Chapitre
3
L'influence des spécificités nationales
Après avoir
soulevé un certain nombre de normes partagées dans la composition
des discours au Québec et en France, nous allons mettre en relief les
spécificités de chaque discours. C'est désormais davantage
sur les thèmes que portera notre propos, et nous mettrons en exergue les
éléments caractéristiques d'un pays. Ensuite nous verrons
si le système politique influe sur certains choix lexicaux.
1.
L'enjeu de la souveraineté au coeur des discours d'ouverture au
Québec.
La
bataille du « Québec »
Comme nous l'avons
montré lors de notre préalable historique, le
phénomène du souverainisme québécois n'est pas
récent. Il est issu d'une culture de conflit entre anglophones et
francophones qui a traversé les siècles pour évoluer d'une
lutte militaire à une revendication politique. La place et le choix des
mots revêtent alors une place essentielle, car comme le note Olivier
Reboul, « les croyances, les idéologies qui fondent une
position politique s'objectivent dans le langage112(*) ». Le nationalisme
québécois se construit ainsi dans le langage à travers ses
désignants. Le théoricien Karl Deutsch souligne que le groupe
national défini un « nous » collectif qui se
différencie des autres113(*), il apparaît alors normal que le premier
vocable historique apparu soit canadien français. La
première identité reposait sur un territoire, et sur le fait
culturel du partage de la langue française. L'identité s'est
développée par opposition aux anglophones, et la conservation de
canadien a été analysée comme « une
collectivité soumise qui porte la marque de sa
dépendance114(*) ». Avec le terme
Québécois, l'identité a évolué vers
un contenu politique et ne s'est pas restreinte à un groupe d'individus
mais prend une conception plus large. Ce n'est plus la langue qui permet
d'effectuer une distinction, mais l'appartenance à un
État.
Cependant, il faut insister
sur le fait que le vocabulaire nationaliste autour du terme
Québec est produit à la fois par les souverainistes,
mais et par les libéraux qui sont pourtant fédéralistes.
En réalité, le sens accordé à cet ensemble de
vocables fait constamment l'objet de conflits entre les deux entités
politiques.
Comme on le voit ci-dessous,
il n'y a pas d'emploi homogène des vocables Québec,
Québécois, québécoise,
québécois car chacun tente de se l'approprier et en
aucun cas un Premier ministre ne pourrait négliger cela. Cette bataille
lexicale incessante transparaît encore plus nettement grâce au
calcul des spécificités115(*) : Québec est une
spécificité positive de Jean Charest et négative de Lucien
Bouchard ; québécoise est une
spécificité positive Bouchard et négative de Charest,
etc...
Graphique n°8 :
Fréquences relatives des vocables du nationalisme par
année.
Il est vain de
démarquer un des deux partis, car l'appropriation du sens est au coeur
de leur lutte de pouvoir. Comme le soulignait Annette Paquot il y a plus de
vingt ans, « le mot Québec, nom propre qui fonctionne comme un
collectif, est défini limitativement par la majorité des
énonciateurs nationalistes comme l'ensemble des francophones de vieille
souche. Employé en ce sens, il est porteur de connotations,
idéologiques et affectives particulières116(*) ». Ce sens est
celui adopté par le Parti québécois, dont on n'oubliera
pas de noter que le choix du nom entre réellement dans cette lutte
d'appropriation identitaire. Le Parti libéral, soit Jean Charest dans
notre corpus, use de la polysémie du terme pour considérer les
Québécois comme tous les habitants du Québec,
sans effectuer une restriction liée à l'origine, à la
langue, ou à la revendication politique.
Le choix sémantique
pour qualifier le projet politique se situe dans le même ordre.
Historiquement, on a parlé de séparatisme, puis
d'indépendance, et aujourd'hui de souveraineté117(*). Denis Monière
souligne que le sens des termes n'est pas le même, car la
souveraineté est la « détention du pouvoir
suprême » alors que l'indépendance est « la
forme que prend la souveraineté dans les relations avec les autres
États118(*) ». Le mot souverainisme
apparaît élastique et plus ambigu car il n'exclut pas, par
exemple, la thèse du fédéralisme
asymétrique.
