APPRIVOISER UNE MENACE HORS DU TEMPS : PRINCE OF DARKNESS
(1986)
Cette menace cachée, occulte, est l'enjeu lovecraftien
au centre de Prince des ténèbres. Le film tourne autour d'une
église contenant dans une crypte au sous-sol un mystérieux
container ou tournoie un fluide vert. A la mort de son gardien, un prêtre
convoque le scientifique iconoclaste Birack et ses étudiants pour
investiguer sur l'objet et un grimoire ancien. Il s'avère que le
fût a sept millions d'années et contient rien moins que le fils
d'un principe maléfique primordial, sorte d'antiDieu résidant
dans l'antimatière et cherchant à infiltrer notre monde via les
miroirs !
Un mal ancien qui cherche à prendre le contrôle
du monde, des écrits occultes, des sectes millénaires (à
l'instar des cultistes de Cthulhu, les clochards de la ville sont
organisés en sorte de secte. Ils assiègent l'église, y
maintenant les chercheurs coûte que coûte, dès que
l'activité reprend dans la crypte), un supra-univers inconcevable
autrement qu'en pure théorie, et la convocation de la
science1, voilà un film qui reprend à son compte les
thèmes récurrents de la mythologie lovecraftienne pour les
acclimater au cinématographe dans un récit par ailleurs peu
chiche en action. L'argument de base, ainsi, reprend le début de
L'appel de Cthulhu : à la mort d'un vieil homme, le savoir
qu'il détenait ouvre des perspectives effrayantes. Et c'est par la
convocation des faits, et l'accolement du folklore et de la science, que la
prise de conscience devient inévitable.
En effet, les étudiants convoqués par Birack
opèrent dans des domaines hétérocites : biologie
moléculaire, physique quantique, mathématiques, radiologie
(discipline qui permet de se rendre compte que le fût est fermé de
l'intérieur) mais aussi traduction de langues anciennes et
théologie. Ainsi, le mal est ici un fait réel, tangible, et
même vérifiable de manière expérimentale, une
entité appréhensible par plusieurs prismes de la connaissance ou
de la prospective. Il est toutefois encore envisagé comme
profondément indicible : la première phrase traduite du grimoire
le désigne par le terme de "chose", et l'on n'en verra au final pas plus
qu'une main, griffue et massive. « L'indicible, ici encore, se montre via
ses effets sur les humains, puisque le liquide, après s'être
écoulé du container pour se répandre au plafond, va
investir les chercheurs les uns après les autres, commençant par
la radiologue, avant que le mal se transmette d'individu en individu selon un
schéma de contamination. Certains se zombifient, quand d'autres sont
instrumentalisés de manière plus graphique (l'un deux met en
garde les protagonistes avant de se désintégrer sous forme d'une
nuée de scarabées, un autre s'égorge en chantant un
cantique), une chercheuse se voyant l'hôte du
1 Liste à laquelle on pourra ajouter le motif de la
projection mentale à travers le temps (l'humanité future envoie
un message vidéo via des tachions dans les rêves des
protagonistes), qui est au centre de la nouvelle The shadow out of time,
puisque les Yithiens, civilisation préhumaine, projettent leurs
esprits dans les diverses époques du monde dans un but d'archivage.
Lovecraft, Howard Philips, Dans l'abîme du temps, in Les montagnes
hallucinées, J'ai lu, 1996
démon lui-même via un étrange hématome
qui s'avère être une marque cabalistique utilisée dans des
rites magiques médiévaux.
En fait, les implications du récit sont
étonnamment globales en termes universels : le réveil de
l'entité coïncide ainsi avec l'observation d'une supernova
précambrienne, et la prophétie écrite, une fois traduite,
révèle que le Diable lui-même est une création de
cette entité qu'on pourrait qualifier de Grand Ancien.
