Récit lovecraftien et cinéma - de la transposition à l'enrichissement du mythe( Télécharger le fichier original )par Fabien Legeron Université Paris est - Master 1 2007 |
DREAMS IN THE WITCHHO USE, UNE CONFIRMATION ?C'est en 2005 que Gordon revient à l'adaptation de Lovecraft, avec un moyen métrage faisant partie d'une anthologie télévisée du nom de Masters of Horror2. Il s'attelle ainsi à transposer à l'écran l'une de ses nouvelles favorites de l'auteur, Dreams in the witchhouse. Lancée en 2004 par Mick Garris, la série télévisée Masters of Horror s'est imposée comme un phénomène non négligeable dans le cinéma de genre. L'anthologie de métrages d'une heure, si elle constitue du point de vue logistique et public un épiphénomène par rapport au cinéma, permet à des cinéastes plus ou moins connus dans le microcosme du genre de travailler dans un système de production proche du Roger Corman de la période A.I.P. (1M$ de budget et 10 jours de tournage par épisode) et pour une diffusion sur la chaîne câblée Showtime, a priori sans problèmes de censure3. A l'heure où la seconde saison est diffusée sur Canal+, on peut distinguer deux tendances dans les travaux des cinéastes sur la saison 1. 1 Voir p.44. 2 http://www.mastersofhorror.net/ (dernière consultation Septembre 2007) 3 Imprit, le segment de Takashi Miike, s'est toutefois vu refuser la diffusion en raison d'un contenu trop extrême. Certaines personnes ont avancé que cette censure avait peut-être été créée de toutes pièce pour assurer un coup de publicité et relancer l'intérêt du public pour la série. Pour certains, la série s'est avérée un bain de jouvence et l'opportunité de renouer avec un succès critique et public1. Pour d'autres, c'est la confirmation d'une tendance déjà amorcée précédemment2. En tant que cinéaste, Stuart Gordon participe de cette seconde tendance, tant son adaptation de La maison de la sorcière au sein de la série se place comme une confirmation des acquis de Dagon. Mieux encore, le segment permet à Gordon de réintroduire des explorations plus anciennes (comme l'abstraction scientifique, esquissée dans From beyond, ou l'érotisme déviant vu dans Re-animator) et d'amener plus loin l'exercice de la transposition directe d'un récit lovecraftien. Continuité la plus évidente avec Dagon : Ezra Godden est encore de la partie, touj ours dans le rôle du protagoniste. Son jeu gagne encore un peu dans l'aspect nerd, appuyé en cela par le statut du personnage de Gilman : là où son personnage de Paul Marsh était initialement un jeune homme menant une relation de couple et posé en termes professionnels, Walter Gilman est un étudiant en astrophysique introverti, manifestement peu à l'aise avec les femmes3, et désargenté. L'empathie envers ce protagoniste faillible est accentuée par ses traits de caractère. La méthode qui préside à la refonte du matériau littéraire original semble également similaire sur les deux métrages, d'une manière plus radicale conditionnée par le mode de production (dix jours de tournage) et la durée imposée d'une heure pour le segment. La priorité dans un tel contexte aura été, on le comprend, de dégraisser au maximum le récit original pour n'en traiter que le squelette narratif : un étudiant en mathématiques se trouve par un lien onirique sous la coupe d'une sorcière du XVIIèm e siècle qui cherche à le forcer à sacrifier des nourrissons, se servant des angles étranges de sa mansarde, où loge le jeune homme, pour se téléporter d'un endroit à l'autre. Ainsi, un certain nombre d'éléments de la nouvelle se trouvent sacrifiés : la fièvre chronique du héros, l'attraction qu'exerce un point dans l'espace sur lui, mais aussi les divers endroits et époques où l'emmène la 1 C'est le cas de Dario Argento qui est revenu sur le devant de la scène avec le segment Jenifer, salué unanimement (faisant dans le même mouvement oublier quinze années de films opportunistes et généralement considérés d'un point de vue critique et public comme forts mauvais, par exemple Ti piace Hitchcock? en 2005 ou un Fantôme de l'Opéra avec Julian Sands dans le rôle-titre en 1998 !) et lui ayant permis de débloquer les derniers fonds pour terminer sa triogie des Trois Mères avec le long métrage La terza Madre en cours de finalisation à l'heure ou ces lignes sont écrites. 