CHAPITRE III
IDENTITÉ ET COMMUNAUTÉ
Quels liens peut-il y avoir entre, d'une part, Mathieu da
Costa, jeune interprète africain venu dès 1604 au Canada avec le
conquérant français Samuel Champlain, et d'autre part, Samba X,
jeune immigrant africain venu à Montréal en 2004? Comment ce lien
a-t-il été construit et comment est-il articulé de
façon discursive par les Africains et Afro-descendants aujourd'hui au
Québec? Ces questionnements ont été le fil conducteur dans
notre analyse de l'identité afro-descendante au Québec, objet de
ce troisième chapitre. L'identité est en effet le premier
défi de tout mouvement social, comme nous l'avons montré dans le
cadre d'analyse, et Alain Touraine précisera que la définition de
l'identité est une étape fondamentale lorsqu'un acteur social
revendique le «devoir de mémoire». Celui-ci est
nécessairement confronté à la définition de
qui, de quel groupe précis, la mémoire est-elle
en jeu. Ainsi, la première dimension analysée dans les discours
fut celle de l'identité des Africains et Afro-descendants de
Montréal.
3.1. Les variations des discours identitaires
L'analyse des entrevues avec les leaders africains et
afro-descendants de Montréal a révélé de nombreuses
difficultés dans leurs tentatives d'affirmation identitaire. En effet,
deux types d'affirmations identitaires s'observent selon qu'ils se basent sur
leurs propres sentiments (d'appartenance ou de filiation) pour se
définir eux-même, ou selon que ces leaders se
réfèrent au reste de la société, au jugement
«des autres», pour cerner les contours de leurs propres
identités. À la suite de Micheline Labelle (2001, p. 300), nous
appellerons, le premier cas l'auto-définition et le second
l'altero-définition. L'importance de cette distinction
réside dans le fait que l'un ou l'autre de ces «moments»
identitaires est mis de l'avant (très souvent à
l'intérieur d'un même discours) selon qu'il justifie l'action
sociale ou qu'elle serve le besoin de clarification ou de classification
personnelle, disons-même existentielle : l'auto-définition
s'articule chaque fois qu'il permet de s'affirmer ontologiquement, de se situer
dans la pluralité sociale, tandis que l'altero-définition est
sollicitée pour relater un contexte social difficile, perçu et
présenté tantôt comme un résultat de l'esclavage,
tantôt comme effet de l'immigration. C'est cette dernière forme
qui s'est révélée être la plus importante dans
l'action collective pour le «devoir de mémoire», action
qu'elle va d'ailleurs permettre de justifier ; elle se caractérise
par une certaine uniformité rhétorique des discours, alors que la
première forme est surtout caractérisée par la
complexité, voire même dans certains cas, l'impossibilité
de formulation.
3.1.1. L'auto définition et la gestion de la
complexité identitaire.
Dans la seconde section de la grille d'entrevue, 4 questions
avaient été conçues pour comprendre l'identité
revendiquée par les leaders, la façon dont ils se
définissent eux-mêmes avec pour objectif de délimiter
l'espace identitaire auquel le leader se réfère et pour lequel il
s'implique socialement. Au début de chaque section, les
interviewés sont prévenus de l'objectif de la section ainsi que
de la motivation des questions. Des questions indirectes portaient sur la cible
de leur action sociale, le réseau dans lequel ils évoluent, la
croyance ou non à une «cause» des Africains ou
Afro-descendants à Montréal, et une question directe portait sur
le lexique précis d'auto identification. L'analyse des réponses a
révélé une sorte de « Babel » identitaire chez
ces immigrants afro-descendants.
En effet les leaders ont, dans leur grande majorité,
clairement expliqué que leurs identités varient selon le lieu, le
contexte et l'interlocuteur de l'identification :
Je suis peut-être Québécois le jour,
Haïtien la nuit, ou encore Montréalais le jour, Haïtien la
nuit. Donc ça dépend du champ d'activité dans lequel on
est inséré. L'histoire a fait de nous un peu des nomades, mais
enracinés ; j'aime bien cette notion: je suis un peu enraciné au
Québec, mais avec des racines multiples. Nous sommes un peu comme le
banian ; le banian, c'est cet arbre qui grandit dans l'océan indien
et qui a des racines multiples. Alors il y a des racines haïtiennes, il y
a maintenant des nouvelles racines québécoises comme j'ai eu
aussi des racines chiliennes. Alors je suis un homme aux multiples racines
(HTI03).
