Conclusion
« On presente toujours le truc comme : tu as eu le
mouvement alternatif, et puis l'apogée ce serait en 1989 avec la fin des
Bérurier Noir, et après il n'y aurait plus rien. Mais
c'est complètement faux. Regarde le nombre de groupes qui existaient, le
nombre de fanzines qui existaient, et qui continuaient d'ailleurs,
surtout ici, ça s'est pas arrité comme ça, à
date fixe [...] ça continuait, ça n'arritait pas. En
sous-terrain, ça n'a jamais arrête. »375
Ce constat etabli par un des membres du label OAF ! semble
bien resumer la situation de la scène alternative de Poitiers. On a pu
montrer au cours de notre etude de la scène indépendante
poitevine que l'année 1989 avait certes marqué l'apogée
des structures locales issues ou intégrées au mouvement
alternatif, mais qu'elle constituait aussi le point de départ d'une
structuration durable de certaines de ses composantes. Nous avons
pu découvrir que l'association L'oreille est hardie #177; qui
s'est créée en 1977 ~ avait place Poitiers au centre de
dynamiques internationales, et avait installé dans la capitale
régionale un cadre propice à l'expansion de nouvelles composantes
se greffant sur cette structure preexistante. Prenant acte de l'inadaptation
des infrastructures mises à disposition par la municipalité pour
organiser des concerts de musiques amplifiees et du desinterêt des
pouvoirs publics vis-à-vis de l'action culturelle
développée par LOH, l'association ouvre d'elle-même en 1985
le centre culturel du Confort Moderne dans de vieux entrepôts desaffectes
et diversifie ses activites pour prendre une place reellement importante dans
la vie culturelle de Poitiers et interpeller les institutions, tout en federant
une jeunesse impliquee dans un large mouvement se deroulant en dehors des
rouages traditionnels de l'industrie musicale. Renforçant son rôle
de terreau favorable au developpement d'une scène musicale
complète à Poitiers, le Confort Moderne a permis de voir
apparaître dans les annees 1980 de multiples entites creatives
interessantes à soutenir. Pour exemple, on a pu mettre en lumière
le foisonnement de la presse alternative et lyceenne poitevine, ayant conduit
à la creation de la Fanzinothèque, qui tout en dépassant
les volontés municipales a su s'implanter au coeur du fanzinat national.
Par ailleurs, on a egalement pu voir que la formation de nombreux groupes
à Poitiers et ailleurs avait pu encourager à fonder des labels
destines à produire ces artistes et à les aider à diffuser
leur musique.
375 Entretien avec Gil Delisse du label musical « On a faim
! », propos recueillis le 7 mars 2011.
Le mouvement alternatif entre ombre et lumière : un
enterrement médiatique
Ce qu'il est important de voir dans les composantes que nous
avons analysées, c'est l'inscription de celles-ci dans des
réseaux à différentes échelles, et ce quel que soit
le type de relations (affinitaires, politiques, artistiques). L'idée de
réseaux de solidarité prédomine dans le mouvement
alternatif et dans le mouvement Do It Yourself en
général : il s'agit de structures diversifiées
indépendantes mais aussi interdépendantes, reliées par des
intérêts multiples, qui se soutiennent les unes les autres, pour
créer un mouvement structuré. Nous l'avons vu au cours de notre
étude, la scène poitevine s'est toujours impliquée dans ce
type de fonctionnement, et loin de se refermer sur elle-mrme, elle a su
très tôt s'inscrire dans des sphères plus larges qui lui
ont rapidement apporté une reconnaissance indéniable. Dès
lors, comment envisager le positionnement de la scène poitevine face
à la crise qui touche ce mouvement organisé, au moment même
oil les structures qui y sont liées se créent paradoxalement
à Poitiers ? Pour répondre à cette question, nous
reprendrons simplement la citation de Gil Delisse placée au tout
début de cette conclusion, en y apportant quelques
éléments complémentaires. Ce qu'il nous semble important
de noter dans un premier temps, c'est l'audience médiatique qu'avait
pris ce mouvement, et notamment les groupes moteurs de cette scène, qui
l'ont amené à la reconnaissance des médias de masse (pour
exemple, on peut citer une émission-débat « Ciel mon mardi !
