CONCLUSION
Les discours sur le devoir de mémoire parmi
les leaders africains et afro-descendants de Montréal sont nettement
tributaires, non pas seulement du contexte politique du Québec, mais
aussi et surtout du sentiment d'intégration, à la fois
socioprofessionnelle et symbolique des membres de leurs communautés :
«...nous travaillons à rappeler l'existence de ce qui fonde ce
racisme moderne, de ce qui fonde la discrimination des communautés
afro-américaines, et c'est la traite négrière et
l'esclavage. » (HTI03), a dit un leader. L'accent sera alors mis sur
l'«image» qu'autrui a de soi, et le sentiment d'exclusion sociale est
vécu comme une conséquence de l'histoire générale
des peuples africains et afro-descendants. Cette conclusion s'est
imposée à la suite de trois observations répondant
à nos trois questions de recherches :
- les discours identitaires opèrent sur deux paliers
distincts et clairement identifiables que sont l'auto-définition,
donnant lieu à une identité régressive, à la
«poupée russe» (Noir, mais aussi Africain, mais aussi
Ivoirien, mais aussi du groupe Baoulé) et
l'altéro-définition, plutôt progressive, se résumant
à la gestion du jugement d'autrui, du regard des «autres» sur
son groupe d'appartenance. Le premier palier est régressif parce que se
décomposant en des origines nationales ou ethniques et perdant tout son
sens dans le contexte québécois, utile à la quête
existentielle, mais inopérant dans la revendication de mémoire ;
mais le second palier identitaire, même flou et aux contours incertains,
paraît plus efficace comme réponse à la négation de
droits humains, subie par les peuples africains et afro-descendants,
négation initiée par l'esclavage et perpétuée par
le racisme et les politiques de ségrégation.
- La mémoire étant directement liée
à l'identité, tel que démontré dans le cadre
d'analyse, la mémoire que l'on peut dire «collective» chez les
Africains et Afro-descendants de Montréal est essentiellement
rivée sur le second palier identitaire, palier de l'identité
artificielle, circonstancielle, en perpétuel
réaménagement, et qui s'appuie sur l'histoire
générale de l'esclavage complétée par des
découvertes plus récentes sur l'histoire des «Noirs» au
Québec ; le premier palier donne lieu en effet à des
mémoires plus précises, mais éclatées,
dispersées et non utiles à la revendication politique dans le
contexte québécois. Or ce premier palier s'avère plus
approprié que le second, quand il s'agit la transmission aux secondes
générations d'immigrants pour surmonter la crise identitaire.
- Les représentations du devoir de mémoire se
polarisent en deux tendances qui ne correspondent - en tout cas pour le cadre
et l'envergure de cette recherche - ni aux groupes culturels afro-descendants
(Haïtiens, Africains, Anglophones) ni aux orientations politiques des
leaders (souverainistes ou fédéralistes), mais semblent
plutôt dépendre des visions que ces derniers ont, comme individus,
de la justice sociale et des méthodes de gestion des rapports de force.
Sinon, en termes d'unanimité, ils considèrent tous que le
Québec a un devoir de mémoire envers les Africains et
Afro-descendants ; que malgré la moindre ampleur de l'esclavage et
son statut de dominé, le pouvoir politique au Québec doit aux
Afro-descendants de développer à la fois des initiatives
symboliques et des politiques sociales pour les aider à renverser
l'image déshumanisée laissée par l'esclave et
aggravée par les médias imprudents ou sensationnalistes.
Cependant, les deux pôles de différentiation portent sur
l'attitude à adopter dans ces revendications et sont :
· d'une part les partisans de la conciliation, refusant
la logique processive ou chicanière, avec un discours plutôt
moraliste, mais opportuniste et «jouant le jeu» des influences
politiques.
· d'autre part, nous avons distingué les leaders
«militants», beaucoup plus actifs, au discours plus légaliste,
souvent «réparationistes», mais se heurtant au défaut
de réalisme et à la réalité de leur impuissance
face aux pouvoirs politiques qu'ils interpellent.
À titre illustratif, on peut évaluer que les
deux extrêmes se retrouvent dans les trois groupes de notre
échantillon, dont ils représentent environ 40%, la grande
majorité des leaders restant fermes, articulés, mais relativement
modérés. Deux leaders se sont déclarés
opposés à toute logique militante et se sont dissociés de
toute rhétorique «raciale», contre trois qui en appellent
à la lutte engagée pour la réparation ou la
reconnaissance. Cette polarisation des attitudes rappelle les études
faites par Gunnar Myrdal dès 1962, où le sociologue
suédois identifie deux types de leaders ethniques : les
«accommodation leaders» et les «protest leaders».
Les accommodation leaders ne remettent pas en
cause le système de caste dont ils n'ont pas pour objectif le
renversement. Dans ce sens, il s'agit d'un leadership statique. Toutefois, ils
ont pour but d'arriver à la meilleure adaptation possible du groupe
à la société. Ils s'efforcent ainsi d'arracher par la
négociation et le compromis, les meilleurs aménagements possibles
pour le groupe. Quant aux protest leaders, ils refusent l'ordre
établi. Leur principal objectif est la destruction de la
société divisée en caste. Ils se situent donc clairement
dans une optique dynamique. Ils risquent en outre de développer des
stratégies d'opposition pouvant aller jusqu'à l'emploi de la
force physique (dans Martiniello, 1992, p.53).
Il est intéressant de remarquer que les
accommodation leaders sont les préférés des
classes politiques dirigeantes de la société d'accueil ou
société dominante, qui trouvent ainsi dans cette polarisation, la
faille permettant le maintien des rapports de force. Mais une question cruciale
reste posée à savoir : pourquoi, face aux mêmes
enjeux, dans les mêmes contextes, des leaders d'un même groupe
«racisé», voire d'un même groupe ethnique prennent des
options diamétralement opposées, ou adoptent des attitudes
contraires?
