ANTECEDENT ET ABOMINATION : LE RECIT LOVECRAFTIEN - UNE
DEFINITION
RECIT ET FICTION
Il convient, avant toute réflexion sur les apports et
limitations d'une telle construction mythologique multimédia1
(englobant, dans le cas qui nous occupe ici, littérature, cinéma,
mais aussi arts plastiques et jeu vidéo), de s'entendre sur les termes
que l'on emploiera le plus souvent : nous définirons ici, donc, les
concepts de récit, de fiction et de mythologie, et la différence
entre fantastique et fantasy, pour mieux montrer dans quelle position
se trouvent les cycles instigués par Lovecraft et continués par
ses zélateurs.
Nous nous situons ici dans une définition du
récit héritée principalement de Barthes et Todorov. En
effet les deux théoriciens s'accordent sur une définition de base
du récit voulant qu'il ne se limite pas au seul domaine
littéraire. Barthes avance ainsi que le récit est la forme
d'expression de base de l'humanité : << Il n'y a pas, il n'y a
jamais eu nulle part un peuple sans récit >>2 . En
ce sens on rejoindra Todorov lorsqu'il considère que l'analyse du
récit ne change pas, sur ses données de base, en fonction du
medium3.
Considérons de fait le récit comme une
manière d'organiser entre elles un grand nombre d'informations
complexes. Encore selon Barthes, le récit s'apparente à un
système qui utilise l'articulation, ou segmentation, qui produit des
unités, et l'intégration, qui recueille lesdites unités
dans des unités d'un rang supérieur (c'est le sens)
4. Ainsi, << la complexité d'un
récit peut se comparer à celle d'un organigramme (...). C'est
l'intégration sous des formes variées qui permet de compenser la
complexité, apparemment immaîtrisable, des unités d'un
niveau. C'est elle qui permet d'orienter la compréhension
d'éléments discontinus, contigus et hétéroclites
>>.5C'est ce qui empêche le sens de
"baller"6 et crée ce que Greimas nomme
l'isotopie7. En somme, le récit est un tout plus important
que la somme de ses parties, qui sont les fonctions, actions, personnages et
indices.
1 Le terme << multimédia >> sera
employé dans cet ouvrage, sauf mention contraire, dans son acception la
plus terre-àterre de construction sur plusieurs média ou
plates-formes.
2 Barthes, Roland, Introduction à l'analyse
structurale des récits, in Poétique du récit, sous la
direction de T. Todorov et G. Genette, p.7, Seuil, 1977
3 Todorov, Tzvetan, La notion de littérature, p.64/65,
Seuil, 1987. Genette, que nous évoquons plus bas, s'en tient quant
à lui à l'écrit mais sa somme théorique est valide
dans cette acception Todorovienne.
4 Barthes, Roland, Introduction à l'analyse
structurale des récits, in Poétique du récit, sous la
direction de T. Todorov et G. Genette, p.45, Seuil, 1977
5 Barthes, Roland, Introduction à l'analyse
structurale des récits, in Poétique du récit, sous la
direction de T. Todorov et G. Genette, p.50, Seuil, 1977
6 Op.cit.
7 Op.cit.
Dans cette acception, cependant, la créativité
du locuteur (de l'"auteur") est bornée par les conventions et se
retrouve dans le "comment" et non dans le "quoi". Le récit est de fait
basé sur le jeu avec les codes1. Il remplit alors deux
fonctions : affichage2 (le récit est appréhensible
comme objet se suffisant à lui-même) et communication : <<
Le récit, comme objet, est l'enjeu d'une communication. Il y a un
donateur et un destinataire du récit >>3. L'affichage
même est inscrit dans des codes sociétaux, et participe d'un pacte
de communication cher aux sociologues des media, notamment Stuart Hall et sa
théorie du Codage/Décodage4, ou encore P. Charaudeau
et D. Maingueneau dans leurs Dictionnaire d'analyse de
discours5 avec la notion de co-construction du sens
par le locuteur et l'interlocuteur (ici "placés" de part et d'autre du
récit lui-même).
