Pratiques culturelles des Antilles françaises: l'exemple du spectacle vivant en Guadeloupe et de ses dynamiques territorialespar Jennyfer ADNET Université de Rouen Normandie - Master direction de projets et d'établissements culturels, parcours diversification des publics 2023 |
II. Aménagement culturel et expressions artistiques enGuadeloupe 25
avérée en matière culturelle ? 34 III. Les défis des pratiques culturelles dans une sociétéinsulaire fragmentée 40
franchir ? 54 Conclusion 58 Bibliographie/Sitographie 61 3 Introduction« C'est tout ce que les hommes ont imaginé pour
façonner le Monde, pour s'accommoder du Pendant ses 50 années de mandat en tant que maire, Aimé CÉSAIRE s'est activement engagé dans la promotion des pratiques artistiques antillaises. La culture a occupé une position centrale dans sa lutte contre l'emprise idéologique coloniale, et à cet égard, il a mis au centre de son mandat une politique visant à valoriser les arts spécifiques aux Antilles françaises. La citation relevée reflète sa vision profonde de la culture en tant qu'ensemble de créations humaines visant à façonner le monde et à donner du sens à la vie. De plus, l'idée de dignité renvoie à la réaffirmation d'une identité forgée par l'histoire, par la culture et par la mémoire collective. Tous ces éléments interagissent de manière complexe et sont interdépendants, contribuant à construire sa vision globale de la culture. L'objet de cette recherche se concentre sur l'étude des pratiques culturelles dans les Antilles françaises en se centrant particulièrement sur le domaine du spectacle vivant en Guadeloupe et son impact sur les dynamiques territoriales. Il s'agira d'observer les pratiques telles que la danse, le théâtre et les pratiques musicales, notamment traditionnelles. Avant d'entrer dans le vif du sujet, il s'avère essentiel d'esquisser une définition préliminaire de la culture. Toutefois, notons que ce concept demeure intrinsèquement complexe, englobant des notions d'une grande diversité. En effet, en sociologie, la culture est généralement définie comme l'ensemble des normes, des valeurs, des croyances, des pratiques, des symboles, des rituels, des institutions et des connaissances partagées au sein d'une société ou d'une communauté. Elle englobe les aspects matériels et immatériels de la vie sociale, et elle façonne la manière dont les individus perçoivent le monde, interagissent les uns avec les autres et construisent leur identité culturelle. La culture est une notion multidimensionnelle. C'est ainsi que ma recherche va se concentrer particulièrement sur les concepts de systèmes de valeurs, d'identité et les pratiques relatives à un groupe d'individus. 4 Le système de valeurs culturelles en Guadeloupe revêt une importance capitale dans la compréhension de la société et de la culture guadeloupéenne. Notons avant tout qu'un système de valeurs, du point de vue anthropologique, renvoie à l'ensemble des croyances, des normes, des principes et des idéaux partagés au sein d'une société ou d'une culture particulière. Il guide les comportements, les attitudes, les choix et les interactions des individus au sein de cette société. Selon Clifford Geertz, anthropologue renommé, dans son ouvrage "The Interpretation of Cultures" datant de 1973, un système de valeurs peut être défini comme "un ensemble intégré de symboles, de croyances et de pratiques à travers lesquels les hommes communiquent, perpétuent et développent leur connaissance et leurs attitudes à l'égard de la vie". En somme, il joue un rôle central dans la compréhension de la culture et de la société, car il façonne la manière dont les individus perçoivent le monde qui les entoure et agissent en conséquence. Pour le cas de la Guadeloupe, il ne peut être pleinement saisi sans tenir compte de la tension historique entre les valeurs et les influences eurocentrées qui ont caractérisé l'histoire coloniale de l'archipel et la quête d'identité et de sa résistance culturelle propre. Ainsi, il convient de mettre en lumière que l'eurocentrisme est une perspective culturelle et historique qui accorde une primauté excessive à l'Europe occidentale, notamment aux pays tels que la France, l'Angleterre et l'Espagne, au détriment des autres cultures et régions du monde. Cette recherche se propose d'explorer comment la société guadeloupéenne s'est justement forgée dans ses pratiques culturelles, en mettant particulièrement l'accent sur le spectacle vivant, qui est un reflet significatif de cette dynamique culturelle complexe. 5 Carte de la Guadeloupe (c) Wikipédia Nichée au coeur de l'arc antillais, la Guadeloupe est un département d'outre-mer français qui s'étend sur une superficie totale d'environ 1 628 kilomètres carrés1 regroupant un archipel composé de plusieurs îles et îlots. Parmi les principales îles qui la constituent, on retrouve la Grande-Terre, la Basse-Terre, Marie-Galante et les Saintes, La Désirade, pour un total de plus de 12 îles et îlots. Elle offre un mélange fascinant de traditions africaines, européennes, asiatiques et caribéennes qui se reflète dans sa scène artistique dynamique. Ce territoire insulaire, baigné par les eaux turquoise de la mer des Caraïbes, regorge de talents variés qui s'expriment à travers une multitude de formes artistiques, du théâtre à la danse en passant par la musique, le chant et la poésie. L'énergie créative qui émane de cet archipel se nourrit de son histoire complexe, de sa diversité culturelle et de son niveau de résistances dans ses pratiques culturelles 1 Source de référence: Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE). La superficie des départements d'outre-mer. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2878639 6 Néanmoins, selon Maryse CONDÉ, la culture guadeloupéenne serait « inondée par la culture française qui stérilise son talent »2. Cette observation reflète un débat culturel profondément enraciné en sur cette région, où l'influence culturelle française, résultant de l'histoire coloniale, continue de se faire sentir de manière prédominante. Pour Maryse CONDÉ, cette prédominance peut parfois étouffer la créativité locale et limiter la capacité des artistes guadeloupéens à exprimer pleinement leur identité culturelle distincte. Cette problématique soulève également cette nécessité de développer des politiques culturelles qui favorisent l'innovation artistique. Il me paraît à présent cohérent d'aborder, dans un but de complémentarité, le concept de dynamique territoriale. Ce terme se réfère alors à l'évolution et aux changements qui se produisent dans un territoire donné au fil du temps par divers facteurs tels que l'économie, la démographie, l'histoire, la culture, l'environnement, la technologie, les politiques