Cette métaphore laisse comprendre que les racines
multiples qui proviennent du passé convergent dans le présent
vers un tronc unique, même si celui-ci, comme le banian, reste encore
mobile et insaisissable. Mais chez d'autres leaders, la vision de leur
identité est loin d'être aussi évolutive ou
linéaire, et l'identité d'origine reste primordiale («
avant tout je suis Haïtien. J'ai la citoyenneté canadienne,
mais je suis Haïtien avant tout» HTI02). Ainsi, ces leaders,
sans rejeter leur appartenance à la société d'accueil,
considèrent leurs origines comme premières.
Pourquoi je dis que je me présenterai comme
Haïtien? c'est là que j'ai grandi, c'est en Haïti. Je n'ai pas
connu d'autres pays quand je suis né. J'ai passé les 25
premières années dans mon pays: c'est là que j'ai
formé mon caractère, c'est là qu'on a fait mon
éducation, c'est là que j'ai fais mes premières
études universitaires, tout et tout. Donc, ma première
identité, c'est haïtienne. Ça, c'est clair. Moi je ne veux
pas le changer. Je dis toujours aux gens, moi je suis Haïtien
(HTI01).
Entre la vision linéaire et la vision statique de
l'identité, on note aussi une vision que nous dirons
«stratégique», caractérisée par un discours
«opportuniste» ou contextuel, mais surtout déterminé
par le lieu - et l'interlocuteur - où l'auto définition
identitaire est formulée. Ainsi,
Moi je me présente toujours comme
Québécois issu de l'immigration haïtienne. Quand il s'agit
de défendre des droits, je pense que je suis un Québécois
issu de l'immigration haïtienne. C'est sûr ; tout en étant
fier d'être haïtien. Et dans les dossiers internationaux,
probablement, je me présente comme Haïtien, ça c'est normal.
Mais quand il s'agit de défendre mes droits ici, je suis
Québécois issu de l'immigration haïtienne (HTI04).
Cette indécision n'est pas toujours stratégique,
mais peut apparaître parfois sous forme de contrainte subie par le leader
à cause du contexte politique et historique du Canada, notamment par
rapport à la question québécoise.
Moi quand on me demande, je dis je suis Canadien. Je suis
Canadien : c'est tout ; parce que c'est difficile, ça fait
beaucoup. Moi en partant de chez moi, bien sûr, j'ai choisi le
Québec. Mais je ne savais pas qu'il y avait un conflit politique ici.
Donc quand on arrive ici on est confronté à la
souveraineté, je ne savais pas. Je suis venu ici comme Canadien. Pour le
moment, je me sens canadien. Quand le Québec serait souverain, je
deviendrai québécois, si je vis ici. Si je peux dire que j'habite
dans la province québécoise, donc je peux être
considéré comme un Québécois ; quand je vais par
exemple dans les autres provinces et qu'on me demande, je dis non je suis
québécois. Parce qu'il faut que je m'identifie dans le reste du
Canada. (...) Mais quand je suis au Québec, si tu me demandes je suis
Canadien. Donc, c'est tout: un Canadien à la peau noire
(AFR03).
Cette flexibilité du sentiment d'appartenance prend
souvent la forme d'un «opportunisme identitaire», par exemple
lorsqu'un autre leader affirmera :
...pour les besoins de la cause, je suis
Canado-haïtien quand je parle au Canada, je suis...
Afro-québécois quand je parle aux Québécois.
Ça c'est clair, parce que c'est un pays dualiste. Le Canada c'est un
pays dualiste même si les gens ne le disent pas c'est un pays dualiste
au niveau des lois...(HTI01).
La difficulté à s'auto définir ne tient
pas seulement au contexte de l'immigration ou au contexte sociopolitique du
milieu d'accueil ; d'autres facteurs y concourent aussi. Par exemple, si
l'origine nationale est relativement plus précise chez les
Haïtiens, elle est par contre beaucoup plus complexe chez les leaders
africains qui souvent, en plus de l'appartenance ethnique, doivent se
définir à d'autres niveaux d'identités ethniques,
nationales et continentale. En effet, le panafricanisme semble avoir une
certaine ascendance sur l'identité des leaders d'origine africaine. Nous
avons trouvé des discours identitaires partant de l'ethnique au
panafricain :
Je suis un Africain. Je ne m'identifie pas [comme
originaire de tel pays] simplement, moi je suis Africain. Je connais 12 pays
africains. Je connais 12 systèmes de valeur différents. Et je
dirais même plus au-delà, parce que... prenons seulement l'exemple
du Gabon, il y a au moins 90 ethnies qui vivent là. Donc c'est des
systèmes de valeur différents, c'est des modes de vie
différents, c'est des cultures différentes. Alors de
côtoyer tous ces gens là, disons qu'on ne peut pas se
réclamer seulement d'un endroit... (AFR01).