Selon Todorov il ne suffit cependant pas de faire un tas avec
des unités pour construire un récit. Le récit ne se
contente pas de la simple description : << Il exige le déroulement
d'une action, (...) le changement, la différence. >> Il
réclame qu'une action s'enclenche, il réclame une
temporalité active6. On y trouve une temporalité
continue (la description, le contexte) et une temporalité discontinue
(le temps événementiel, l'action), qui ensemble forment le
récit, notamment fictionnel. Ce qui rejoint G. Genette, qui
s'intéresse à la fiction dans sa dichotomie avec le réel,
ce qu'on peut qualifier comme une forme plus "pure" du récit, puisque
subordonnée à la seule imagination de l'auteur, a priori sans
avoir à entretenir de lien avec des événements
réels7. << On définira sans difficulté le
récit comme la représentation (...) d'une suite
d'événements (...) par le moyen du langage >>8
.
Cette définition est celle que nous retiendrons le plus
volontiers, car elle a le mérite de poser la question du logos
et de la mimesis dans un sens très aristotélicien.
Nous nous situons, ainsi, dans un contexte de conventions locutives (la
syntaxe, la grammaire, le medium employé) et d'imitation
(reconnaissance, moyens conceptuels mis en oeuvre, pacte communicatif, propos),
mis en forme par le récit.
1 Barthes, Roland, Introduction à l'analyse
structurale des récits, in Poétique du récit, sous la
direction de T. Todorov et G. Genette, p.51, Seuil, 1977
2 Barthes, Roland, Introduction à l'analyse
structurale des récits, in Poétique du récit, sous la
direction de T. Todorov et G. Genette, p.43, Seuil, 1977
3 Barthes, Roland, Introduction à l'analyse
structurale des récits, in Poétique du récit, sous la
direction de T. Todorov et G. Genette, p.38, Seuil, 1977
4 In Réseaux n°68 CNET, 1994 pour la version
française, CCCS pour la version originale
5 p. 138, Seuil, Paris 2002
6 Todorov, Tzvetan, La notion de littérature,
p.49, Seuil, 1987
7 Bien entendu il s'agit d'une définition purement
théorique dans un but de définition : in vivo, si l'on
me passe la métaphore, rien n'est totalement indépendant du
contexte de locution.
8 Genette, Gérard, Figures - II, p.49, Seuil,
1969
C'est le second principe du récit selon
Todorov1 qui nous intéressera plus particulièrement
ici, celui de la transformation, par négation, par réalisation,
etc.. On peut notamment dégager deux grands types d'organisation du
récit :
_La logique (qu'on pourrait à la rigueur qualifier de
platonicienne) de succession, qui implique des transformations "de premier
type", celle de changement de statut du prédicat. C'est la base du
récit mythologique et/ou épique.
_L'organisation gnoséologique (ou
épistémique) dans laquelle les événements sont
finalement moins importants que l'accession à une connaissance.
D'où deux intérêts certains pour le
lecteur : le suspense et le sens. Le jeu entre ces deux organisations permet de
trouver des voies mythologiques plus ou moins signifiantes, encore assorties
d'un jeu constant sur les codes et les imageries convoqués.
FANTASTIQUE ET FANTASY
Dans le sujet qui nous intéresse, la notion de genre
est cruciale. La question est de déterminer la tradition dans laquelle
s'inscrit le récit lovecraftien. En effet, dans ses aspects cosmiques et
sa convocation constante d'éléments surnaturels et/ou
science-fictionnels, le protéiforme, changeant et ophidien
système de récits lovecraftiens oscille constamment, en
apparence, entre fantastique et fantasy.
L'une des références pour la définition
du fantastique en tant que genre est Tzvetan Todorov2 : Selon lui,
le fantastique réside dans l'incertitude vis-à-vis du statut du
surnaturel et par extension de ses manifestation. Le diable existe-t-il ou non
? Si oui, nous sommes dans le merveilleux, si non, dans l'étrange. Ce
faisant il critique implicitement la définition que donne H.P. Lovecraft
du fantastique, à savoir que le fantastique se situe dans «
l'expérience particulière du lecteur, et cette expérience
doit être la peur »3 : Le fantastique y serait, touj ours
selon Todorov, soluble dans le sang-froid de l'interlocuteur. D'un
côté comme de l'autre, il convient de chercher une
définition plus large des récits impliquant le surnaturel ou le
supranaturel.