publiques, etc. Il est sûr que l'histoire coloniale ainsi que la culture ont influencé grandement ce phénomène, mais il n'en est pas moins que la disposition géographique de la Guadeloupe, de par son insularité et son caractère archipélique, détermine les dynamiques territoriales et l'installation de ses équipements culturels. À cet égard, rappelons-nous du cas du Centre des Arts et de la Culture (CAC), une institution qui a joué un rôle central dans la vie culturelle de l'archipel guadeloupéen. Malgré la tentative de reprogrammation du CAC par la communauté de communes Cap Excellence en 2017, il est manifeste qu'un réel manque persiste en matière d'infrastructures, mettant ainsi en lumière les défis auxquels est confrontée la Guadeloupe dans le contexte de son évolution territoriale. Le CAC a longtemps été un pilier culturel depuis son inauguration en 1988. Au fil du temps, il a dû faire face à des défis majeurs, notamment des problèmes de financement irrégulier et des difficultés de gestion, qui témoignent des dynamiques territoriales en jeu dans la région en matière de développement culturel. Cet exemple témoigne des lacunes auxquelles peut faire face l'archipel. Le choix de cette étude revêt une importance particulière pour explorer les atouts et les défis du développement structurel d'un territoire insulaire. Il est essentiel de comprendre pourquoi un lieu aussi riche en histoire que la Guadeloupe éprouve des difficultés à mettre en 2 Africultures « Le théâtre aux Antilles a toujours souffert d'être un parent pauvre », vol. 80-81, no. 1-2, 2010, pp. 31. 7 avant ses artistes, ses infrastructures culturelles, et ses pratiques culturelles uniques. Mon intérêt pour ce sujet est profondément ancré dans mes liens personnels avec la Guadeloupe, ma région d'origine, avec la Martinique. Par le biais de cette recherche, je souhaite non seulement contribuer à l'enrichissement du débat sur le dynamisme culturel de ce territoire, mais aussi explorer ma propre identité caribéenne. Cette quête personnelle se présente avec une importance particulière pour moi, car elle me permettra d'approfondir ma compréhension des racines de ma culture tout en contribuant à enrichir le corpus universitaire. À mon goût, celui-ci présente actuellement peu de travaux sur ce sujet. De cette manière, bien que je n'aie pas eu l'opportunité de réaliser mon stage directement en Guadeloupe, j'ai pris la décision pertinente d'effectuer mon stage en tant qu'assistante de coordination au sein de la compagnie de danse afro-caribéenne Difé Kako. Cette compagnie se consacre à la promotion des pratiques culturelles afro-caribéennes à travers une série d'initiatives variées, dont un festival itinérant aux Antilles-Guyane et en hexagone appelé le Mois Kréyol. Depuis son lancement en 2017, le festival Mois Kréyol s'engage résolument dans la promotion de la diversité culturelle et la préservation du patrimoine créole. De mon côté, j'ai eu l'opportunité de participer à la communication et à la coordination de cet événement entre avril et fin juillet 2023. Cette expérience m'a permis de me rapprocher des dynamiques culturelles sur le territoire guadeloupéen de manière indirecte avec la rencontre de la directrice artistique Chantal LOÏAL. Sa vision globale en tant qu'actrice culturelle guadeloupéenne oeuvrant sur son archipel (notamment pour le festival) a enrichi ma compréhension de la Guadeloupe en termes d'aménagement en dehors de mon héritage culturel. Une vue large a été, dans cette étude, plus que nécessaire afin de répondre à mes ambitions d'écriture citées plus haut. Ainsi, ce mémoire explore l'avenir de ces pratiques culturelles et les enjeux liés à la réappropriation du territoire qui en découlent. Il est même nécessaire de se demander dans quelle mesure les dynamiques territoriales de la Guadeloupe ont-elles contribué à façonner les expressions artistiques distinctives de l'archipel, tout en soulevant des enjeux pour leur mise en valeur et leur sauvegarde ? Il est certain qu'un champ de lutte s'opère dans la sauvegarde de ses pratiques. Des manquements structurels sont présents mais il est tout aussi nécessaire de trouver leur origine afin de comprendre les enjeux de pérennisation. 8 Cette recherche s'articule autour d'un constat fondamental : celui de la fragmentation de la Guadeloupe, tant d'un point de vue historique que géographique. Mais alors, comment expliquer que celle-ci a contribué à la diversité culturelle de l'archipel ? Depuis l'époque du commerce triangulaire jusqu'à nos jours, une série d'événements et d'épisodes ont laissé leur empreinte sur l'histoire de cet archipel. Il a fallu explorer l'histoire de mon peuple, de la colonisation à la départementalisation dans le but de mieux aborder le sujet. Afin de mieux comprendre cette dynamique et de répondre à ces questions, j'ai effectué des recherches bibliographiques approfondies. J'ai notamment consulté la revue «Émergences Caraïbe(s) : une création théâtrale archipélique» de Africultures. Parmi les articles regroupés, les entretiens menés par Stéphanie BÉRARD avec d'anciens acteurs culturels impliqués dans les structures du spectacle vivant guadeloupéens se sont révélés comme étant des sources inestimables. Ces témoignages m'ont offert un éclairage précieux sur les parcours et les expériences de ces professionnels et m'ont incité à une réflexion approfondie pour une prise de recul nécessaire. De plus, il m'a semblé tout aussi cohérent de faire un parallèle avec les dynamiques territoriales martiniquaises en termes d'équipements culturels. J'ai fini par me demander, dans le cadre de mes recherches, en quoi les dynamiques territoriales du territoire guadeloupéen et martiniquais, bien que distinctes, pouvaient présenter des similitudes et des divergences dans leurs impacts sur les pratiques culturelles et les infrastructures dédiées à la culture. Une comparaison entre la Guadeloupe et la Martinique pourrait ainsi permettre de mieux saisir les enjeux culturels propres à chacun de ces territoires. Ces constatations passent bien évidemment par une mise en regard des différentes installations culturelles et de leur histoire au-delà des structures déjà présentes. En complémentarité, j'ai également tenu à examiner les établissements culturels du territoire ainsi que leurs offres. Pour mieux comprendre leur implantation, une importance a été accordée à leur place auprès des publics en examinant la démographie des communes présentant des offres culturelles et celles plus éloignées. Il m'a semblé nécessaire de partir de cette démarche afin d'observer les mécanismes de dynamismes territoriaux. Elles se résultent des habitudes culturelles des Guadeloupéens que j'ai analysées par le biais d'études officielles. Il est essentiel d'entreprendre cette démarche afin d'analyser comment le territoire s'est développé et continue à évoluer, ainsi que pour évaluer la manière dont les pratiques 9 culturelles sont mises en valeur. Cette dernière passe, certes par les actions menées des acteurs culturels locaux mais aussi par l'accès aux publics. Nous verrons donc dans un premier temps que l'archipel guadeloupéen est un carrefour des cultures. Ensuite, nous approfondirons notre analyse en examinant l'aménagement culturel et les expressions artistiques en Guadeloupe, avant de terminer par un regard sur les défis auxquels sont confrontées les pratiques culturelles dans une société insulaire fragmentée. 