L'intégration mythologique est lieu d'une phagocytose pure et simple de
traditions extérieures au mythe, ici le christianisme envisagé
comme guère plus qu'un jeu de l'esprit destiné à
détourner l'attention du véritable Mal, mais aussi des
éléments comme les équations différentielles,
trouvées dans des écrits datant d'une époque bien
antérieure à la démonstration de ces dernières.
C'est sans doute dans Prince of darkness que la
concordance scientifique (qu'on a déjà évoquée
entres autres avec Dreams in the witchhouse) est poussée le
plus loin, et la notion d'épouvante matérialiste chère
à Francis Lacassin trouve ici une sorte de quintessence : le religieux
oppose une croyance basée sur la tradition (le christianisme donc) aux
faits scientifiques qui s'accumulent pour corroborer l'avènement du mal
primordial dans la crypte de l'église : utilisation des
mathématiques, physique des fluides, théorie des quanta (les
équations qui s'affichent sur les divers écrans d'ordinateurs ont
été rédigées par un chercheur en physique, et font
référence à la mécanique des fluides, à
l'électromagnétisme et à la physique quantique), mais
aussi des théories plus exotiques, comme le message vidéo
envoyé du futur par le principe des tachions, qui conditionne la gnose
effroyable des dernières minutes du métrage (en sautant dans le
miroir pour sauver le monde, Catherine a en fait déclenché
l'apocalypse en 1998, année du message qui la montre sortant de
l'église théâtre des évènements du film, et
prouvant par là qu'elle sert d'hôte, dans le futur, au fameux
"père du Diable"), ou ce principe dérivé de la
relativité et énoncé dans les années 1930 de la
réalité créée par l'observateur1... Le
mal est envisagé scientifiquement, ce qui rend sa nature et ses
manifestations d'autant plus inquiétantes : l'utilisation des insectes
s'explique ainsi par le rayonnement électromagnétique de la force
qui se met en branle, et leurs apparitions marquent une gradation de la
répulsion et de l'étrangeté, avec d'abord des fourmis qui
grouillent à l'extérieur, sur le campus, puis dans la
télévision qui parle de la supernova, avant d'assiéger
littéralement l'église (les vitres se couvrent de vers) et
finalement les êtres humains (les clochards couverts de fourmis ou
d'asticots, mais aussi le chercheur occis qui sert de porte-voix à
l'entité). Cet électromagnétisme est
1 Carpenter évoque à ce titre ses recherches
préparatoires pour Prince of darkness dans l'interview du Mad
movies horssérie, collection réalisateurs n°1 - John
Carpenter, p.18. Il semblerait qu'il ait utilisé ce principe vertigineux
(et contemporain de Lovecraft !) pour son film le plus lovecraftien, qui
évoque en outre l'irruption du fictionnel dans le réel, In
the mouth of madness.
d'ailleurs réel, puisque les relevés d'une des
machines savantes de l'église montrent des fluctuations de
l'activité qui prouvent que le liquide est conscient et s'organise
organiquement à très grande vitesse. Plus tôt, à
l'approche du fût, le père Loomis dit explicitement << Il y
a quelque chose dans l'air >>.
Cependant, si la science permet de corroborer les faits
inquiétants, elle ne permet en rien de les arrêter. Les messages
du futur montrent que les tentatives de circonscrire le Mal dans le monde de
l'antimatière ont échoué, et surtout le Mal se manifeste
comme une entité dont la nature peut être à la rigueur
définie mais non circonscrite, en ce sens que ces manifestations vont
à l'encontre des lois naturelles les plus élémentaires :
le container est fermé de l'intérieur, le liquide vivant (et
télépathe, si on en croit le message tapé à
l'infini sur son ordinateur par la théologienne1)
s'écoule vers le haut, la mort ne semble pas un état
spécialement gênant (le chercheur qui s'est égorgé
plus tôt se relève pour protéger l'hôte du Prince des
ténèbres, et lorsque le prêtre décapite cette
dernière, elle replace tout simplement sa tête sur ses
épaules comme si de rien n'était), une éclipse
étrange semble conditionner le réveil d'une entité
pourtant enfermée dans un sous-sol sans vue sur le ciel, et les miroirs
se traversent littéralement.
