Introduction
«Je vis plus de trois mois par an dans mon camion, et si
je n'étais pas obligé de me sédentariser pour des raisons
professionnelles, je serais plus souvent sur les routes [É] »1
«Pour moi, la mobilité est de rigueur [É] J'ai
l'intention de vivre à long terme dans mon camion. »2
Ils ne se connaissent pas et pourtant, ils partagent le
même paradoxe apparent: habiter le nomadisme. À défaut
d'utiliser le terme de nomadisme qui renvoie de manière
générale au genre de vie d'un groupe que la nature de ses
activités contraint aux déplacements, j'emploie par
commodité le terme de mobilité. La mobilité renvoie
d'ordinaire au caractère de ce qui est mobile. J'envisage ainsi
l'habitat mobile, comme mode d'habiter dans la mobilité, au regard d'une
population qualifiée de travellers techno. L'habiter, compris
comme le rapport que l'homme entretient à son espace habitable (de
Radkowski, 2002: ) est ainsi connoté à la mobilité. De nos
jours, les acteurs sociaux sont face à une double injonction: d'une part
celle de la mobilité professionnelle et d'autre part, celle de la
sédentarité domiciliaire.
Cette recherche s'inscrit dans une anthropologie de l'habitat
et dans une sociologie des marges, dans laquelle je mobilise des outils
ethnographiques, historiques, et sociologiques. L'objet de cette recherche
porte sur les dispositions à habiter un logement mobile chez les
travellers du mouvement techno. En toute
fidélité avec mon terrain d'enquête, j'utilise le terme
vernaculaire de traveller traduisible par [voyageurs] et faisant
référence à une partie de la population issue des
fêtes techno clandestines, plus connues sous le vocable de
free ou rave-parties.
1 Pascal, 26 ans, chauffeur routier. Entretien du
23/01/2008.
2 Charlene, 32 ans, artisan. Entretien du
6/05/2007.
Au regard de la population qui m'intéresse, je me
demande ainsi comment habite-t-on la mobilité? En admettant les
travellers comme formation sociale signifiante, que nous donnent-ils
à voir du logement ambulant ? Quelles relations ont -ils à la
société globale et à ses normes? Les travellers
représentent-ils une forme de résistance à
l'injonction de sédentarité domiciliaire ?
Nos sociétés occidentales contemporaines sont de
plus en plus des sociétés mobiles. En France, par exemple,
là où en 1936, chacun parcourait cinq kilomètres par jour,
nous parcourrons aujourd'hui, en moyenne, chacun chaque jour, physiquement
près de 45 kilomètres, et virtuellement, des milliers. Le monde
est quasiment inverse de celui de 1936, où le départ était
l'exception, le téléphone rare, la radio une découverte,
et la sédentarité la règle (Viard, 2006: 9).
De nos jours, nous ressentons sans cesse le besoin
d'être mobile. Que ce soit au regard de flexibilité
professionnelle ou d'activités de loisirs, les codes normatifs en
matière de mobilité nous poussent de plus en plus au mouvement.
Face à cette culture de la mobilité, il devient ainsi difficile
d'opposer les sédentaires, les nomades, les migrants. Autrement dit, je
ne cherche pas à mettre en exergue les divergences entre un cadre social
sédentaire et un cadre nomade. Il apparaît que la
sédentarité et la mobilité concourent à favoriser
l'émergence d'autres pratiques ambulantes, manifestes chez les
travellers, notamment.
En outre, nos sociétés se fondent sur une
injonction à la sédentarité, à la stabilité,
à la permanence spatiale des individus. L'accès à la
propriété privée dont les agences immobilières et
les organismes de crédit font l'apologie, est également devenu
une règle dans nos sociétés industrialisées. Les
services à domicile de plus en plus fréquents dans toutes les
sphères de la vie sociale, et l'omniprésence de la
télévision dans les foyers, limitent les mobilités de
temps libre. L'impératif d'une sédentarité domiciliaire
est le plus pesant. Dans ces espaces de mobilité, les trajectoires des
travellers sont faites de points d'ancrage temporaires et
occasionnels, parfois au sein de squats. Pour ces jeunes
Européens, une trop forte sédentarisation semble alors entraver
leur liberté.
L'homme est aujourd'hui un bricoleur de la vie sociale, pris
entre mouvance et constance. L'ultimatum issu des normes sociales, consistant
à acquérir un logement fixe et par conséquent à
stabiliser la population, ne semble pas être applicable à tous.
En effet, le logement est devenu, au sens de Robert Castel,
une question sociale récurrente, c'est-à-dire, un
«défi qui interroge, remet en question la capacité d'une
société à exister comme un ensemble lié par des
relations d'interdépendances» (Castel, 1995 : 25).
La question du mal-logement renvoie à une
pluralité de mauvaises conditions d'habiter concernant de plus en plus
de ménages mais aussi des publics et des situations de plus en plus
variées. Face à la pénurie
généralisée de logements et à la hausse du
coût du parc privé, certaines personnes ont répondu par la
mise en mobilité d'un habitat. Intégrant caravanes, fourgons
aménagés ou camping-cars, ils vivent entre
itinérance et sédentarité. En expérimentant une
autre manière d'habiter, les travellers répondent ainsi
à cette tension sociale inhérente au mal-logement.