10 I. L'archipel des Antilles françaises : uncarrefour des cultures a) Du commerce triangulaire à la départementalisation Il serait difficile d'examiner les pratiques culturelles propres aux Antilles françaises sans évoquer leur histoire. Bien que l'objet de ma recherche se centre particulièrement sur la Guadeloupe, il m'est important de considérer que la culture antillaise, de par ses spécificités historiques, socio-économiques, géographiques, est difficile à cerner. Le concept même d'antillanité3 pose beaucoup de questionnements. En effet, qu'est ce qui est spécifique au fait d'être antillais lorsque les territoires ont été traversés par divers épisodes ? Notons alors que la Guadeloupe et la Martinique sont premièrement peuplées par des amérindiens décimés par les navigateurs européens arrivés sur les terres du Nouveau Monde au XVIIe siècle. Entre tueries de masse, contacts avec les maladies venues d'Europe, la Caraïbe et ses premières civilisations ont connu un chapitre sanglant. Ainsi, les français s'établissent, sous Louis XIII, à Karukera4 et à Iounacaera 5 avec l'idée de mettre sous domination les populations amérindiennes jugées comme étant inférieures. Avant ces épisodes meurtriers, les navigateurs français fournissent des témoignages de voyages entre le XVe et le XVIe siècle6. Ces contacts étaient, selon ces sources, dans des conditions propices pour un bon rapport entre « indigènes» et européens qui s'échangent les uns et les autres des savoirs culturels ou même des objets et tissus. Les Eyeris, à partir du Ve millénaire avant J-C, sont les premiers autochtones des Arawaks à peupler l'Arc de la Caraïbe avant les Kalinagos. A partir de ce premier constat historique, il ne faut alors pas limiter la culture caribéenne comme étant africaine car c'est « une idée reçue que la culture dans les Caraïbes n'est qu'une variante de l'africanité, tant elle est riche d'éléments qui proviennent de l'heritage noir. »7. Bien que ces populations furent décimées massivement, des traces de leur culture persistent aux Antilles notamment avec les techniques 3 GLISSANT, Édouard. « Le Discours antillais », Paris, Gallimard, 1997, coll. « Folio essais », p. 848. 4 Nom donné à la Guadeloupe par les indigènes. 5 Nom donné à la Martinique par les indigènes. 6 MOREAU, Jean-Pierre. « Navigation européenne dans les Petites Antilles aux XVIe et début du XVIIe siècles. » Sources documentaires, approche archéologique. In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 74, n°275, 2e trimestre 1987. Economie et société des Caraïbes XVII-XIXe s. (1re Partie) pp. 129-148. 7SAINVILLE, Léonard. « Les fondements négro-africains de la culture dans les Caraïbes et la lutte pour leur sauvegarde », Présence Africaine, vol. 101-102, no. 1-2, 1977, pp. 129-157. 11 d'agriculture, les vestiges de leurs créations en céramique, de pierres sculptées ou encore d'argile. En 1642, les français partirent dans une conquête d'exploitation des ressources naturelles et humaines. De l'Afrique de l'Ouest8 vers les Caraïbes, les européens ont alors déraciné massivement des individus dans le but de les soumettre à un système de domination reposant sur la culture de canne à sucre. Vers la fin du XVIIe siècle, ils étendirent leurs captations d'esclaves du Mozambique à l'Angola. Ce commerce, particulièrement gourmand, leur apporta une fortune en exportant les récoltes en Europe. D'un besoin de main d'oeuvre peu coûteuse et d'un argumentaire reposant sur le désensauvagement des populations africaines jugées trop primitives, le commerce triangulaire vint arracher des millions d'hommes et de femmes du continent africain vers le Nouveau Monde. Cette mission civilisatrice, dissimulée sous des arguments tels que l'évangélisation, a eu un impact indiscutable sur la réorganisation de ces cultures. La nécessité de rendre plus dociles ces individus les ont fait cheminer dans les prémices d'une assimilation culturelle forcée. Au-delà des mauvais traitements physiques, de mauvais traitements psychologiques et une facture se sont opérés au sein de ces sociétés. Avec l'interdiction sous risque de mauvais traitements de parler sa langue d'origine, le système d'habitations d'esclaves mélangeait les familles et ethnies entre elles de manière à ce qu'il n'y ait aucun moyen d'intercompréhension possible. De plus, avec l'interdiction sous peine de mort de pratiquer son culte voire même de chanter et danser, ces territoires caribéens ont dû se restructurer. Tel est le résultat du Code Noir. La Guadeloupe, de surcroît, tout comme son île soeur, a dû se réadapter à un nouveau système, certes sanglant, de manière à ce qu'une nouvelle culture apparaisse. Entre le rejet imposé de l'africanité, l'assimilation à une culture européenne sous contrainte, et malgré tout, la lutte des esclaves à conserver par particules l'héritage de leur pays d'origine, le territoire guadeloupéen est un territoire pluriel. Ainsi, la traite négrière durera jusqu'au 27 mai 1848 en Guadeloupe, date de l'abolition de l'esclavage. Il eut une première abolition en 1794 décrétée par la Convention pour que 8 ans plus tard, le système esclavagiste soit rétabli. Après 1848, toujours dans cette optique de briller économiquement grâce au marché de la canne à sucre, les békés9 sentirent le manque de main d'oeuvre à exploiter. C'est donc à cette même période, milieu du XIXe 8 Le Nigéria, le Togo, le Bénin, la Côte d'Ivoire notamment. 9 Nom des descendants de colons dans les Antilles françaises. 