Université Stendhal - Grenoble
3 Département Sciences du Langage
MASTER 1 Français Langue
Etrangère
Domaine de recherche: Plurilinguisme et
identité
RÔLE DES LANGUES DANS L'INTEGRATION
ET LA CONSTRUCTION DE
L'IDENTITE DES IMMIGRES ITALIENS ET DE
LEURS DESCENDANTS.
Sylvie ROBERT N° étudiant:
20533277
SOMMAIRE
Avant- propos
Introduction : Contexte historique de l'immigration
italienne
en France p. 1
I. Spécificités de l'immigration italienne
et choix méthodologiques p. 7
I.1. Une situation plurilingue p. 7
I.2. Création de communautés italiennes p.1 1
I.3. L'intégration : facteurs « facilitateurs »
et obstacles p. 22
I.4. Enquête et constitution d'un corpus p. 27
II. Le rapport ambigu entre langue et identité
chez les immigrés italiens p. 31
II.1. La quête identitaire des immigrés p. 31
II.2. La langue, élément fondateur ou simple
constituant de l'identité ? p. 36
II.3. Le rapport ambivalent à la langue française.
p. 41
III. La langue maternelle, un signe distinctif à
effacer ou un héritage à transmettre à ses descendants ?
p. 47
III.1. Le rejet de ses origines et la non-transmission de la
langue p. 47
III.2. Le désir de la 3ème
génération d'un retour aux sources. p. 53
Conclusion p. 58
Annexes p. 61
Bibliographie p. 75
Table des matières
AVANT-PROPOS
J'ai choisi d'étudier le plurilinguisme et la question
de l'identité chez les immigrés italiens venus en France,
probablement en raison de mon amour pour l'Italie, où j'ai vécu
quelques années et que je considère comme mon pays d'adoption
bien que je n'aie aucune origine italienne. Les liens qui m'unissent à
ce pays sont toujours très forts et ne se sont pas amoindris
après mon retour en France. J'ai d'ailleurs quitté l'Italie pour
devenir professeur d'italien et j'essaie - autant que faire se peut - de
transmettre à mes élèves ma passion pour ce pays et pour
la langue italienne.
Ayant grandi dans le Nord-est de la France, j'ai de nombreux
amis ou connaissances dont les parents étaient immigrés italiens.
J'ai pu constater que certains n'avaient pas souhaité transmettre leur
langue maternelle à leurs enfants. Je me suis alors demandé
quel(s) événement(s) pouvai(en)t amener à l'abandon voire
au rejet de cette langue que j'aime tant alors qu'elle n'est pas la mienne.
Cette question m'a donné envie de me documenter sur l'immigration
italienne, sur l'intégration dite « facile » des travailleurs
italiens.
Au cours de mes recherches et en lisant des
témoignages, j'ai pris conscience de la complexité du
problème de l'identité. Qui est-on vraiment lorsque l'on est
immigré ? Cesse-t-on d'être italien lorsque l'on quitte
l'Italie ? Devient-on français dès lors que l'on obtient la
naturalisation ? Est-on français seulement sur "les papiers" et reste-t-
on italien dans son coeur ? Y a-t-il une identité franco-italienne ?
Je me suis également interrogée sur la place des
langues dans la construction de l'identité de l'immigré : La
langue que l'on parle conditionne-t-elle notre mode de pensée ?
Devient-on français lorsque l'on maîtrise parfaitement le
français, lorsque l'on pense en français ? La langue
maternelle exerce-t-elle toujours une influence sur la pensée ? Peut-on
réellement se détacher d'une langue qui vient des parents ?
Est-ce important de la transmettre aux générations futures ?
Ce sont ces questions qui ont orienté ma
réflexion sur le thème du rôle des langues dans la
construction de l'identité chez les immigrés et leurs
descendants.
Mon propos n'est pas d'apporter une réponse univoque
à ces questions, ni d'émettre des
généralités. Je garde à l'esprit que chaque
histoire d'immigration est unique et qu'elle est souvent douloureuse. Mes
conclusions s'appuieront sur des témoignages et ne sauraient
revêtir un caractère universel.
En premier lieu, j'exposerai le contexte historique de
l'immigration en France après la seconde guerre mondiale, puis
j'analyserai le rapport ambigu entre langue et identité chez les
immigrés italiens, enfin je montrerai que la langue maternelle peut
être perçue comme un signe distinctif à effacer ou au
contraire, comme un héritage à transmettre à ses
enfants.
INTRODUCTION : CONTEXTE HISTORIQUE DE
L'IMMIGRATION ITALIENNE EN FRANCE.