2 John Carpenter se montre par exemple plus que jamais au creux de la vague avec le segment Cigarette burns qui présente les mêmes problèmes de rythme (et le même découpage basé sur le fondu enchaîné systématique) que Ghosts of Mars (2001) ou Vampires (1998), quand Joe Dante continue sur sa lancée de brûlots politiques après Second civil war (1997) ou Small soldiers (1998) avec le segment Homecoming qui montre des soldats morts en Irak se relever pour voter contre Bush. 3 Stuart Gordon fait part, à propos de son moyen métrage, de sa théorie selon laquelle Dreams in the witchhouse a pour moteur thématique la peur de la femme (peur que partage selon lui Lovecraft) via la figure de la sorcière Keziah Mason, qui exerce une influence occulte et néfaste sur le jeune Walter Gilman. In Dreams, darkness and damnation, an interview with Stuart Gordon, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006 sorcière1, et surtout la présence de Nyarlathotep sous sa forme d'Homme Noir (celui qui fait commerce avec les sorcières lors des sabbats) ainsi que les mentions aux Grands Anciens. Des éléments certes fascinants (on se prend à espérer de revoir une autre tentative de transposition de la nouvelle, plus longue) mais peu propices à un film d'une heure. Est ajoutée cependant la voisine Frances Elwood2, mère célibataire avec laquelle se met en place une relation d'attirance, et qui a pour fonction d'augmenter la charge émotionnelle contenue dans le sacrifice possible du bébé de celle-ci, et de montrer Keziah sous un jour plus pervers (elle se fait passer pour Frances dans un rêve érotique de Walter, pendant lequel elle le marque d'un pentagramme dans le dos avec ses ongles). Elle représente en outre un personnage positif dans l'entourage de Walter, ce qui permet de distiller certaines informations lors de dialogues variés (notamment le sujet des études menées par le jeune homme, qui ont un rapport troublant avec les pratiques magiques de la sorcière de 300 ans son aînée). De même l'espace narratif est à nouveau fermé : le récit commence et se termine sur l'écriteau "Room to rent"devant la maison, maison que ne quitte Walter que pour être projeté suite à un de ses rêves dans la bibliothèque de son université de Miskatonic face au Necronomicon, ou finir à l'asile après la mort du bébé de sa voisine. Notons que dans la nouvelle l'espace est ouvert : les excursions magiques de Walter bien entendu, mais aussi de longues marches dans la ville d'Arkham, ainsi que les cours suivis. Autre reconfiguration du matériau, à l'instar de celle de Dagon, une homogénéisation des composants : par exemple, le parallèle fait dans l'histoire entre folklore et science dure (la sorcière du XVIIème siècle, sous la présidence de Nyarlathotep, a atteint grâce à la magie noire l'accession à des sauts de dimensions dans l'espace et le temps, ce qui lui confère virtuellement ubiquité et immortalité, anticipant et dépassant les extrapolations des mathématiques et sciences modernes) est à la fois omniprésent et très éclaté dans la version écrite. On l'évoque par petites touches, comme l'évasion de la sorcière par le biais d'angles étranges, la grande faculté de Gilman à appréhender les équations Riemanniennes assortie à son goût pour le folklore ésotérique (il connaît le Necronomicon) qui lui fait choisir la mansarde de cette Keziah Mason, ou encore bien entendu la configuration de la mansarde elle-même qui sert de portail de sortie de « la sphère à trois dimensions afin de voyager à 1 Le plus notable est une excursion dans la cité du Peuple Ancien, découverte en ruines dans Les montagnes hallucinées, vue ici du temps de sa splendeur : Keziah présente Walter à un Ancien, justement : «Cinq silhouettes approchaient doucement (...) ces entités vivantes de huit pieds de haut (...) se déplaçaient en agitant comme des araignées la série inférieure de leurs bras d'étoile de mer. » Lovecraft, Howard Philips, La maison de la sorcière, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 2 Elwood est un voisin de Gilman dans la nouvelle. Walter a des discussions avec