La problématique de la rénovation des sciences sociales africaines;lecture et reprise de la théorie searlienne de la construction de la réalité sociale( Télécharger le fichier original )par Barnabé Milala Lungala Katshiela Université de Kinshasa et université catholique de Louvain - Thèse de doctorat 2009 |
3.6.1. Deux visions des sciences socialesPierre Cossette nous rappelle que « les chercheurs (...) ont vraiment réalisé qu'il existait des visions radicalement différentes sur la nature même de la « science sociale ». (Ces visions) se situent notamment au plan ontologique, celui où le débat porte essentiellement sur l'existence de lois régissant la réalité sociale. Burell et Morgan distinguaient aussi « deux positions mutuellement exclusives en recherche sociale : le réalisme et le nominalisme ».537(*) Ainsi « les chercheurs (qui) adoptent une position réaliste adhèrent essentiellement au modèle classique de la science. Ils postulent plus ou moins explicitement l'existence d'un ensemble des lois immuables ayant un impact déterminant sur le fonctionnement de la réalité sociale. (...) On croit qu'il existe un ordre sous-jacent incontournable ».538(*) C'est la position de l'Arrière-plan. A l'opposé le nominalisme ou conventionnalisme n'est pas une position déterministe. Ce seraient les êtres humains et non les lois de la nature qui feraient que la réalité est telle qu'elle est et qu'elle fonctionne comme elle fonctionne en se fondant notamment sur leur propre langage qui constitue d'entrée de jeu une leçon particulière de structures de la réalité. Les individus deviennent leur propre réalité, contribuant aussi à « construire » le monde dans lequel ils vivent, un monde en quelque sorte « négocié » collectivement de manière plus ou moins délibérée et ayant un sens pour eux. 539(*) La thèse de John Searle est particulière, elle s'oppose plutôt au « constructionnisme social » anti-réaliste. Son « constructionnisme social »est justement non relativiste. C'est une construction informée par une théorie ou un 'schème conceptuel' qui vise à mettre à jour les structures non immédiatement données ou « visibles » du phénomène étudié, non à `inventer' le fait. L'Arrière-plan est sous- jacent. Notons que le relativisme épistémologique suppose qu'il n'y a pas d'autres représentations de la réalité en dehors de celles que nous avons. La discussion de la relativité conceptuelle de Searle se cristallise sur la question de la possibilité d'affirmer la vérité de deux ou plusieurs énoncés différents sur la même réalité ; ces énoncés peuvent -ils être vrais à la fois ? Pour Searle « les énoncés vrais sur le monde peuvent être simultanément affirmés de manière consistante...mais nous sommes toujours confrontés aux problèmes... de l'idéalisation ».540(*) Il s'agit « des différents `schèmes conceptuels' (qui) peuvent tenter de rendre compte au mieux d'une réalité existante en dehors des représentations que nous nous en faisons ».541(*) Ce débat participe de la préoccupation de fonder la rationalité occidentale sous la menace du relativisme. La thèse de Searle veut barrer la route au relativisme. En fait, sur la relativité des connaissances, Michel Paty part de « deux manières de décrire les connaissances du passé, l'immédiateté sur le vif de l'époque et la plus lointaine, disposant du recul, (qui) nous montre la relativité des points de vue et comment notre appréciation des connaissances est dépendante de l'histoire. Mais cette relativité des connaissances et de leur évaluation n'est pas « absolue », elle n'est pas la seule chose que l'on puisse en dire. Le caractère historique de ces connaissances, qui tient à ce qu'elles sont produites par des êtres humains, eux-mêmes inscrits dans une existence sociale et historique, n'efface pas leur contenu. »542(*) Ayons en mémoire la problématique de l'Etre et du non-être pour suivre maintenant la complexification du questionnement dans plusieurs domaines. En effet, il y a des paradoxes inhérents au relativisme, « si toute position théorique n'est que l'effet d'une situation ou d'un contexte social déterminé, et ne peut prétendre dès lors à l'université et à l'objectivité, le relativisme lui-même ne peut prétendre à aucune validité »543(*). Cet aspect logique du débat a donné lieu à de nombreux échanges, notamment aux Etats-Unis et en Angleterre, où la sociologie de la science a rapidement eu un écho dépassant le seul cadre de ses investigations. La question de relativité de connaissance et celui du relativisme culturel se trouvent ici liée. « Certains, c'est Gérard Fourez qui parle, (...) - insistent sur une conception selon laquelle l'objectivité des sciences