12 siècle, qu'ils firent une campagne de ce qu'ils nommeront « l'engagement» jusqu'en Inde, notamment dans la région de Calcutta. Leurs contrats se basaient sur un engagement de cinq ans dans la culture de champs de cannes. La promesse de rémunération et de rapatriement à la fin de leur séjour de travail était un argument louable pour ces hommes et ces femmes. On remarque de cette manière que le système d'asservissement colonial persista toujours bien après l'abolition de l'esclavage et sous une autre forme beaucoup plus cadrée administrativement. Mais cela revenait au même au vu de la difficulté à s'adapter qu'ont pu éprouver les indiens dans ce qui deviendra, non pas leur territoire d'adoption, mais une véritable terre sur laquelle ils ont su s'ancrer. Les mauvais traitements physiques, et voire même, le fossé ainsi que le rejet alimenté par leur différence culturelle aussi bien du côté des afro-descendants que du côté des européens (exilés comme békés) se firent ressentir les premières décennies. Ainsi, les indiens ne furent pas rapatriés chez eux. Cette période d'embarcation vers les Caraïbes mais également vers la Réunion, Madagascar et Mayotte dura jusqu'en 1888. La Panse du Chacal, roman mêlant fiction et histoire de Raphaël CONFIANT, met bien en avant que les rapatriements ont été plus que rares et cela malgré l'achèvement de cette politique de déportation d'indiens. Finalement installés dans ce territoire sans la possibilité de retourner sur leur pays natal, ils ont dû repousser les barrières de la langue, des codes vestimentaires et leur mode de vie. Cela résulte au brassage culturel que nous connaissons maintenant des Antilles. Nous pouvons tout de même noter qu'à la fin du XIXe siècle, des engagés comptant de 600 Kongo10, 1 000 Chinois et 500 Annamites11 arrivèrent en Guadeloupe ainsi qu'en Martinique. De cette manière, il y a eu beaucoup de contacts entre différentes ethnies. Il est question d'une culture multiple car : « il n'est pas difficile d'imaginer que la culture qui émerge de ces communautés multiraciales soit elle aussi composite, c'est-à-dire formée d'une mosaïque de valeurs et de pratiques différentes. »12. C'est inenvisageable de distordre la culture antillaise en l'examinant sous un seul point de vue européen, africain ou même asiatique. Néanmoins, bien que tous ces chapitres traumatisants prirent fin, il demeure un réel système de domination beaucoup plus subtile dans les Antilles françaises. Il s'agit finalement de l'héritage de ce système toujours présent. Quel est le moyen le plus efficace que l'éducation afin d'asservir psychologiquement un peuple ? C'est par le biais des écoles 10 Nom des engagés congolais déportés en 1848. 11 RACINE Daniel L, Dialectique culturelle et politique en Guadeloupe et Martinique, Présence Africaine, 1977/4 (N° 104), p. 7-27 12 ibidem. 13 qu'une éducation colonialiste naquit afin de mieux soumettre. Les enfants apprennent des réalités qui ne sont pas les leurs et l'enseignement laisse totalement de côté les particularités de leur territoire ainsi que celles de leur culture. L'instruction, de façon inadéquate, va calquer son système de formation et d'apprentissage sur la France avec la connaissance des quatre saisons, la géographie française, l'assimilation de classiques de la littérature française et de chansons comme seul et unique possible dans le prisme didactique. Se crée alors un véritable mimétisme culturel ombrageux et inadapté rejetant des réalités culturelles pourtant bien inscrites : la langue créole, les contes créoles issus de l'héritage africain, les spiritualités africaines et asiatiques (notamment l'hindouisme), les chants et sonorités afro-descendantes, les danses, etc. Finalement, cette citation à propos de la réfutation de la langue créole incarne réellement ce besoin d'exclure une certaine légitimité culturelle : « Nous pensons avec Dany Behelle-Gisler qu'en effet, les principales erreurs dudit inspecteur étaient, d'une part, qu'il n'y a que la culture française de valable, d'autre part, que le français est tout et le creole rien ; d'où l'exclusion de ce demier comme véhicule de connaissance, d'accession à la «culture authentique»! »13. La loi de l'assimilation de 1946, soutenue par Aimé CÉSAIRE (1913-2008) renforce ces enjeux. Rappelons celle-ci en ces termes d'après le fameux Article 1 de la loi n° 46-451 du 19 mars 1946 relatif à cette départementalisation : « Les colonies de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Réunion et la Guyane française sont érigées en départements français. » Procès verbale 21 février 1946 dans l'article « 19 mars 1946, La République française prend des couleurs», Alban DIGNAT, 7 septembre 2019 C HERONET 13 ibidem. 14 Il est nécessaire de se rendre compte que cette loi en vigueur a bouleversé ces territoires tant à une échelle socio-économique qu'au niveau de la culture. En effet, il y a une volonté d'acculturation premièrement forcée qui s'est progressivement déployée et cela même dans ce contexte d'après-guerre. Les Antilles françaises, comptant parmi ce qu'on a appelé les 4 Vieilles Colonies aux côtés de la Guyane ainsi que de la Réunion, furent administrées par un Gouverneur sous un régime politique colonial. Ce dernier peut être considéré comme une prolongation d'un véritable système colonial où les insulaires sont considérés comme étant français mais sont, tantôt délaissés par la France puis ensevelis par des inégalités sociales. En effet, c'est aussi le résultat d'une hiérarchisation raciale avec la présence des békés, des mulâtres et indiens privilégiés à côté des noirs. En addition, les infrastructures et lois établies en hexagone étaient inexistantes sur ces territoires oubliés. L'enjeu de cette loi finalement est de jouir d'une reconnaissance en tant que citoyens français et non pas en tant que colonisés. Peu à peu, grèves et manifestations vont traverser la Guadeloupe ainsi que la Martinique afin de dénoncer les inégalités sociales qui persistent malgré tout par le biais de systèmes politiques et administratifs inadaptés aux réalités des territoires. Les promesses d'égalités n'ont pas été tenues. Quelques années après, de 1963 à 1981, le BUMIDOM 14 a permis l'émergence d'une classe moyenne dans laquelle les antillais occupent des postes de fonctionnaires en grande masse. De l'autre côté, la classe bourgeoise antillaise réfute l'antillanité au profit d'un modèle européen qui s'alimente avec des départs vers une France hexagonale utopique. Celle qui a été représentée comme étant une terre capable de sortir les citoyens de leur précarité ou de leur ouvrir un avenir meilleur. En ayant vu ces périodes traverser les Antilles françaises, nous pouvons dire que l'identité antillaise est un « un carrefour de civilisations » malgré les volontés de déculturation par les puissances coloniales. On ne peut nier les faits historiques qui ont finalement causé des contacts entre les diverses cultures. Ceci a résulté à la construction d'une culture à part entière et singulière. Il serait cependant nécessaire d'observer les différents champs de lutte dans la sauvegarde des rites et pratiques culturelles en Guadeloupe afin de percevoir les particularités du territoire. 