Ce "pas de côté" de Todorov implique
principalement de se positionner par rapport à une réalité
qui, si elle n'est pas nécessairement celle du locuteur (l'auteur) ou de
l'interlocuteur (le lecteur/spectateur/joueur), est du moins potentiellement
familière à ces derniers, et où l'on introduit
l'élément ou les éléments surnaturels et/ou
exogènes. Dans son travail de référence sur le genre
1 Todorov, Tzvetan, La notion de littérature,
p.51 et suivantes, Seuil, 1987
2 Todorov, Tzvetan, Introduction à la
littérature fantastique, p.29 et suivantes, Seuil, 1970 3 Todorov,
Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique,
p.39, Seuil, 1970
fantasy en France, Estelle Faye souligne : « Par rapport
au roman fantastique, la fantasy renverse les perspectives
>>1. Dans un univers qui n'a de cohérence à
entretenir qu'avec lui-même, c'est l'intervention d'un
élément de notre réalité qui serait
déplacée, exotique. « Le roman de fantasy, quand il
commence, ne part de rien, d'aucune réalité préexistante.
Il doit tout construire par luimême. >>2 La fantasy
propose des mondes "clef en main", n'ayant a priori pas besoin d'entretenir des
relations avec la "réalité". On peut rapprocher la fantasy, terme
anglo-saxon, du merveilleux, son ancêtre et quasi-équivalent
français.
Dans cette acception, l'anticipation science fictionnelle, le
sword and sorcery, l'heroic fantasy, ou ce que Lovecraft
lui-même nommait weird fantasy 3 pour désigner
son art4, participent de la fantasy. Que les univers soient
indépendants de notre expérience quotidienne ne veut cependant
pas dire qu'ils n'ont aucun point commun avec notre monde : La terre du Milieu
est peuplée d'Hommes aussi bien que d'Elfes ou de Nains5, le
Meilleur des Mondes6 résulte de notre histoire, etc.
De même, notre monde est pris comme point de
référence dans le récit lovecraftien, comme "marqueur
d'espace"7 : un héros (souvent le narrateur) découvre
que l'univers est, littéralement, infiniment plus vaste et plus
étrange que ce que nous en connaissons, par l'intervention de manuscrits
anciens, de fossiles divers, de personnages instruits et inquiétants ou
de manifestations des Grands Anciens, et cette révélation est
généralement bouleversante d'un point de vue psychique.
1 Faye, Estelle, La fantasy héroïque
française - Théorie du genre, mémoire de DEA sous la
direction de M. Tadié, p.1 1, Paris IV - Sorbonne, 2004
2 Faye, Estelle, La fantasy héroïque
française - Théorie du genre, mémoire de DEA sous la
direction de M. Tadié, p.12, Paris IV - Sorbonne, 2004
3 Littéralement "merveilleux étrange", une
expression au confluent du fantastique selon Todorov et de la fantasy.
4 Comme on le verra plus bas, le terme de récit
lovecraftien désigne principalement les deux grands cycles
instigués par le reclus de Providence, que nous nommerons ici "cycle de
Cthulhu" (l'ensemble des récits se passant dans notre monde physique et
se rattachant à la mythologie dépeinte p.21 et suivantes) et
"cycle de Sarnath" (les récits prenant place dans ce que Lovecraft
nommait les Contrées du rêve, et qu'explore notamment Randolph
Carter (voir note 4 page suivante). Ces contrées ne sont pas
indépendantes de notre monde, elles en constituent un autre plan. En
effet, les Grands Anciens y agissent et des hommes peuvent y demeurer). En
effet, En admirateur de gothique, de Poe à Shelley, Lovecraft s'est
penché plus d'une fois sur l'épouvante (The Tomb, La tombe,
1917), le fantastique (The unnamable, L'indicible, 1923). Il a
donné dans la métaphore sociale (The sreet, La rue,
1920) et même écrit une nouvelle de pure science-fiction
(In the walls of Eryx, Dans les murs d'Eryx, 1935). Dans un même
ordre d'idée, le fait que le Dripping soit une technique
attribuée à Jackson Pollock ne veut pas dire que Pollock n'a fait
que du Dripping dans sa carrière.