Chaque population mobile devrait faire l'objet d'une recherche
approfondie. Grâce à mes connaissances préalables des
fêtes techno clandestines et de l'habitat mobile, j 'ai
sélectionné une seule catégorie de ces personnes de
façon à mener une investigation singulière et
concentrée. Je me suis ainsi particulièrement
intéressée au groupe nommé travellers. Ils ont en
moyenne entre 18 et 35 ans, sont fréquemment employés en tant que
saisonniers ou dans les agences d'intérim, bien qu'ils puissent
être aussi bien chômeurs, à la recherche ou non d'un emploi.
Subsistant également grâce à l'économie basée
sur leur sound-system3 , ils vivent effectivement une
partie de l'année dans leur habitat mobile.
Aussi, les travellers sont plus souvent des hommes
bien que ce mode de vie attire de plus en plus de femmes. En moyenne, ils sont
célibataires. Toutefois, la mise en concubinage devient de plus en plus
fréquente chez les travellers qui ne franchissent cependant pas
le seuil du mariage. Si certains ont fondé une famille en habitant dans
la mobilité, d'autres ont préféré se stabiliser le
temps nécessaire à l'évolution de leurs enfants. C'est
effectivement ce que soulignait Coralie, au cours d'un entretien: «C'est
difficile d'être nomade quand on a deux enfants [É] »4
3 Le sound-system [système
sonore] est compris comme l'ensemble du matériel propre à un
groupe permettant la diffusion de sons et de vidéos, concrétisant
ainsi l'organisation d'une festivité. Dans la partie suivante, je
réalise une explication détaillée de ce terme : voir
chapitre IV, page 21.s
4 Coralie, 30 ans, sans emploi.
Pour réaliser cette recherche, je suis partie à
la rencontre d'anciens travellers anglais, réunis aujourd'hui
dans une troupe de cirque, appelée Bassline Circus.
Ex-organisateurs de soirées techno, j 'ai
privilégié leurs expériences de travellers que
celles d'artistes de cirque contemporain. Pendant un mois de
l'été 2007, entre Londres, Cheltenham et Manchester, j'ai
participé aux convois qui les menaient aux festivals. J'ai
apporté mon aide quant à la mise en place de leur spectacle, en
participant à plusieurs tâches logistiques telles que la gestion
des costumes, du décor et du maquillage. Mes matériaux
relèvent de l'observation participante et d'entretiens semi directifs.
Grâce aux entretiens, j 'ai saisi les souvenirs de voyages et les
premières fêtes techno qu'ils organisaient. Par la
méthode des trajets commentés propre à Jean-Paul Thibaud,
j 'ai dès lors recueilli les ressentis lors des déplacements et
obtenu les commentaires des agents (2001 : 79-99). Enfin, par mes observations,
j'ai découvert leur manière d'habiter la mobilité
(vécue ici) entre un squat londonien, les festivals de cirque
et les différentes excursions.
Par ailleurs, dans une perspective comparative, j 'ai
prolongé ce terrain d'étude en France. Je me suis ainsi mise en
contact avec diverses troupes de travellers, bien souvent
réunies autour d'un sound-system. C'est au cours des
fêtes techno clandestines que je me suis entretenue avec les
acteurs sociaux: organisateurs, participants, policiers. J'ai
photographié de nombreux véhicules et de nombreuses situations
festives. J'ai également observé sur des temps longs quelles sont
les pratiques des travellers en milieu festif, leurs manières
de cohabiter.
Au regard de la problématique et des hypothèses
qui en découlent, je dresse dans une première partie l'historique
des mouvements de travellers en Angleterre et en France, des
années 1960 à nos jours. Dans une perspective
compréhensive, j'ai travaillé à la comparaison des
travellers anglais et français autour des notions d'ordre
public et de jeunesse. Des new age travellers aux technomades, en
passant par l'expérience des squats vécue par le
mouvement punk, l'émergence de l'habitat mobile et de ses
difficultés à exister dans la société globale se
retrace ainsi sur un temps relativement court.
Dans une seconde partie, je me focalise davantage sur
l'habitat mobile et ses représentations. L'introduction des
différents coûts que représente un habitat mobile me permet
de présenter le véhicule aménagé en logis. Ensuite,
les questions de l'intimité et de la publicité de la
résidence mobile sont développées au regard de la
construction d'un espace public et privé.
Aussi, grâce à notion de «chez-soi», je
creuse la question de l'occupation de l'espace public et de l'espace
privé. Puis, au regard des préjugés sur cet habitat,
communément jugé rudimentaire, je m'essaye à la
compréhension du confort et de ses caractérisations.
Enfin, les compétences à habiter un
véhicule aménagé en logis sont éxaminées.
Puisque le caractère éminemment autonome de l'habitat mobile
révèle les compétences de ses acteurs et démontre
les aptitudes à déceler des ressources, nous voyons d'une part,
les compétences acquises culturellement venant rendre compte que
l'habitant crée des arrangements dans son logement à partir de
« modèles culturels»; d'autre part, on comprend les
compétences des travellers à habiter la mobilité
dans leur capacité à maîtriser les différents
éléments.
La dernière partie se consacre à
l'équilibre trouvé entre les injonctions de
sédentarité domiciliaire et l'injonction de mobilité. En
me demandant si les travellers sont des acteurs ou des sujets de la
mobilité, les idées interdépendantes de contrainte et de
choix sont abordées. Je considère également les incidences
sociales au logement mobile, en analysant les rapports de la résidence
mobile et de son occupant, à la société globale et
à ses normes. Puisque la question du logement ambulant ne fait pas
partie des interrogations qui se posent aujourd'hui dans le champ politique
français et anglais, nous réfléchissons pour terminer sur
les discontinuités sociopolitiques apparentes.
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