14 Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre mer, un organisme public français ayant encadré les migrations des outre-mers vers l'hexagone. 15 b) Le folklore et l'eurocentrisme : entre rapports de force et acculturation En anthropologie, le phénomène d'acculturation amène des questionnements liés aux notions de race, culture, domination, asservissement et de colonisation. Ce vocable a fait son apparition pour la première fois à la fin du XIXe siècle dans la pensée de John WESLEY. Il désignait au départ l'adoption et l'assimilation d'une autre culture. Au fur et à mesure, chercheurs et auteurs ont étendu cette notion dans la volonté de remettre en question les fondements d'une culture ayant été sujette à des interactions. J'ai notamment relevé les études des anthropologues tels que Melville HERSKOVITS (1895-1963) et Ralph LINTON (1893-1953). Ces réflexions ont notamment concerné les peuples anciennement dominés par les puissances coloniales. En effet, en se positionnant sur ce constat, l'eurocentrisme, qui part d'une volonté de rendre plus values et universelles les valeurs européennes, découle de ce processus. Il met en regard deux groupes d'individus de cultures différentes où l'une sera dans une approche moralisatrice et exemplaire tandis que l'autre sera dans une position de passivité et d'absorption. Un ressenti dans lequel, la culture dominatrice est civilisatrice et donc dans une légitimité à exercer sa force. C'est un tableau où sociétés « indigènes » se conforment à une société « élevée ». Ainsi, comme le relate Cécilia COURBOT : « (...) C'est dans ce contexte que le terme d'acculturation, alors fortement contaminé par une vision coloniale et raciste, devient si connoté qu'on lui préfère maintenant le terme « d'interactions culturelles ».»15 Ce véritable jeu périphrastique aspire à dissimuler, encore une fois, les paramètres et les conséquences d'un système colonial. Il s'agira selon cette pensée cahoteuse, plutôt, d'un dialogue entre des cultures et non pas d'un champ régi par des rapports de forces. La culture antillaise a subi ce phénomène d'acculturation durant la traite négrière. Nonobstant, une particularité de ces sociétés insulaires persiste. Étant une culture récente bâtie à partir de plusieurs apports culturels, elle répond aux mécanismes de la créolisation. En nous rapprochant de sa définition linguistique où, il s'agirait du résultat de contacts de différentes langues, ce terme s'avoisine véritablement avec un concept d'interactions culturelles. Dans le domaine culturel, davantage dans un champ regroupant la langue, les pratiques artistiques, les croyances religieuses, etc., le cas des Antilles françaises a connu de véritables interactions avec d'autres groupes. Il n'est pas seulement question d'apports forcés 15 COURBOT, Cécilia. « De l'acculturation aux processus d'acculturation, de l'anthropologie à l'histoire. Petite histoire d'un terme connoté », Hypothèses, vol. 3, no. 1, 2000, pp. 121-129. 16 sous la domination coloniale, mais également d'une acclimatation avec des peuples déportés, migrants ou à la recherche de l'exil. Il alors nécessaire de souligner que se développent des courants de pensée anti-colonialistes au sein des Antilles-Guyane, notamment grâce à des penseurs martiniquais qui vont diffuser leurs idées aussi bien dans la Caraïbes, dans les territoires d'Outre-Mer et qu'en hexagone. C'est donc dans les années 30 que se théorise la Négritude avec l'intellectuelle martiniquaise Paulette NARDAL. Elle sera reprise et introduite, à nouveau, de manière plus visible dans les écrits d'Aimé CÉSAIRE, Léon-Gontran DAMAS ainsi que Léopold SENGHOR. Cette notion conceptualise une pensée anticolonialiste ainsi qu'une prise de conscience: le fait d'être une personne noire et de surcroît afro-descendante. C'est la nécessité de se rendre compte de ses conditions, sa place dans la société et de ses spécificités aussi bien sociales que sur le plan historique. Finalement, il est question de se rendre compte de son Africanité 16 souvent mise en muselière au profit d'une Blanchité17. Par ailleurs, d'autres mouvements d'affirmation culturelle vont parcourir le XXe siècle. Une Indianité18 sera revendiquée dans les années 70 avec la prise de conscience des descendants d'engagés indiens. Enfin, sera théorisée la créolité théorisée par Edouard Glissant, pour être mise en valeur par la suite par Raphaël GLISSANT, Patrick CHAMOISEAU et Jean BERNABÉ par la publication en 1969 de Eloge à la créolité. Cette notion vient s'opposer à la négritude qui est finalement un des constitutifs de la culture antillaise : celle-ci ne se résume pas à une appartenance africaine mais à un brassage culturel multiple où se croisent des cultures variées. Nier cette spécificité serait nier le pouvoir du champ interactionniste qui a opéré durant ces siècles et également contredire l'hybridation culturelle spécifique aux cultures caribéennes. C'est avec ce paramètre que nous pouvons nous rendre compte que la créolité se manifeste comme un processus de défense où cultures indigènes et culture dominante vont coexister de manière à réinterroger les rapports d'asservissement. L'exemple de la quadrille est très évocateur. Danse sociale française du XVIIIe siècle, elle est exportée dans les Caraïbes et est toujours pratiquée de nos jours par les aînés. Elle emprunte des mouvements européens (avec une posture gardant une droiture ainsi que des codes de figures) et des mouvements de bassins afro-descendants. Cette illustration illustre la volonté des afro-descendants à garder leur singularité quand bien même les occidentaux avaient ce besoin d'imposer leurs pratiques culturelles. Comme a pu le faire figurer Jacques 16 Notion désignant ce qui est relatif à l'Afrique socio-culturellement 17 Notion désignant ce qui est relatif à l'Occident socio-culturellement 18 Notion désignant ce qui est relatif à l'Inde socio-culturellement 17 ADÉLAÏDE-MERLANDE en retranscrivant les témoignages du missionnaire Jean-Baptiste LABAT (1663-1778). Effectivement, il y a tout de même eu une forte capacité de la part des esclaves à assimiler une culture qui n'est pas la leur; « Pour leur faire perdre l'idée de cette danse infâme, on leur en a appris plusieurs à la française comme le menuet, la courante, le passe-pied et autres, aussi bien que les branles et danses rondes, afin qu'ils puissent danser plusieurs à la fois, et sauter autant qu'ils en ont envie. J'en ai vu quantité qui s'acquittent très bien de ces exercices, et qui avaient l'oreille aussi fine et les pas aussi mesurez. que bien des gens qui se piquent de bien danser. » 19 De plus, le livre Les Marrons Syllabaire de Jean FOUCHARD publié en 1988 évoque aussi cette souplesse qu'ont eu les esclaves des Caraïbes à apprendre à