Chef de guerre ou chef guerrier ?
Les rois parmi la presse
De même qu'ils sont, ou du moins peuvent être, au
coude-à-coude avec d'autres dans le domaine des idéaux et des
joutes discursives, la place des rois dans la guerre elle-même
apparaît complexe et composite. Ainsi, si l'on s'intéresse,
suivant le mot et la méthode de John Keegan, aux « battle
pieces » 2 ou « récits de batailles » de Snorri -
par exemple à ceux des batailles de Hafrsfjord, Svolð, ou Stiklestad
- on retrouve certes les souverains comme acteurs majeurs, à plus d'un
titre, mais l'on voit aussi ces mêmes rois pris dans la masse des
combattants. Les rois font donc eux aussi, dans une certaine mesure,
l'expérience de la bataille comme le commun des combattants.
Précisons tout de suite que ces rois, quoiqu'ils soient parfois
protégés derrière un mur de boucliers, sont
généralement montrés à la tête de leurs
troupes, et sont en tout cas toujours très proches des premières
lignes, très impliqués dans la bataille - ce qui n'a rien
d'incohérent avec les pratiques médiévales en
général 3. Ils en subissent donc les
conséquences.
Un épisode résume bien ces observations
générales : celui de la blessure mortelle reçue par le roi
Hákon le Bon à la bataille de Fitjar (961).
Mais le roi Hákon était à la tête
de ses hommes, poursuivant de près les ennemis en fuite et faisant
pleuvoir les coups d'épée. Alors une flèche vola [...] et
elle frappa le roi Hákon au bras, dans le muscle en-dessous de
l'épaule. Et beaucoup disent que le page de Gunnhild, dont le nom
était Kisping, courut en avant dans la cohue, criant : « faites
place au tueur du roi », et tira la flèche sur le roi Hákon.
Certains disent, cependant, que nul ne sait qui tira la flèche. Et cela
est fort possible, car flèches et javelots et toutes sortes de
projectiles tombaient aussi dru que neige. 4
Ainsi, après avoir rapporté la version bien
« digne de saga » (söguligr), Snorri donne sa
préférence à une version beaucoup plus prosaïque de
la blessure reçue par Hákon le Bon. S'arrêter sur la
première version eût donné une coloration beaucoup plus
épique et dramatique à la bataille de Fitjar : Hákon, le
bon roi de Norvège, frappé à mort par la flèche
envoyée sur lui par le page de Gunnhild, épouse du frère
ennemi de Hákon, Eirí k à la Hache Sanglante
(blóðøx), une femme « astucieuse et habile en
magie, amicale en paroles, mais pleine de tromperie et de cruauté »
5. De cette manière, la bataille aurait été
plus encore centrée sur le roi, elle serait devenue une sorte de duel
homérique, avec le roi pour héros. Mais il semble bien que, pour
Snorri, Kisping ne soit pas Pâris, ni Hákon, Achille. Il
1 Ibid, pp. 703-704 (Msyn ch.21).
2 JOHN KEEGAN, The Face of Battle, cit., p. 36 ff.
3 Pour une discussion nuancée de la présence des
rois et commandants en première ligne, cf. PHILIPPE CONTAMINE, La
Guerre au Moyen-Âge, Presses universitaires de France, Paris, 2003,
p. 379 ff. ; MICHAEL PRESTWICH, Armies and Warfare in the Middle Ages : the
English Experience, Yale University Press, New Haven, 1996, pp. 181-183
donne plusieurs exemples.
4 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 123 (HG ch.31).
5 Ibid, p. 95 (HHárf ch.43).
préfère s'en tenir à une observation qui
nous ramène bien dans le fracas d'une bataille confuse, où
flèches, javelots et pierres volent en tous sens - ce qu'évoque
d'ailleurs déjà la kenning fort courante pour «
bataille » qu'est « la tempête des flèches » - et
où n'importe qui, fût-il roi, peut avoir la malchance de recevoir
un trait. Cette idée même est d'ailleurs mise, beaucoup plus tard,
dans la bouche de Grégóríús conseillant au roi Ingi
de ne pas participer à une bataille (1160) : « nul ne sait
où peut frapper une flèche perdue » 1.
|