter ce fameux texte de loi : pas
si évident à trouver... Je finis par trouver le même texte
que celui utilisé dans la chaîne de SMS, provenant du site
« petitionenligne.com », identique, au mot près,
sans informations de plus, ainsi que le formulaire d'inscription à la
pétition : à ce moment, déjà trois mille
signatures sur l'objectif de dix mille à atteindre.
Je me connecte sur d'autres sites de diverses associations,
liées à la question du logement alternatif et de l'habitat
choisi : elles font, entre elles, le relais de ces informations, au moyen
de forums de discussion, installent d'autres pétitions « en
ligne » et appellent les habitants en camion à organiser des
« opérations escargots » (sic). Du 13 au 19
décembre, des manifestations sont prévues à Valence,
Perpignan, Toulouse, Lyon, Angers, Alès, Marseille, Paris, Bordeaux,
Rennes, Annecy, Tours, Strasbourg, Grenoble, Saintes, Périgueux,
Montpellier ...Mais, quant au texte de loi lui-même, elles n'en
délivrent pas tout à fait les mêmes
éléments...
D'après les associations CHEYEN (Coordination des
Habitants En Yourtes sur Espaces Naturels) et HALEM (Habitants en Logements
Ephémères et Mobiles), « résultant d'un
amendement du gouvernement, cet article organise une procédure
permettant l'évacuation forcée des campements illicites, lorsque
leur installation présente de graves risques pour la salubrité,
la sécurité ou la tranquillité publiques ». Une
procédure antérieure (loi n° 2000-614), datée du 5
juillet 2000, « pour remédier à l'occupation
illégale de certains terrains publics ou privés »,
existait déjà - j'avais pu en faire l'expérience lors de
mes trois années de pérégrinations en camion, ne
s'appliquant « qu'aux cas de stationnements illégaux
de résidences mobiles ». Mais elle ne concernait pas encore
les « cas de campements illicites ».
« Calquée sur la procédure
précitée », elle comporte néanmoins quatre
différences : « l'initiative en serait
réservée au préfet ; l'évacuation
forcée ne pourrait intervenir qu'en cas de graves risques (et non
seulement d'atteintes) à la salubrité, la sécurité
ou la tranquillité publiques ; le délai d'exécution
de la mise en demeure serait de 48 heures ; le préfet pourrait
être autorisé par le président du tribunal de grande
instance, saisi en la forme des référés et statuant sous
48 heures, à faire procéder à la destruction des
constructions édifiées de façon illicite ».
Pour HALEM, « le mot important [leur] semble
être `susceptible de menacer la salubrité', car c'est au
préfet qu'il appartiendra d'évaluer arbitrairement cette
`susceptibilité'. N'importe quel habitant `hors norme' est donc
menacé d'éradication par cet article car ce n'est pas une
infraction constituée qui sera réprimée par l'application
de cet article, mais la `susceptibilité' de la commettre. Le terme
`établir' est présenté à ici opposé
à `mobile', lui-même opposé à
`durable', ce qui constitue une confusion totale des notions de temps
et d'espace qui renforce l'arbitraire de l'application de cet
article ». Remarque que je juge pertinente...
Pour CHEYEN, « ce projet de loi étend les
discriminations ethniques ordonnées par les circulaires Hortefeux de cet
été contre les camps des Roms et les gens du voyage, à
tous ceux qui se logent par leurs propres moyens et selon leurs
convictions. » Elle comprend qu'« il sera désormais
hors-la-loi de se loger en France dans une cabane ou tout local auto-construit
non inclus dans le code normatif de l'urbanisme, et même sous une tente,
qu'il s'agisse d'un abri de fortune ou d'une yourte
écologique. »
Je contacte, par téléphone, deux ou trois
protagoniste de mon terrain : ils sont au courant de ces faits, mais ne
m'en disent rien de plus que ce que je sais déjà. Tant pis. Mais
j'apprends alors une bien meilleure nouvelle : Kristin et Phil attendent
leur premier enfant, qui devrait naître au mois de mai prochain !
J'irai les voir très prochainement, pour la période de
Noël.