jouer à la trompette, au violon, au cor, etc. Ces instruments européens importés dès le XVIIIème siècle ont également été des outils de recculturation coloniale afin de civiliser les afro-descendants. Toujours dans cette volonté civilisatrice, les esclaves étaient formés par des pratiques théâtrales européennes. J'ai trouvé pertinent d'étudier cette discipline sous cette période car elle est très révélatrice pour cette partie qui s'appuie sur les notions de folklorisme et d'eurocentrisme. Ainsi, emportés au milieu du XVIIIe siècle, ces répertoires de classiques français étaient un moyen de propager les spécificités de la culture occidentale et de l'assimiler. Cela constitue de véritables divertissements pour les colons ainsi que pour les commerçants blancs demandeurs d'un dynamisme en termes de vie culturelle. Ils étaient certainement nostalgiques des cours européennes. Ainsi, les esclaves étaient emmenés à mimer et à s'adonner aux jeux des acteurs français. Ces derniers se présentaient comme étant des exemples à suivre dans cette politique d'assimilation. Notons alors que c'est particulièrement à Saint Pierre, ancienne capitale de la Martinique, que se produisaient en grande partie ce type d'évènements, selon l'ethnologue spécialisé en musique Jacques ROSEMAIN. De ce fait, la vie théâtrale européenne rayonnait de manière considérable en ce lieu de façon à ce Saint Pierre soit considéré comme étant la capitale culturelle et artistique des Antilles avec Port-au-Prince à Haïti. Entre cultures folkloriques et cultures savantes, la place du théâtre avait une place se voulant privilégiée au sein de ces anciennes colonies. Les colons voyaient un grand intérêt à bâtir des constructions dédiées aux spectacles afin d'avoir des points de diffusion et de représentation de la culture française: 19 ADÉLAÏDE-MERLANDE, Jacques. (1999). « Problématique d'une histoire de la fête aux Antilles françaises: de la fête Caraïbe à la fête républicaine ( xviie siècle...1849) ». Bulletin de la Société d'Histoire de la Guadeloupe, 2000, pp. 21-32 18 « Le théâtre est à son apogée dans les colonies avant la Révolution française et les conventions métropolitaines y sont scrupuleusement imitées jusque dans le choix des bâtiments : en 1780 est édifié à Pointe-à-Pitre un théâtre arborant les bustes de Molière, Corneille et Racine tandis que s'érige en Martinique à Saint-Pierre en 1786 (...) ». 20 Ces activités et lieux tendent au fur et à mesure des décennies suivantes à s'effacer à cause des troubles causés par les marrons 21 : « Des pièces et des opéras y sont régulièrement joués ; des bals de carnaval sont également célébrés dans ce théâtre où se tiennent parfois des réunions politiques. À la fin du XVIIIe siècle, les troubles révolutionnaires réduisent très nettement l'activité théâtrale : quelques comédiens royalistes font de brefs passages en Martinique cependant qu'en Guadeloupe les représentations du théâtre de Pointe-à-Pitre, édifié en 1780, sont suspendues et remplacées par le « spectacle » des colons guillotinés par les Républicains«. » 22 On remarque alors que la place de ces pratiques culturelles européennes voulues comme étant dominantes n'a pas survécu matériellement. L'idée que ces dernières soient plus values et légitimes d'exister resteront cependant dans les imaginaires coloniaux. Manifestation de musiques afro-descendantes aux Antilles françaises à l'époque coloniale (c) Archives départementales de Guadeloupe Ajoutons qu'il existait cependant bel et bien des danses et médiums artistiques afro-descendants que les esclaves conservaient et transportaient avec eux malgré leur 20 BÉRARD, Stéphanie. « Petite histoire du théâtre francophone et créolophone : de la scène coloniale aux dramaturgies antillaises contemporaines», Africultures, vol. 80-81, no. 1-2, 2010, pp. 24-29. 21 Nom donné aux esclaves fugitifs en Amérique et dans les Caraïbes. 22 Ibidem. 19 déracinement jusqu'aux Amériques. Le gwo-ka, manifestation immatérielle de la guadeloupéanité en est un élément important de cette dernière. Sous ce vocable se hisse un rassemblement d'arts afro-descendant multiple : entre chant, conte, danse et musique toujours rythmé au son de famille de tambours que l'on nomme ka. D'après les récits des colons, ces pratiques musicales se manifestaient lors de rassemblements et de rondes festifs d'esclaves sous l'appellation de bamboula ou encore gwo tanbou. Avec un choeur qui se calque au répondè (répondeur en français) donnant le ton et les paroles, les danses et les percussions sont improvisées bien qu'elles répondent à un répertoire de 10 rythmes. Cet héritage afro-descendant demeurera pendant un moment malheureusement dévalorisé. Les spécificités des personnes afro-descendantes ont été mises sous silence et dans une invisibilisation forcée créant alors des champs de lutte entre eurocentrisme et créolité. L'esthétique des danses et musiques, après 1848, sera considérée comme mauvaise et folklorique. Les pratiques culturelles seront réduites aux personnes venant de la campagne et marginalisées. C'est à partir de 1946, avec la loi de la départementalisation que ces traditions afro-descendantes seront remises au goût du jour avec le tourisme de masse. L'intérêt est de divertir les touristes et de les attirer tout en créant un imaginaire sur le territoire, aussi bien en Guadeloupe qu'en Martinique. Cependant, les images renvoyées aux Antilles se lient étroitement à une exotisation malsaine que des auteurs martiniquais tels que Suzanne CÉSAIRE et Raphaël CONFIANT vont qualifier de « doudouisantes ». Cet amas de stéréotypes culturels va être un combat et une lutte menée par les mouvements anti-colonialistes antillais. Les hexagonaux ne voyaient en ces territoires que par leurs bienfaits divertissants, exotiques et pittoresques. En ayant observé la présence du gwo-ka en Guadeloupe, il est important d'aborder les épisodes qui ont marqué les années 60. En effet, la redécouverte de danses traditionnelles avec la gwoka mais surtout des danses martiniquaises telles que le danmyé23 ou le bèlè24 est un des éléments qui va matérialiser un besoin d'émancipation à l'acculturation. Ces pratiques culturelles sont mises à bas par l'élite noire, que l'on qualifie d'assimilées, et les békés qui les jugeaient néfastes. Afro-descendantes, ces pratiques sont considérées comme émanant des « cultures populaires ». Ces manifestations culturelles subissent un regard méprisant des classes privilégiées qui vont même les considérer comme étant « subalternes ». L'enjeu va être de revaloriser le patrimoine caribéen issu de cultures afrodescendantes et de lutter contre 23 Danse de combat martiniquaise afro-descendante similaire à la capoeira. 