est presqu' absolue. A la limite il n'y aurait qu'une seule bonne science, une seule bonne informatique, pédagogie, etc. D'autres, au contraire, parlent de la relativité de savoirs (et l'on pourrait citer Feyerabend ou Rorty). Le culturalisme est une perspective qui souligne comment chaque culture voit le monde selon son point de vue. De là vient, facilement le slogan : « A chaque culture sa vérité » à l'opposé, les « anti-culturalistes » soutiennent qu'il n'y a qu'une vérité et qu'elle transcende les cultures. »544(*) (Ainsi), la thématique du relativisme épistémologique a pu se lier à celle du relativisme culturel. »545(*) On peut même dire du point de vue de la philosophie politique qu'il y a trois positions : les communautariens ou les culturalistes, les mondialistes et la position médiane. La question touche ici la question des frontières étatiques et des frontières cognitives. Pour le communautairien comme Walzer « le particularisme est indépassable et doit être accepté » 546(*), entendez le tribalisme, l'Etat-Nation, etc. « Le tribalisme désigne l'attachement des individus et des groupes à leur propre histoire et leur identité, et cet attachement (irréductible à l'une de ses manifestations particulières) constitue un trait permanent de la société humaine ». La mise en valeur des culturalistes « travaille à partir des croyances de leur communauté respective - le monde demeurant un monde composé de « tribus », de groupes ethniques distincts, souvent antagoniques. Ainsi « le code des valeurs et des principes « culturellement homogène et hautement signifiant », « élaboré »par chaque société -ne peut être que celle d'une société particulière ; « les sociétés sont nécessairement particulières parce qu'elles ont des membres ... et des souvenirs de leur vie commune », tandis que, « l'humanité a des membres mais point de mémoire, et ainsi ni histoire ni culture ...aucune compréhension partagée des biens sociaux ».547(*) Et aussi « le marché mondial ne fait pas une histoire » notait J.-Lyotard.548(*) Au demeurant, une « tension (...) existe entre les individus et les « peuples »qui entrave une telle tentative (de position intermédiaire) est aussi à la racine de la querelle entre les communautairiens qui insistent sur le caractère unique des valeurs et de la culture de chaque société et considèrent « comme également valide les croyances et les usages de toutes les sous -communautés reconnues ». Ainsi, « Walzer apparaît comme un universaliste hautement « minimaliste » : la moralité « épaisse »de chaque société n'est ni basée sur, ni dérivée de la moralité « fine »des principes universels ; la seconde « n'est guère qu'un morceau »de la première ».549(*) Le culturalisme moderne revient à l'idée du respect de chaque culture. « La notion d'expression (expressivité) ajoute, entre autres, une innovation importante : l'idée que chaque culture, de même que chaque individu qu'elle englobe, possède une « forme »qui lui est propre et qui doit être réalisée ; qui plus est, cette forme est inamovible, aucune autre ne peut ni s'y substituer ni en mettre au jour les ressorts profonds ».550(*) Les frontières d'Etat tendent à être rejetées comme étant arbitraires et dénuées de valeur morale par les « mondialistes »à l'image de Martha Nussbaum. Les « universalistes (...) mettent l'accent sur la nécessité de protéger partout les droits de l'homme ».551(*) Cette position, comme on l'a vu à la position culturaliste qui « met en évidence la signification et l'importance morales des frontières étatiques. Celles-ci comptent aux yeux des communautairiens (Miche Walzer et Charles Taylor notamment), comme aux yeux de tous ceux pour lesquels les peuples et les Etats sont les entités fondamentales ».552(*) Pour revenir au réalisme et constructivisme, selon Arnaud Schmit, « Rorty pousse le raisonnement entamé par l'idéalisme allemand jusqu'au bout, à savoir que notre appréhension du monde correspond plus à un processus mental (et donc subordonné à une étape intermédiaire) qu'à une connaissance immédiate et innée du réel. (...) Toute épistémologie est nominaliste, que notre perception du monde est donc avant tout linguistique : « all awareness is a linguistic affair » ».553(*) En fait, le « retour à la réalité » se veut une révolution pour autant que nous puissions dire contre René Descartes que la réalité a été vue sous le prisme de la méthode. Nous avons trop vu le monde sous le prisme des conventions et des catégories, c'est là une partie de la thèse ontologique. Ainsi, « dire que chaque communauté a une vision du monde qui lui est propre est donc à prendre au sens littéral. Notre société, notre interprétation