Deux jours plus tard, seconde chaîne de
« SMS ». Reçu une dizaine de fois :
« Appel à de grands campements dès dimanche, 17h, en
opposition à la loi LOPPSI 2, pour nos libertés, devant les
préfectures de Paris, Lyon, Marseille, Clermont, Toulouse, Rennes,
Bordeaux, Lille, Perpignan, Brest, Dijon, Orléans... C'est maintenant
que ça se passe. C'est du sérieux, à faire tourner
rapidement ! ». Plusieurs connaissances
« urbaines », qui connaissent le thème de mon
enquête ethnologique, et me sachant alors de passage à Lyon,
m'appellent pour les rejoindre à ces rassemblements : pour en
savoir plus et, même pour « intervenir ».Ce qui me
laisse perplexe...
Devant la préfecture de Lyon, une quarantaine de
personnes sont présentes, de 17 heures à 22 heures.
Installées à même le sol, en petits groupes, selon les
affinités, on parle, finalement, assez peu de la teneur précise
de ce texte de loi mais, plutôt, de la situation
généralisée de notre société,
opprimée par le gouvernement en place. Malgré le froid,
l'ambiance est festive, « bon enfant », un peu
alcoolisée, un peu provocatrice, quelques uns d'entre eux, en
« fin de week-end », s'amusant à construire un
barrage faits de rondins de bois devant la rangée de C.R.S (environ du
même nombre que les manifestants) censée venir assurer la
sécurité de ce regroupement. Dans le même temps, j'obtiens,
par l'intermédiaire d'une autre connaissance, des nouvelles de
Marseille, où ils sont au nombre de vingt-cinq : eux
décident de se séparer au bout de deux heures, après avoir
projeté une autre action pour le lendemain. Ce
« contact » ne souhaite pas m'en dire plus par le moyen
téléphonique, mais me propose de participer à
l'échange d'informations, d'un bout à l'autre de la France.
Le lendemain, troisième chaîne de
« SMS ». Reçu cinq fois: « Pour la
suite contre la loi LOPPSI 2, installons des campements en créant une
zone d'autonomie sur plusieurs jours, sur les places prévues aux manifs.
En espérant être nombreux et avoir un impact suffisant afin de
vivre encore nos rêves ! (Pour Lyon, place Bellecour dès
lundi 18 heures). Pour plus d'infos, voir sur Internet ».
Vingt-cinq personnes sont déjà présentes
lorsque j'arrive sur la place. Tout en faisant le tour des gens que je
connaissais déjà (résidant à Lyon ou à St
Etienne), discutant des prochains concerts prévus prochainement dans les
environs, nous nous retrouvons petit à petit au nombre d'une
quarantaine. Mais le froid commence vraiment à se faire ressentir et
à nous disséminer peu à peu... La déception nous
gagne, et l'on hésite à rejoindre un autre groupe posté
plus bas de le rue de la République : depuis midi, ils ont
monté une yourte d'informations, en rapport avec cette loi, mais veulent
la replier aux alentours de 19 heures. Nous décidons de nous approcher
un peu plus de la bouche de métro, sous la lumière d'un
lampadaire, pour se rendre plus visibles aux passants. Nous prenons le relais
en installant une table où l'on propose, gratuitement, des bols de soupe
de légumes, on prépare des panneaux, des banderoles où
l'on peut lire, entre autres : « La France tue = contre la
loi LOPPSI 2 », ou « Avant-hier la Grèce, hier
l'Irlande, aujourd'hui la France ! »
Mais nous avons de plus en plus froid et peu de lyonnais, qui
rentrent alors chez eux, semblent intéressés par notre
regroupement, qui se disperse presque totalement. Moi-même, je me demande
combien de temps je vais pouvoir tenir ce climat, sans tomber malade... Les
quelques personnes qui restent encore se mettent à parler de ce qu'ils
pourraient prévoir pour le lendemain : publication d'un
tract ? Faire un grand feu sur la place, pour se réchauffer et
être encore plus visibles ? Les informations que j'avais
imprimé sur papiers, émanant de mes sources Internet, circulent
parmi le groupe. En fait, aucun d'entre eux n'étaient
véritablement au courant des détails juridiques qui demandaient,
visiblement, à être relativisés et
recontextualisés : tous pensaient que la loi discriminait
ouvertement la population « en camion », et qu'elle allait
être voté le lendemain - alors qu'elle ne le serait
éventuellement que la semaine d'après, après discussions
entre députés. « Une bonne vieille `manifestive', y'a
qu'ça d'vrai ! », me répond-on. Apparemment, le
même rendez-vous est donné pour le lendemain. Finalement, je me
décide à leur poser quelques questions - j'oscillais entre une
« observation participante » et ma
« participation observante », car je ne voulais surtout pas
influencer en quoi que ce soit le déroulement de cet élan :
je réalise alors que personne, parmi eux, n'habite « en
camion »...