» diffusée en septembre 1989 à une heure de grande
écoute sur TF1, portant sur le rock alternatif, avec
la présence de responsables de majors et, entre autres, des
Bérurier Noir). Dès l'instant oI ces groupes moteurs ont
disparu ou ont intégré l'industrie du disque a qui s'était
entre-temps adaptée à ces nouveaux marchés #177; la mort
du mouvement dans son ensemble a été actée, sans se
soucier du fait qu'une intense activité culturelle
alternative existait encore hors du champ des caméras. S'il est vrai que
le mouvement s'est scindé en deux conceptions différentes des
composantes créées de façon alternative dans les
années 1980 #177; d'une part ceux qui ont pu l'envisager comme un
tremplin permettant d'atteindre les sphères les plus commerciales du
milieu musical et d'autre part ceux qui y virent le moyen de créer,
diffuser, promouvoir la musique en dehors des systèmes institutionnels
et/ou marchands traditionnels #177; il serait inexact de penser que ce
mouvement culturel et les structures qui l'ont fait vivre aient toutes disparu
en quelques mois. Ce qu'il faut comprendre c'est que cette activité est
sortie de la lumière, est retournée à
l'underground d'oi elle était issue, mais
perdurait, mrme si les médias et l'historiographie n'en font pas
mention. Nous ne nierons pas le fait que certaines structures alternatives
aient périclité oE aient été
récupérées par l'industrie du disque ou les institutions,
mais il faut nuancer ce fait en expliquant que la culture alternative a
toujours su se maintenir en s'appuyant sur de nouvelles structures
émergentes (on a pu le constater pour le label On a faim ! lorsque son
distributeur indépendant New Rose s'est séparé de lui).
Le Confort Moderne comme prototype culturel : mise en
parallèle avec l'Aéronef de Lille
Il ne faut en effet pas négliger le rôle de
l'industrie du disque et des institutions qui en
donnant une audience à la frange la plus tournée vers la
professionnalisation et la reconnaissance du grand public, a du même coup
fermé la porte à la partie la plus authentique du mouvement,
souhaitant continuer à exister indépendamment, hors du champ
d'influence des pouvoirs publics ou du show-business. Nous l'avons
clairement vu pour le cas du Confort Moderne, seule structure de nos trois
objets d'étude à avoir eu des contacts étroits et suivis
avec les institutions, dont le fonctionnement s'est largement vu modifié
par l'intervention de ses partenaires publics. L'exemple de cette structure
novatrice, qui a souvent été en avance sur son temps, nous a
permis d'étudier un véritable laboratoire de la politique
culturelle française des années 1980 et du début des
années 1990. À travers les caractéristiques propres au
Confort Moderne, nous avons en effet pu entrevoir les priorités
données par les pouvoirs publics dans leur partenariat avec les
structures liées à ce qu'ils désignèrent par la
suite par « musiques actuelles. » Nous avons par exemple pu mettre en
lumière la dimension sociale du lieu, qui a permis dès le
départ d'intégrer des personnes victimes d'exclusion par son
action culturelle, or c'est justement un des points essentiels de « «
la politique du rock » [qui] forme d'abord le prolongement d'une
politique sociale destinée à la jeunesse. »376
Par ailleurs, on a constaté que le fonctionnement adopté par le
Confort Moderne après la restructuration découlant de la crise
ayant opposé les gestionnaires du lieu et les pouvoirs publics avait
inspiré les salles de spectacles ayant soutenu le mouvement
376 DE WARESQUIEL Emmanuel (dir.), op. cit., p. 556.
alternatif, désireuses de professionnaliser leurs
équipes et d'intensifier leur partenariat avec les institutions.
