26. Bilan et implosion du système
Malgré des débuts prometteurs où
l'économie soviétique a enregistré en 1986 et 1987 les
taux de croissance les plus élevés depuis une dizaine
d'années. L'élan du changement s'est vite essoufflé et
l'année 1988 a abouti à des résultats médiocres
(les objectifs du plan n'étaient pas atteints) et les défauts de
fonctionnement du système n'ont pas disparu. L'Etat est le principal
client des entreprises qui ont bien du mal à être autonomes, la
qualité des produits reste médiocre, la sous productivité
de l'agriculture persiste ainsi que la pénurie des biens de
consommation.
Ainsi, quand il met en oeuvre la perestroïka, Gorbatchev
sait que c'est à travers la réussite économique que la
perestroïka dans son ensemble sera jugée. Sur le plan
économique, M.Gorbatchev voulait remédier aux dysfonctionnements
les plus graves : Il a voulu laisser une autonomie plus large, aux entreprises
par la décentralisation, a incité les plus importantes à
faire des bénéfices, il a voulu «rapprocher l'homme de la
propriété» en louant la terre aux paysans sous forme de
contrats de sous-traitance familiale, il a voulu par une réforme globale
et radicale, moderniser une économie enfermée dans une torpeur
profonde. Il s'est malheureusement heurté aux nombreuses forces
antagonistes qui jalonnent le système.
En tous les cas les faits sont là et le constat
s'impose. S'il est un domaine dans lequel l'échec de M. Mikhaïl
Gorbatchev est flagrant, c'est bien l'économie. Bien qu'il ait affaibli
l'ancienne machine bureaucratique lourde et inefficace, mais qui tournait, il
n'a pas réussi, au cours de ses six années de règne,
à engager la profonde révolution qu'il appelait de ses voeux
à partir de juin 1987 et qui devait conduire à l'instauration de
l'économie de marché en URSS.
Le Comité d'Etat pour l'état d'urgence qui l'a
écarté intervient (cf. la fin de la perestroïka),
affirme-t-il dans son communiqué de lundi 19 août 1991, pour
éviter « la famine et la spirale de la misère. »
La situation est effectivement catastrophique : les pénuries et les
tickets de rationnement se sont multipliés, l'appareil industriel s'est
fortement dégradé, la productivité du travail a
chuté, les marchés noirs ont connu une véritable
explosion, comme la dette extérieure du pays.
M. Gorbatchev n'a certes pas manqué de conseillers
radicaux. En six ans, il a épuisé trois équipes
d'économistes chargés auprès de lui de définir les
chemins pour engager l'Union soviétique dans la voie de
l'économie de marché (M. Abel Aganbeguian d'abord, MM.
Léonid Abalkine et Ivan Ivanov ensuite, MM. Stanislav Chataline et
Nikolaï Petrakov enfin). Puis deux économistes, MM. Grigori
Iavlinsky et Graham Allison, professeur de l'université d'Harvard
(Etats-Unis) affirmaient travailler pour sauver la perestroïka. On voit
donc que l'ex-patron du Kremlin a beaucoup fait pour sauver l'économie.
Lois et décrets se sont suivis à un rythme rapide
accéléré. La vie à Moscou, où les prix ont
fortement augmenté après presque soixante-dix ans de
stabilité, où des petits commerces privés se sont
créés et où des grandes marques occidentales (comme
MacDonald's) se sont installées, indique bien que la vie a changé
en Union soviétique. Mais les réformes engagées n'ont pas
véritablement permis la transition vers l'économie de
marché.
Les réformes ont en revanche accru la
désorganisation de l'appareil soviétique qualifiée
même d'anarchie par les hommes d'affaires occidentaux de retour
d'URSS.
Tout au long de ses six années, M. Gorbatchev a en fait
hésité entre une stratégie de rupture radicale et une
politique de transition douce. Il a en définitive toujours refusé
de faire le grand saut et a rejeté la réforme radicale
prônée par certains de ses conseillers. C'est ainsi qu'il devait
repousser in extremis à l'automne 1990 le fameux «plan des cinq
cents jours» préparé par ses collaborateurs et qui aurait
dû conduire à une transformation du système
économique en une période très courte.
Les débats sur la réforme économique ont
été permanents. Derrière les discussions
théoriques, ce sont en fait des questions politiques qui se posaient. M.
Gorbatchev a mis en particulier beaucoup de temps pour faire accepter une
évolution sur certains éléments-clés de ce qui
aurait pu être une véritable réforme : le rôle de
l'Etat dans l'économie, celui des administrations centrales ensuite (le
Plan, en particulier), notamment dans le système des prix.
Les dernières décisions de M. Gorbatchev
montrent qu'il avait peut-être réussi, après la
période de stagnation de l'hiver 1990, à obtenir quelques
concessions de la part de ses opposants. Chargé de la mise en oeuvre des
réformes, le Premier ministre, M. Valentin Pavlov, économiste
opposé à une véritable révolution libérale,
n'a pas vraiment facilité la tâche de M. Gorbatchev. Au
début de 1991, ce dernier avait, enfin, amorcé une réforme
dans le domaine essentiel des prix. Mais comme d'autres changements (la
réforme monétaire de janvier en particulier), celle-ci fut
engagée de manière très maladroite, provoquant un vif
mécontentement dans l'opinion.