des nombreux stimuli qui nous assaillent perpectuellement, sont le fruit de ce que Rorty appelle « acculturation » ; c'est bien évidemment aussi le cas pour tout ce qui est relatif à notre bagage éthique. John Searle, en partant de ce préalable, a développé le concept de « background ». Au demeurant, la question ce que le relativisme reste « une impasse, plus que cela, un abîme ».554(*) Comment en sortir ? Le relativisme est un danger à tous points de vue. Comment l'éviter ? ».555(*) Il faut une thèse qui remplace selon Guy Bois « l'intolérance et le relativisme (qui) étaient (les) seules parades ? D'où (déjà) la montée en puissance d'une posture (je n'ose dire d'une épistémologie) postmédiévale ressemblant étrangement à la posture « postmoderne » d'aujourd'hui ».556(*) Tout cela parce que « la méthode cartésienne ne peut (et ne pouvait) nous tirer de l'abîme du relativisme, ni nous met à l'abri des dangers que le relativisme fait courir à la pensée contemporaine. Elle nous expose plutôt à ces périls de l'heure présente, et elle nous conduit à cet abîme ».557(*) Le choc entre l'universel démasqué (comme relatif) et la concrétude des contextes (tout aussi relatif) se répercute à tous les niveaux de la culture. Le relativisme de culture devient la conséquence du pluralisme culturel. La guerre de culture ,« sous une forme radicale ,ce sont toutes les références idéologiques et culturelles de la civilisation occidentale renvoyant à l'idée d'une humanité universelle qui sont discréditées ,comme idéaux fondateurs des régimes politiques(individualisme libéral ,droits de l'homme et du citoyens) ou les différentes composantes de la notion de Haute Culture (au sens des grandes oeuvres de l'esprit humain :littérature, art ,science).Ces références sont en effet dénoncées comme couverture idéologique de la domination exercée sur les minorités et les dominés de toutes natures. En conséquence, il s'agit de défendre l'idée d'une culture spécifique associée à chaque sexe comme à chaque « ethnie », devant être valorisé pour elle-même et dont la littérature, l'art, la conception de la connaissance doivent être enseignés au même titre que ceux qui ont constitué jusque-là le « canon » dominant ».558(*) En procédant ainsi n'est-ce pas faire la même chose et son contraire ? Certes oui, lorsque nous ne tenons pas compte de la thèse de la construction de la réalité sociale non relativiste de Searle. Le mouvement dit postmodernisme consécutif au relativisme, s'est étendu dans le monde entier. « L'un des terrains fertiles de déploiement des thèmes postmodernistes est constitué, c'est Yves Bonny qui le rappelle, par les différentes aires régionales ayant historiquement formé l' « Autre » de l'Occident, qu'il s'agisse des pays dits du tiers-monde ou de ceux de l'ancien bloc communiste ».559(*) En plus « les versions latino-américaines du postmodernisme sont quant à elles fortement marquées par l'expérience du colonialisme d'abord, puis de l'hégémonie exercée par les Etats -Unis sur le continent ».560(*) C'est la question de la décolonisation intellectuelle. Pour les tenants de cette pensée, l'enjeu est de réviser l'ensemble des discours qui fondent l'identité nationale, les récits de l'histoire, les canons de la littérature, avec comme cible centrale les programmes de l'enseignement scolaire et les manuels qui les accompagnent. Il s'agit sous la forme la plus mesurée de reconnaître les formes de racisme, de stigmatisation, de discrimination inscrites dans le passé national, notamment dans les manuels d'histoire, d'éliminer les préjugés, de célébrer la diversité et les différences, de favoriser une plus grande tolérance en faisant connaître les cultures et les religions qui composent le pays. 561(*) Le mouvement multiculturel a atteint notre pays, la République Démocratique du Congo, sous plusieurs formes, hormis le point de vue de Mudimbe , notamment dans la reforme des programmes académiques. Tout récemment, à la suite de PADEM (programme de modernisation de l'enseignement supérieur) en République Démocratique du Congo, il a été instauré un programme basé sur la thématique identitaire de Genre (les études féminines dont on a que faire) à la faculté des Lettres et sciences humaines de l'Université de Kinshasa et aux Facultés protestantes de Kinshasa. En Philosophie nous pensons que le programme académique doit tendre vers ce qu'on appelle aux Etats Unis et maintenant en France, les Lettres et Sciences ou le Ph.D, Philosophia Doctor, tel que nous tentons de le faire. Ceci est d'autant plus urgent pour imposer un dialogue entre nos sciences on ne peut plus cloisonnées. Il s'agit aussi de trancher