2. La
France face à des défis structurels
La
bataille de l'emploi
L'emploi est le réel
leitmotiv des dix dernières années de gouvernance en France.
Lorsque François Mitterrand prit le pouvoir en 1981, le nombre de
chômeurs était de 1,8 millions, et cette valeur atteignit 2,8
millions 14 ans plus tard. Lionel Jospin la réduisit de 3,1 à 2,4
millions en 5 ans, et désormais le nombre de chômeurs est
stabilisé autour de 2,6 millions122(*). Quoi qu'il en soit, la résorption du
chômage s'est imposée comme la grande bataille de la fin du
XXe siècle. Tous les dirigeants politiques font
désormais preuve d'un certain volontarisme et tentent leur chance face
à cette oeuvre colossale.
L'objectif des Premiers
ministres de droite comme de gauche est de relancer l'emploi (114)
grâce à tous les moyens possibles. Par ailleurs, leur
action (45) réside aussi dans le retour de la
confiance (25) des ménages. Comme le laisse entendre le
politologue Roland Cayrol123(*) « les Français ne croient plus,
dans leur immense majorité, qu'une solution globale (une solution
politique) puisse être trouvée, à court ou même
à moyen terme, au problème du chômage ». Ce
fléau pèse sur les esprits, mais l'espoir persiste car les deux
tiers des Français estiment que le chômage et l'emploi doivent
être les priorités du gouvernement124(*). Dès lors, les
Premiers ministres vont composer avec les attentes de leurs concitoyens.
Graphique n°11 :
Fréquences relatives des vocables emploi, chômage
et économie.
Le vocable le plus
utilisé est emploi, et il regroupe tout un champ lexical
composé des termes chômage (28), contrat (36),
travail (52), embauche (16), création (33).
Dans leur étude sur les discours de politique
générale125(*), Pascal Marchand et Laurence Monnoyer-Smith font
remarquer que Édith Cresson, Édouard Balladur, Alain Juppé
et Lionel Jospin insistent moins sur le commerce, l'économie, pour
privilégier l'emploi. Le graphique ci-dessus corrobore leurs
résultats, qui peuvent désormais s'étendre jusqu'en 2006.
Par ailleurs, les deux courbes situées au bas du graphique nous
permettent d'effectuer un parallèle entre chômage (28) et
économie (23). Nous constatons que ces vocables sont
employés dans les mêmes proportions, et qu'au-delà, ils
suivent la même évolution. Les deux phénomènes
subissent un usage commun car les Premiers ministres avancent que le
chômage est lié aux faibles performances de l'économie
nationale. Sans la définir comme telle, les dirigeants présentent
la cause de ce chômage comme structurelle. C'est ainsi qu'on parlera
beaucoup de croissance (39) car cet indicateur cristallise les
solutions dont l'État (124) n'est pas maître. Le refus de
présenter cette situation en tant que structurelle les amène tous
à tourner autour d'une réalité par l'échappatoire
de l'éducation, des charges patronales ou encore de l'Europe. Les propos
ne peuvent pas s'inscrire dans un réalisme trop dur qui exposerait les
blocages intervenus lors de l'évolution des structures
démographiques, économiques, sociales, institutionnelles.
Gouverner signifie étymologiquement tenir la barre126(*), alors un chef de
gouvernement ne peut renvoyer l'action à plus tard.
On constate que la
fréquence du terme emploi est proportionnelle à
l'évolution du taux de chômage. Ce vocable monopolise l'espace, il
est un symbole mobilisé comme un espoir en l'avenir (47), et
cela se développe au détriment de l'usage de son champ
lexical127(*). Le terme
chômage dont la résonance rappelle les échecs
successifs de l'ensemble des gouvernements, est progressivement
délaissé ; il en est de même pour le vocable
travail. On remarque aussi l'emploi parallèle de
création et de contrat : nous considérons
ces termes révélateurs des politiques adoptées durant
cette dernière décennie. Pour pallier au chômage, de
nombreux outils ont été développés, nous allons en
présenter trois à travers des extraits
caractéristiques :
- les contrats
aidés pas l'État : « Nous allons instituer le
contrat initiative-emploi dont vous connaissez l'économie
générale : pour un salaire au niveau du SMIC, une
exonération complète des charges sociales patronales et une prime
de 2 000 francs par mois pendant deux années »
(Juppé, 1995).