5 Dans l'univers développé par J.R.R. Tolkien dans
The Hobbit or There and Back again (Bilbo le Hobbit), première
publication 1937, dans la traduction française de Ledoux, Christian
Bourgeois 1971 ;
dans The Lord of The Rings (Le Seigneur et des Anneaux),
première publication entre 1954 et 1955, Christian Bourgeois 1972;
et cycle afférent .
6 Huxley, Aldous, Brave New World, 1932
7 Notion empruntée à la photo de paysage : il
est en effet recommandé, pour rendre les échelles de grandeur sur
un paysage qu'on propose de traduire en deux dimensions, d'intégrer
à sa composition une personne, une maison, ou tout élément
aisément identifiable qui, par comparaison, permet d'appréhender
les proportions globales du panorama.
Pour mieux cerner cette question de point de vue
vis-à-vis du surnaturel, nous convoquerons Jean Fabre, qui en livre une
définition plus globale et complète1. En effet il
propose une typologie tout à fait éclairante sur ce que nous nous
proposons d'expliciter : selon son étude, le point de vue est
prévalent, ce qui rejoint Todorov, mais il ne se contente pas d'un
jugement de valeurs par soustraction, comme le montre le schéma qui suit
:
FOI
Ne pas avoir peur Ne pas croire
Croire Avoir peur
SUPERSTITION
POSITIVISME
FANTASTIQUE
Figure 1 2
Pour Fabre, on distingue clairement quatre positions
possibles, qui définissent le placement non seulement des personnages,
mais également du narrateur, de l'auteur, du lecteur ou spectateur.
L'attitude intellectuelle adoptée face aux éléments
constitutifs du récit est prévalente à ces
éléments.
Cette notion de point de vue nous permet d'avancer que le
récit lovecraftien est bel et bien un récit de fantasy, qui peut
être exploré par le prisme du fantastique selon le point de vue
qu'on veut adopter : notre réalité, qui nous sert, faute de
mieux, de point de référence quant à notre rapport au
tangible, est un infime constituant de l'univers dans son ampleur et son
étrangeté : « Bien que les hommes saluent leur terre du nom
de réalité et flétrissent de celui
d'irréalité la pensée d'un univers originel aux dimensions
multiples, c'est, en vérité, exactement l'inverse. Ce que nous
appelons substance et réalité est ombre et illusion et ce que
nous appelons ombre et illusion est substance et réalité.
»3 C'est une partie de la prise de conscience de Randolph
Carter4, personnage de fantasy dans un univers de fantasy. Qu'un
autre protagoniste arpente ce même monde avec des yeux de
cartésien
1 Fabre, Jean, Le miroir de sorcière - essai sur la
littérature fantastique, José Corti, 1992
2 Fabre, Jean, Le miroir de sorcière - essai sur la
littérature fantastique, p.90, José Corti, 1992
3 H.P. Lovecraft, A travers les portes de la clef d'argent,
in Démons et merveilles, p.97, 10/18, 1973
4 Héros de quatre récits de Lovecraft faisant le
lien entre cycle de Sarnath et cycle de Cthulhu, Le témoignage de
Randolph Carter, La clé d'argent, A travers les portes de la clé
d'argent et La quête onirique de Kadath l'inconnue, première
publication entre 1919 et 1927, et réunis dans le recueil
Démons et Merveilles.
choqué par une remise en cause de la manière
classique de voir le monde, et son expérience sera de l'ordre du
fantastique (par exemple dans la nouvelle L'appel de
Cthulhu1).
Etant donné la structure narrative particulière
de la plupart des récits lovecraftiens, la dimension
gnoséologique est, on le voit, extrêmement importante, les
événements s'enchaînant de manière à mener
lecteur et protagoniste à une connaissance qui se révèle
le plus souvent être un choc.
Le récit lovecraftien se révèle donc
comme une mythologie épistémique qui, dans le cadre de son
déroulement, cherche rien moins que le renversement de la perspective
positivisme/superstition, voire positivisme/foi. Un monde de fantasy que l'on
peut librement choisir d'arpenter avec le bâton de pèlerin du
fantastique.
1 H.P. Lovecraft, Call of Cthulu, 1926, Christian
Bougeois 1975 pour la version française
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