Le lendemain, même place, même heure. Je retrouve,
à peu près, les mêmes personnes qu'hier, mais leur nombre
est encore réduit. Au bout d'une heure, un camion se gare sur la
place : trois bergers se sont déplacés des environs de
Grenoble pour soutenir le mouvement. Mais leur véhicule n'est pas
aménagé, il n'est qu'utilitaire. Je continue mon
enquête : seule une personne, parmi la dizaine présente,
possède un camion, mais ne l'utilise que très rarement, car
vivant, la plupart du temps, dans un squat. Je commence à comprendre
qu'il ne s'agit peut-être pas vraiment de mon terrain, ou qu'en tous cas,
il évolue vite ! En effet, où se trouvent donc ceux qui
vivent ainsi « à l'année » ?
Démotivé, le regroupement perd de l'ampleur, tandis que la
poignée qu'il en reste prévoit de rester toute la nuit...
Passée la date du 21 décembre, plus rien...
Silence total : à croire que plus personne ne sait ce qu'il advient
de cette loi, ou qu'il n'y a plus grand'chose à faire...
Je consulte le même réseau de sites Internet et
prend note de l'alliance entre plusieurs représentants des
différentes populations dites « à habitat
alternatif » (HALEM, DAL, « Gens du
Voyage », habitants en yourtes...), réunis devant
l'Assemblée Nationale le 21 décembre. Agréablement
surprise de cette entente, qui me semble inédite, elle signifiait, sans
doute, quelque chose...
Trois jours plus tard, on me propose de me rendre, en camion,
dans le Gard, pour rendre visite à Kristin et Phil. Les regards des
passants, qui se retournent sur le véhicule, ne me semblent plus aussi
étonnés ou réprobateurs qu'il y a deux à trois ans
en arrière, mais plutôt rêveurs, amenant parfois de timides
sourires ... Les toute récentes médiatisations autour de la cause
des « habitats alternatifs » y sont-elles pour quelque
chose ? Ni un flic, ou même un gendarme pour contrôler le
véhicule ou nos papiers ! Je n'arrive pas à y croire... Coup
de chance seulement, ou cela signifie-t-il que ce mode de vie commence,
enfin, à rentrer dans les moeurs ?
Le 25 décembre, je retrouve, à nouveau, quelques
personnes qui font mon « terrain ». Nous parlons surtout de
l'heureux évènement, inattendu, qu'attendent - pourtant !-
Phil et Kristin. Nous nous échangeons les dernières
« nouvelles » qui concernent les amitiés que nous
avons en commun : « Ils vont bien ! », me
disent-ils. Ils continuent leur chemin...
Mais, durant ce laps de temps, aucun d'entre eux
n'évoquent le sujet « LOPPSI 2 », à mon grand
étonnement, sans que j'amène moi-même la discussion. Ils
sont, forcément, au courant, ils me l'ont dit, et je sais - et constate
- qu'ils disposent des moyens technologiques pour accéder aux
médias d'information ; je sais qu'ils s'informent
régulièrement des actualités médiatiques. Ils n'ont
pas, ou souvent, accès à Internet, j'en conviens... mais ils
savaient aussi, forcément, que j'étais « dans le
coup ». Pourquoi donc ne m'en ont-ils pas parlé, ou
cherché à se renseigner un peu plus ? S'agit-il d'un
désintérêt total, tandis qu'ils devraient être parmi
les premiers à s'insurger contre cette loi qui risquerait, à
l'avenir, de compromettre le mode de vie, qu'ils me présentent comme
choisi ? Seule réponse obtenue : « C'est pas la
première fois qu'ils essaient, et ce sera pas la dernière... Ca
existait déjà, sous d'autres formes. ». Je fais alors
comme eux, tel qu'ils me le suggèrent : j'observe, j'attends et je
continue à vivre ma vie.