Notre étude s'appuiera sur des témoignages
recueillis auprès d'immigrés arrivés en France entre les
deux guerres, et sur ceux de leurs enfants et petits-enfants. Il est cependant
nécessaire de présenter brièvement les vagues
antérieures de l'immigration afin de comprendre les difficultés
d'insertion auxquelles ont été confrontés les migrants. En
effet, contrairement aux idées reçues, l'intégration des
Italiens dans la société française résulte d'une
longue histoire parsemée de difficultés et d'épisodes
parfois sanglants.
· Les premières vagues d'immigration
italienne en France.
La première grande vague d'émigration eut lieu
à la fin du XIXème siècle (entre 1871 et la fin
du siècle)1, alors que l'unité italienne
n'était pas encore achevée. À cette
époque-là, où l'Italie était très pauvre et
90 % de la population était analphabète, 5 millions d'italiens
quittèrent leur pays pour chercher du travail et s'installèrent
dans le Nord de la France et surtout à Marseille.
L'Italie ayant signé l'alliance avec l'Autriche, la
Hongrie et l'Allemagne en 1882, elle devint une ennemie potentielle pour la
France c'est donc avec hostilité que furent accueillis les travailleurs
italiens venus du Nord de la Péninsule (Turin, Cuneo), vus comme des
«envahisseurs2» et des concurrents déloyaux. Leurs
conditions de vie étaient extrêmement difficiles
(ségrégation dans les ghettos situés en
périphérie des grandes villes comme Paris ou Marseille),
promiscuité dans les baraques ouvrières des villes industrielles
du Nord. Se contentant de peu, les Italiens acceptaient les tâches les
plus dures et des salaires dérisoires ce qui suscita l'inimitié
des ouvriers français. Des rixes parfois très violentes
éclatèrent entre Français et Italiens, parfois
1 Cf. Annexe 1 : carte de la répartition par
départements des Italiens dans la France en 1896.
2 Pierre MILZA, Voyage en Ritalie, p 145 : «
l'image de nos voisin(...) continue d'entretenir une peur fantasmatique de la
submersion. En témoigne l'usage omniprésent dans les textes du
thème de l'invasion(...) on parle de « nuées de
sauterelles», de « hordes de barbares », de « l'ennemi
campant aux portes de la Cité ».
Le roman de Louis BERTRAND, L'invasion publié en
1907, connaît un grand succès en France.
sur le lieu même du travail. La tragédie
d'Aigues-Mortes3, manifestation de xénophobie la plus
éclatante a été, hélas, suivie d'autres incidents
:
Le travail dans les salines d'Aigues-Mortes était
extrêmement difficile. Le zèle des Italiens provoqua la jalousie
des ouvriers français. Le 17 août 1893, des altercations
dégénérèrent en véritable émeute, la
foule excitée poursuivit les Italiens, armée de fourches et de
pioches et réclamant la mort des « Christos ». Ce fut un
véritable massacre.
L'assassinat du Président Carnot par l'anarchiste Sante
Caserio exacerba l'hostilité et provoqua un nouveau déferlement
de violence dans de nombreuses villes (Marseille, Avignon, Chambéry,
Nancy et surtout Lyon).
De 1905 à 1914, les violences s'amoindrirent, les
relations entre Français et Italiens s'améliorèrent peu
à peu bien que les préjugés sur les Italiens
perdurèrent jusqu'à la guerre.
En 1915, l'entrée en guerre de l'Italie aux
côtés de l'Entente et le fait que des milliers d'Italiens aient
été volontaires pour combattre avec les Français
contribuèrent à changer de façon positive l'image des
Italiens. Les migrants qui arrivèrent dans les années 20,
s'insérèrent donc plus facilement dans la société.
On reconnaît les qualités des travailleurs italiens et leur
savoir-faire :
Dans les milieux patronaux s'élabore l'image de
l'Italien « bon ouvrier » en même temps que
« bon père de famille »
généralement peu enclin à troubler l'ordre
public4.
Mais dans les années 30, la crise économique qui
gagna la France après avoir affaibli l'Amérique et l'Europe,
provoqua une nouvelle vague de xénophobie, alimentée par les
discours non seulement de l'extrême droite mais de tous les partis
politiques, ravivant les anciennes rancoeurs et les stéréotypes.
Les « chasses à l'Italien » et les événements
sanglants de la fin du siècle précédent ne se
reproduisirent pas, mais la violence verbale se déchaîna.
Les Italiens appelés « ritals » ou «
macaroni » étaient tournés en dérision et la presse
diffusa une image négative des Italiens en mettant en avant la
criminalité italienne. La propagande de Mussolini pour rapatrier les
immigrés ne fit qu'empirer le sentiment italophobe, devenu si fort en
1939, qu'il alarma les partis politiques de gauche :
3 Enzo BARNABÀ, Le sang des marais, Aigues-Mortes, 17
ao€~t 1893, une tragédie de l'immigration italienne,
Marseille, Via Valeriano, 1993.