Nous le voyons donc, le Confort Moderne demeure finalement
comme un terrain d'expérimentation pour les pouvoirs publics, et si nous
envisageons son histoire avec du recul, nous pouvons y voir l'annonce de
certaines situations similaires dans d'autres centres culturels
français. L'étude du cas de l'Aéronef de Lille par
exemple, nous montre à quel point la situation du Confort Moderne a pu
se repeter, avec des similarités presque troublantes. Sophie Patrice
nous relate ainsi l'évolution de cette salle lilloise à travers
les crises qu'elle a pu connaître.377 La methode employee par
cette consultante en marketing (la profession exercee par cette
specialiste des politiques locales en matière de musique populaire
laisse deviner les champs d'intervention auxquels est de nos jours soumis le
monde de la musique) pour envisager ces crises diffère quelque peu de
celle que nous avons mise en place pour le cas du Confort Moderne, puisqu'elle
s'est uniquement appuyée sur la revue de presse concernant la salle de
concert nordiste. Alors que nous avons largement utilise celle du Confort
Moderne pour ce même travail, nous nous sommes egalement servi des
archives de la DRAC et de la municipalite, qui nous donnaient un point de vue
plus interne pour traiter de la crise du Confort Moderne. Avant d'entrer dans
les détails, il est d'abord nécessaire de signaler que
l'Aéronef se distingue du Confort Moderne dans le sens oil ce sont les
pouvoirs publics qui ont impulse sa creation en 1989, et non comme à
Poitiers une association qui s'est d'elle-même engagee pour ouvrir un
lieu dedie aux musiques amplifiees, et bien plus encore. Ce fait est
intéressant dans le sens o les institutions se sont
impliquées avant mrme l'ouverture du lieu dans son fonctionnement,
puisque ce sont elles qui en sont à l'origine.
Dès lors, il va être interessant de voir que rien
de ce qui a pu se passer au Confort Moderne n'a été
anticipé, et que les mrmes erreurs ont semblé se renouveler. Tout
d'abord, le lieu choisi, mrme s'il ne s'agit pas d'une friche industrielle,
témoigne de la volonté, à l'image du Confort Moderne, de
réhabiliter des batiments inoccupés afin de leur redonner vie. Un
vieux théltre à l'italienne est donc investi et loué au
collège lillois qui en est propriétaire pour héberger les
concerts de l'Aéronef. Si
377 PATRICE Sophie, « l'Aéronef et la
presse : mise en pages d'une salle à Lille », in Les
Collectivités locales et la culture, les formes de
l'institutionnalisation, XIXe-XXe siècle,
sous la dir. de Philippe Poirrier, Paris, Comité d'Histoire du
ministère de la Culture ~ Fondation Maison des sciences de l'Homme,
2002.
l'idée de réinvestir des lieux inoccupés
comme celui-ci est importante pour les pouvoirs publics locaux, car ils
permettent de « réanimer des espaces locaux dont la
dégradation progressive nuit à la qualité du milieu
»378, il est étonnant de voir que les institutions n'ont
pas pris la mesure des inconvénients que l'occupation de tels lieux
occasionne : alors qu'à Poitiers, le Confort Moderne et la
municipalité qui le soutient doivent faire face à la
colère des riverains se plaignant du bruit des concerts euxmêmes
et des sorties trop bruyantes du public depuis 1987, les institutions lilloises
n'ont pas songé, deux ans plus tard, à insonoriser les locaux et
doivent elles aussi affronter les critiques du voisinage ainsi que du
collège qui menace de ne pas renouveler le bail locatif. Alors qu'on
assiste en réaction à ces critiques à Poitiers à
des travaux d'insonorisation puis au rachat des locaux financés par la
Ville, la salle lilloise opte pour l'activation de ses réseaux en
lançant une contre-pétition et en organisant un concert de
soutien (auquel participent les partenaires), qui se solde par le financement
des travaux d'insonorisation par les pouvoirs publics et la prolongation du
bail. À Poitiers comme à Lille, c'est donc l'attachement des
politiques qui permet aux salles de concert de subsister, même si des
reproches similaires sont adressés à ces derniers, accusés
d'afficher un soutien de façade destiné à se donner une
image propice à l'obtention de voix supplémentaires pour les
élections. Cependant, à la différence de Poitiers, les
institutions lilloises n'hésitent pas dès 1995 à reloger
le centre culturel au coeur d'Euralille ~ énorme quartier d'affaire de
la capitale nordiste ~ au détriment de l'identité acquise par le
lieu dans le vieux thé~tre. Le déplacement de la salle de concert
d'un vieux théltre abandonné au coeur vers un quartier
économique futuriste est significatif de l'intégration du milieu
culturel dans le monde économique. Comme on a pu le voir en 1992 au
Confort Moderne, la culture se voit envisagée comme une valeur marchande
qui se consomme comme n'importe quel autre produit. Le replacement de
l'Aéronef dans Euralille trois ans plus tard marque donc bien cette
évolution et suit la direction prise par la politique culturelle
française qu'on avait déjà observée à
Poitiers. Ce déménagement s'inscrit tellement bien dans ces
logiques de rationnalisation que les nouveaux locaux comptent deux salles de
concert de différentes jauges, qui permettent de faire venir de plus ou
moins grosses formations musicales. Si le Confort Moderne ne compte qu'une
seule salle, on a également pu voir qu'après
378 SAEZ Guy (dir.), Institutions et vie
culturelles, Paris, Documentation Française, 2004, p. 60.