24 Pratique artistique martinique afro-descendante qui entrecroise danse, chant, musique et conte. 20 l'acculturation, amie du colonialisme. Les groupements anti-colonialistes et des associations culturelles vont essayer de valoriser au mieux ces pratiques en s'axant sur leur symbolique et leur historique comme le souligne l'auteur de cette citation25 : « Pour ces jeunes militants, la « musique des mornes » constitue une source d'inspiration qu'ils identifient aux nègres marrons qui, réfugiés dans les collines et les moyennes mon- tagnes pour échapper à l'esclavage, maniaient le tambour pour transmettre leurs messages. ». Le vocable musique de mornes renvoie aux hauteurs dans lesquelles les marrons, figures de révoltés afro-descendants, allaient se réfugier afin de préparer leurs attaques et fuites. Ainsi, cet héritage est très important dans les cultures caribéennes : « Les chants et les danses bèlè sont construits comme des actes de résistance culturelle et politique, au point de confondre le paysan des mornes et l'esclave fugitif dans un même personnage mythique pour lequel s'imagine la litanie de l'esclave, celle qui lui aurait permis de se libérer du système esclavagiste au moyen de la puissance des rythmes du tambour, tant sur le plan spirituel que sur le plan physique »26. Exclure cet élément culturel reviendrait à rompre avec les actes de résistances au-delà d'une négation de pratiques dites de mornes. Nous pouvons également noter que ces appellations furent attribuées dans un aspect absolument négatif de la part des occidentaux. Ainsi, au sein de ce paradigme de mondialisation contemporaine, la créolisation n'a en effet pas été épargnée par les affects de l'acculturation. Il y aurait un plan sur lequel se tient ce processus comme l'explique l'article Stratégies d'acculturation : cause ou effet des caractéristiques psychosociales ? L'exemple de migrants d'origine algérienne de René MOKOUNKOLO et Daniel PASQUIER à travers cette citation : « Quatre stratégies d'acculturation en découlent, à savoir : l'assimilation, l'intégration, la séparation et la marginalisation. Lorsque les migrants adoptent des éléments de la culture d'accueil et s'éloignent de ceux de leur culture d'origine, il s'agit de l'assimilation. ». Pouvons-nous, dans le cas des Antilles françaises et de surcroît, de la Guadeloupe, parler d'une assimilation culturelle en prenant en compte les revers de la créolisation ? Selon Edouard GLISSANT, pionnier du mouvement de la créolité, la culture antillaise serait une culture composite ayant connu le passage d'autres cultures. Cependant, d'après l'auteur, il n'est en aucun cas question d'altérer la culture de ces individus de sa substantifique moelle car tous ces épisodes de 25 RACINE Daniel L. « Dialectique culturelle et politique en Guadeloupe et Martinique », Présence Africaine, 1977, p. 7-27. 26 Ibidem. 21 dominations, déportations et migrations ont contribué à la construction d'une culture et de pratiques culturelles propres au peuple antillais. D'un autre point de vue, pour certains caribéens, affirmer ce mécanisme serait aussi affirmer l'humiliation subie du fait de la colonisation. Ils sont donc amenés à être dans des situations de combat. La culture créole connaît différents folklores et influences se partageant entre les colonisateurs européens et les indigènes (esclaves africains, indiens engagés, engagés Kongo). Cette diversité, finalement vécue comme étant écrasante, est difficile à faire coexister car il faut affirmer ces deux pendants. Un enjeu se dresse alors : s'émanciper de cette culture imposée sous couvert de se faire traiter d'aliéné. D'un côté, les caractéristiques diverses et riches de cette culture sont portées fièrement par une partie de la population et d'un autre côté (même si cette partie demeure minoritaire), elles sont vécues comme étant un mauvais souvenir. c) La question de la réorganisation d'une société caribéenne plurielle La réorganisation des territoires des Antilles françaises va de pair avec celle des pratiques culturelles. Il s'agit donc de faire coexister ces éléments dans un contexte qui n'est pas favorable au développement d'une culture de sauvegarde. De plus, comme nous l'avons vu, le peuple antillais est récent. Leurs spécificités ont été bâties à partir de couches successives d'évènements historiques ainsi que l'arrivée de populations diverses. Il est certain que la problématique où il faut faire coexister cette pluralité culturelle est importante. Dès lors qu'une perception mosaïque émerge, de nouveaux paramètres quant à la perception du monde de ces peuples s'activent. Il semble donc incohérent d'observer la Guadeloupe, tout comme la Martinique d'un point de vue homogène. Pour aller plus loin, nous pouvons certainement parler d'une crise identitaire en s'appuyant sur un phénomène de dépossession de soi. Encore une fois, la Guadeloupe et la Martinique sont constituées de différentes couches culturelles de peuples déportés et immigrés. De cette manière, il y a déjà eu un effort à fournir afin de trouver un équilibre tout en sachant que les derniers peuples arrivants ont été les congolais, chinois, vietnamiens, laotiens, les libanais et syriens à la fin du XIXe siècle. Le point commun rassemblant ces populations est d'ordre géographique dès lors qu'ils tentent de s'intégrer comme ils peuvent 22 au territoire d'arrivée. Un phénomène de dépossession progresse autant du côté des peuples déportés et que les peuples immigrés : les valeurs ancestrales ont été laissées dans leur pays d'origine. En associant des groupes n'ayant pas les mêmes pratiques, des interrogations d'ordre identitaire fusent. Ainsi, comment gérer ce multiculturalisme sur un si petit territoire ? La créolisation a été, comme nous l'avons vu, une réponse face à ces bouleversements sociaux. Toujours est-il que des problèmes de reconnaissance et de positionnement par rapport à une France hexagonale coloniale ont ébranlé les consciences. La catégorisation de ces peuples restaient alors flou : pour citer un exemple, les engagés indiens n'auront accès à la nationalité française qu'en 1923. Cependant, le système politique colonial sous lequel sont placées la Martinique ainsi que la Guadeloupe laisse tout de même un sentiment d'étrangeté au sein des populations encore une fois victimes d'inégalités sociales malgré un attachement, bien que inconstant à l'hexagone. Si nous ajoutons l'intégration de la politique d'assimilation en 1946, il est indéniable que cette dernière a eu un impact considérable sur le développement socio-culturel des Antilles françaises. Mais il est important de prendre en compte que cette assimilation a eu lieu dans les Antilles françaises dès la création de la Charte de Richelieu de 1635, celle