Comme dans la définition que donne Stuart Gordon des
aspects humains de la mythologie lovecraftienne et dans les premiers mots de
Call of Cthulhu2, la connaissance est ici non
seulement effrayante, mais dangereuse, puisque ce sont des scientifiques venus
étudier le container qui s'avèrent les instruments de la
libération ultime du Mal. Mal qui, lui-même, rend sa sentence
quant à l'utilité ultime et de la religion, et de la science,
dans une sentence lapidaire tapée par une de ses marionnettes humaines :
<< Vous ne serez pas sauvés par le Saint-Esprit. Vous ne serez pas
sauvés par le Dieu Plutonium. En fait vous ne serez pas sauvés du
tout. >> 3 On le voit, les deux "traditions" s'avèrent
inopérantes, face à quelque chose de foncièrement autre,
qui constitue même l'envers de notre monde. A la fin du film, l'espoir
parait bien illusoire, puisqu'à l'instar des Grands Anciens (rien ne
prouve d'ailleurs que ce mal absolu n'en soit pas un - ou plusieurs),
l'avènement de l'entité, ou des entités, SERA, tôt
ou tard, lorsque les étoiles seront dans une configuration favorable :
ici c'est le motif de la supernova lointaine et l'écipse de soleil
reprennent ce rôle cycique. Et le motif de la main approchant de la
surface d'un miroir reprend
1 << I live ! I live ! I live ! >>
2 << Un jour, cependant, la coordination des
connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur
le réel et l'effroyable position que nous y occupons qu'il ne nous
restera plus qu'à sombrer dans la folie >> Lovecraft, Howard
Philips, L'appel de Cthlhu, in LOVECRAFT tome 1, p.60, collection
Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin
3 << You will not be saved by the Holy Ghost. You will
not be saved by the god Plutonium. In fact, YOU WILL NOT BE SAVED ! >>
L'appellation de Dieu Plutonium fait bien entendu référence
à la dialectique pro-nucléaire américaine des
années 1950 et à la Fée Electricité de notre fin de
XIXème siècle marquée par le positivisme.
Détail amusant, les traductions françaises (sous-titres et
doublages) opèrent un contresens étrange en traduisant Plutonium
par Pluton, Dieu romain des Enfers (Pluton se traduit en anglais par Pluto).
symboliquement cette dynamique cycique, lorsque Brian Marsh,
réalisant l'erreur faite par Catherine qui s'est jetée dans le
miroir de l'église pour enrayer la venue de ce qui se trouvait de
l'autre côté, approche sa main, lentement, du sien. Un plan qui
reprend de manière inversée celui de la main du Mal s'approchant,
dans le monde de l'antimatière, de la ligne de démarcation entre
les mondes. La coupure au noir du générique intervient juste
avant le contact. Un final basé entièrement sur la suggestion.
Or, comme le remarque Arnaud Bordas, « Carpenter (...) maîtrise
parfaitement l'art de la suggestion (...) Mieux encore, de même que chez
Lovecraft, dans Prince des ténèbres, ce qui est dans le noir
n'est pas horrible mais innommable (au sens littéral). » 1 En effet
ce qui est horrible, au sens fort, n'est qu'une manifestation de ce qui se
cache (chairs corrompues, meurtres, violences), alors que ce qui cause ces
effets est foncièrement autre, ce qui le confine dans un hors-champ
physique (ce qui n'est pas dans le champ de la caméra) et
thématique (l'antimatière, l'autre côté du miroir).
Tout ce qu'on sait avec certitude, c'est que ce qui est de l'autre
côté ne doit pas être beau à voir. Loin s'en faut.
1 In Mad movies hors-série, collection réalisateurs
n°1 - John Carpenter, p.75
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