1992, le centre culturel poitevin avait adopté cette
politique d'équilibrage du budget par la diffusion de concerts plus
rentables que d'autres, qu'on ne retrouve à Lille que trois ans
plus tard. On observe par ailleurs dans cette nouvelle salle des
caractéristiques que l'on a déjà rencontrées au
Confort Moderne, qu'elles soient positives, ou négative. Ainsi, un bar
est ouvert toute la journée afin que l'Aéronef soit plus
seulement un simple lieu de diffusion culturelle, mais un véritable
espace de socialisation, de rencontres entre les publics brassés. Quant
à la gestion du lieu, on retrouve à Lille une situation quasiment
similaire à celle de Poitiers, avec six ans de décalage. Alors
que la salle de concert semble entretenir des rapports plus que cordiaux avec
les pouvoirs publics, qui ont jusque là largement soutenu le lieu,
l'année 1998 voit naître une crise semblable à celle qu'a
connue le Confort Moderne en 1992. La gestion de l'Aéronef, qui
connaît un déficit de 1.5 millions de francs, est en effet remise
en cause et les pouvoirs publics proposent à l'équipe
gestionnaire une restructuration et une rationalisation du projet artistique
qui se rapprochent de ce qu'on a pu observer à Poitiers ~ on observe
notamment la volonté de louer les locaux à des tourneurs
privés, à l'image d'Aloha Productions dans le cas du Confort
Moderne, et de réduire les concerts peu rentables qui ont pourtant
l'avantage de faire connaître des artistes de l'ombre. On note toutefois
qu'à la différence de Poitiers, le directeur en place n'accepte
pas ces modalités et préfère quitter l'équipe.
L'histoire de l'Aéronef, nous venons de le voir, s'est
donc calquée de façon fidèle et assez troublante sur celle
du Confort Moderne de Poitiers, avec quelques années de décalage
pour chaque événement. Pourtant, nous avons pu constater que ce
centre culturel, ce qui se démarque du cas du Confort Moderne,
était né des volontés institutionnelles. Dès lors,
comment expliquer que la salle lilloise ait connu les mêmes travers que
le lieu poitevin, alors que les pouvoirs publics, qui avaient dès le
départ la mainmise sur son fonctionnement, disposaient d'un exemple
concret permettant d'éviter les écarts de gestion liées
à une aventure culturelle de ce genre ? Alors que l'on a pu voir que les
hautes sphères de l'État avaient publiquement affiché leur
soutien au Confort Moderne dans les années 1980 par le biais de certains
ministres, on remarque que les représentants directs de l'État
s'en écartent dès les premières crises aux alentours de
1990, pour déléguer l'image du soutien public à la DRAC.