Le 1er mars 2011, c'est l'association CHEYEN qui me
tient informé de l'abrogation de cet article 32 Ter A, contenu dans la
loi LOPPSI 2, car « déclarée anticonstitutionnelle par
le conseil d'Etat » : c'est-à-dire par des
exécutants de l'Etat dont la tâche est d'examiner chaque nouvelle
loi afin d'en préserver les critères républicains,
dénonçant ainsi sa portée discriminante. Malgré
toutes ces mobilisations massives, à un niveau national, et
l'impression, de nombreux protagonistes, d'avoir obtenu gain de cause, il
m'apparaît, plutôt, que cette décision suspensive n'est
peut-être que temporaire, et risque d'être visitée à
nouveau dans quelques temps...
A cette occasion, Sylvie me fait part de son constat :
« Les gens `en camion', on ne les a pas beaucoup vu, tu sais...
Moi-même qui les connais un peu, j'avais du mal à faire la
différence, lors de ces rassemblements, entre ceux qui font un peu de la
route, l'été, et ceux qui vivent, en fait, `en dur', en ville.
D'ailleurs, ça ne m'étonnerait pas qu'ils aient effrayé
les citadins, en hurlant, en picolant à outrance, en usant de drogues
aux yeux de tous, sans tenir leurs chiens en laisse,... je me disais que
ça ne leur donnait pas tellement une bonne image
d'eux-mêmes ! Des `vrais' nomades, à l'année, je ne
crois pas qu'il y en avait... D'ailleurs, les deux-trois
représentants de la population en camion que je connais, à la
tête d'associations, même s'ils ont un camion ou une caravane,
vivent dans des maisons, en réalité... comme d'autres, qui
oeuvrent à la défense du droit des yourtes, vivent dans les
logements que je qualifierai d'assez `bourgeois'...»
Sa supposition rejoint la mienne : l'ensemble des
personnes présentes dans ces multiples manifestations et rassemblements
(« punks à chiens », jeunesse urbaine
engagée, « faqueux » syndicalisés, militants
alternatifs de tous bords..) connaissaient, plutôt, des sympathies pour
ce mode de vie nomade, finalement assez lointaines ; et s'unissaient, de
fait, pour la sauvegarde des valeurs républicaines, que remettait en
cause l'article en question. Mais ils n'avaient pas épousé
pleinement ce type de nomadisme, ils ne le connaissaient pas vraiment. Certains
d'entre eux sont bien propriétaires d'un de ces « habitats
mobiles » (la population des camping-caristes n'a pas, par exemple,
semblé se sentir concernée par ces émulations...) et
l'utilisent, sûrement, fréquemment. Bien que je n'ai pu
vérifier ces données au cas par cas, j'avancerai,
néanmoins, que ce n'est qu'à titre de loisirs, ou pour d'autres
raisons pratiques, mais de façon toujours temporaire. Et quant
à la population, plus précise, de ces nouveaux nomades qui vivent
continuellement dans leurs camions aménagés en habitat,
en alternant emplois saisonniers et périodes d'oisiveté - ceux
qui constituent mon « terrain », ceux-là, les plus
véritablement concernés, n'ont pas participé à ces
manifestations.
Qu'est ce qui peut donc m'amener à une telle
affirmation ? L'expérience de mon terrain, justement... Je
pourrais, tout d'abord - et trop facilement ! - répondre à
cette question en invoquant des raisons matérielles : ils ne
résident plus en milieu urbain, et ne veulent plus le fréquenter,
car ils l'ont fui. Ils travaillent de saisons, en ce moment, trop loin de ces
grandes villes. Mais je sais aussi qu'ils tiennent à se prodiguer des
moments de détente, tout au long de leur année, où ils
n'ont pas à travailler pour un salaire, dès qu'ils le peuvent
financièrement : cette raison-ci ne serait, donc, qu'un
prétexte.
Au mois d'avril, lors d'un concert punk d'organisation
autogestionnaire, je fais la rencontre d'autres individus vivant, eux aussi,
toute l'année, en camion. Et, au détour d'une conversation,
j'entends que l'on évoque l'abrogation de cet article de loi, mais
très brièvement, car tous étaient déjà
renseignés, et depuis plusieurs semaines ! Ils n'en font pas plus
grand-cas : « Ce n'est qu'une bataille de gagnée, pas
encore la guerre !... »
Qu'ont donc fait, durant cette année, les nomades
contemporains de mon terrain ? Où en sont ceux qui en ont
été les acteurs, que deviennent-ils ?