... ou encore partant de l'universel au panafricain :
Je me sens Africain... À un moment donné, je
me sentais citoyen de l'univers ; vu que j'ai voyagé toujours, je ne
voulais pas mettre des limites. Mais les limites, elles sont là tout le
temps. Ça fait que je me sens mieux Africain. Parce que je me dis, c'est
sûr, l'Afrique, il y a beaucoup de pays, mais on va se perdre en allant
par (des détails)... déjà il y a des conflits entre les
pays puis... Moi je mets le continent au-dessus de tout. Oui, c'est vrai, je
suis [de tel pays] mais je suis Africain, qui vient du pays [X], je me sens
mieux, et ça favorise plus le dialogue, plus l'unité aussi, que
de dire ah, je suis congolais, je suis camerounais... Sans renier d'où
je viens, même à travers [mon pays], il y a des tribus et tout. Je
sais d'où je viens. Mais je pense, quand on est dans une
société comme celle-ci, il faut vraiment viser ce qui nous
réunit (AFR04).
Ainsi, comme nous le verrons plus tard, la
«société comme celle-ci», évoquée par ce
leader, comporte des contrariétés qui détermineront et
justifieront l'action collective. Ce contexte donne lieu à une
identité «accessoire», instrumentale, nécessaire ; une
identité voulue et activement créée par rapport au
contexte social. Mais avant de finir l'auto définition, il faut
mentionner, comme nous l'avions annoncé, que l'origine africaine a
joué un rôle plus que social ou politique dans les discours des
leaders ; elle a été sollicitée dans certains cas
pour jouer un rôle existentiel ou même psychoaffectif. Par exemple,
à la question «comment vous identifiez-vous socialement ?
», un leader non africain et non haïtien a répondu :
African-Canadian. Because for me, African means... that's
my root. My root as a person, as a person of the Black race, my roots are
African. But I'm living in Canada. And so it's a combination of understanding
who I am based upon my roots... and I think that that probably holds true even
within the North American context, be it African-Americans, African-Canadians,
we want to identify with our ancestors in Africa. Exactly, we have to make that
link. And it is important to us, from the standpoint of self-esteem,
self-awareness, self-determination, self-respect... you need to know where you
came from. We need to understand that we don't begin as African-canadians four
hundred years ago. But what we begin, at the beginning of time (ANG03).
La complexité identitaire chez les Africains et
Afro-descendants de Montréal se caractérise donc par les
références (et des préférences) à une
multitude de paliers, de milieux ou de lieux identitaires, allant de l'ethnique
au national, du continental au racial ou encore de l'ethnolinguistique à
l'universel. Le contraire, c'est à dire une éventuelle
homogénéité identitaire, aurait été
difficilement compréhensible, si ce n'était le contexte social
où évoluent ces Afro-descendants, contexte où le racisme
et les discriminations ont l'effet de les renvoyer à l'histoire de
l'esclavage et aux difficultés sociales et économiques de leurs
pays d'origine.
Au fait, comme l'affirmait Castells,
L'élaboration d'une identité emprunte ses
matériaux à l'histoire, à la géographie, à
la biologie, aux structures de production et de reproduction, à la
mémoire collective et aux fantasmes personnels, aux appareils de pouvoir
et aux révélations religieuses. Mais les individus, les groupes
sociaux, les sociétés transforment tous ces matériaux et
redéfinissent leur sens en fonction de déterminations sociales et
dans leur cadre d'espace-temps (1999, p.18).
Cette assertion a trouvé un écho particulier
dans le cadre de notre enquête qui a révélé que le
regard et les jugements ou préjugés émanant des non
Africains et non-Afro-descendants du Québec, a favorisé la
naissance d'une autre forme identitaire qui est la récupération
et l'appropriation de la catégorie raciale «noire».
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