À cette question, nous ne pouvons que constater que
nous touchons ici aux frontières entre le sociologique et le
psychologique, frontières que nos compétences ne nous permettent
pas de franchir. Si par ailleurs, les trois constats exposés plus haut
répondent à nos questions de recherches, notre cadre d'analyse a
permis encore plus de comprendre le procès de l'histoire qu'intentent
les Montréalais d'origine africaine ou afro-descendante.
En effet, Touraine avait souligné l'importance du
symbolique dans les revendications des «nouveaux mouvements sociaux».
Et justement ce qui est nouveau dans ce mouvement social, par rapport au
Mouvement noir des années 60, c'est l'accent mis désormais sur
l'«image» et l'«estime de soi» plutôt que - ou mieux
que - sur les droits et la justice sociale. Ces derniers arguments ne sont pas
totalement évacués, mais leur rôle dans les discours de
revendication est devenu secondaire et ils sont de moins en moins bien
articulés. Le racisme et les discriminations envers les
«Noirs» sont devenus difficiles à pointer parce que justement
combattus et sanctionnés sur tous les fronts juridiques et
éthiques, et ce, dans toutes les sociétés modernes. Ils se
sont cependant réfugiés dans les sphères privées,
ceux de la liberté et des comportements individuels, devenus
difficilement contrôlables : ils sont entrés dans le domaine
des «goûts» et des préjugés, des symboles et des
subjectivités individuelles ; c'est là,
précisément, que la mémoire est sollicitée, avec
ses interprétations sélectives et subjectives, pour combattre ces
racismes et discriminations désormais ancrés dans
l'image reçue, et donc devenus insaisissables. Finalement, le
but de l'action collective n'est plus de changer historiquement la
société - en tout cas, plus au point de vue légal -
mais de changer socialement l'histoire, c'est-à-dire inverser
l'image laissée par l'histoire dans le regard du reste de la
société.
Seulement, cette démarche se heurte
nécessairement à de nombreux défis parmi lesquels, le
désintérêt des membres des communautés africaines et
afro-descendantes vis-à-vis des débats ou enjeux d'histoire, le
manque de moyens financiers et aussi d'organisation, les replis identitaires
sur les nationalités d'origine ou sur l'affirmation des
individualités, etc. La volonté des Africains et Afro-descendants
d'affirmer leurs identités propres, leurs qualités de
sujets, de maîtres de leurs volontés et de leurs choix
sociaux et politiques, - cette exigence d'indépendance - a
été une donnée fondamentale dans la rhétorique
identitaire : elle oblige les leaders ayant une tendance holistique
à plus de modération, de calculs, de nuances, de concessions,
mais aussi de rigueur dans la formulation de leurs revendications et dans la
négociation de la mobilisation. Ainsi, l'opposition, qui est le
second principe des mouvements sociaux après l'identité,
devient plus modérée et plus raisonnée. Le
troisième principe énoncé par Touraine, celui de
totalité a aussi pris dans cette recherche tout son sens.
En effet, l'autre constat important qui est issu de cette
analyse est le caractère universaliste des revendications de
mémoire ; les leaders ont, pour la plupart, insisté sur
l'intérêt de leurs revendications pour l'ensemble de la
société québécoise ; il transparaissait
à travers les discours une volonté de faire partie
intégrante des symboles et de l'histoire du Québec, y compris
chez les leaders anglophones. Si tous ont, de différentes
manières, mis l'accent sur ce caractère universaliste de leur
requête, deux leaders vont expressément rappeler la
célèbre «I have a dream» de Martin Luther King,
où celui-ci dit rêver d'une société où l'on
ne jugera plus les humains par leur couleur de peau. Le lien historique avec le
mouvement noir est tout aussi explicite.
Néanmoins, les leaders reconnaissent que beaucoup de
progrès ont été accomplis au niveau provincial, où
leurs doléances collectives sont de plus en plus prises en compte. Ils
sont donc optimistes pour la satisfaction de leur revendication. Au total, le
devoir de mémoire signifie pour la plupart des leaders
africains et afro-descendants à Montréal, des actions politiques
concrètes qui facilitent la vie quotidienne de leurs communautés
en leur permettant de relever le défi des préjugés
racistes qui présument l'infériorité intellectuelle et
culturelle des «Noirs».
Ce qu'il serait intéressant de mesurer à travers
des recherches plus étendues, c'est le degré de partage de ces
représentations parmi les communautés elle-mêmes,
c'est-à-dire parmi les populations afro-québécoises ;
nous prédisons sur la base de notre expérience à travers
cette recherche, que les résultats seront sensiblement les mêmes.
Mais pour l'instant, au-delà des intérêts partisans ou de
groupes, il faut remarquer qu'à travers notre recherche c'est surtout la
problématique du «vivre ensemble» qui était en jeu, de
vivre en harmonie entre Québécois de toutes origines. Dominique
Schnapper l'atteste, et illustre pertinemment notre position en la
matière :
Les débats collectifs sur le passé,
dit-elle, fondent une démocratie, qui devrait accepter de
reconnaître ses erreurs, ses fautes ou ses crimes. La politique a aussi
une dimension morale. Assumer son passé - non pas tout son passé,
ce qui est impossible, mais celui qui a encore du sens aujourd'hui - fait
partie des conditions de la pratique démocratique. Le débat
collectif sur le passé, la reconnaissance des fautes collectives, sont
nécessaires pour fonder une démocratie véritable
(1999, p. 100.).
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