Finalement, on retrouve le mrme schéma pour l'Aéronef : si les
personnalités politiques s'impliquent ostensiblement dans le soutien de
la salle dès le
debut, on remarque que les crises et les modifications
structurelles qui en resultent font s'effacer ces personnages publics au profit
de fonctionnaires moins médiatiques. On peut à partir de cela se
demander si les pouvoirs publics ne cherchent finalement pas à travers
ces mises en scène pompeuses, à trouver des vitrines culturelles
qui donneraient l'image d'un soutien étatique en direction d'aventures
culturelles originales, jusqu'à ce que celles-ci connaissent de reelles
difficultes conduisant à l'adoption de fonctionnements beaucoup plus
stricts et tournés vers la culture plus marchande. Alors que les
institutions savaient pertinemment que le fonctionnement mis en place à
l'Aéronef était difficilement compatible avec leur vision d'une
structure viable economiquement #177; ils en avaient déjà
l'exemple avec ce qu'avait connu le Confort Moderne quelques annees auparavant
#177; elles n'en ont pas tenu compte et ont opte pour un subventionnement qui
sert à combler les deficits, plutôt que de directement imposer un
programmation rentable en direction de publics cibles et non plus tous azimuts.
On peut dès lors se demander si la permission et le soutien apparent de
tels lieux, avec une telle gestion ne sont pas des vitrines pour l'image de
marque de la politique culturelle française, dont les
représentants s'éloignent lorsque leur situation atteint un seuil
d'instabilité trop critique. C'est l'hypothèse qui pourrait selon
nous expliquer l'attachement successif de l'État à des structures
comme le Confort Moderne ou l'Aéronef, qui ont pourtant adopté
des fonctionnements ayant mene à des crises semblables les opposant
justement aux pouvoirs publics.
Le rôle de la décentralisation dans les
évolutions successives de la scène alternative
On a donc pu voir que le Confort Moderne avait servi de
terrain d'expérimentation pour les institutions, qui avaient quasiment
entièrement reproduit jà l'identique ~ pour l'exemple de
l'Aéronef ~ ce que LOH puis les pouvoirs locaux avaient fait du centre
culturel poitevin entre 1985 et 1992. Nous avons vu que le rôle des
municipalites avaient ete important dans le processus evolutif de ces
structures, et l'action de celle de Poitiers a donc évidemment
été importante dans cette experimentation de la politique
culturelle. On peut remarquer que si celle-ci a reussi, avec la DRAC à
intervenir largement dans le fonctionnement du Confort Moderne, pratique
largement reprise à l'échelle nationale, elle a aussi
adopté des méthodes
allant plus dans le sens de l'indépendance
revendiquée par les structures liées à la scène
alternative. Ainsi, une initiative intéressante mise en place par la
Ville de Poitiers a permis à un lieu atypique en Europe comme la
Fanzinothèque de se créer et de perdurer avec une réelle
indépendance, qui peut sembler paradoxale. Le Conseil communal des
jeunes a ainsi permis aux volontés de certains Poitevins de s'exprimer
et de trouver des fonds pour réaliser des projets, qui ailleurs ont
échoué, faute de moyens. On voit donc que la Ville de Poitiers
s'est impliquée à différents niveaux pour soutenir la
scène alternative, puisqu'elle a permis à la Fanzinothèque
d'exister sans intervenir dans son fonctionnement, tandis que sa participation
financière au Confort Moderne a irrémédiablement tendu
vers une institutionnalisation croissante de sa gestion, de son projet, bref du
lieu dans son ensemble.
Ce genre de mutations des structures alternatives tient donc
beaucoup à l'orientation choisie par les instances locales de
décision issues de la décentralisation, qui
s'accélère largement avec les lois de 1982 et 1983 et
l'arrivée de Jack Lang au ministère de la Culture en 1981. Dans
le cas de la scène de Poitiers, on a vu que les structures qui la
formaient avaient essentiellement eu affaire à la municipalité
ainsi qu'à la DRAC (mrme si d'autres organes décentralisés
comme la Direction Régionale de la Jeunesse et des Sports ont
participé au financement de certaines d'entre elles, ils n'ont pas eu de
pouvoir de décision). Nous avons vu à travers nos trois
études de cas qu'outre le label OAF !, le déroulement de
l'histoire du Confort Moderne et de la Fanzinothèque avait
été influencé par les directions données par les
pouvoirs locaux. Ainsi, nous avons pu constater que la Fanzinothèque
était née du choix de la municipalité de donner
écho aux aspirations de la jeunesse poitevine par le biais du CCJ. Or,
la création de cet organe local est la marque de cette politique de
décentralisation, qui permet de déléguer des pouvoirs aux
instances locales, ce qui a pour effet d'aller au plus près des
volontés de la population. On voit que pour le cas du CCJ, la
préoccupation culturelle est importante, puisque l'une des
premières décisions de cet organe dépendant de la Ville de
Poitiers est la création d'un lieu dédié à la
presse alternative. Pour le cas du Confort Moderne, nous avons pu remarquer que
son histoire a été marquée par des rapports
déterminants avec les organes décentralisés. Alors que le
centre culturel aurait pu s'éteindre en 1988 après seulement
trois ans d'activité, c'est l'intervention de la DRAC et de la
municipalité qui a permis au lieu de subsister, grâce au rachat
des locaux et à leur mise à disposition de LOH.