Graphique n°9 :
Fréquences relatives de souveraineté,
séparation et référendum.
On peut voir que le Parti
québécois monopolise l'emploi de souveraineté, ce
qui apparaît normal dans la mesure où il s'agit de son unique
finalité. À l'opposé, Jean Charest fait apparaître
un mot nouveau en désignant ses adversaires de « tenants de la
séparation », il joue alors sur la connotation
péjorative associée à ce terme. Il y adjoint
référendum qu'il brandit comme l'obsession qui
éloigne les péquistes des réalités. Ceux-ci
l'avaient progressivement abandonné suite à l'échec de
1995 et à sa résonance défaitiste.
Le discours souverainiste de
Bouchard et Landry passe aussi par le recours aux noms propres Canada,
Ottawa, et Ontario. Nous avons tenté de faire
émerger une structure actancielle sous la forme de celle proposée
par Jacqueline Picoche119(*). On constate que le nom propre sujet Canada
est plus souvent agent que patient : le Canada a fait son
choix, force le jeu, impose ses vues et la personnalisation va
jusqu'à le faire parler à l'aide du verbe dire. De plus,
Canada est accompagné de l'adjectif anglais dans 29%
de ses utilisations (15), reproduisant le vocabulaire du nationalisme de
conservation qui primait de la fin du XIXe siècle à la
première moitié du XXe siècle. Les vocables
Canada-anglais (+13) et Canada-français renvoient
à cette fracture linguistique dans la confédération, et on
notera à cet égard que le substantif langue (21) est
beaucoup plus utilisé par le Parti québécois, et au regard
des concordances, la langue est associée à la
nécessité de conservation du français (9), mais
aussi à l'ouverture vers d'autres langues (7).
Graphique n°10 :
Spécificité des noms propres Canada et Ottawa
par parti.
Le graphique ci-dessus rend
évidente cette opposition dans l'utilisation du champ lexical
fédéral. De la même manière que Canada, le
nom propre Ottawa (+4) est personnalisé par les
péquistes et devient littéralement acteur ; la capitale incarne
alors tous les maux du gouvernement fédéral
(+11)120(*).
Ottawa s'autorise certaines légèretés,
Ottawa préfère créer une nouvelle bureaucratie...
Les libéraux font bien moins référence au Canada
et à Ottawa, alors qu'on aurait pu s'attendre à ce que
l'ancien ministre de l'environnement, fédéraliste convaincu,
oppose à une vision souverainiste les avantages d'un Québec fort
dans un Canada riche de son union.
* 112 Olivier Reboul,
Langage et idéologie, Paris, Presses Universitaires de France,
1980.
* 113 Karl Deutsch,
Nationalism and Social Communication, Cambridge, The MIT Press, 1969,
cite par Denis Monière, Les enjeux du Référendum,
Montréal, Éditions Québec-Amérique, 1979, page
36.
* 114 Denis Monière,
L'indépendance, Montréal, Éditions
Québec-Amérique, 1992, page 74.
* 115 Cf. annexes, Graphique
n°1, page 17.
* 116 Annette Paquot et
Jacques Zylberberg, « Lexique flou d'un Québec
incertain », in École Nationale Supérieure de
Saint-Cloud, Actes du 2ème colloque de lexicologie
politique, Colloque organisé à Saint-Cloud du 15 au 20 septembre
1980, Paris, Librairie Klincksieck, Institut national de la langue
française, 1982, pages 577 à 594.
* 117 Denys Arcand, Le
confort et l'indifférence, l'échec du référendum de
1980. La fin de la Révolution tranquille, in Denys Arcand :
L'oeuvre documentaire intégrale, Office national du film du
Canada, 2004.
* 118 Denis Monière,
L'indépendance, Montréal, Éditions
Québec-Amérique, 1992, pages 83-84.
* 119 Cf. Jacqueline
Picoche, Dialectique du vocabulaire français, Paris, Nathan,
1993, 206 pages.
* 120 Cf. Denis
Monière, « Les mots du pouvoir. Cinquante ans de discours
inauguraux au Québec (1944-1996 ) », in Le
« programme de gouvernement » un genre discursif,
Lexicométrica - Mots, n°62, mars 2000, 13 pages.
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