2.1.1. Circulation du savoir
2.1.1.1. Circulation de signifiants
Connaissances anciennes et nouvelles trouvent leur origine
dans l'expression, à partir d'une réalité sensible, de
signes autour d'un vide19 (ou d'un manque) engendrant un sens
intelligible parmi tous les autres possibles dont la somme20 renvoie
également à un vide21.
2.1.1.1.1. Généralité sur les
paroles échangées : Les mots clairs obscurs
Du berceau à la tombe, les êtres humains sont
immergés dans le langage grâce auquel ils perçoivent puis
agissent sur la réalité. Ainsi le langage plonge les êtres
humains dans le monde « comme des poissons dans l'eau » . Il leur
fournit les moyens de voir la réalité au travers de concepts
comme à l'aide de lunettes. Réciproquement, ces fenêtres
ouvertes sur la réalité par les mots obscurcissent
également leur vision. Les êtres humains ne voient pas le monde
tel qu'il est mais tel qu'ils pouvent le voir au travers de signes. C'est
certainement de cette impossibilité22 que vient leur
propension à imaginer la réalité pour ensuite l' exprimer
sous forme de signes. Si cette expression rencontre chez autrui un écho,
une nouveauté peut voir le jour. Si, au contraire, un accord sur la
réalité ne peut pas être conclu, soit parce que la
réalité humaine est considérée comme un
donné valable pour tous,- « un chat est, alors, un chat » soit
que le point de vue d'une majorité fasse obstacle à l'expression
d'un point de vue divergent, les chances de voir émerger une
organisation signifiante novatrice sont extrèmement faible .
L'importance même de cette expression de la
réalité commune à l'aide de mots est loin d'être
nouvelle puisqu'elle fait appel à la conception médiévale
du signe « aliquid stat pro aliquo » qui peut se résumer
à « dire quelque chose à quelqu'un ici et maintenant
»
19 C' est du moins un des présupposés de
cette étude.
20 On remarquera ici le présupposé
sous-jacent qu'il n'y a pas de réalité transcendantale.
21 «Ni le vide, ni les formes ne peuvent
être séparés», enseigne le Zen.Il s'agit ici de
l'absorption des formes par le vide et du vide par les formes. Le langage est
articulé par la poussée du vide.
22 En termes lacaniens R, S, I: le Réel étant
impossible à saisir, nous construisons une réalité
à l'aide d'une articulation sensée de l'Imaginaire et du
Symbolique qui exclut ce réel de l'ordre du sens. ( Dialogue avec
Richard Abibon du 26 fèvrier 2006 ).
2.1.1.1.1.1. Dire
Dire quelque chose présuppose qu'on puisse emprunter
ses organisations signifiantes à une réserve de conventions
déjà passées sur la réalité. Ces
conventions, apprises par exemple à l'école, n'appartiennent pas
en propre au locuteur. Seule l'énonciation ou l'écriture lui sont
sa propriété. Enonçant ou écrivant, il communique
alors un sens par l'ordre d'apparition des termes, grâce à leurs
accords entre eux et leurs modifications selon la fonction grammaticale qu'ils
remplissent. Dire, d' autre part, présuppose une intention comme le
souligne. P. Ricoeur distinguant 3 fonctions :
Les actes locutionnaires qui correspondent au fait de dire
quelque chose. Les actes illocutionnaires accomplis en disant quelque chose.
Les actes perlocutionnaires accomplis par le fait de dire quelque
chose.
2.1.1.1.1.2. Quelque chose
Dire quelque chose, c'est pouvoir substituer à un objet
un signal sonore ( dont la trace mnésique est un signifiant) Cette
substitution possible a, de tous temps, facilité l'action sur la
réalité appelée par la tradition cartésienne «
Res extensa ». Une fois un signe substitué à un objet, il
est, par exemple, plus facile de calculer des aires sur des nombres que d'en
mesurer les surfaces sur le terrain.
2.1.1.1.1.2.1 Désignation de l'objet.
Désigner un objet par un mot n'établit pas
cependant une relation univoque entre mot et objet. A un mot, correspondent
bien des objets puisque le même objet peut évoluer au cours du
temps et que tous les objets ayant des caractéristiques voisines sont
désignés par le même nom. De la même manière,
les mots permettent de désigner une réalité corpusculaire
ou ondulatoire sous le même vocable de lumière. Cette
désignation des objets à usage scientifique permet de transposer
des propriétés ou caractéristiques des objets à des
signes pour éventuellement formuler des prédictions.