des persistances contradictions dans tous les domaines. Ces contradictions actuelles se focalisent selon Jean De Munck sur deux tendances: « une théorie de connaissance (qui) se tend entre une version positiviste dure de la méthodologie, et la tendance déconstructive. (...) La philosophie morale se divise entre un néo-formalisme -utilitariste, libéral, néo-kantien- et des appels à l'authenticité personnelle ou aux traditions communautaires. La théorie sociale oscille entre de grandes constructions rationalistes et l'étude moléculaire des réseaux, des territoires, des styles de vie ».562(*) Au point de vue pratique, Jean De Munck fait constater la « persistance des contradictions : au moment où le libéralisme triomphant peut prétendre occuper tout le champ laissé libre par l'effondrement du communisme, sa figure inversée, sa négation systématique ont pris forme des esprits, dans les événements, dans les configurations culturelles ».563(*) Et de conclure, « notre monde est à la fois libéral et postmoderne. (Ils) s'appellent l'un et l'autre, « et leur constante inversion est l'aporie centrale de notre temps ».564(*) « Au moment où le formalisme d'une Raison économique et politique se redéploie à grande échelle, le postmodernisme démasque son irrationalité persistante, l'injustice qu'il génère, le mensonge qu'il véhicule et la violence qui le soutient. Au clivage de la guerre froide s'est substitué le nouveau grand partage : non plus les droits de l'Homme contre les droits collectifs ,mais les droits de l'Homme contre le droit à la différence ;non plus le marché contre l'Etat ,mais le marché contre les cultures ; non plus l'individu ,universel et abstrait ,contre le travailleur concret ,mais l'individu ,toujours universel ,toujours abstrait ,contre la diversité des visages ,le pluralisme des tributs ,la diffraction des valeurs ,des styles ,des convictions ».565(*) Jean De Munck projette un programme de révisitation de l'idée de la raison (Jean de Munck, 1999,2). Il affirme le fait que « la tendance déconstructive, fait ses 'adieux', ne voulant voir dans es sciences que des constructions contingentes, dépendantes de lieux, d'histoires et de sombres stratégies de puissance ».566(*) Pour nous Jean De Munck dénonce les contradictions persistances de notre époque sans donner clairement une hypothèse de dépassement autre que l'histoire à rebours de la rationalité en question. Le particularisme est aussi la tentation qui nous ante encore nous africains ; en fait c'est serait un coup de maître de nous faire sortir du relativisme et de nous éviter la tentation d'y sombrer. C'est pourquoi nous proposons un retour critique à l'onto-théologie de l'Egypte antique. * 537 Pierre COSSETTE, L'organisation : une perspective cognitiviste, Presse de l'Université de Laval, Québec, 2004, p.352. * 538 Ibidem. * 539 Ibidem. * 540 John Rogers SEARLE, La construction de la réalité sociale, p.212. * 541Blandine DESTREMAU, Agnès DEBOULET, François IRETON, op.cit.,38. * 542 Michel PATY, La physique du XX è siècle, EDP Sciences, Paris, 2003, p.5. * 543 Gérard FOUREZ, La construction des sciences : les logiques des inventions scientifiques, 2001, De Boeck Université, Bruxelles, p.368. * 544 Ibidem. * 545 Jean Michel BERTHELOT, Sociologie : Epistémologie d'une discipline ; Textes fondamentaux, Puf ,2000, Paris ,p.388. * 546Ibidem , p.134. * 547 Ibidem, p.133. * 548 Cité par Jean De MUNCK, L'institution sociale de l'esprit, p.3. * 549 Ibidem , p.134. * 550 Charles TAYLOR, Hegel et la société moderne, Cerf, 1998, p.X. * 551 Stanley HOFFMANN, « Mondes idéaux », dans John RAWLS, Le droit des gens, Ed. Esprit, Paris, 1996, p.132. * 552 Stanley HOFFMANN, art.cit., p.132. * 553 Arnaud SCHMIT, « Les communautés ethnocentriques, selon Richard Rorty », in YC GRANDJEAT (Dir.) , Le sens de la communauté dans les sociétés, les littératures et les arts d'Amérique du Nord, Annales du CLAN n°30, Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine, Pessac ,2006, p.229. * 554 Ibidem, p.375. * 555 Ibidem, p.375. * 556 Guy BOIS, La grande dépression médiévale : ce précédent d'une crise systémique, Puf, Paris, 2000, p.173. * 557 Saint MAXIMIN, « Revue doctrinale de la théologie et de philolophie »,in Revue thomiste de Saint Maximin(France), Ecole de Théologie pour les missions, (Toulouse ,France), Desclée,1914 ,p.376. * 558 Ibidem, p.81. * 559 Ibidem, p.62. * 560Ibidem, p.62. * 561 Ibidem, p.81. * 562 Jean de MUNCK, L'institution sociale de l'esprit, Puf, l'interrogation philosophique, Paris,1999,p.3. * 563 Ibidem , p.3. * 564 Ibidem, p.4. * 565 Ibidem, p.3. * 566 Ibidem. |
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