A l'inverse, la crise de 1992 qui a vu la suspension des subventions par les
pouvoirs publics est le témoin d'une position beaucoup plus
sévère. Car s'il est vrai que la décentralisation permet
des contacts plus étroits entre les partenaires publics et les
structures qu'ils soutiennent ~ en témoigne l'attachement personnel du
Directeur régional des affaires culturelles Raymond Lachat au Confort
Moderne #177; les organes décentralisés n'en restent pas moins
les relais de la politique culturelle gouvernementale. Or, si l'on assiste dans
les annees 1980 à une politique musicale relativement laxiste, qui
encourage la pratique musicale sous toutes ses formes, la musique est envisagee
dès la decennie suivante comme un objet economique important, qui
oriente les directives gouvernementales vers des logiques de
professionnalisation et d'institutionnalisation tournées vers le
marché du disque. On voit donc que l'évolution et parfois la
survie de certaines structures des scènes locales dependent à la
fois des rapports entretenus humainement avec certains decideurs locaux #177;
Raymond Lachat avec le Confort Moderne, mais on peut en dire autant de l'action
de Mireille Barriet qui a permis la fondation de la Fanzinothèque #177;
mais aussi de la politique culturelle nationale qui sert de toile de fond aux
organes decentralises.
Nous avons egalement pu voir dans notre introduction que le
mouvement alternatif avait largement ete rattache ~ que ce soit dans
l'historiographie ou dans la perception des medias et des institutions #177; au
rock. Notre analyse des composantes de la scène de Poitiers
nous a permis de contester fermement cet aspect du mouvement, bien plus ouvert
que ce qu'on a pu laisser croire. Ainsi, on a pu demontrer que la
Fanzinothèque s'était impliquée dans des milieux autres
que celui de la musique, et notamment dans la bande dessinee, et que le Confort
Moderne, et plus generalement LOH avaient pour objectif de developper une
diffusion de musiques traditionnelles et experimentales en plus du
rock. C'est d'ailleurs ce qui a fait de Poitiers et du 185, Faubourg
du Pont-Neuf un veritable lieu de brassage des genres, mettant en contact des
gens dont il aurait été difficile d'imaginer la rencontre. Par
ailleurs, nous avons egalement pu constater que l'apparition de courants
musicaux nouveaux issus des nouvelles technologies numériques n'avait en
rien affecte et mis en peril les structures poitevines nees du mouvement
alternatif : le Confort Moderne, tout en restant très eclectique, a
progressivement devie vers les musiques electroniques #177; pour rester dans ce
ciblage de la jeunesse qui n'avait plus
les mêmes exigences esthétiques que dans les
années 1980 #177; la Fanzinothèque restait impliquée dans
le milieu de la presse parallèle qui a continué à
évoluer bien après la prétendue mort du mouvement
alternatif, et le label OAF ! a continué dans la même logique
qu'à ses débuts, jusqu'à arr~ter ses activités en
1998 alors que ses membres se dirigeaient vers leurs activités
artistiques respectives, qui les poussent aujourd'hui ià se retrouver
régulièrement, sans exclure de reprendre leur activité
d'édition musicale un jour si l'envie leur en prend. La scène
poitevine nous a donc montré qu'elle ne s'est pas confinée
à une identité esthétique stricte, et a
privilégié l'éclectisme et la multiformité comme
vecteur de durabilité, conformément aux envies et à la
passion des acteurs qui l'ont, et la font vivre.