- le soutien à la
création d'entreprise : « Nous créerons
des conditions propices au développement des ces entreprises, par une
fiscalité favorable à l'investissement, par la mobilisation de
l'épargne, par le renforcement des fonds propres des PME, par la
simplification des procédures administratives, par une politique active
du capital-risque. C'est là, je le sais bien, que se situe le principal
gisement d'emplois du tournant du siècle » (Jospin,
1997).
- des nouveaux
contrats de travail : « Dans le respect du code du
travail, je propose la mise en place à compter du 1er
septembre d'un nouveau type de contrat de travail à durée
indéterminée, le « contrat nouvelle
embauche ». Mieux adapté aux contraintes des très
petites entreprises auxquelles il pourra être proposé, il
conciliera plus de souplesse pour l'employeur et de nouvelles
sécurités pour le salarié ». (De Villepin,
2005).
Autour de ces programmes, on
notera l'existence du champ lexical de l'éducation et de la formation.
Il persiste en France une mythologie urbaine qui valide l'équation
éducation égal emploi128(*). Dès lors nous pouvons constater que l'offre
de politiques correspond à cette croyance : l'éducation est
généralement présentée dans les discours lors du
questionnement sur une meilleure orientation pour favoriser l'entrée sur
le marché du travail129(*). De l'école (29) à
l'université (12), l'enseignement (8)
scolaire (17) est orienté vers l'éducation (23)
et désormais vers une vraie formation (29)
professionnelle (21). Cependant, la cible étant les
jeunes (46), l'absence des mots collège et
lycée apparaît contradictoire alors que ces institutions
formatrices sont fondamentales dans le processus de développement et
d'acquisition d'un savoir commun.
D'autres lierons le cas de
l'emploi avec l'Europe (33). Lors des négociations pour l'Union
économique et monétaire, Juppé et Jospin se reposeront sur
la Communauté européenne. Ce paragraphe apparaît
très symptomatique :
« Certes la
croissance ne se décrète pas, elle se prépare, elle se
gagne. Nous n'y parviendrons pas seuls. L'atonie de la croissance est un
problème posé à l'Europe tout entière. La
réponse doit pas conséquence être commune. [...] Dans un
délais très court, nous avons pu obtenir de tous nos partenaires,
d'une part, l'acceptation d'une résolution sur la croissance et l'emploi
venant compléter et équilibrer le pacte de stabilité et,
d'autre part, la tenue d'un sommet exceptionnel consacré à
l'emploi. » (Jospin, 1997)
Les exigences importantes de
l'Union ont pour effet de placer les chefs de gouvernement dans une situation
où ils se déchargent d'un problème national sur la zone
économique régionale. Cette initiative permet de recontextualiser
à juste titre le phénomène en libérant la voix au
gouvernement sur d'autres domaines. Mais cette réflexion
abandonnée par Jean Pierre Raffarin était empreinte de
réalisme économique.
* 122 Références
extraites des données de l'Insee.
* 123 Roland Cayrol, Le
grand malentendu, les Français et la politique, Paris,
Éditions du Seuil, 1994, pages 24 à 26.
* 124 Sondage
TNS-Sofres pour Lire la politique : Les attentes des
Français à l'égard du gouvernement,
réalisé en mars 2006.
* 125 Pascal Marchand,
Laurence Monnoyer-Smith, « Les discours de politique
générale français : la fin des clivages
idéologiques ? »,
Lexicométrica-Mots, mars 2000, 13 pages.
* 126 Raymonde Monnier,
« Des mots en politique. Gouverner ou tenir la
barre », Lexicométrica, 2001, 7 pages.
* 127 Cf. annexes, graphique
n°5, page 20.
* 128 Roland Cayrol, Le
grand malentendu, les Français et la politique, Paris,
Éditions du Seuil, 1994, 186 pages.
* 129 Cf. annexes, graphique
n°6, page 21.
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