4 Pierre MILZA, Voyage en Ritalie, p148.
« Les Italiens de France, dans leur immense
majorité, réagissent. Contre la guerre, certes, dont ils ne
veulent pas. Mais aussi contre leur gouvernement, dont ils n'hésitent
pas à dénoncer (...) les responsabilités criminelles. Ils
vont plus loin, et par dizaines de milliers, se déclarent prêts
à défendre contre une agression le pays dont ils sont les
hôtes (...) Il y a Italiens et Italiens, et, l'on veut espérer que
les Français ne commettront pas la faute de confondre les uns et les
autres ».5
· La seconde guerre mondiale et le traumatisme
du « coup de poignard dans le dos »
La déclaration de guerre de Mussolini à la
France occupée par les nazis en 1940, vécue comme « un coup
de poignard dans le dos » par les Français fut lourde de
conséquences pour les Italiens de France, considérés comme
des traîtres. 60 000 Italiens quittèrent la France pour l'Italie
en 1939, la plupart pour échapper aux dénonciations et à
la déportation dans les camps de concentration du Midi.
"Qui a-t-on envoyé dans ces bagnes dont un certain
nombre ne reviendront pas ?( ...) j'ai sous les yeux en écrivant ces
lignes les centaines de photocopies que j'ai faites aux archives
de Marseille (...) Pour un sympathisant déclaré de la dictature
mussolinienne, je trouve cinq adversaires déterminés du
régime et à peu près autant de pauvres diables
installés de longue date dans la région, parfaitement
intégrés (...) souvent ayant demandé leur naturalisation
depuis des années et que l'on a embarqués au petit matin,
à la suite d'une dénonciation, parce qu'ils ont un jour
participé à une grève, eu une altercation avec un
voisin".6
Le souvenir de la « trahison » italienne resta
longtemps présent dans l'esprit des Français, l'animosité
ne s'estompa que très progressivement :
"Les Italiens se souviennent des difficultés de la
vie quotidienne (vente de biens, relations familiales distendues, deuils sans
accompagnement), de l'impression d'r~tre mis à l'écart et des
vexations de toutes sortes7".
"Jusqu'en 1945, la presse française fait preuve d'un
«anti-italianisme par défaut» en présentant les
immigrés comme les ressortissants d'un pays vaincu8".
Italiens et Français gardent aujourd'hui encore un
souvenir noir de cette période. Il semblerait néanmoins que les
torts aient été partagés :
"On entend encore dire que « les Italiens ont fait la
noce » dans un pays humilié par la défaite, souff ."
5 André GUERIN, article paru dans L'°~uvre,
avril 1939, cité par Pierre MILZA, Voyage en Ritalie, p 153.
6 Pierre MILZA, Voyage en Ritalie, p358.
7 Laure TEULIERES « Mémoires et
représentations du temps de guerre dans le Midi Toulousain», dans
Les italiens en France depuis 1945, p 215.
8 Alexis SPIRE « Un régime dérogatoire pour
une immigration convoitée. Les politiques française et italienne
d'immigration et d'émigration » dans Les italiens en France
depuis 1945, p 43.
9Laure TEULIERES « Mémoires et
représentations du temps de guerre dans le Midi Toulousain »
Mémoires privées, le choix du non-dit, p 215.
"Le traumatisme de 1940 n'a pas seulement fait perdre
leurs repères aux habitants de l'Hexagone (...) il a également
provoqué chez les migrants des réactions qui ne sont guère
plus glorieuses. Certes, comme chez les Français une minorité
s'engage tout de suite dans le combat contre l'occupant. (...) Mais la masse
hésite entre le désir d'incognito - ne pas faire de vagues,
surtout ne pas afficher son appartenance à la nationalité du pays
ennemi pour ne pas éveiller ou réveiller l'hostilité des
autochtones - et la jubilation d'f tre du côté des
vainqueurs."10
Pour les Italiens, participer à la Résistance est
une preuve de loyauté envers la France et montre leur volonté
d'intégration :
" C'est l'affirmation d'une identité pleinement
francisée pour les jeunes de la seconde génération. On
exalte les épreuves partagées, le sacrifice consenti pour le pays
d'accueil "11.