La scène alternative poitevine : entre persistance et
désillusions perpétuelles
Et même si certaines de ses composantes ont pu muter
pour s'institutionnaliser ou ont disparu, jamais la scène alternative de
Poitiers ne s'est éteinte ; elle a toujours été
portée par des acteurs de différentes natures : les groupes
poitevins n'ont jamais cessé de jouer, et d'rtre reconnus nationalement
~ Seven Hate et Un Dolor pour ne citer qu'eux ~
diffusés par des locaux de différentes natures : le Confort
Moderne bien silr, mais aussi le Garage à Vélo (situé sur
le campus) ou même la salle de concert du Centre d'animation de Poitiers
Sud (CAPSUD) dont le programmateur a été très
attaché au milieu rock poitevin. Les années 2000 ont
également vu l'émergence de nouvelles composantes formant cette
scène alternative, sans forcément éclipser les anciennes :
du côté des groupes diffusant leur musique par le biais de labels
indépendants, on peut citer Klone qui s'illustre
particulièrement sur la scène métal nationale voire
internationale en ayant même longtemps été autoproduits.
Quant aux lieux d'expression offerts à ces groupes, ils restent
relativement nombreux à Poitiers, mais sont aussi menacés.
À l'image du Confort Moderne, largement aseptisé depuis 1992, les
pouvoirs locaux semblent vouloir faire taire les lieux de concert diffusant des
formations amatrices. Les bars se trouvent ainsi sous le coup de nombreuses
restrictions #177; allant mrme jusqu'à des fermetures temporaires #177;
et ne peuvent parfois plus programmer de musiques amplifiées. Même
si ce n'est par leur rôle initial, ces établissements permettaient
de faire se produire régulièrement des petits groupes, en dehors
des circuits culturels à proprement parler,
et parallèlement de créer des moments festifs et
vivants au sein d'espaces conviviaux ~ comme c'était finalement le cas
dans les premières années du Confort Moderne, avant
l'aménagement de la grande salle de concert qui lui donnait
déjà un caractère plus professionnel. Quant aux
etablissements culturels eux-mêmes alternatifs, on ne peut que se pencher
sur le cas du Numero 23, qui rejoint à de nombreux egards ce que fut le
Confort Moderne. Situe dans une ancienne usine reamenagee en salle de concert,
salle d'exposition, studio vidéo, local de répétition,
bar, disposés sur trois etages, le Numero 23 est gere par quatre
associations (le Collectif 23, Aux arts etc., Studio Grenouille et les
Theatros) qui organisent depuis 2007 diverses manifestations culturelles
dans la friche industrielle qu'elles louent à un
particulier. Véritable relais de nombreux groupes et d'artistes amateurs
de la France entière, le Numéro 23 représente,
malgré les rapports qu'il entretient avec d'autres structures
associatives de Poitiers (la Maison des trois quartiers, ou encore #177; et
est-ce vraiment un hasard ? ~ avec la Fanzinothèque) une place
culturelle à part, eloignee des codes relativement aseptises des autres
structures poitevines. Le Numero 23 remet finalement au goût du jour le
caractère festif et spontané que le Confort Moderne a perdu au
profit d'une institutionnalisation qui lui a en contrepartie offert une
stabilité qu'il n'avait pas. Or, c'est aujourd'hui la stabilité
du Numéro 23 qui est menacée, car l'avenir du lieu est
aujourd'hui mrme sérieusement compromis. Reprenant le schéma
habituel de l'attitude adoptée face aux structures alternatives, les
pouvoirs publics, et notamment la municipalité, semblent vouloir se
pencher un peu plus sur l'électron libre que represente le centre
culturel alternatif. Alors que la structure semblait evoluer sous l'oeil
à la fois bienveillant et indifférent de la municipalité,
qu'il ne semble pas y avoir de campagne de riverains contre le
lieu, et que les occupants ont d'eux-mêmes entrepris des
travaux visant à sécuriser de plus en plus les locaux qui
n'étaient pas destinés à recevoir du public, la Ville de
Poitiers commence au début de l'année 2011 à faire
entendre sa voix, et la commission du conseil municipal deleguee à