Léon, en avril dernier, a renoué contact avec sa
fille, et a appris qu'il est, dorénavant, grand-père. Il vit
toujours dans son camion, et se trouve toujours au Turzon, mais de moins en
moins souvent : il a travaillé quelques mois pour une association
de rénovation de bâtiments, laissant un peu plus de
côté les saisons agricoles, cherchant plutôt à se
rapprocher de sa famille.
Kristin et Phil, l'hiver dernier, nous apprenaient, dans le
même mois, le décès de leur première chienne, qui
les suivait dans leur nomadisme depuis douze ans, et la future naissance de
leur premier enfant. Or, ils avaient entamé leur saison de taille de
vigne, et ont donc dû trouver rapidement un logement plus fixe, pour ne
pas trop fatiguer la future maman durant sa grossesse. Mais sachant tous deux,
par avance, qu'ils ne supporteraient pas un retour en appartement, ils ont donc
opté pour un bungalow, en attendant de voir plus loin. Quelques mois
plus tard, ils changeaient de région pour un second bungalow, plus
proche de leurs nécessités administratives, et qui correspond
beaucoup mieux à leur recherche de tranquillité et de
proximité avec l'environnement naturel. Ils ont
déménagé leurs affaires de leur camion, pour
aménager leur nouveau logement, et ont acheté une voiture. Mais
ils ne se sont pas séparés de leur « C35 »...
Kristin pense que si, à l'avenir, ils repartent sur les routes avec leur
enfant, avant qu'il n'atteigne l'âge d'être scolarisé, ils
préfèreront acquérir un autre fourgon plus sûr,
mécaniquement.
Ali est père, également, depuis deux ans
maintenant. Il s'est installé avec sa petite famille dans une
maisonnette, mais a conservé son fourgon pour travailler de temps
à autres en saisons agricoles.
Milie et Thierry vivent ensemble, à présent. Ils
continuent de travailler une partie de l'année, toujours de saisons
agricoles, dans les régions qu'ils connaissent, et finissent, cet
été, l'aménagement de leur nouveau véhicule.
Benjamin et Noémie ont vendu leur fourgon pour
aménager un « poids lourds », beaucoup plus vaste,
où ils peuvent vivre de manière plus confortable. Benjamin
travaille une partie de l'année en travaux forestiers, tandis que
Noémie vient d'achever une formation de plusieurs mois en apiculture.
Ils prévoient, peu à peu, de trouver un terrain pour
élever des ruches.
Valérie a voyagé en Australie, durant un an, et
a poursuivi une année de formation en puériculture. Elle est
à la recherche d'une maison, pour pouvoir passer son permis de
conduire.
Adrien a laissé son appartement, à Lyon, et vit,
dorénavant, « à plein temps » sur les routes,
voyageant un peu partout, et offrant ses services de tailleur de pierre. Il
projette de se confectionner un petit atelier de travail dans un futur
« poids lourd ».
Matis, comme Mathilde, sont partis voguer sur les mers, par le
biais d'une association bretonne qui offrent, sur une année, des
aperçus des métiers qui s'y rapportent. Ils projettent tous deux
d'entamer une formation de charpente navale.
Thomas vit toujours dans son véhicule et se
déplace toujours régulièrement, à travers la
France, tout en suivant une série de formations professionnelles, dans
une nouvelle branche. Il a adopté, récemment, une jeune
chienne.
Béa, depuis trois maintenant, a complètement
changé de vie pour reprendre des études de
moniteur-éducateur et vit, de ce fait en ville, estimant que ce projet
professionnel n'est pas compatible avec son ancien nomadisme.
Daniel est retourné en Angleterre, son pays natal,
après s'être volontairement exilé en France durant quinze
ans. Il était à la recherche d'une pièce mécanique,
pour son « Bedford », qu'il ne pouvait trouver en France,
et y est resté finalement plusieurs mois. Il travaille encore en
saisons, sur le territoire français, au moins durant la période
estivale.