ce dernier, et mène même une enquête en avec lui quant à la nature de ses troubles (notamment une curieuse statuette qu'il ramène d'un de ses "rêves" (en fait de vrais voyages interdimensionnels). travers la quatrième dimension, pour revenir dans la sphère à trois dimensions en un autre point >>1 : les plans, murs et plafond, du coin nord de la chambre sont en effet légèrement obliques, selon une configuration mystérieuse2. Dans le film, ce parallèle est fait avec une grande économie de moyens. Dans sa chambre Gilman travaille à ses recherches, notamment à partir d'une simulation sur ordinateur. Celle-ci montre trois surfaces planes, et un effet de distorsion qui survient lorsqu'elles se coupent suivant un angle bien précis. Gilman réalise soudain que l'angle sur lequel il travaille, il l'a sous les yeux : c'est l'intersection des murs et du plafond de la mansarde. Un plan suffit à valider l'association d'idée : l'ordinateur portable dont l'écran montre la fin de la simulation au premier plan, et le coin de la pièce au second plan. Une simple mise au point du premier au second plan souligne et résume ce parallèle (voir figure 7, page suivante). Cette scène constitue peut-être l'exemple le plus parlant de gnose lovecraftienne au cinéma, via une simple association d'idées, selon le principe de l'effet Koulechov3 : deux idées additionnées par le montage en suggèrent une troisième. Cette séquence de compréhension est d'ailleurs, selon Stuart Gordon, la séquence la plus lovecraftienne qu'il ait tournée dans sa carrière4. 1 Lovecraft, Howard Philips, La maison de la sorcière, in LO VECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin 2 « (...) il commença à lire dans leurs angles étranges une signification mathématique qui semblait offrir de vagues indices concernant leur but. La vieille Keziah, se dit-il, devait avoir d'excellentes raisons d'habiter une pièce aux angles singuliers ; n'était-ce pas grâce à certains angles qu'elle prétendait franchir les limites du monde spatial que nous connaissons ? >> Lovecraft, Howard Philips, La maison de la sorcière, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin, p.464-465 3 Théoricien russe du cinéma qui a mis en évidence la génération d'idées nouvelles par le montage de plusieurs plans, qui créent du sens les uns avec les autres et non en tant q'unités isolées. Ce principe est mis en évidence par un dispositif simple : on montre à des spectateurs le même plan du visage inexpressif d'un acteur, monté alternativement avec l'image d'une femme, d'un enfant, de nourriture, etc. L'impression des spectateurs est que l'acteur joue, alternativement, le désir, la parentalité, ou la faim. Deux idées (deux plans) distinctes ne se juxtaposent pas, elles s'additionnent pour en former une troisième, créée par le raccord lui-même. 4 In Dreams, darkness and damnation, an interview with Stuart Gordon, documentaire présent sur le DVD Le cauchemar de la sorcière, Fisrt international pictures, 2006 Cette gnose scientifique s'accompagne d'un travail déjà amorcé avec les efforts précédents de Gordon, Re-animator et From beyond, sur la concordance scientifique : le méta-discours scientifique employé autour des apparitions de la sorcière reprend la logique de la nouvelle, puisqu'il se sert des dernières théories de l'astrophysique (ici la théorie des cordes, avec ses 10 ou 11 dimensions suivant les acceptions, mais aussi la matière noire), encore sujettes à débat voire à caution1, pour habiller le noeud thématique de l'histoire (l'avance du savoir magique sur la science, et les possibilités ouvertes par la notion de quatrième dimension de l'espace), là où le Lovecraft de 1932 cite les théoriciens scientifiques qui lui sont contemporains : Einstein, Plank, Sitter, Heisenberg2. Dans les deux cas la crédibilisation de l'histoire contée est très substantielle et permet même d'en faire passer les éléments les plus improbables, comme Brown Jenkin, le rat humanoïde apprivoisé de la sorcière. Le tout est présenté de manière très didactique chez Gordon, qui parvient à expliquer les grandes lignes d'une théorie complexe (rien moins que le saut spatio-temporel via une sorte de courbure dimensionnelle, soit