l'accessibilité, au handicap et à la sécurité des
établissements recevant du public met en avant le fait que le lieu ne
respecte pas les normes de securite mais aussi la legislation : il est permis
de fumer à l'intérieur des locaux, l'établissement vend de
l'alcool sans avoir de licence etc. La municipalité a donc
proposé au Numéro 23 de financer les travaux de mise aux normes
afin d'éviter la fermeture du lieu et de lui permettre de continuer son
activite en toute legalite. Seulement, à la difference du
Confort Moderne, qui s'est toujours montré ouvert
à des interventions de ce type de la part de la municipalité
#177; ce qui a contribué à le faire prisonnier en quelque sorte
de son champ d'influence a l'équipe du Numéro 23 se pose
aujourd'hui la question d'accepter ou non cette offre. Alors que la Ville, de
façon astucieuse une fois de plus, sanctionne le lieu pour son manque de
rigueur juridique mais lui propose d'y remédier elle-même #177;
ce qui revient à poser un ultimatum au centre culturel #177;
les membres de la structure ne semblent pas vouloir accepter une mesure qui
d'une part remettrait en cause le réel espace de liberté
développé sans incident depuis maintenant quatre ans dans cette
friche culturelle, et d'autre part commencerait à placer le lieu sous
la coupe de la municipalité, à qui ils devraient rendre des
comptes. Il n'y a plus eu de manifestations culturelles dans l'enceinte du
Numéro 23 depuis le 27 mai dernier, et il semblerait que cette date
marque la fin de l'ouverture du lieu au public, et la concentration de son
équipe sur un travail exclusif de création artistique et non plus
de diffusion.
Le contraste existant entre ce qui a pu se passer au Confort
Moderne et au Numéro 23 montre donc bien les différentes
conceptions qui peuvent exister vis-à-vis des rapports entre des
structures culturelles alternatives et les pouvoirs publics, dans le but de
garantir l'indépendance qui les caractérise. Alors que le Confort
Moderne a finalement gagné en stabilité pour perdre en
liberté artistique et en spontanéité, les acteurs du
Numéro 23 ont conservé leur indépendance en sacrifiant
leur rôle de diffuseur culturel. On voit donc que la
pérennité de structures alternatives réellement
indépendantes ne sera permise que lorsqu'elles pourront
bénéficier d'un soutien financier institutionnel sans
arrière-pensées (si demande d'aide financière publique il
y a), ou lorsque les pouvoirs publics laisseront s'épanouir les
initiatives qui souhaitent volontairement rester en marge des espaces culturels
subventionnés. Finalement, une structure hybride adoptant
l'intransigeante indépendance du Numéro 23 et
bénéficiant du soutien apporté par les institutions
à un lieu comme le Confort Moderne pourrait constituer la recette d'un
véritable espace alternatif viable. Seulement, les impératifs
économiques liés à de tels lieux #177; surtout à
une époque où la politique culturelle, notamment en
matière de musique, est énormément orientée vers la
protection du marché du disque et de la culture de masse comme peuvent
en témoigner les lois comme Hadopi #177; ne semblent pas jouer en la
faveur d'espaces culturels indépendants des financeurs. Les
programmateurs souhaitant réellement
rester alternatifs semblent donc condamnés plus que
jamais à se débrouiller par euxmêmes dans les marges de la
légalité, remettant peut-être même plus encore
qu'auparavant les vieux préceptes Do It Yourself au goût
du jour. A la différence de l'enregistrement, de la production et de la
promotion musicale qui sont des pans de la production musicale qui ont
trouvé sur internet un véritable espace de liberté pour
partager de la musique sans passer par les rouages traditionnels du
show-business, l'ouverture et la gestion de lieux comme des salles de
concert indépendantes se fonderont de plus en plus sur la passion et le
militantisme culturel des acteurs qui les feront vivre.
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