Pourquoi ces nomades continuels n'ont-ils pas pris part
à cette lutte politisée, qui s'était
spontanément constituée, pour défendre leur droit à
ce nomadisme ? Tandis que des envies de nomadisme semblent gagner de plus
en plus une population d'origine sédentaire, je pense qu'ils ne
voulaient pas participer à ce mouvement politisé parce
qu'ils ne souhaitaient pas se rendre visibles.
Ils ont continué d'avancer sur leur cheminement
personnel, en amenant, par eux-mêmes, des changements
socio-professionnels ou d'autres améliorations dans leurs quotidiens.
Ils m'apparaissent comme utilisant les savoirs et
savoir-faires que ce nomadisme leur a appris, pour s'adapter à
leurs nouvelles situations, cherchant à conserver au maximum leur envie
de nomadisme, comme ils le peuvent, car, tout de même, dépendants
des cadres institutionnels imposés par leur société.
Même pour ceux dont de nouvelles circonstances leur « tombent
dessus », ils me montrent qu'ils conservent une empreinte, une trace
de ce nomadisme, qu'ils n'abandonnent pas tout à fait. Malgré ces
changements, ils possèdent un certain état d'esprit, un mode de
penser : savoir s'adapter à toutes situations, les plus
aléatoires, savoir accompagner tous les mouvements de la vie pour
l'enrichir, se consacrer du temps pour s'épanouir individuellement,
mettre en cause les faits, à l'apparence, les plus évidents, pour
continuer à avancer, bien plus que de « faire
avec ». Ce qui m'incite à considérer, parfois, certains
individus, à l'aspect, pourtant, sédentaire, bien plus voyageurs
que ne peuvent l'être d'autres nomades...
Ces nomades ont continué à
défendre leur quotidien en continuant à le vivre
à plein temps, sans s'effrayer de ce que cette nouvelle
législation pouvait promettre, à l'avenir.
Ce nouveau constat m'amène ainsi à questionner
la validité de mon hypothèse : ce type contemporain de
nomadisme est-il un choix de vie stratégique, pour
éviter, tant que faire se peut, un système social
ressenti comme trop oppressant ?
Un proverbe touareg enseigne ceci : « Que celui
qui réside fasse en sorte que celui qui passe ne le mésestime
pas »...
Les faits historiques et leurs récits de vie me
démontrent qu'ils ont construit leur organisation sociale actuelle,
leurs logiques d'action et de représentations, à partir
de décisions gouvernementales qu'ils estiment trop contraignantes, selon
la situation sociopolitique dont ils sont issus : stigmates qui
les conditionnent en tant que marginaux. Mais eux-mêmes me
précisent que la qualification de « marginale » leur
est valorisante face à la société qu'ils récusent,
puisqu'elle leur permet de revendiquer, ainsi, leur non-appartenance à
la société dominante. Ils ont établi leur nomadisme pour
la contester: « ça changera pas grand'chose à la vie
que j'ai choisi de mener ! Ils peuvent en sortir des lois, je trouverai
toujours un moyen de la contourner. On s'est toujours adaptés, ce n'est
pas nouveau ! On fera autrement, comme on l'a toujours fait, c'est
tout ! ».
Le choix de vie de ces insurgés sociaux relève
d'une volonté contestataire, ce qu'on pourrait définir par une
forme « du politique », que j'opposerai au
militantisme déployé par des urbains politisés, qui
n'étaient, seulement, que sympathisants de ce mode de vie, qui
s'engageaient alors sur la scène « de la
politique ». Leur visibilité, en tant qu'éventuels
manifestants, leur aurait donc paru incohérente avec les raisons
mêmes qui les ont amené à développer ce mode de vie.
Cette politique, qui les contraint, ils la contrent, en retour, par leur
indifférence envers elle, et la nargue en continuant leur nomadisme.
Il ne s'agit donc pas d'un
« désengagement » politique mais, plutôt, d'un
« non-engagement » politique à la base de leur mode
de vie, qu'ils me présentent comme choisi. Leur apparent manque de
réaction est à prendre comme une forme de réaction quand
même : leurs propres valeurs de solidarité et de
réciprocité ne me laissent pas croire qu'ils sont
complètement repliés sur eux-mêmes ou individualistes.