La chute de la production pétrolière
apparaît comme symptomatique de la dégradation
générale de la situation économique. Les conditions
techniques et sociales de l'exploitation et des transports de cette
matière première essentielle à l'Union soviétique
se sont détériorées à un point tel que la
production s'est effondrée. L'URSS a été obligée de
limiter ses ventes à l'étranger, accusant ainsi une baisse de ses
recettes en devises. Sa balance commerciale s'est fortement
dégradée, son endettement en devises s'est accru.
Le scénario est sensiblement le même dans
l'ensemble des secteurs de l'économie nationale. La production agricole
avait été relativement satisfaisante, mais les conditions de
transport, de stockage et d'emballage étaient telles que les
consommateurs ne devaient pas pouvoir en bénéficier. La
réforme de la propriété dans les campagnes (avec
l'introduction d'un système de bail de longue durée) montre aussi
que le problème n'est pas attaqué de front. L'Etat central a
perdu les commandes de l'économie. Dans certaines Républiques, le
secteur privé se développe rapidement. Partout, les
marchés noirs fleurissent.
Face à cette détérioration de la
situation économique, M. Gorbatchev a cherché activement secours
à l'étranger. « Faute d'aides alimentaires notamment,
la dictature menace », expliquait-il en substance à ses
interlocuteurs occidentaux. En fait, la stratégie de compromis
adoptée pendant ses six années par M. Gorbatchev à
l'égard des capitaux étrangers a échoué.
Conformément à la politique du ver capitaliste
dans le fruit socialiste, certains conseillers du numéro un du Kremlin
estimaient, dès 1985, que, pour réformer l'économie
soviétique, il fallait faire venir les entreprises occidentales en URSS.
La législation de 1987 autorisant la création de
sociétés mariant capitaux occidentaux et soviétiques est
un symbole de ces compromis auxquels M. Gorbatchev s'est attaché. La
bureaucratie centrale a multiplié les obstacles pour la mise en oeuvre
de cette réforme. Elle fut un échec total. Les capitaux
étrangers ne sont pratiquement pas venus.
L'appel au secours en direction des Occidentaux se faisait de
plus en plus pressant. Ainsi, l'ex-numéro un soviétique avait
obtenu que l'URSS négocie un accord d'association avec les deux grands
organismes financiers que sont le fonds monétaire international (FMI) et
la Banque mondiale. Il avait ensuite annoncé une demande officielle
d'adhésion à ces deux institutions. Reprenant les conclusions
d'une étude approfondie menée par quatre organismes (le FMI, la
Banque mondiale, l'OCDE et la Banque européenne pour la reconstruction
et le développement), les Occidentaux lui avaient répondu qu'il
n'y aurait pas d'aides financières tant qu'il n'y aurait pas de
réformes radicales réelles.
L'échec de la loi sur l'entreprise de 1987 (qui est la
loi la plus importante) apparaît emblématique dans les
déboires de la perestroïka. Elle s'est heurtée à
différents problèmes révélateurs des
dysfonctionnements majeurs du système. Ainsi les ministères ont
continué à faire preuve d'autoritarisme en multipliant les
commandes d'Etats en ne laissant pas ainsi la possibilité au
marché de se développer. De plus les prix continuant à
être fixés de manière autoritaire l'impératif de
rentabilité de cette loi n'a pas vraiment de sens.
Nous pouvons donc dire que l'échec économique de
M. Mikhaïl Gorbatchev est sans doute l'une des principales causes de sa
chute. Il est vrai qu'il avait dans ce combat pour l'instauration d'une
économie de marché de nombreux et puissants adversaires.
Dès 1985, une sociologue réformatrice, Mme Tatiana
Zaslavskaïa, en avait dressé la liste. Elle citait «les
dogmatiques du parti et les privilégiés de la nomenklatura»
: les réformes en cours affaiblissaient le pouvoir financier du parti
lui-même. Elle y ajoutait les bureaucrates de l'appareil d'Etat ainsi que
certains dirigeants de l'armée : M. Gorbatchev voulait reconvertir
l'industrie militaire au civil. Mais elle comptait aussi parmi les
récalcitrants les ouvriers soviétiques eux-mêmes qui
fournissaient un travail faible pour des salaires bas. Les travailleurs de
l'URSS s'étaient habitués, en soixante-dix ans, à vivre
sur la base de ce compromis social.
Enfin Mme Zaslavskaia déplore la mentalité
égalitariste qu'elle considère comme la cause de la lenteur du
développement de l'économie soviétique. Les
réformateurs leur proposaient de travailler plus pour une situation
incertaine et une rémunération variable. Les résistances
multiples aux réformes économiques l'ont finalement
emporté.
Par ailleurs des raisons non économiques expliquent cet
échec. On peut souligner plusieurs limites importantes et
complémentaires qui ont contribué à l'échec de la
réforme.
Tout d'abord, l'opposition société/nomenklatura
: les réformes vont en effet clairement à l'encontre des
intérêts de la nomenklatura qui voit ses privilèges
menacés et qui freine de multiples manières l'avancée des
réformes. Cela rendait d'autant plus important pour M.Gorbatchev le
soutien inconditionnel de la société.
Or précisément, cette société, en
partie «libérée» par la glasnost, ne se contente pas de
critiquer la bureaucratie. La contestation s'élargit en effet au
système dans son ensemble. En fin de compte, la démocratie
à l'occidentale est finalement apparue pour les Soviétiques comme
bien préférable au communisme.
|