Ill.- 1 Usage des mots pour établir une
convention sur la réalité
2.1.1.1.1.3. A quelqu'un.
Reprenant la distinction saussurienne du signifiant ( «
significans » médiéval ) et du signifié (
significatum), J. Lacan définit un sujet23 appartenant au
« Res cogitans » cartésien immergé dans le langage
comme représenté par un signifiant pour un autre
signifiant24 : la compréhension entre sujets suppose par
conséquent la connaissance des signifiants communs aux deux sujets.
Cette compréhension, d' autre part, est soumise aux contraintes des
croyances respectives des interlocuteurs et de leur langue25.
23 A coté de la définition donnée par J.
Lacan du signifiant qui désigne le sujet pour un autre signifiant, on
trouve le référent des linguistes qui définit le
signifié hors des traces mnésiques du sujet. Le
référent serait ce qui pré-existe à tout
langage.
24 Ce qui traduit le fait d' expérience qu' on
ne peut s' exprimer qu' à l' aide de signifiants.
25 B. Muldworf, Le divan et le
prolétaire,Editions sociale Paris 1986.
Cette médiation incontournable par le langage fonde non
seulement le sujet mais également son objet de désir renvoyant,
à l'insu du sujet conscient, à un autre objet lui ayant
apporté antérieurement satisfaction. De la sorte, un sujet
désire toujours ce qui lui manque en cherchant à le
retrouver26.
Axe syntagmatique
Anneau du furet
Désir
=
Sujet
Signifiants mémorisés
Signifiants énoncés
Illustration.- 1.- Analogie du jeu du furet pas la
circulation des signifiants
L'analogie du jeu du Furet figure une situation de
communication idéale de sens entre différents sujets. Les joueurs
disposés en cercle se passent de mains en mains un anneau enfilé
sur une ficelle. Un joueur placé au centre du cercle des joueurs
cherchent à savoir qui, des joueurs, a l'anneau dans sa main. S'il le
découvre, les deux joueurs échangent leurs places. L'anneau du
furet représente le désir inconscient inconnu d'un personnage
central : il court à son insu entre les mains tenant le fil du discours
(ou axe syntagmatique) figuré par la ficelle entre les mains
d'autrui.
Discours « ici et maintenant » il ne tiendra pas
compte des évènements anachroniques dont s'encombre la
conversation du sujet. Discours d'un sujet se déroulant (sur l'axe
syntagmatique), il pourra s'élancer dans la recherche de
métaphores (sur l' axe paradigmatique ) aboutissant seules à un
sens nouveau.
26 M. Montrelay signale à cet égard les
2 sens du mot « Invention » du latin « inventio »
signifiant trouver ou découvrir et que l' on retrouve dans l' expression
« Invention de la Sainte Croix » célébrée le 3
Mai.
L'idéal norvégien d'une expression strictement
factuelle sur un thème donné ou entre les personnes qui donnent
à l'Université son abord froid est, sans doute, une limitation
des possibilités créatrices du langage. Ainsi la
découverte d'un effet secondaire de l'isradipine, utilisé
notamment pour le traitement de l'hypertension artérielle,
publiée dans la revue britannique « Nature27 » qui
"rajeunit" les vieilles cellules à dopamine, fait partie des
informations tues parce ne faisant pas partie de l'objet de la recherche
centrée sur la circulation sanguine et non pas sur la maladie de
Parkinson. Dans un autre contexte et lors de son étude
méthodologique sur le comportement des fourmis, D. Lestel28 a
mis en évidence l'importance de la narration dans le processus de
recherche. Les chercheurs racontaient des histoires sur ce que faisaient les
fourmis et sur ce qu'ils faisaient par rapport aux fourmis. Ils se mettaient
même en scène de telle sorte que l'expérimentation avait
une dimension théatrale. Pour ce qui concerne l'étude de
cardiologie vasculaire sur les rats dans un environnement norvégien,
cette mise en scène29 semble impensable.
Au contraire, la détention d'un savoir dans une
discipline donnée encourage la concentration des connaissances, le
secret et sa diffusion restreinte. Elle inhibe l'attitude exploratoire qui
supposerait une curiosité s' appuyant sur un non-savoir. De plus,
l'expression factuelle entre les chercheurs norvégiens limite les formes
de l'échange à quelques règles convenues d'expression.
Maintenir, par conséquent, un discours strictement factuel pour
perpétuer les manières d'être norvégiennes, revient
à évacuer cette possibilité de reformulation de
conventions nouvelles. Admettre, au contraire, que le sujet créateur est
décentré30 par rapport à l' objet réel
de sa recherche favoriserait sans doute la reformulation d'objets nouveaux
2.1.1.1.1.3.1. Paroles adressée et non
adressées.