Quelques uns d'entre eux ont conscientisés leur absence à ces
rassemblements, sous ces paroles : « c'est le meilleur moyen de
se faire tous `karchériser' ensemble ! », ou encore,
« Mais si y avait pas autant de personnes à foutre la merde,
on n'en serait pas là ! ».
Pourquoi évitent-ils les lieux trop
fréquentés, par exemple, par les
« technomades », leur reprochant de pousser le son de leur
musique trop fort ? S'ils critiquent « les p'tits jeunes
d'été en camion qui rentrent chez papa-maman dès
qu'il fait trop froid», c'est parce que leur image, parfois
néfaste, les exposerait de trop aux risques judiciaires, n'assurant pas
leur tranquillité, qu'ils tentent, jour après jour, de
gagner ! Une certaine recherche d'exemplarité les maintient
tranquilles vis-à-vis de la société dominante, ou leur
permet de retourner régulièrement dans les exploitations
agricoles qui assurent leur économie. Ils tirent leur force
d'invisibilité de cette exemplarité : ils veulent
demeurer invisibles, aux yeux de la loi, pour assurer leur mode de vie. Leur
non fixité ne signifie pas, pour autant, « manque de
rigueur » ! Ils savent demeurer visibles envers ceux dont ils
souhaitent l'être, et invisibles aux yeux de la société
dominante. C'est, aussi, pourquoi il est si difficile d'estimer combien ils
sont à vivre ainsi.
Dès lors, il est temps de modifier un de termes de mon
hypothèse : il ne s'agit pas de « fuite », ou
d' « évitement » d'un système social en
place, mais une manière, pour eux, de le
« contrer ». Ce nomadisme contemporain est-il une
« stratégie » pour « contrer »
un système social dominant ?
Il est temps, également, d'objectiver, à
nouveau, les raisons qui m'ont conduit à investir cette recherche
ethnologique, cette expérience. Pourquoi ce projet ? Pour laisser
une trace... Et pour qui ? Mis à part pour ma propre
expérience, pour tous ceux qui voudraient renouer, de nos jours, avec
l'épanouissement individuel que convoque l'idéal nomade.
Pour l'édition 2011 du festival d'Aurillac, le
personnel festivalier dénombrait environ sept mille personnes, sur le
camping qu'ils mettaient à disposition: sans compter tous ceux qui
campaient ailleurs, ceux qui ne venaient que pour la journée, et tous
les habitants en camion, qui avaient garés leurs véhicules, un
peu partout dans la ville et ses alentours. Ma seule estimation possible est de
dire qu'il y avait beaucoup de véhicules aménagés. Encore
moins facile, malgré une formation socio-anthropologique, de parvenir,
en quelques jours, à recenser ceux qui utilisent un de ces
véhicules, très commodes, pour ce genre de festivités, et
ceux qui nomadisent véritablement ainsi toute l'année...
Ce phénomène de « nouveaux
nomades » est grandissant, en pleine extension. Des formes multiples
existaient déjà et d'autres s'annoncent. Différentes
populations d'un nouveau nomadisme se confondent, ou se rejoignent ; les
points de passage de ces saisonniers changent, ils se vident de leur
présence, et d'autres se forment ailleurs ; de plus en plus de
camions aménagés se croisent, l'été, là
où on embauche du personnel saisonnier, mais on en croise toujours moins
en hiver ; leur tranche d'âge reste, néanmoins, à peu
près la même, et il est beaucoup moins rare d'en voir sa
population féminine. Ils proviennent d'horizons culturels de plus en
plus variés, éclectiques, et le revendiquent de plus en
plus : étudiants en fin d'année,
« backpakers », traditionnels gens du voyage qui se sont
« modernisés » (laissant leurs caravanes pour des
fourgons)... ; ils voyagent, l'hiver, sur d'autres continents, et
utilisent leurs véhicules pour fréquenter, parfois, les
scènes « techno » et d'autres festivals;
d'autres découvrent à peine ce mode de vie, et font l'acquisition
de véhicules utilitaires pour des sommes devenues pharamineuses.
Le dynamisme de ce type de nomadisme contemporain est frappant
et déconcertant. Ils partagent, en tous cas, le point commun d'une
« non fixité », du moins, pendant la saison
estivale...