qui stipule que « tous les habitants des isles sont français ». Toujours dans cette même idée de calquage, la Jurisprudence générale du royaume en matière civile, commerciale et criminelle, de 1745 affirme que « les colonies doivent se conformer à la coutume de Paris ». Il s'agissait dès lors de mener une vie semblable aux codes métropolitains sans jouir des mêmes droits sociaux. La nouvelle loi de 1946 est pensée comme étant un ajustement politique et social. Quand bien même il est question d'un nouveau chapitre entre les outre-mer et l'hexagone, son appellation a suscité des réactions comme celle d'Aimé CÉSAIRE : « Qu'est-ce-que l'assimilation ? (...) C'est une doctrine politique et philosophique qui tend à faire disparaître les particularités propres à un peuple et à tuer sa personnalité. Eh bien, je le dis tout net : l'assimilation ainsi entendue et ainsi définie, je suis contre l'assimilation »27. En effet, le terme assimilé est renvoyé à une idéologie dégradante, uniformisante sur un certain modèle auprès de territoires ayant déjà leurs particularités. C'est pour cette raison que nous parlerons plus tard d'une loi de départementalisation. Cette politique a été voulue comme étant un nouveau souffle, néanmoins, il ne faut pas perdre de vue que cette décision a solidifié les 27 Propos tenus après sa rupture avec le Parti Communiste en octobre 1956. 23 rapports de dépendance de ces territoires insulaires envers la France hexagonale. Entre exportation alimentaire massive, calquage des réalités socio-culturelles hexagonales, une volonté d'unification est perceptible. Sans doute, la question de légitimer la soumission culturelle et sociale de ces peuples à un modèle français trouve ses éléments de réponse dans cette catégorisation de « départements français ». Dès lors qu'il s'agisse de départements français « à part entières », les puissances politiques concentrées en France hexagonale voient un intérêt d'assimilation culturelle et non pas seulement politique. Selon la définition du CNRTL, la notion sociologique du terme assimilation se définit en ces termes : « Processus par lesquels un groupe social modifie les individus qui lui viennent de l'extérieur et les intègre à sa propre civilisation. ». Nous pouvons nous rendre compte que l'assimilation tient à ajuster, voire estropier les spécificités des individus afin de les faire intégrer un environnement régi par des codes plus ou moins semblables. Encore une fois, il est question d'une perception du monde imposée sous le motif d'une citoyenneté et d'un besoin de reconnaissance sur un pied d'égalité. La réorganisation sociale de la Guadeloupe ainsi que de la Martinique a été semée d'embûches dès les épisodes de la colonisation. Malgré cette politique de départementalisation mettant fin à un régime colonial, des auteurs tels que Patrick CHAMOISEAU vont tout de même exprimer qu'il s'agit « (...) d'une forme de colonisation plus cruelle, laquelle a conduit à l'anéantissement de l'être antillais par un procédé d'aliénation culturelle »28. Cette politique aurait en plus de cela été un moyen d'étendre un eurocentrisme où la culture française serait plus-value que celle du martiniquais et du guadeloupéen. De plus, l'auteur ajoutera « La départementalisation nous sépara de nous-mêmes. Le soutien au `Développement' (mot-culte) suscita l'extinction des esprits autonomes »29. En effet, quelles perspectives de développement culturel peuvent subsister dès lors que l'on impose à un peuple pluriel un système de valeurs ethno-centrées ? Patrick CHAMOISEAU souligne alors un processus de dépossession qui n'a cessé d'accroître au fur et à mesure des épisodes allant des plantations jusqu'au BUMIDOM. En prenant en compte ces constatations, une main reste apposée sur le fonctionnement de ces territoires. Lionel ARNAUD explique tout aussi bien dans son article en s'appuyant sur la Martinique, cette idée selon laquelle les habitants se voient fragilisés par le phénomène d'acculturation: « (...) 28 CAMARA, El hadji. « Les Antilles françaises et la départementalisation : de la domination « silencieuse » postcoloniale à l'aseptisation identitaire chez Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau. Voix plurielles, 2020, pp. 139-150 29 Ibidem. 24 ce n'est plus le colonisé en tant qu'homme qui se trouve dévalorisé, mais davantage le patrimoine culturel dont il est le produit. Un phénomène aggravé au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale par une politique de « développement » sans croissance appuyée par l'arrivée massive de produits venus d'ailleurs, l'avancée inexorable des zones commerciales, l'omniprésence de la télévision dans les foyers. »30. De cette manière, les différents mouvements ayant parcouru l'histoire des Antilles françaises ont perturbé le développement du patrimoine culturel des individus. Toujours dans cette pensée de dépossession, Edouard GLISSANT souligne cette notion d'homme universel31 faisant face à celle de l'homme pluriel32. Ces deux figures schématisent donc la volonté d'assimilation aux revers ethnocentriques auprès de l'Autre possesseur de son individualité. Cette dernière va s'affaiblir, peu importe la richesse de ses constituants identitaires. Une réorganisation doit donc opérer, et, selon l'auteur, elle serait possible par la Relation 33 entre ces deux figures sans pour autant tomber dans un écrasement. Il s'agirait alors de reconnaître les différences de chacun, un processus par lequel le multiculturalisme n'est plus ennemi mais un réel composant de la société voulue. En effet, d'après l'article de El Hadji CAMANA sur la départementalisation des Antilles françaises, le processus de créolisation « suppose que les éléments culturels mis en présence doivent obligatoirement être `équivalents en valeur' pour que cette créolisation s'effectue réellement »34. Il est toujours question de cette mise à un pied d'égalité, mais la subtilité réside dans le fait que cette égalité n'extrait en aucun cas les particularités propres aux antillais. Ces dernières sont à prendre en considération dans leur intégralité et de manière à légitimer leur existence : c'est de cette façon que nous parviendrons à réorganiser ces sociétés d'un point de vue culturel et social. Aucune pratique ou vision du monde ne devrait être plus value qu'une autre. L'union ne devrait donc pas s'établir par le biais d'une unification mais plutôt par une prise de conscience de ces différences. 30 ARNAUD Lionel. « De la résistance culturelle à l'action par et sur la culture en Martinique. Éléments pour une analyse des mouvements culturels », Sociologie, 2022, pp. 361-379 31 Ibidem. 32 Ibidem. 33 Ibidem. 34 Ibidem. 25 |
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