la possibilité de la téléportation), sans perdre en fluidité, tout en solidifiant ses enjeux de caractérisation : lors de l'explication de ses recherches à Frances, il se montre passionné et maladroit (il manque de renverser sa tasse de thé), selon le cliché du scientifique un peu lunaire. La relation de séduction et de sympathie s'étoffe entre les deux personnages. Gordon profite aussi des manifestations de la sorcière pour renforcer une concordance de motif, ainsi que thématique, au sein de son propre cinéma lovecraftien : le passage entre diverses dimensions, à l'instar de l'accession à l'au-delà via le resonator de From beyond, s'accompagne d'une ondoyante lumière rose et violette. Une permanence qui contribue à consolider l'édifice du lovecraftien cinématographique. Le caractère de persistance de la présence et des manifestations de la sorcière est introduit avec la même fluidité : le personnage de Mazurewicz, le voisin qui prie bruyamment pour contrer la sorcière à l'approche de la nuit de Walpurgis (sabbat le plus important de l'année), devient dans le film un ancien locataire de la mansarde, qui a subi le même sort que Gilman il y a des décennies : il a été contraint par l'influence de Keziah de tuer de jeunes enfants. Une manière encore une fois fluide et concise de signifier le caractère rémanent des incursions et exactions de la sorcière. Une telle mention pourrait être implicite avec l'histoire de cette dernière au XVIIème siècle si celle-ci était intégrée dans le récit filmique, ce qui n'a visiblement pas été jugé possible. Gordon décide de se servir de cette absence de contextualisation de la sorcière pour en faire une figure quasi-abstraite, plus inquiétante encore, proche d'un croque-mitaine. Loin d'être aussi définitif que Dagon dans les acquis du lovecraftien cinématographique (les notions panthéiques, notamment, sont totalement écartées), Dreams in the Witchhouse confirme la 1 Voir Imagining the tenth dimension, de Rob Bryanton, Trafford publishing, 2006 2 Lovecraft, Howard Philips, La maison de la sorcière, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin, p.464 viabilité thématique des écrits de Lovecraft au cinéma, dans le domaine de ce que Francis Lacassin nomme le conte matérialiste d'épouvante, et que nous nommerions ici une fantasy fantastique si le principal intéressé n'avait déjà trouvé un terme plus approprié : la weird fantasy. Ici en effet, le fantastique n'a ultimement pas sa place, puisque comme dans la nouvelle, Gilman meurt à l'asile, devant témoins, dévoré de l'intérieur par Brown Jenkin, et que la police ne peut que se résoudre à l'évidence : il n'a pas pu tuer tous les nourrissons dont on a trouvé les restes dans le plafond de la mansarde, certains étant vieux de 300 ans. Toutes les constatations ne sont pourtant pas aussi positives : à la vision du métrage, on ne peut que constater que le récit lovecraftien, pour être pleinement servi, réclame un minimum de production (l'aspect visuel très décevant, à la limite de l'amateurisme, de Brown Jenkin, mais aussi l'absence de voyages dimensionnels pourtant décrits dans la nouvelle, et qui n'auraient eu besoin que de quelques séquences sur fond vert et d'effets spéciaux satisfaisants, mais pas nécessairement très élaborés, pour prendre vie), et qu'un propos de mise en scène si éclairé soit-il ne saurait y suffire. Ce qui interroge d'autant plus qu'on voit déjà le potentiel d'évocation des thématiques défendues via une simple animation sur un ordinateur portable, ou une ambiance lumineuse colorée. On peut en fait s'interroger sur ce que peuvent apporter, ultimement, de simples adaptations directes de récits déjà existants à une mythologie dont on a montré qu'une grande part de l'intérêt et de la cohérence venait d'ajouts non seulement thématiques (convocation d'autres panthéons mythiques ou de théories scientifiques) mais aussi de nouveaux éléments diégétiques apportés au fil des époques successives. Et si la quintessence du lovecraftien au cinéma se trouvait dans des récits originaux, entretenant des liens plus lâches, mais néanmoins réels, avec la mythologie de base ? |
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