CONCLUSION
Notre recherche visait à montrer le rôle
primordial des langues dans l'intégration et dans la construction de
l'identité des immigrés italiens et de leurs descendants. La
notion d'identité est une question complexe en soi, car, comme le
souligne Lipiansky, "elle se propose, au niveau même de sa
définition, dans le paradoxe d'être à la fois semblable et
différent, unique et pareil aux autres". Mais elle est encore plus
délicate lorsque l'on se penche sur la construction de l'identité
des immigrés italiens, d'une part parce qu'ils sont plurilingues et
d'autre part parce que le statut d'immigré implique un
déchirement, une perte de repères et une quête
identitaire.
Nous avons démontré que la langue maternelle ou
langue première, influe sur notre mode de pensée et sur notre
vision du monde, par conséquent les immigrés ont, non seulement
dû apprendre une nouvelle langue, mais également apprendre
à penser autrement. Ils ont acquis, en même temps que les outils
linguistiques du français une compétence socioculturelle qui a
modifié leur façon d'être.
Nous avons tenté de comprendre ce qui a motivé
le recours à différentes stratégies identitaires -- le
maintien des traditions et la transmission de la langue d'origine ou au
contraire, la non-transmission et l'assimilation -- en étudiant le
contexte historique de l'immigration italienne en France et en nous appuyant
sur des témoignages de représentants des trois
générations.
Notre étude comparée révèle que
très peu d'Italiens se sont assimilés à la
société française, la plupart ayant réussi à
s'intégrer tout en préservant leur culture et leurs traditions.
Nous avons également observé que dans la grande majorité
des cas, la stratégie d'assimilation a été choisie dans un
contexte socio-historique peu favorable aux Italiens.
Généralement, lorsque les primo-migrants n'ont
pas transmis leur(s) langue(s) d'origine (dialecte et/ou italien) c'est parce
qu'ils ont subi des discriminations, plus ou moins violentes, qu'ils veulent
éviter à leurs enfants. On retrouve, chez tous les
immigrés que nous avons interrogés, le désir que leurs
enfants deviennent de vrais Français pour qu'ils puissent
étudier et obtenir une meilleure situation que la leur.
Néanmoins, plus nombreux sont ceux qui ont
continué à parler dans leur langue - au moins le temps
d'apprendre la langue française - tandis que leurs enfants leur
répondaient en français, jouant ainsi le rôle de
médiateurs linguistiques.
La plupart des représentants de la
2ème génération se dit bilingue, mais on note
dans les fratries des sentiments opposés à l'égard de
leurs origines : entre amour et indifférence. En effet, il n'est pas
rare de trouver dans une même famille un enfant devenu professeur
d'italien tandis que ses frères et soeurs ne manifestent aucun
intérêt pour la langue d'origine de leurs parents. Toutefois,
aucun d'entre eux ne semble ignorer complètement l'italien, même
lorsque sa connaissance se limite à quelques mots.
Le fait qu'une partie des enfants d'immigrés ait pris
une certaine distance avec les origines de sa famille peut s'expliquer une fois
encore par les discriminations subies dans l'enfance, par le refus d'être
enfermés dans le statut de "fils / fille d'immigré", par les
pressions familiales visant la réussite, l'intégration
parfaite.
Il est intéressant de noter que beaucoup d'entre eux,
arrivés à l'âge de la maturité, ressentent le besoin
de renouer avec leur pays d'origine et fréquentent les associations
culturelles pour apprendre l'italien mais aussi découvrir l'art, la
littérature, la gastronomie et les coutumes du pays de leurs parents.
Quant au sentiment d'appartenance, nous avons remarqué
que ce sont surtout les représentants de la 1ère
génération qui ont des difficultés à l'exprimer, ce
qui est parfaitement compréhensible puisque ce sont eux qui ont connu le
déchirement des séparations, la souffrance de l'exil, le mal du
pays... Pour la plupart, ils se sentent toujours Italiens, mais une grande
partie d'entre eux se sent Français ou Franco- Italiens. Les nombreuses
années vécues en France, le sentiment de différence
ressenti lors des retours dans leur pays d'origine, le fait que leurs enfants
et/ou parfois leur conjoint soient Français sont autant
d'éléments qu'ils évoquent pour justifier ce sentiment
d'appartenance à leur pays d'adoption. Il faut souligner qu'ils se
sentent obligés de le justifier.
Leurs descendants, pour la plupart nés et
scolarisés en France depuis leur plus jeune âge, se sentent
surtout Français, mais beaucoup revendiquent leur double appartenance,
surtout les petits-enfants, qui n'ont subi aucune expérience
négative par rapport à leurs origines, méconnaissent
souvent l'histoire de leur famille et idéalisent l'Italie. Il semble que
la revendication de leur italianité soit un moyen
d'affirmer leur différence à un moment
décisif de la construction de leur identité. Leur désir
d'apprendre l'italien peut être lié au lien affectif particulier
qui les unit à leurs grands-parents. Peut-être affichent-ils leurs
origines italiennes avec fierté pour se démarquer de leurs
parents qui ont tout fait pour les effacer. Le fait qu'ils grandissent dans une
époque où l'on valorise le plurilinguisme et le multiculturalisme
n'est sans doute pas anodin.
Cette étude intergénérationnelle montre
l'échec des politiques d'assimilation. En effet, même lorsque les
primo-migrants ont choisi de ne pas transmettre leur langue à leurs
enfants et d'adopter un mode de vie français, leurs enfants devenus
adultes et / ou leurs petits-enfants ressentent souvent le besoin d'un retour
aux sources.
Si tout le monde s'accorde aujourd'hui pour qualifier de
"réussie" l'intégration des Italiens, nous remarquons qu'elle ne
rime pas pour autant avec assimilation comme le souhaitait le gouvernement
français dans les années 50.
L'exemple des immigrés italiens prouve donc que l'on peut
s'intégrer parfaitement à la société d'accueil sans
pour autant renier ses origines et oublier sa culture. Pourtant aujourd'hui
encore, une volonté assimilatrice persiste envers les immigrés
d'origine maghrébine. À l'époque de l'ouverture des
frontières sur l'Europe, comment peut-on enfermer les immigrés
dans l'inévitable question : Vous sentez-vous Italiens ou
Français, Algériens ou Français ? Ne serait-il pas plus
constructif de réfléchir à la richesse des appartenances
multiples ?
Il serait intéressant, par exemple, d'étudier les
influences lexicales et culturelles apportées par ces Français,
venus de tous horizons, à la langue française.
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