Cette parole incapable de désigner l'objet de son
désir s'adressant à quelqu'un ici et maintenant appartient
à la sphère privée : il existe d'autres discours dont
l'adresse n'est plus une seule personne mais un auditoire tout
27 . C. Savio Chan1, J, «
'Rejuvenation' protects neurons in mouse models of Parkinson's disease»
Nature, 10 Juin 2007.
28 Maître de Conférence à l' Ecole
Normale Supérieure : Conférence de l'Université de tous
les savoirs du mercredi 5 janvier 2005, par Dominique Lestel, philosophe et
éthologue.
29 Cette mise en scène est recommandée
dans la pratique de méthodes comme la Synecstics (J.J. Gordon)
30 Ceci correspond au fait que « les chercheurs
bien souvent ne trouvent pas ce qu' ils cherchent et trouvent ce qu'ils
cherchent »
entier. Ces sont des discours politiques semblables aux
courriers non adressés de nos boîtes aux lettres qui laissent au
hasard la coïncidence entre le besoin d'une adresse et la satisfaction de
sa demande.
2.1.1.1.1.4. Ici
Le lieu d'où l'on parle n'est évidemment pas
indifférent. Un homme politique parle d'une tribune à
l'Assemblée Nationale diffère des paroles du même homme
politique dans la rue ou chez lui. Dans la société, chacun a sa
place dans le système symbolique. Certaines positions accordent à
certains de participer à l'échange des ressources. (Carré
sur le schéma ci-dessous).
D'autres sont exclus de cet échange. (Cercle
ci-dessous)
Généralement les citoyens
bénéficiant de privilèges promettent aux autres citoyens
de « devenir » comme eux au prix d'efforts étalés sur
le temps.
Ceux qui disposent de ressources peuvent formuler leurs
intentions sur la réalité sous forme de projets ou de programme.
Ils voient le monde d'en haut et de l'extérieur. En revanche, ceux qui
ne disposent pas de ressources sont soumis à la réalité
construite par autrui : ils voient la réalité extérieure
d'en bas et de l'intérieur.
2.1.1.1.1.5. Maintenant
A l'idéal, on peut espèrer vivre le plus
possible dans l'instant présent de telle sorte que le poids du
passé ne plombe pas l'avenir. Ce dernier est suffisamment
maitrisé pour ne pas être un ombre au tableau du temps
présent.
2.1.1.1.2. Les 4 discours lacaniens ( rappel
)
Si l' on s' en tient à la division lacanienne des 4
discours du sujet, on remarquera le décalage entre la répartition
des roles sociaux et celle du discours des chercheurs.
Soit un agent qui s' adresse à un autre
Agent -* autre (adresse)
Qui représente la chaîne consciente du discours
Comme depuis la definition médiévale du signe - Aliquod stat pro
aliquot - « Parler, c' est dire quelque chose à quelqu' un «.
On remarquera que l'objet du discours n' est pas le discours lui-même,
mais s'y fait représenter comme le sujet créateur par une
production.
Agent -* autre (adresse) production
La chaîne consciente se double, selon notre option prise
pour la théorie du sujet créateur, d'une chaîne
inconsciente31.
Le désir inconscient produit une vérité du
sujet de telle sorte que l' on puisse écrire :
Agent -* autre (adresse) Vérité production
A ces 4 places ainsi définies, J. Lacan distingue 4
opérateurs :
. - S1 : Le signifiant Maître, parole qui gouverne au sens,
ordonne, tranche,
nomme, unifie.
. - S2 : Le Savoir S2, qui est le signifiant
pour lequel S1 représente un sujet
. - $ : Le Sujet S, sujet assujeti au discours
et à la représentation qui le divise
entre sujet de l'énonciation et sujet de
l'énoncé. $ se fait représenter par S1 dans la
chaîne signifiante.
. - a : L'objet a, cause du désir, objet
partiel détaché du corps pour symboliser
le manque, l'incarner, entrer dans la circulation des
désirs. Il devient représentation signifiante par analyse,
toujours absent de sa représentation
31 .- G. Rosolato.- Essai sur le Symbolique. Gallimard
Paris 1979.,
Les 4 opérateurs sont successivement mis aux 4 places
définissant ainsi 4 discours par rotation, la chaîne signifiante
de l' agent à son adresserestant sur la première ligne:
Maître
|
Hystérique32
|
Analyste
|
Universitaire
|
|
|
|
|
S1 -) S2
|
$-)S1
|
a -) $
|
S2 -) a
|
$ a
|
a S2
|
S2 S1
|
S1 $
|
Tableau 2.- Les 4 discours
Aux étudiants, il est demandé d'accorder aux
différents experts la place du discours du Maître pour prendre
celle de l' Hystérique, se plaignant de son manque de savoir tout en
demandant que l'expert le comble. Sous-jacente à ce jeu de rôle,
on trouve l'idée que « quelque chose se transmet « d'un savant
à un étudiant sans que les éléments inconscients
soient, à proprement parlér, pris en compte.