· La libération et la
Reconstruction
L'économie italienne très affaiblie au moment de
la Libération et le taux de chômage élevé furent
à l'origine d'un nouveau flux d'immigration. La France avait par
ailleurs besoin de main-d'oeuvre pour reconstruire le pays et de « sang
neuf » pour relancer la croissance démographique :
"Alfred de Sauvy insiste sur l'urgence de combler les
vides et le général De Gaulle admet la nécessité de
faire appel à une « bonne » immigration en attendant les
millions de beaux bébés dont la France a besoin pour assurer sa
pérennité historique"12.
À partir du printemps 1945, de nombreux Italiens
arrivèrent en France : il s'agissait d'anciens ouvriers qui avaient
quitté la France en 1939 et qui retrouvaient facilement du travail
auprès de leur ancien employeur, mais aussi de chômeurs qui
venaient pour chercher du travail et régularisaient leur situation par
la suite.
Les Français considérèrent d'abord cette
arrivée massive comme "une nouvelle invasion"13. Selon les
régions dans lesquelles ils s'établirent, ces nouveaux
immigrés subirent, comme les générations
précédentes, rejet et discriminations.
Mais la participation des Italiens à la Reconstruction
scella à nouveau l'amitié entre les deux peuples :
10 Pierre MILZA, Voyage en Ritalie, p.361.
11 Laure TEULIERES, « Mémoires et
représentations du temps de guerre dans le Midi Toulousain », dans
Les Italiens en France depuis 1945, p.207.
12 Pierre MILZA, Op.cit., p101.
13 Ibidem, p.100.
"La période de l'après-guerre est
évoquée par les entrepreneurs, artisans, patrons ou simples
ouvriers comme le temps de la fierté, de l'enracinement, de
l'acceptation réciproque, de l'insertion à la
société d'accueil ".14
Jusqu'au début des années 60, l'immigration se
stabilisa. En France, la croissance s'accéléra, tandis que le
« miracle italien15 » améliora
considérablement le niveau de vie des ouvriers dans le Nord du pays.
Par conséquent, le nouveau flux est majoritairement
composé d'italiens originaires des régions du sud de la
Péninsule (Campanie, Calabre, Pouilles, Basilicate, Sicile) tandis que
les immigrés des vagues précédentes venaient du Nord
(Piémont, Cuneo). Les nouveaux venus eurent beaucoup de
difficultés à se faire accepter non seulement par les
Français de souche mais également par ces anciens
immigrés, installés depuis longtemps en France et parfaitement
intégrés à la société.
À partir des années 60, une grande partie des
immigrés italiens choisit de rester définitivement en France.
Leurs enfants, nés en France abandonnent souvent les durs métiers
de la sidérurgie entre autres, pour se tourner vers d'autres secteurs de
l'économie :
"Chez les Italiens apparaît une volonté de
s'établir en France de façon plus durable (...) en 1962, leur
nombre augmente en passant à 52 % des étrangers nouvellement
naturalisés français (...) La nouvelle génération
d'Italiens née en Lorraine et scolarisée sur place,
préfère se tourner vers le commerce (30 %) ou monter une petite
activité artisanale ou industrielle (1/5) "16.
Pour cette seconde génération et pour les
migrants arrivés après les années 60, l'insertion a
été plus facile, même s'il existe des différences
sensibles d'une région à l'autre. Ainsi, en grande
majorité (60 %), les primo-migrants - arrivés en France entre
1950 et 1963 - ayant répondu à notre questionnaire
considèrent-t-ils que les Français leur ont réservé
un bon accueil.
14 Marc POTTIER, « Les Italiens et la reconstruction de la
Normandie aux lendemains du Débarquement » dans Les Italiens en
France depuis 1945, p.70.
15 Entre la fin des années 50 et le début des
années 60, l'Italie se transforme sur le plan socio-économique:
on assiste à l'industrialisation, à la scolarisation en masse et
à une modernisation fulgurante du pays, d'où l'expression «
miracle italien » pour désigner ces progrès
extraordinaires.
16 Piero D. GALLORO, « Le flux de main-d'oeuvre italienne
dans la sidérurgie Lorraine, analyse sociale et démographique
(1945-1 968) » in Les Italiens en France depuis 1945, p 92.
Ce rappel historique avait pour but de montrer que
l'intégration dite « réussie » des immigrés
italiens, ne s'est pas faite sans obstacles ni souffrances.
Retracer le parcours des différentes
générations d'immigrés était nécessaire
avant de réfléchir au rôle des langues dans le processus
d'intégration. Connaître les événements historiques
à défaut de l'histoire personnelle de chacun permet de mieux
comprendre les différents choix des immigrés : celui de
transmettre leur langue maternelle ou non, leur désir de
préserver ou au contraire de dissimuler leur italianité.
I. Spécificités de l'immigration italienne
et choix méthodologiques
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