Ce travail d'enquête de terrain me paraît devenir
de plus en plus obsolète... D'autres confrères trouveront
peut-être là un intérêt - et mon invitation ! -
à relayer cette expérience ethnologique, à explorer
d'autres possibilités méthodologiques et d'autres points
d'analyse.
Autre génération qui
succède à celles antérieures? L'attrait notable pour
un nomadisme contemporain, ayant rassemblé des centaines de personnes
lors des mobilisations contre la LOPPSI 2, ainsi qu'avec les jeunes
associations défendant le mode de vie des voyageurs, se connaissant
mieux à présent, il ne serait pas étonnant que ce
nomadisme change nettement d'horizons. A l'inverse de quelques interlocuteurs
de mon terrain, je n'ai pas le sentiment que les possibilités d'un
nomadisme contemporain, en France, soient de l'ordre du passé mais que
le dynamisme, que donne à voir cette nouvelle population, viendra les
moduler autrement.
Mon impression, en mi-parcours, d'un terrain
« perdu », me risquant à l'abandonner, ne provenait
pas, seulement, de mes doutes quant à une méthodologie à
inventer : le temps de prendre de la distance avec ce sujet,
nécessaire à l'analyse (ou, même, cet intervalle de quatre
ans, entre mes premières descriptions et cet actuel écrit), et il
s'était déjà beaucoup modifié!
De la sorte, je rejoins mes angoisses de départ,
liées à « l'utilité sociale » de cette
entreprise anthropologique. Mais je ne la formulerai plus sous le
questionnement : « à quelles fins pourraient servir
l'étude d'une telle population ? », mais, mieux, comment
l'anthropologie pourrait-elle fixer ce mouvement ? Et, est-il
seulement possible de le fixer ? Quel y serait son
intérêt ? Mon sentiment de trahison, ressenti dès le
début de mon enquête, n'était donc pas anodin :
pourquoi les rendre visibles s'ils préfèrent rester
invisibles ?
Je retiendrai, majoritairement, de cette expérience,
que j'ai cherché à fixer un mouvement, un groupe
culturel, qui ne demandait pas à l'être, mais, qui demande,
surtout, à ne pas l'être...
C'est, en tous cas, ce que je crois comprendre, à
travers les propos de Kristin : « Ce qui est un plus grand
changement pour ma vie, entre la perte de ma première chienne et mon
futur accouchement ? Mais, voyons, la mort, avoir un enfant,... c'est la
vie, quoi !? Tu fais des hautes études et tu ne sais pas
ça ? Vraiment, ce qui me chagrine le plus, dans tout ça,...
c'est de ne plus pouvoir vivre en camion, c'est ce qui me manque le plus :
je ne pourrai plus autant bouger qu'avant... »
Un mois plus tard, Benjamin et Matis me font découvrir
un des premiers textes de leur groupe punk, qui me semble résumer bien
mieux que moi les contours de cette vie « en camion »...
A.D.M. (Avec Domicile Mobile)
Les voisins d'à côté cassent de la
vaisselle...
Le gamin du dessous te casse les oreilles...
Le clébard, dans le jardin, te casse la
tête...
Et les keufs qui déboulent, sirènes à
tue-tête...
Encore cinq minutes comme ça et ça va se
finir au bazooka !
Tourne ta clé et barre-toi !
Ca y est un petit coin peinard,
Sors la bouteille de pinard !
Un petit ruisseau à côté,
Juste de quoi mettre les cannettes !
C'est peut-être ça la
liberté :
Pas de comptes à ne rendre à
personne,
Pas de concierges qui te cassent les pompes,
Ni de voisins qui viennent se plaindre !
Pose tes clés, t'en as plus besoin !
Le lendemain, la tête dans le cul,
Se pointe le putain de pégu
« Putain de romanos, de drogués,
Vous m'avez tout cradossé !
De toute façon `propriété
privée',
Z'avez rien à foutre ici,
Cassez vous vite de chez moi
Sinon je fais valoir mes droits ! »
Tourne ta clé... ça démarre
pas !
Quel bonheur d'être en camion :
L'hiver tu te pèles le fion,
L'été tu sues même à
poil !
Il manque plus qu'un peu de gazoil
Pour un parfum à la mode,
De quoi faire fuir toutes les connes !
T'as trouvé ta liberté :
Indépendant presque autonome !
Tourne ta clé va voir ailleurs !
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