2.1.1.1.3. Les 5 fonctions du discours de R. Jacobson. (
rappel )33
Parmi les 5 fonctions du discours distinguées par R
Jacobson, la function poétique peut amener à des
organisations signifiantes nouvelles. Le sens est alors exprimé par la
structure du message dans les jeux de mots ou les métaphores par
exemple. L'objet de la conversation est le message lui-même pris dans un
jeu entre les interlocuteurs.
Les autres fonctions sont :
2.-La fonction référentielle (ou
denotative) permet d' interprèter des énoncés plus ou
moins éloignés du themes central A.
3.- La fonction expressive ( ou émotive )
permet à l'agent d'exprimer le jugement et les sentiments des
interlocuteurs vis à vis du theme A.
32 Le discours hystérique est celui par lequel
on se plaint d'un manque, qui est représenté par cette barre dans
l' S, cette barre qui est l 'objet a. ( R. Abibon.)
33 JF Doucet - Dialogue virtuel et
créativité - Compte-rendu d' une année d' enseignement
à l' Université Virtuelle : Oslo 2003.
4.- La fonction impressive ( ou conative) qui
permet à l' agent d'influencer l' adresse de son discourse.
5.- La fonction phatique où une partie
des mots écrits par les interlocuteurs est utilisée pour
établir maintenir ou interrompre la communication.
Il est à se demander comment ces 5 fonctions se
répartissent en fonction des lieux, des circonstances et des
personnes.
2.1.1.2. Circulation d'informations
L'information (en pointillés) est comprise comme la
matière première nécessaire à une action
dirigée vers un but. Ainsi le montage expérimental envoie aux
ordinateurs l'information (Inotropie, lusitropie, flux sanguine etc que les
rats leur donnent après injection de produits. On suppose là que
l'information est une matière transportant d'un endroit à un
autre un sens invariable. Cette notion, on le voit, s'oppose à la
conception de l'échange de signes non pas entre des machines mais entre
des humains où l'on parle alors de dette symbolique circulant entre les
différentes acteurs du laboratoire dont une peut être une
organisation signifiante nouvelle, expression métaphorique de la
réponse à la question posée.
2.1.1.2.1. Paradoxe du progrès
Les mesures une fois faites, les données sont
acheminées par le réseau vers les 2 ordinateurs de calculs, l'un
servant de terminal. Elles sont stockées sur un serveur,
calculées puis stockées dans une banque de données.
De nombreuses routines apparaissent dans le calcul et une
logique de pure efficacité reviendrait à automatiser le calcul
routinier, ce qui, un instant a été envisagé. A partir ce
ces données, en effet, il serait possible de construire un modèle
tel que l' on puisse confronter les mesures expérimentales avec les
mesures du modèle. Or, l'automatisation reviendrait à supprimer
un poste de travail (pour en créer un autre de toute évidence).
Supprimer le poste de travail est en contradiction avec la logique
économique. On voit donc là, le pouvoir de l'argent, loin de
concourir au progrès en être un inhibiteur.
De plus, au niveau du vécu du créateur, s'il
veut vivre à l'équilibre entre son engagement vis-à-vis de
sa recherche et le prix accordé par l' institution à cet
engagement, c'est-à-dire défendre ses propres
intérêts économiques, il ne doit pas effectue une tache
· Qui ne lui est pas demandée (circulation de
mots ) dans une société de l' utile.
· Dont le salaire versé est en dessous de la
valeur du marché. ( circulation d'argent )
2.1.1.3. Circulation de connaissances : la
surrépression.
On sait que dans une organisation, tous les talents ne peuvent
être réalisés : une partie des connaissances doit
être sacrifiée et ne trouve pas à s'exprimer dans les
objectifs fixés par l'organisation (faculté, institut etc). On
rencontre en Norvège des activités annexes non pas dans le cadre
de l'Université mais à l'écart, souvent dans ce qu' il est
convenu d' appeler la « Culture des Maisons de Campagne » C' est ce
qu' on peut appeler la répression de certaines
connaissances.
De plus, si l'on suppose que chaque chercheur monnaye ses
talents dans le cadre de l'institution, il arrive que des connaissances ne
soient pas mises à profit dans des buts de recherche de crainte qu'elles
ne soient pas suffisamment rémunérées. C'est la
sur - répression à laquelle l' Université
semble remédier en encouragean économiquement la publication..
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